Exutoire


Au sujet de ce brin d’ARN qui fait parler de lui.

Éponge #

Dans une situation que j’estime être chaotique, j’ai besoin de m’abreuver du plus d’informations possibles pour réussir à me faire mon propre avis. Pouvoir me reposer sur quelques éléments tangibles. Cela m’a pris une cinquantaine de jours cette fois-ci vu l’enjeu.

J’ai lu des sources plus ou moins scientifiques, plus ou moins confidentielles, plus ou moins fiables. J’ai aussi vu de très nombreuses vidéos à ce sujet par des personnes plus ou moins connues, des scientifiques aux philosophes, des anti-capitalistes aux économistes.

J’ai observé aussi, la réaction des pairs, les comportements familiaux, les réponses gouvernementales, les discussions des voisins, les stocks de ma supérette locale, etc.

Et puis toute ces données forment un trop plein. J’éprouve alors le besoin de faire sortir ma synthèse de tout cela. Elle n’est pas objective, elle n’est pas scientifique, elle est une base de réflexion personnelle.

Note : si vous êtes durement affecté·e par ce qui est en train de se passer et n’avez pas encore atteint une stabilité émotionnelle suffisante, ça n’est peut-être pas le bon moment de lire la suite de cette page.

Le capital #

Le capital doit tendre à abattre toute barrière locale au trafic, c’est-à-dire à l’échange, pour conquérir le monde entier et en faire un marché, il doit tendre, d’autre part, à détruire l’espace grâce au temps, c’est-à-dire réduire au minimum le temps que coûte le mouvement d’un lieu à un autre. Plus le capital est développé, plus vaste est donc le marché où il circule ; or plus est grande la trajectoire spatiale de sa circulation, plus il tendra à une extension spatiale du marché, et donc à une destruction de l’espace grâce au temps.

Fondements de la critique de l’économie politique, Karl Marx

Relire ce passage en remplaçant « capital » par « virus ». Oups. En privilégiant la performance à la résilience pour maximiser les revenus des 1 %, en allongeant les chaîne d’approvisionnement pour délocaliser notre esclavage moderne, en renommant le néo-colonialisme en tourisme de riche (on dit bien « faire l’Argentine », le vocabulaire ne trompe pas), on a rendu notre espèce extrêmement vulnérable.

La bonne nouvelle, c’est que cela signifie qu’il ne tient qu’à nous d’inverser cette tendance mortifère en réinventant le temps et l’espace qui nous semblent sains. Mon plus grand espoir est que l’on arrive à le faire suffisamment tôt pour que j’ai le temps d’y participer. La lecture d’Écotopia est pour le moins inspirante à ce niveau.

Stratégies #

Nos choix sont restreints faute d’avoir réussi à mettre sous cloche le virus en raison de sa durée d’incubation (plusieurs jours), de sa rapidité de propagation, de sa durée de (sur)vie sur des surfaces inertes et… de sa faible mortalité. Ce qui est aussi une chance selon le pays où l’on se trouve.

En gros, il nous reste :

  1. L’immunité collective
  2. La distanciation sociale

L’Europe a opté pour la distanciation sociale imposée qui est en fait une immunité collective diffuse dans le temps pour ne pas surcharger les services de santé (le fameux écrasement de la courbe) et ainsi réduire la mortalité qui n’est pas imputable directement au virus SARS-CoV-2 mais à l’incapacité de pouvoir gérer les cas de Covid-19 pas encore trop critiques et l’ensemble des autres urgences qui ont encore lieues (je n’ose imaginer le pic d’accidents domestiques suite au confinement…).

Le Royaume-Uni avait choisi l’immunité collective pour des raisons vraisemblablement économiques mais a dû faire machine arrière pour des raisons économiques aussi sous la vindicte populaire la pression économique de l’Europe. Bad timing pour un Brexit.

