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Refus

Le refus de parvenir n’implique ni de manquer d’ambition ni de bouder la réussite. Juste de réaliser à quel point ces deux notions gagneraient à davantage de singularité : elles sont aujourd’hui normées par des codes sociaux qui n’ont que peu en commun avec les aspirations individuelles, ni d’ailleurs avec l’intérêt collectif.

[…]

La notion de refus de parvenir, jusqu’ici s’est essentiellement développée dans les milieux anarchistes et libertaires. Pour ce courant de pensée, refuser de parvenir signifiait avant tout ne jamais collaborer avec l’État ni plus largement participer à l’exercice d’un pouvoir corrupteur qui ne peut se maintenir que par l’oppression. L’ascension sociale, les honneurs et les privilèges individuels y sont perçus comme des trahisons de classe au bénéfice d’un système qui cherche à capter les éléments les plus brillants de la population ouvrière pour les mettre à son service. ==Le refus de parvenir a donc la visée à la fois égalitaire et solidaire== : celle de rester à sa place pour y poursuivre la lutte en compagnie de ses compagnons de combat et de misère. Albert Thierry, instituteur envoyé au front, écrivait ainsi dans son *Essai de morale révolutionnaire* : « Refuser de parvenir, ce n’est ni refuser d’agir, ni refuser de vivre : c’est refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi. »

Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Corinne Morel Darleux

Ce passage gratte pas mal sur un plaie ouverte. Si on a la possibilité de grimper dans l’ascenseur social, vaut-il mieux le décliner ou tenter de faire monter le plus de personnes possible avec soi ? Ce qui est certain, c’est qu’à avoir une position entre les deux on finit par se retrouver à l’endroit où ça fait mal.

Le refus de parvenir revêt enfin un autre intérêt collectif aujourd’hui, celui de la lutte contre l’hubris et la démesure qui sont en train de détruire les conditions d’habitabilité de la planète. Il s’agit aujourd’hui de cesser de nuire.

Ibid.

À rapprocher de cette volonté de faire le moins de dégâts possibles qui m’a été grandement inspirée par une intervention de Christian den Hartigh.

Aujourd’hui, je n’ai nui à aucun être vivant de cette planète. Ne pas nuire. Étrange que les anachorètes du désert n’avancent jamais ce beau souci dans les explications de leur retraite. Pacôme, Antoine, Rancé évoquent leur haine du siècle, leur combat contre les démons, leur brûlure intérieure, leur soif de pureté, leur impatience à gagner le Royaume céleste, mais jamais l’idée de vivre sans faire de mal à personne. Ne pas nuire. Après une journée dans la cabane des Cèdres du Nord, on peut se le dire en se regardant dans les glaces.

Dans les forêts de Sibérie, Sylvain Tesson