title: Postface : Construire sur les ruines du système : vers une technologie libératrice ?
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À l’automne 2011, les éditions Tahin party envisagent une réédition de l’article « Vers une technologie libératrice », écrit par Murray Bookchin en 1965 et publié une première fois dans son recueil Pour une société écologique. Pour compléter ce texte avec des réflexions plus actuelles, nous nous penchons à quelques-unEs sur cet imaginaire qui décrit une société autogestionnaire, écologique et postcapitaliste, et sommes particulièrement touchéEs par l’enthousiasme de l’auteur pour les questions techniques. Un enthousiasme à détailler les solutions matérielles déployées par ses Communes, pour produire les nombreuses choses dont chacunE a besoin. Un enthousiasme pour décrire l’imbrication de la production agricole et artistique, du travail et de la vie, depuis la mise en place de petites usines métallurgiques… jusqu’aux microcentrales nucléaires.
SidéréEs par ce dernier aspect, conscientEs que depuis les années 60, la radiation a bien coulé sous les ponts, et même attaqué quelques piles de béton, nous éprouvons cependant le besoin de suivre la piste tracée par Bookchin et de creuser notre rapport à la technique, aux sciences, aux technologies. Depuis des années, nous participons à des luttes contre les technologies de pointe, du nucléaire aux nanotechnologies, de la société de contrôle à la bio/pétrochimie agricole. Alors que les idées de la décroissance se développent et que les mouvements d’occupation contre les grands projets inutiles fleurissent (ZAD de Notre-Dame-des-Landes, jardins des Lentillères, lutte des No TAV…), de nombreuses positions politiques s’entremêlent et attisent nos désaccords.
Nous sommes hostiles à la sacralisation de la Nature, particulièrement répandue au sein des mouvements critiques du capitalisme industriel. Ce phénomène valorise les notions d’authenticité, d’harmonie humainEs/nature, de binarité entre les processus dits « naturels » (forcément bons) et ceux « artificiels » (et donc corrompus). Cette approche sous-entend qu’il existerait une nature humaine originelle, aliénée par la technique et le capitalisme, que l’on pourrait retrouver en brisant nos chaînes… Au contraire, nous considérons qu’il n’y a pas de forme pure ou authentique d’être humainE mais que nous sommes les fruits d’une continuelle construction sociale, imbriquant les contraintes de nos environnements, de nos histoires et de nos luttes, toujours conditionnéEs par nos imaginations subjectives et collectives. Nous rejetons l’idée d’une division Nature/Culture qui dicte ce qui est normal ou anormal en s’appuyant sur un argument d’autorité qui interdit toute subversion de l’ordre établi, le fameux « c’est la nature qui veut ça ».
Un second écueil de nos mouvements anti-industriels est pour nous le catastrophisme. Avec l’introduction forcée et exponentielle des technologies de pointe dans nos quotidiens, avec le rythme forcené auquel cela transforme nos comportements, avec la menace de l’hiver nucléaire et la généralisation des cancers… difficile de nier l’urgence à changer de cap. Pourtant, cela ne justifie pas d’en faire le seul et unique front. Cette idée de lutte absolument prioritaire constitue à nos yeux une actualisation de l’anticapitalisme (devenu anticapitalisme industriel), qui néglige une nouvelle fois les questions de domination et de discrimination : luttes contre les frontières, les nationalismes, contre les violences sexistes, racistes, homophobes et toutes les formes d’isolement social.
Celles-ci sont considérées comme minoritaires et secondaires (on verra ça après la révolution !), non-politiques (ce sont des questions purement sociétales, à la mode, tout à fait compatibles avec le capitalisme), contre-révolutionnaires (ça nous divise et nous empêche de lutter contre l’Ennemi !)… voire tout simplement impensées.
Nous restons convaincuEs au contraire que nos mouvements seraient plus intelligents, plus en prise avec la réalité protéiforme, s’ils considéraient ces oppressions croisées, sans les résumer à un système monolithique.
Bref, les luttes anti-indus nous tiennent vraiment à cœur mais ce rapport à la Nature et à la Lutte Prioritaire nous semblent participer d’une pensée rétrograde, sacrifiant l’émancipation des personnes pour encenser un fantasme d’harmonie collective, le plus souvent dans sa forme rurale et familiale…
Alors, comment critiquer le capitalisme industriel sans être réactionnaire (cette posture du c’était mieux avant) ? Comment articuler nos analyses du monde pour penser dans un même mouvement l’anéantissement des logiques capitalistes et des dominations croisées ? Comment, en tant que transféministes (TransPédésGouines et matérialistes), s’emparer des critiques anti-industrielles ?