Les États-Unis ont aussi fini par partir sur la distanciation sociale mais ils ont beaucoup moins de marge de manœuvre car ils étaient déjà en limite de rupture économique (et qu’ils sont de plus en plus armés), qu’ils n’ont pas de couverture sociale et qu’une bonne partie de la population est endettée ne serait-ce que pour pouvoir faire des études. Autant dire que c’est une poudrière qui ne va pouvoir être confinée bien longtemps… les enjeux éthiques dont je parle plus bas sont dès à présent les leurs.

Et la Chine pendant ce temps ? Elle se frotte les mains. Bien lavées. Si l’économie repart, elle sera dans une situation idéale pour avancer des pièces géopolitiques majeures au même titre que les États-Unis à la fin de la seconde guerre mondiale. Aucun complot là-dedans, business as usual.

Je termine par le Canada, proximité oblige. Pour l’instant c’est la distanciation sociale qui est très vivement suggérée. Grâce à la chance d’être relativement éloignés, il y avait la possibilité de prendre un peu de recul sur la situation européenne et d’anticiper un minimum. C’est ce qui a été fait avec la fermeture des écoles et des lieux publics confinés dès le vendredi 13 mars (avant la France donc qui a entre 15 et 20 jours d’avance) puis celle des commerces non essentiels. Cela permettait aussi d’anticiper sur le plan sanitaire en (re)lançant la production de produits médicaux lorsqu’ils n’étaient pas délocalisés. Le pays est assez pauvre en nombre de lits par habitants, le personnel éducatif pourrait être réaffecté au cours de la crise pour aider au moins d’un point de vue logistique.

Je regrette que l’on n’ait pas entamé un dépistage systématique de la population, probablement la faute au trio compétences/personnels/ressources.

L’essentiel #

L’essentiel ? Ne pas peser trop sur la surface du globe. Enfermé dans son cube de rondins, l’ermite ne souille pas la Terre. Au seuil de son isba, il regarde les saisons danser la gigue de l’éternel retour. Privé de machine, il entretient son corps. Coupé de toute communication, il déchiffre la langue des arbres. Libéré de la télévision, il découvre qu’une fenêtre est plus transparente qu’un écran. Sa cabane égaie la rive et pourvoit au confort. Un jour, on est las de parler de « décroissance » et d’amour de la nature. L’envie nous prend d’aligner nos actes et nos idées. Il est temps de quitter la ville et de tirer sur les discours le rideau des forêts.

Dans les forêts de Sibérie, Sylvain Tesson

Clap clap clap. De l’inutilité des applaudissements, de l’indécence de journaux de confinement, de la perte du faire et de l’avoir il ne reste que l’être. Lettre sans destinataire autre que notre propre culpabilité qui se reflète dans chacun de nos écrans quotidiens. Lettres amères que l’on se surprend parfois à noyer dans une bouteille. Sans espoir de retour, il ne reste que le détour. Détourner les yeux — encore une fois — d’inégalités de traitements manifestes. Espérer être en mesure de pouvoir encore manifester son dégoût. Plus tard.

Du sentiment d’inutilité de l’individu lorsqu’il faut avoir une réponse collective à la menace. De l’invisibilité à l’héroïsation, un besoin de nouvelles capes. Citoyen·ne·s déboussolé·e·s en quête de directions, navire à la dérive cherchant un nouveau cap. Slow clap.

Pistes #

Bon c’est bien beau de rester confinés deux (?) mois mais quand est-ce qu’il est possible de sortir ?

Ici la question est d’ordre moral pour chacun·e d’entre nous : jusqu’à quand allons nous supporter l’isolement de 100 % de la population pour en épargner 20 % ? Ou si l’on veut une formulation plus engagée : est-ce que l’on veut protéger des boomers qui ont déjà bien profité et qui ont indirectement mené à la situation actuelle avec un néo-libéralisme décadent et assumé ? Pour l’instant, la réponse semble être unanime mais qu’en sera-t-il dans 6 mois ? Et dans un an ? Et plus ?

Merci à Jean-Marc Jancovici pour ses réflexions sur le sujet.

Les options que j’ai identifiées pour allonger ce temps de réflexion sont :

En parlant d’effets secondaires, j’espère qu’il y aura aussi des initiatives citoyennes qui émergeront de cette pandémie et pas seulement des… victimes.

