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2 years ago
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  1. title: Postface : Construire sur les ruines du système : vers une technologie libératrice ?
  2. url: https://antemonde.org/textes/postface-batir-aussi/
  3. hash_url: c0a9e157313301d9299e4bba31b485bf
  4. <p>À l’automne 2011, les éditions Tahin party envisagent une réédition de
  5. l’article « Vers une technologie libératrice », écrit par Murray
  6. Bookchin en 1965 et publié une première fois dans son recueil <em>Pour une
  7. société écologique</em>. Pour compléter ce texte avec des réflexions plus
  8. actuelles, nous nous penchons à quelques-unEs sur cet imaginaire qui
  9. décrit une société autogestionnaire, écologique et postcapitaliste, et
  10. sommes particulièrement touchéEs par l’enthousiasme de l’auteur pour les
  11. questions techniques. Un enthousiasme à détailler les solutions
  12. matérielles déployées par ses Communes, pour produire les nombreuses
  13. choses dont chacunE a besoin. Un enthousiasme pour décrire l’imbrication
  14. de la production agricole et artistique, du travail et de la vie, depuis
  15. la mise en place de petites usines métallurgiques… jusqu’aux
  16. microcentrales nucléaires.</p>
  17. <hr class="transition">
  18. <p>SidéréEs par ce dernier aspect, conscientEs que depuis les années 60, la
  19. radiation a bien coulé sous les ponts, et même attaqué quelques piles de
  20. béton, nous éprouvons cependant le besoin de suivre la piste tracée par
  21. Bookchin et de creuser notre rapport à la technique, aux sciences, aux
  22. technologies. Depuis des années, nous participons à des luttes contre
  23. les technologies de pointe, du nucléaire aux nanotechnologies, de la
  24. société de contrôle à la bio/pétrochimie agricole. Alors que les idées
  25. de la décroissance se développent et que les mouvements d’occupation
  26. contre les grands projets inutiles fleurissent (ZAD de
  27. Notre-Dame-des-Landes, jardins des Lentillères, lutte des No TAV…), de
  28. nombreuses positions politiques s’entremêlent et attisent nos
  29. désaccords.</p>
  30. <hr class="transition">
  31. <p>Nous sommes hostiles à la sacralisation de la Nature, particulièrement
  32. répandue au sein des mouvements critiques du capitalisme industriel. Ce
  33. phénomène valorise les notions d’authenticité, d’harmonie
  34. humainEs/nature, de binarité entre les processus dits « naturels »
  35. (forcément bons) et ceux « artificiels » (et donc corrompus). Cette
  36. approche sous-entend qu’il existerait une nature humaine originelle,
  37. aliénée par la technique et le capitalisme, que l’on pourrait retrouver
  38. en brisant nos chaînes… Au contraire, nous considérons qu’il n’y a pas
  39. de forme pure ou authentique d’être humainE mais que nous sommes les
  40. fruits d’une continuelle construction sociale, imbriquant les
  41. contraintes de nos environnements, de nos histoires et de nos luttes,
  42. toujours conditionnéEs par nos imaginations subjectives et collectives.
  43. Nous rejetons l’idée d’une division Nature/Culture qui dicte ce qui est
  44. normal ou anormal en s’appuyant sur un argument d’autorité qui interdit
  45. toute subversion de l’ordre établi, le fameux « c’est la nature qui veut
  46. ça ».</p>
  47. <hr class="transition">
  48. <p>Un second écueil de nos mouvements anti-industriels est pour nous le
  49. catastrophisme. Avec l’introduction forcée et exponentielle des
  50. technologies de pointe dans nos quotidiens, avec le rythme forcené
  51. auquel cela transforme nos comportements, avec la menace de l’hiver
  52. nucléaire et la généralisation des cancers… difficile de nier l’urgence
  53. à changer de cap. Pourtant, cela ne justifie pas d’en faire le seul et
  54. unique front. Cette idée de lutte absolument prioritaire constitue à nos
  55. yeux une actualisation de l’anticapitalisme (devenu anticapitalisme
  56. industriel), qui néglige une nouvelle fois les questions de domination
  57. et de discrimination : luttes contre les frontières, les nationalismes,
  58. contre les violences sexistes, racistes, homophobes et toutes les formes
  59. d’isolement social.</p>
  60. <p>Celles-ci sont considérées comme minoritaires et secondaires (<em>on verra
  61. ça après la révolution !</em>), non-politiques (<em>ce sont des questions
  62. purement sociétales, à la mode, tout à fait compatibles avec le
  63. capitalisme</em>), contre-révolutionnaires (<em>ça nous divise et nous empêche
  64. de lutter contre l’Ennemi !</em>)… voire tout simplement impensées.</p>
  65. <p>Nous restons convaincuEs au contraire que nos mouvements seraient plus
  66. intelligents, plus en prise avec la réalité protéiforme, s’ils
  67. considéraient ces oppressions croisées, sans les résumer à un système
  68. monolithique.</p>
  69. <p>Bref, les luttes anti-indus nous tiennent vraiment à cœur mais ce
  70. rapport à la Nature et à la Lutte Prioritaire nous semblent participer
  71. d’une pensée rétrograde, sacrifiant l’émancipation des personnes pour
  72. encenser un fantasme d’harmonie collective, le plus souvent dans sa
  73. forme rurale et familiale…</p>
  74. <p>Alors, comment critiquer le capitalisme industriel sans être
  75. réactionnaire (cette posture du <em>c’était mieux avant</em>) ? Comment
  76. articuler nos analyses du monde pour penser dans un même mouvement
  77. l’anéantissement des logiques capitalistes et des dominations croisées ?
