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il y a 3 ans
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  1. title: Le « TravelPorn », nouvel outil de distinction sociale sur les réseaux sociaux
  2. url: https://usbeketrica.com/fr/article/travel-porn-outil-distinction-social
  3. hash_url: bda7c1903601dae7d2b10ce8e3d87572
  4. <p>Qu&rsquo;advient-il de notre exp&eacute;rience du voyage lorsque, par le biais des r&eacute;seaux sociaux, celui-ci en est r&eacute;duit &agrave; &ecirc;tre une source de construction identitaire port&eacute;e par une logique de distinction sociale&#8239;?</p>
  5. <p>Le concept de <i>travelporn</i> fait &eacute;cho &agrave; l&rsquo;&eacute;mergence du <i>foodporn</i>. Cette tendance tient pour r&eacute;f&eacute;rence les plats g&eacute;n&eacute;reux de Paul Bocuse qualifi&eacute;s de <i>gastroporn</i> en 1977 par un critique&#8239;; puis un article de Rosaline Coward en 1984 qui d&eacute;signe l&rsquo;ambivalence du plaisir procur&eacute; par des photos de nourritures directement accompagn&eacute;es par un sentiment de culpabilit&eacute; (<i>food pornography</i>). Avec l&rsquo;av&egrave;nement des r&eacute;seaux sociaux, c&rsquo;est surtout l&rsquo;exc&egrave;s de la gastronomie qui est mis en avant, autant sur son aspect esth&eacute;tique que calorique.&nbsp;</p><p>Appliqu&eacute; au tourisme, cet exc&egrave;s se retrouve dans le partage des photos issues des voyages qui n&rsquo;est plus uniquement le t&eacute;moignage d&rsquo;une exp&eacute;rience mais une source de construction identitaire port&eacute;e par la distinction. Avec une vision interpr&eacute;t&eacute;e par l&rsquo;artiste, c&rsquo;est en r&eacute;alit&eacute; une d&eacute;formation de l&rsquo;exp&eacute;rience touristique, d&eacute;goulinante de clich&eacute;s et de st&eacute;r&eacute;otypes avec des pratiques largement sexu&eacute;es et sexualis&eacute;es. C&rsquo;est donc la tendance au <i>toujours plus</i> qui compose le prestige, avec une intention d&eacute;lib&eacute;r&eacute;e de provoquer du d&eacute;sir et de l&rsquo;envie aupr&egrave;s du spectateur. En fonction du public vis&eacute;, ce seront les corps, les paysages ou les pratiques qui se verront valoris&eacute;s. O<i>n veut du muscle, du frisson et de la beaut&eacute;. </i>&Agrave; l&rsquo;image du <i>foodporn</i>, le contenu n&rsquo;est pas culpabilisant pour l&rsquo;artiste mais pour le spectateur qui, en tant que t&eacute;moin, ne participe pas &agrave; cette exp&eacute;rience et se contente de l&rsquo;envier.</p>
  6. <p>Le <i>travelporn</i> devient alors un outil de distinction pour valoriser son comportement mais aussi sa classe sociale avec une attention ind&eacute;cente port&eacute;e sur le luxe, le confort ou la fr&eacute;quence des d&eacute;parts. Lorsque certains se targuent de voyager &agrave; longueur d&rsquo;ann&eacute;e dans des r&eacute;sidences somptueuses, c&rsquo;est pour susciter le r&ecirc;ve et le plaisir aupr&egrave;s de populations qui n&rsquo;auront jamais acc&egrave;s &agrave; ces pratiques.&nbsp;</p><p>Lorgner sur la vie des autres reste une pratique appr&eacute;ci&eacute;e&nbsp;: la t&eacute;l&eacute;r&eacute;alit&eacute;, &agrave; titre d&rsquo;exemple, n&rsquo;y va pas de mainmorte pour exposer r&eacute;guli&egrave;rement des mod&egrave;les de vies anim&eacute;s par la d&eacute;mesure, l&rsquo;abondance et le superflu. Pour les artistes, c&rsquo;est se pr&eacute;senter en tout transparence dans des attitudes ind&eacute;centes, voir irrespectueuses, o&ugrave; pudeur et &eacute;l&eacute;gance font bande &agrave; part. C&rsquo;est aussi rajouter l&rsquo;hashtag <i>#travelporn </i>&agrave; ses publications pour accepter l&rsquo;ironie de la sc&egrave;ne et caract&eacute;riser l&rsquo;exag&eacute;ration non moins assum&eacute;e de cette complaisance. Ainsi, l&rsquo;hashtag revendique sur Instagram pr&egrave;s de 2,3 millions de publications. Cependant, toutes ne sont pas port&eacute;es par l&rsquo;exc&egrave;s ou le clich&eacute;, la r&eacute;alit&eacute; des publications non identifi&eacute;es s&rsquo;av&egrave;re bien plus importante tant l&rsquo;intention n&rsquo;est pas reconnue ni assum&eacute;e.