Victimes #

Avant la Seconde Guerre mondiale, bombardements aériens et occupation étaient expérimentés en contexte colonial, si bien que la véritable matrice des NG [Nouvelles Guerres] est sans doute à trouver dans les guerres coloniales. Au début du XXe siècle, 90 % des victimes des guerres sont des militaires. Lors de la Seconde Guerre mondiale, ce pourcentage passe à 50 %. À la fin des années 1990, 80 % des victimes sont des civils.

La nature est un champ de bataille, Razmig Keucheyan

Cette guerre — puisque le mot a été lâché — va a priori ne faire que des victimes civiles. Au moins dans un premier temps, avant que le nationalisme ne prenne le pas sur la raison et que la confrontation se trouve être exacerbée par les changements climatiques, les famines à venir et/ou tout simplement la récession inéluctable.

Tout cela est bien évidemment complexe et inter-connecté. Il faut bien être conscient que ce coronavirus n’est qu’une première étape dans la longue descente énergétique qui nous attend. Je préfère le voir et l’accepter avec lucidité aujourd’hui. Le monde de la génération qui s’en vient sera bien différent de celui dans lequel j’ai vécu. Pas forcément pour le pire, mais assurément avec une moindre abondance.

Privilèges #

Les privilèges ont une influence sur le nombre de mort·e·s, la culture a une influence sur le nombre de contaminé·e·s.

Auto-citation sur mastodon

Le confinement est un révélateur flagrant des privilèges dont dispose une partie de la population (la mienne). Il est facile pour moi d’écrire ce texte depuis un appartement confortable où l’on vit à trois. Je souffre peu du manque d’interactions sociales, je travaille déjà depuis chez moi depuis 15 ans. Côté enseignement, on a longtemps hésité pour de l’instruction en famille. J’ai choisi aussi d’habiter au Canada pour sa distance avec le trio famine/guerre/pandémie.

Bref, je suis loin d’être à plaindre dans la situation actuelle. Il y a bien le stress d’être éloigné de personnes qui peuvent être affectées par une complication de la maladie mais en même temps j’ai l’impression qu’il serait encore plus frustrant d’être proche et de ne pas pouvoir non plus être présent en raison du confinement.

Il y a par contre une anxiété plus insidieuse à voir arriver la vague depuis longtemps à l’horizon tout en se sentant relativement démuni. J’ai parfois le sentiment étrange de faire le deuil d’un monde alors que tout les autres font encore la fête car on a trouvé un respirateur artificiel. Difficile de savoir qui est lucide dans l’histoire, celles et ceux qui dansent sont probablement plus heureu·ses… j’en suis à cultiver des roses dans mon microcosme. Et je sens bien que cela ne serait pas mon rôle de privilégié que celui de m’isoler dans un confort satisfaisant.

Dictature bienveillante #

Le philosophe Hans Jonas, élève de Martin Heidegger et auteur du Principe responsabilité (1979), soutient que l’humanité devra peut-être à l’avenir « accepter comme prix nécessaire pour le salut physique une pause de la liberté […] ». En liberté, l’humanité court à sa perte, car elle ne peut s’empêcher d’infliger des dommages irréparables à son milieu. Seule une « dictature bienveillante » est à même de prendre les mesures qui s’imposent pour que son « salut physique » soit assuré. C’est ce que Jonas appelle « la tyrannie comme alternative à l’anéantissement physique ». Rien n’indique a priori que cette tyrannie sera militaire. Mais le degré de préparation des armées face à la crise écologique laisse supposer qu’elles pourraient être de sérieux candidats pour en prendre la tête. L’adaptation au changement environnemental, en tous les cas, comportera une dimension militaire décisive.

La nature est un champ de bataille, Razmig Keucheyan

C’est une option de sortie de crise, si tant est que cela ne soit pas une catastrophe (cache). Quels seront nos niveaux d’acceptation d’un solutionnisme nationaliste après quelques mois de confinement ? Quel·le·s opportunistes vont profiter de la situation de faiblesse populaire ? C’est vraiment très difficile à prédire et cela dépend de trop de facteurs géo-politiques pour que j’ai un soupçon de croyance pour la suite sur ce plan là.