  78. Comment, en tant que transféministes (TransPédésGouines et
  79. matérialistes), s’emparer des critiques anti-industrielles ?</p>
  80. <h2 id="lœuf-et-la-poule">L’œuf et la poule</h2>
  81. <p>Nous avons bien assimilé que lutter contre une technologie mortifère
  82. sans s’attaquer à <em>tout son monde</em> n’a aucun sens. Il ne suffira jamais
  83. de se concentrer sur une technologie précise (OGM, biométrie, puçage des
  84. animaux, ou tant d’autres), ni de seulement pointer les nuisances
  85. sanitaires et de pollutions directes, car nous serions alors condamnéEs
  86. à reproduire ces critiques à chaque nouveau surgissement technologique,
  87. sans jamais infléchir les logiques de fond. Il s’agit bien de penser la
  88. « société industrielle » dans son ensemble, de comprendre les
  89. trajectoires technologiques qui servent ses polices, ses militaires et
  90. ses industriels sur la durée.</p>
  91. <p>Nous considérons qu’aucun outil n’est neutre et que la question n’est
  92. donc pas de savoir s’il peut être utilisé à bon ou à mauvais escient.
  93. Nous préférons considérer qu’il est toujours porteur, quelles que soient
  94. les intentions, de ces logiques <em>techniciennes</em>, soumises aux diktats du
  95. Progrès et de la Vitesse qui façonnent largement notre monde.</p>
  96. <hr class="transition">
  97. <p>C’est aussi ce qui nous touche dans le texte de Bookchin : il ne célèbre
  98. pas les technologies en tant que telles. Elles sont pensées dans un
  99. monde précis et cela change tout. Nous y voyons la possibilité de
  100. réinventer des usages, au service de tous les aspects de la vie et de la
  101. mort, du personnel et du collectif, du local et de la plus large
  102. échelle, du matériel et de l’imaginaire.</p>
  103. <hr class="transition">
  104. <p>À partir de là, impossible de réfléchir notre rapport à la technique et
  105. aux technologies sans penser <em>le monde qui va avec</em>. Cette réflexion
  106. nous plonge dans un mouvement d’aller-retour permanent, entre la façon
  107. dont les techniques sont conditionnées par le monde qui les produit et,
  108. inversement, comment elles structurent le monde dans lequel elles se
  109. déploient. L’un ne préexiste pas spécialement à l’autre : société et
  110. développement technique nous semblent interdépendants.</p>
  111. <h2 id="ce-quon-garde">Ce qu’on garde</h2>
  112. <p>Nous sommes à la recherche de futurs désirables, mais notre réalité est
  113. verrouillée sous cette chape de plomb capitalisto-techno-mondialisée :
  114. tout est déjà lancé, on n’y peut rien, ça va trop vite…</p>
  115. <p>La première impulsion de Bookchin, dans son article « Vers une
  116. technologie libératrice », est de partager une énergie, une passion de
  117. la bidouille, des chantiers et des métiers manuels en général. C’est la
  118. recherche théorique et l’invention du concret : expérimenter, rencontrer
  119. de sérieux problèmes de résistance et d’équilibre et trouver des
  120. solutions pour que ça tienne. Cette manière de faire de la théorie
  121. politique en se frottant à la matérialité du quotidien, de nos besoins
  122. intimes et contradictoires, nous parle énormément.</p>
  123. <hr class="transition">
  124. <p>Bookchin nous présente également un monde révolutionné, débarrassé du
  125. carcan capitaliste. Nous avions, nous aussi, besoin de faire rupture, de
  126. penser une révolution suffisamment puissante pour construire autrement.