</p><p>Le <i>travelporn</i> tend &agrave; lisser et reproduire les m&ecirc;mes pratiques touristiques en mutlipliant de faux petits riens r&eacute;currents&nbsp;et terriblement r&eacute;ducteurs: mes chaussures face au panorama pour symboliser &agrave; la fois mon existence et mon humilit&eacute;&#8239;; un tour de rein face paysage mais r&eacute;solument face cam&eacute;ra pour confirmer mon ambition et mon assurance. Et, enfin, si je parviens &agrave; capter ce subtil rayon de soleil qui refl&egrave;te mon visage en position du guerrier pour rappeler ma sensibilit&eacute; et mon &eacute;panouissement, alors seulement le voyage sera abouti.&nbsp;</p><p>Peut-&ecirc;tre que la culture populaire a sa part de responsabilit&eacute;, &agrave; commencer par le cin&eacute;ma. &Agrave; grand coups de films exalt&eacute;s qui nous encouragent &agrave; affronter la vie par le mouvement et l&rsquo;aventure, le s&eacute;dentarisme est associ&eacute; &agrave; la paresse et se traduira dans le regard des autres par de la condescendance. <i>Non mais oui, c&rsquo;est bien aussi de se reposer.</i> Finalement, ces contenus deviennent les reflets revendiqu&eacute;s de pratiques touristiques o&ugrave; seule la trace num&eacute;rique est suffisante pour justifier l&rsquo;existence et l&rsquo;exp&eacute;rience du s&eacute;jour.</p>
  7. <p>Nous connaissons la valeur des contenus visuels dans la perception de l&rsquo;exp&eacute;rience touristique. Elles valorisent les atouts de la destination et construisent des imaginaires autour d&rsquo;une r&eacute;alit&eacute; touristique. Elles sont &agrave; la fois inspirationnelles et aspirationnelles et illustrent la premi&egrave;re &eacute;tape du voyage qui repose dans la repr&eacute;sentation mentale de la destination. Dans cette recherche de perfection, c&rsquo;est l&rsquo;imaginaire du voyageur qui se retrouve modifi&eacute;. Les couleurs sont satur&eacute;es, le folklore est surexpos&eacute; et le plaisir impr&egrave;gne chaque partie des clich&eacute;s partag&eacute;s. Chacun a d&eacute;j&agrave; gout&eacute; &agrave; cette amertume lorsque nous arrivons sur une destination qui n&rsquo;est finalement pas &agrave; la hauteur de l&rsquo;image partag&eacute;e sur les r&eacute;seaux sociaux.&nbsp;</p><p>Ainsi, le <i>travelporn</i> participe &agrave; une repr&eacute;sentation erron&eacute;e de ce que devrait &ecirc;tre le voyage. De plus, la viralit&eacute; des images influence le comportement des touristes en favorisant l&rsquo;&eacute;mergence de nouveaux sites touristiques. Face &agrave; des visibilit&eacute;s soudaines, certaines destinations se retrouvent d&eacute;bord&eacute;es par les flux de voyageurs venus immortaliser leur photo f&eacute;tiche. WWF tente d&rsquo;y rem&eacute;dier avec des g&eacute;olocalisations fictives pour pr&eacute;server l&rsquo;anonymat des lieux. D&rsquo;autres territoires font le choix du d&eacute;marketing pour s&rsquo;effacer et se contenter de leur notori&eacute;t&eacute; (Amsterdam, Marseille). A Puerto Princesa (Philippines), on va m&ecirc;me jusqu&rsquo;&agrave; modifier les cartes touristiques produites pour occulter t certains points d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;ts sensibles. Le <i>travelporn</i> ne se constitue pas uniquement au d&eacute;triment de la spontan&eacute;it&eacute; du voyageur mais modifie aussi l&rsquo;identit&eacute; et l&rsquo;&eacute;quilibre des destinations.</p>