Le pire et le mieux sont possibles. Le statu quo est à craindre et les personnes au pouvoir feront tout pour le maintenir quitte à sortir la carte facile de la sécurité. Les prochains mois vont être critiques et je trouve cela enthousiasmant d’avoir une voix à ce moment là.

Coopération #

Toute coopération humaine à grande échelle — qu’il s’agisse d’un État moderne, d’une Église médiévale, d’une cité antique ou d’une tribu archaïque — s’enracine dans des mythes communs qui n’existent que dans l’imagination collective.

Sapiens, Yuval Noah Harari

Comment réussir à se raconter un nouveau mythe commun qui irait vers davantage de frugalité et moins d’inégalités ? J’ai un programme :

  1. accès aux ressources essentielles pour tou·te·s ;
  2. abolition de l’héritage ;
  3. municipalisation des biens immobiliers ;
  4. appropriation des entreprises par ses membres via des coopératives ;
  5. traçabilité fine de la consommation carbonnée pour et par chaque individu.

Le nouveau est simple à construire mais l’ancien sera long à déconstruire, notamment en regard des expériences passées. À moins d’un évènement brutal qui permette à chacun·e de rester chez soi pour réfléchir au sens de la vie et à sa place dans le monde tout en offrant une prise de recul salutaire sur la société et sa gouvernance.

Oh wait!

Réparation #

J’ai néanmoins remarqué que les Écotopiens réparent bel et bien leurs objets personnels. En fait, il n’y a pas de magasins de réparation dans les rues. Curieux corollaire, les garanties sont ici inexistantes. Les gens trouvent normal que les produits manufacturés soient costauds, durables et réparables — moyennant quoi ils sont aussi frustes, comparés aux nôtres. Cette petite révolution n’a pas été facile : j’ai entendu maintes anecdotes comiques sur des objets au design ridicule produits juste après l’Indépendance, les procès intentés à leurs fabricants et autres tribulations. Une loi impose aujourd’hui de soumettre tous les prototypes de nouveaux objets à un jury de dix citoyens ordinaires (on n’utilise pas le terme de « consommateur » dans une conversation polie). L’autorisation de fabriquer tel ou tel produit est seulement accordée si tous les jurés peuvent réparer les pannes probables avec des outils de base.

Écotopia, Ernest Callenbach

En parlant de résilience, il est intéressant lors d’une période de confinement plus ou moins longue de voir quels outils sont employés et s’ils sont réparables. Si tout cela a des allures de début d’effondrement, c’est une bonne opportunité de vérifier ses propres choix en amont d’une telle descente énergétique.

Je pense que l’on va rapidement tous devenir des preppers option collapso. Difficile de trouver l’échelle adaptée à une résilience locale dans un contexte de pandémie. Une famille ? Un immeuble ? Un bloc de maisons ? Un quartier ? Un village ?

La réparation physique est une chose, quid de la réparation psychologique au sein du groupe ? Quelles cellules mettre en place dans un organisme malade ?

Quel avenir commun se raconter pour entretenir l’espoir ?

Contagion #

Visionner ce film de 2011 en plein début de crise du Coronavirus (25 mars) rend cette fiction un peu trop réaliste à mon goût ! Pourtant tout y est : la propagation rapide depuis l’Asie, la transmission depuis une chauve-souris (!), les loupés/mensonges de l’administration, le besoin d’un vaccin, les complots faciles sur Internet, le souvenir de la non-panique du H1N1, etc.

Divulgâcheur

Ils finissent par trouver un vaccin, ce qui pose un autre problème qui est celui de sa diffusion sans panique/émeute. On aurait peut-être des choses à apprendre sur le sujet…

Imagination #

— C’est quoi un figurant ?
[Longue explication à base de films.]
— J’ai pas tout compris mais t’as l’air de bien t’éclater avec ton imagination Papa.

Un bon rappel que la réalité est notre réalité. Que l’imagination est importante. Que le rire est communicatif.

Et qu’un enfant m’est nécessaire.