Nous avons bien assimilé que lutter contre une technologie mortifère sans s’attaquer à tout son monde n’a aucun sens. Il ne suffira jamais de se concentrer sur une technologie précise (OGM, biométrie, puçage des animaux, ou tant d’autres), ni de seulement pointer les nuisances sanitaires et de pollutions directes, car nous serions alors condamnéEs à reproduire ces critiques à chaque nouveau surgissement technologique, sans jamais infléchir les logiques de fond. Il s’agit bien de penser la « société industrielle » dans son ensemble, de comprendre les trajectoires technologiques qui servent ses polices, ses militaires et ses industriels sur la durée.
Nous considérons qu’aucun outil n’est neutre et que la question n’est donc pas de savoir s’il peut être utilisé à bon ou à mauvais escient. Nous préférons considérer qu’il est toujours porteur, quelles que soient les intentions, de ces logiques techniciennes, soumises aux diktats du Progrès et de la Vitesse qui façonnent largement notre monde.
C’est aussi ce qui nous touche dans le texte de Bookchin : il ne célèbre pas les technologies en tant que telles. Elles sont pensées dans un monde précis et cela change tout. Nous y voyons la possibilité de réinventer des usages, au service de tous les aspects de la vie et de la mort, du personnel et du collectif, du local et de la plus large échelle, du matériel et de l’imaginaire.
À partir de là, impossible de réfléchir notre rapport à la technique et aux technologies sans penser le monde qui va avec. Cette réflexion nous plonge dans un mouvement d’aller-retour permanent, entre la façon dont les techniques sont conditionnées par le monde qui les produit et, inversement, comment elles structurent le monde dans lequel elles se déploient. L’un ne préexiste pas spécialement à l’autre : société et développement technique nous semblent interdépendants.
Nous sommes à la recherche de futurs désirables, mais notre réalité est verrouillée sous cette chape de plomb capitalisto-techno-mondialisée : tout est déjà lancé, on n’y peut rien, ça va trop vite…
La première impulsion de Bookchin, dans son article « Vers une technologie libératrice », est de partager une énergie, une passion de la bidouille, des chantiers et des métiers manuels en général. C’est la recherche théorique et l’invention du concret : expérimenter, rencontrer de sérieux problèmes de résistance et d’équilibre et trouver des solutions pour que ça tienne. Cette manière de faire de la théorie politique en se frottant à la matérialité du quotidien, de nos besoins intimes et contradictoires, nous parle énormément.
Bookchin nous présente également un monde révolutionné, débarrassé du carcan capitaliste. Nous avions, nous aussi, besoin de faire rupture, de penser une révolution suffisamment puissante pour construire autrement. Pourtant quelque chose nous manquait dans le texte de Bookchin. L’idée d’imaginer, non pas une utopie parachutée, hors-sol, mais un monde dans lequel nous souhaiterions vivre bientôt, par exemple dans dix ans, en prenant en compte ce qu’il est aujourd’hui. Composer avec l’existant nous a semblé indispensable, partir des ruines et avancer à partir de là. D’où le titre et le texte en introduction de ce livre, inspirés par l’anarchiste Buenaventura Durruti :
Nous n’avons pas peur des ruines. Nous sommes capables de bâtir aussi. C’est nous qui avons construit les palais et les villes d’Espagne, d’Amérique et de partout. Nous, les travailleurs, nous pouvons bâtir des villes pour les remplacer. Et nous les construirons bien mieux ; aussi nous n’avons pas peur des ruines. Nous allons recevoir le monde en héritage. La bourgeoisie peut bien faire sauter et démolir son monde à elle avant de quitter la scène de l’Histoire. Nous portons un monde nouveau dans nos cœurs.
Il nous a semblé absurde de penser d’autres mondes en faisant abstraction de ce que nous avons entre les mains ici et maintenant. Penser la révolution à partir des espoirs nés en Tunisie et en Égypte en 2011, pour voir ensuite où nous en serions en 2021.
Nos ateliers d’écriture réguliers ont été l’occasion d’échapper par à-coups aux urgences militantes. Prendre le temps de penser des formes de révolutions victorieuses nous a nourriEs au-delà de toute attente. Depuis, une curiosité frénétique s’est emparée de nous. Nous bâtissons régulièrement des châteaux de cartes étourdissants et pleins de points d’interrogation. Nous avons posé les règles d’un jeu captivant et formidable. Se donner ainsi de l’air, s’autoriser ces espaces, nous a permis de poursuivre les luttes auxquelles nous participons et d’y amener une nouvelle vigueur.
Notre première tentative d’écriture en 2011 donna lieu à ce genre de proposition :
Au supermarché de l’utopie, nous avons feuilleté le catalogue des possibles. Nous avons fait notre marché imaginaire, comme lorsque nous étions petitEs, quand nous compulsions le catalogue de jouets en notant, page après page, ceux que nous convoitions.