  127. Pourtant quelque chose nous manquait dans le texte de Bookchin. L’idée
  128. d’imaginer, non pas une utopie parachutée, hors-sol, mais un monde dans
  129. lequel nous souhaiterions vivre bientôt, par exemple dans dix ans, en
  130. prenant en compte ce qu’il est aujourd’hui. Composer avec l’existant
  131. nous a semblé indispensable, partir des ruines et avancer à partir de
  132. là. D’où le titre et le texte en introduction de ce livre, inspirés par
  133. l’anarchiste Buenaventura Durruti :</p>
  134. <blockquote>
  135. <p>Nous n’avons pas peur des ruines. Nous sommes capables de bâtir
  136. aussi. C’est nous qui avons construit les palais et les villes
  137. d’Espagne, d’Amérique et de partout. Nous, les travailleurs, nous
  138. pouvons bâtir des villes pour les remplacer. Et nous les construirons
  139. bien mieux ; aussi nous n’avons pas peur des ruines. Nous allons
  140. recevoir le monde en héritage. La bourgeoisie peut bien faire sauter
  141. et démolir son monde à elle avant de quitter la scène de l’Histoire.
  142. Nous portons un monde nouveau dans nos cœurs.</p>
  143. </blockquote>
  144. <p>Il nous a semblé absurde de penser d’autres mondes en faisant
  145. abstraction de ce que nous avons entre les mains ici et maintenant.
  146. Penser la révolution à partir des espoirs nés en Tunisie et en Égypte en
  147. 2011, pour voir ensuite où nous en serions en 2021.</p>
  148. <p>Nos ateliers d’écriture réguliers ont été l’occasion d’échapper par
  149. à-coups aux urgences militantes. Prendre le temps de penser des formes
  150. de révolutions victorieuses nous a nourriEs au-delà de toute attente.
  151. Depuis, une curiosité frénétique s’est emparée de nous. Nous bâtissons
  152. régulièrement des châteaux de cartes étourdissants et pleins de points
  153. d’interrogation. Nous avons posé les règles d’un jeu captivant et
  154. formidable. Se donner ainsi de l’air, s’autoriser ces espaces, nous a
  155. permis de poursuivre les luttes auxquelles nous participons et d’y
  156. amener une nouvelle vigueur.</p>
  157. <hr class="transition">
  158. <p>Notre première tentative d’écriture en 2011 donna lieu à ce genre de
  159. proposition :</p>
  160. <blockquote>
  161. <p>Au supermarché de l’utopie, nous avons feuilleté le catalogue des
  162. possibles. Nous avons fait notre marché imaginaire, comme lorsque
  163. nous étions petitEs, quand nous compulsions le catalogue de jouets en
  164. notant, page après page, ceux que nous convoitions.</p>
  165. <p>Nous avons retenu, en tout premier lieu, la laverie automatique au
  166. coin de la rue, l’énergie électrique pour la lumière et le mixeur à
  167. soupe, ainsi que le téléphone filaire à tous les étages. Il nous
  168. fallait donc de quoi fabriquer des câbles conducteurs et des
  169. kilomètres de tube pour acheminer l’eau potable. Mais comment
  170. envisager l’extraction du cuivre et de l’aluminium quand elle
  171. signifiait colonisation des terres, travail de forçat dans les mines
  172. et pollutions massives ? Nous avons réfléchi un moment aux
  173. possibilités de recyclage à l’infini de ces métaux et nous avons,
  174. pour cette fois, un peu étouffé notre rancœur et choisi de composer
  175. avec l’existant : les capitalistes ont extrait, en à peine un siècle,
  176. 95 % du cuivre jamais exploité par l’humanité, de quoi recycler
  177. jusqu’à la fin des temps nos conduites, paratonnerres, chaudrons… et
  178. tambours de machine à laver.</p>
  179. <p>Nous avons ensuite retenu les clous, les vis, les tôles et les
  180. gouttières, les charnières de porte et les cadres de vélo. Des scies,
  181. des marteaux, de quoi forger, de quoi tronçonner, de quoi charrier,
  182. fendre, visser, creuser, porter. Il nous fallait donc un tracteur, ou
  183. du moins un gros moteur sur lequel adapter une scierie et une
  184. fendeuse à bois, une broyeuse à fruits, une foreuse et des pelles. Là