  8. <p>Nous pouvons orienter ces remarques sur les acteurs qui participent aussi au partage de contenus sur les r&eacute;seaux sociaux. Alors que nous demandons plus de transparence dans les campagnes marketing &agrave; de nombreuses industries (agroalimentaire, cosm&eacute;tiques, textiles), il semble qu&rsquo;en mati&egrave;re de tourisme, continuer de &laquo;&nbsp;vendre du r&ecirc;ve&nbsp;&raquo; puisse rester monnaie courante. Avec l&rsquo;usage des filtres et des retouches, et par argument d&rsquo;autorit&eacute;, nous faisons confiance &agrave; l&rsquo;image renvoy&eacute;e par ces op&eacute;rateurs. Si elle est d&eacute;form&eacute;e, elle participe de la d&eacute;sillusion cr&eacute;&eacute;e face &agrave; des destinations photog&eacute;niques qui perdent de leur grandeur une fois les artifices dissimul&eacute;s. Alors m&ecirc;me que nous identifions une &eacute;volution des envies et des habitudes des touristes allant du contemplatif vers le participatif, certains acteurs identifient dans la photo retouch&eacute;e le seul moyen de valoriser le produit touristique.&nbsp;</p><p>Cette aberration se retrouve dans les publicit&eacute;s d&rsquo;agences de voyages, des h&eacute;bergeurs ou des prestataires d&rsquo;activit&eacute;s qui identifient dans le <i>toujours plus</i> des codes positifs capables d&rsquo;attirer les foules. Enfin, entre les images aseptis&eacute;es et la pr&eacute;sentation brute d&rsquo;une destination, le curseur est assez large pour &nbsp;proposer de nouvelles mani&egrave;res de valoriser les activit&eacute;s.&nbsp;</p><p>D&rsquo;ailleurs, cette ind&eacute;cence ne se retrouve plus uniquement dans la simple visibilit&eacute; des supports visuels, mais dans le d&eacute;veloppement de projets totalement d&eacute;connect&eacute;s des pr&eacute;occupations du secteur qui tendront &agrave; stigmatiser &ndash; encore &ndash; l&rsquo;activit&eacute; touristique. Ainsi, pour les plus vaillants, il est possible de prendre une douche &agrave; bord de l&rsquo;A380 d&rsquo;Emirates, de partager des photos enlac&eacute;es avec des animaux sauvages et de danser dans les plus grands paquebots de croisi&egrave;res du monde. La r&egrave;gle du <i>toujours plus</i> s&rsquo;expose &eacute;galement dans des projets fous comme le Jurassic Park d&rsquo;Elon Musk ou la pr&eacute;paration d&rsquo;un complexe aquatique accol&eacute; aux temples d&rsquo;Angkor. L&rsquo;exc&egrave;s devient la r&egrave;gle et le besoin d&rsquo;originalit&eacute; pousse des op&eacute;rateurs &agrave; &eacute;laborer des absurdit&eacute;s, port&eacute;es par des ambitions financi&egrave;res plus que par le discernement.</p>
  9. <p>En tant que voyageur, peut-&ecirc;tre est-il temps de se raisonner et de comprendre l&rsquo;impact que peut comporter le simple partage de photos. Il est ind&eacute;niable que l&rsquo;usage des r&eacute;seaux sociaux reste un levier d&rsquo;action primordiale pour les op&eacute;rateurs touristiques et un outil de construction personnelle parfois n&eacute;cessaire. Cependant, sans doute faut-il d&eacute;construire le mythe du vacancier dans sa capacit&eacute; &agrave; partager ses souvenirs de voyage. Ces exc&egrave;s li&eacute;s au <i>travelporn</i> cristallisent des attitudes d&eacute;bordantes et questionnent la mani&egrave;re dont nous souhaitons valoriser nos exp&eacute;riences touristiques.</p>