Nous avons retenu, en tout premier lieu, la laverie automatique au coin de la rue, l’énergie électrique pour la lumière et le mixeur à soupe, ainsi que le téléphone filaire à tous les étages. Il nous fallait donc de quoi fabriquer des câbles conducteurs et des kilomètres de tube pour acheminer l’eau potable. Mais comment envisager l’extraction du cuivre et de l’aluminium quand elle signifiait colonisation des terres, travail de forçat dans les mines et pollutions massives ? Nous avons réfléchi un moment aux possibilités de recyclage à l’infini de ces métaux et nous avons, pour cette fois, un peu étouffé notre rancœur et choisi de composer avec l’existant : les capitalistes ont extrait, en à peine un siècle, 95 % du cuivre jamais exploité par l’humanité, de quoi recycler jusqu’à la fin des temps nos conduites, paratonnerres, chaudrons… et tambours de machine à laver.
Nous avons ensuite retenu les clous, les vis, les tôles et les gouttières, les charnières de porte et les cadres de vélo. Des scies, des marteaux, de quoi forger, de quoi tronçonner, de quoi charrier, fendre, visser, creuser, porter. Il nous fallait donc un tracteur, ou du moins un gros moteur sur lequel adapter une scierie et une fendeuse à bois, une broyeuse à fruits, une foreuse et des pelles. Là encore, abandonnons l’extraction du zinc, du fer et du charbon et concentrons-nous sur la refonte des matériaux déjà produits.
Fabriquer du papier, du charbon de bois, de la chaux ou du ciment, mouler des briques et des tuiles, tisser le chanvre, le lin… Nous n’avions vraiment pas envie de faire de l’élevage, alors par quoi remplacer la laine et le cuir ? Comment fabriquer des vêtements synthétiques sans la pétrochimie ?…
Nous avons quand même mis une option sur la possibilité du voyage rapide, ce qui posait des questions conséquentes quant à l’entretien des routes, des voies ferroviaires, des cales de bateau ou des avions. Des questions d’adaptation des moteurs à des carburants aussi variés que l’alcool de patate, l’huile de colza ou de tournesol, le méthane ou le schiste. Des questions sur l’usinage des moteurs, sur le fuselage des engins, sur la provenance du caoutchouc et la fabrication de plastiques.
Détricoter, tirer des fils et ouvrir des possibles, se donner de la force en imaginant concrètement les bouleversements à notre portée, avec ce qui résisterait. Notre parti pris est d’imaginer un monde où les choses ne seraient pas si simples, où elles nous blesseraient et nous accableraient comme on l’éprouve déjà si souvent… mais où nous serions suffisamment ensemble pour que ça tienne : en d’autres termes, imaginer une révolution qui durerait toujours dix ou vingt ans plus tard, inventive, contradictoire et belle, à la fois modeste et ambitieuse.
Les questions en ont appelé d’autres, chaque hypothèse nous confrontant à de nouveaux problèmes. Non seulement les choix techniques en entraînaient d’autres, mais les personnages iels-mêmes se trouvaient embarquéEs dans l’avalanche des doutes, des négociations et des compromis. Souvent, nous nous sommes demandé ce qui avait pu changer, si radicalement. Et tout aussi souvent, nous avons cherché les fantômes qui figeaient les réflexes des unEs et des autres : dans ce monde en perpétuelle ébullition, qu’est-ce qui perdurerait, malgré nous, de cet Antémonde ?… Après sept années d’ateliers d’écriture collectifs pour façonner un univers entier, nous avons aujourd’hui la sensation d’y être tout juste entréEs et d’y entrevoir mille inconnues.
Notre travail ne s’est pas uniquement nourri de nos questions mais aussi de nos désaccords. Nos polémiques, nos imaginaires en conflit, nous ont donné l’inspiration d’une réalité tout en mouvements et en divergences. Des vies pleines de contradictions et de contrariétés, où chacunE se verrait contraintE à dépasser ses limites et à en formaliser d’autres. Notre passion pour les pratiques autogestionnaires et anti-autoritaires, notre volonté de fabriquer des consensus et de penser les rapports de force, nous ont pousséEs à imaginer des mondes où chacunE pourrait trouver des prises vers l’émancipation.
La fiction nous a permis d’ouvrir quelques fenêtres sur des existences collectives, vastes et complexes, mais sans ériger de programme, en projetant seulement des fragments nourris de notre passion pour la bidouille.
Cette expérience à plusieurs mains n’est qu’une esquisse, quelques épisodes. Nous espérons que notre enthousiasme sera contagieux et que d’autres voudront tirer des fils, pour que ça continue à tenir.
mars 2018
les ateliers de l’Antémonde