  185. encore, abandonnons l’extraction du zinc, du fer et du charbon et
  186. concentrons-nous sur la refonte des matériaux déjà produits.</p>
  187. <p>Fabriquer du papier, du charbon de bois, de la chaux ou du ciment,
  188. mouler des briques et des tuiles, tisser le chanvre, le lin… Nous
  189. n’avions vraiment pas envie de faire de l’élevage, alors par quoi
  190. remplacer la laine et le cuir ? Comment fabriquer des vêtements
  191. synthétiques sans la pétrochimie ?…</p>
  192. <p>Nous avons quand même mis une option sur la possibilité du voyage
  193. rapide, ce qui posait des questions conséquentes quant à l’entretien
  194. des routes, des voies ferroviaires, des cales de bateau ou des
  195. avions. Des questions d’adaptation des moteurs à des carburants aussi
  196. variés que l’alcool de patate, l’huile de colza ou de tournesol, le
  197. méthane ou le schiste. Des questions sur l’usinage des moteurs, sur
  198. le fuselage des engins, sur la provenance du caoutchouc et la
  199. fabrication de plastiques.</p>
  200. </blockquote>
  201. <h2 id="des-avalanches-de-questions">Des avalanches de questions</h2>
  202. <p>Détricoter, tirer des fils et ouvrir des possibles, se donner de la
  203. force en imaginant concrètement les bouleversements à notre portée, avec
  204. ce qui résisterait. Notre parti pris est d’imaginer un monde où les
  205. choses ne seraient pas si simples, où elles nous blesseraient et nous
  206. accableraient comme on l’éprouve déjà si souvent… mais où nous serions
  207. suffisamment ensemble <em>pour que ça tienne</em> : en d’autres termes,
  208. imaginer une révolution qui durerait toujours dix ou vingt ans plus
  209. tard, inventive, contradictoire et belle, à la fois modeste et
  210. ambitieuse.</p>
  211. <hr class="transition">
  212. <p>Les questions en ont appelé d’autres, chaque hypothèse nous confrontant
  213. à de nouveaux problèmes. Non seulement les choix techniques en
  214. entraînaient d’autres, mais les personnages iels-mêmes se trouvaient
  215. embarquéEs dans l’avalanche des doutes, des négociations et des
  216. compromis. Souvent, nous nous sommes demandé ce qui avait pu changer, si
  217. radicalement. Et tout aussi souvent, nous avons cherché les fantômes qui
  218. figeaient les réflexes des unEs et des autres : dans ce monde en
  219. perpétuelle ébullition, qu’est-ce qui perdurerait, malgré nous, de cet
  220. Antémonde ?… Après sept années d’ateliers d’écriture collectifs pour
  221. façonner un univers entier, nous avons aujourd’hui la sensation d’y être
  222. tout juste entréEs et d’y entrevoir mille inconnues.</p>
  223. <hr class="transition">
  224. <p>Notre travail ne s’est pas uniquement nourri de nos questions mais aussi
  225. de nos désaccords. Nos polémiques, nos imaginaires en conflit, nous ont
  226. donné l’inspiration d’une réalité tout en mouvements et en divergences.
  227. Des vies pleines de contradictions et de contrariétés, où chacunE se
  228. verrait contraintE à dépasser ses limites et à en formaliser d’autres.
  229. Notre passion pour les pratiques autogestionnaires et anti-autoritaires,
  230. notre volonté de fabriquer des consensus et de penser les rapports de
  231. force, nous ont pousséEs à imaginer des mondes où chacunE pourrait
  232. trouver des prises vers l’émancipation.</p>
  233. <p>La fiction nous a permis d’ouvrir quelques fenêtres sur des existences
  234. collectives, vastes et complexes, mais sans ériger de programme, en
  235. projetant seulement des fragments nourris de notre passion pour la
  236. bidouille.</p>
  237. <hr class="transition">
  238. <p>Cette expérience à plusieurs mains n’est qu’une esquisse, quelques
  239. épisodes. Nous espérons que notre enthousiasme sera contagieux et que
  240. d’autres voudront tirer des fils, pour que ça continue à tenir.</p>
  241. <div class="signature">
  242. <p>mars 2018</p>
  243. <p>les ateliers de l’Antémonde</p>