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Bourdieu est un sociologue français de la fin du 20ème siècle que j’ai découvert récemment sur le Slack d’Okiwi, la communauté bordelaise de développeurs.
Lors d’une conversation très animée à propos de la vision de Sandro Mancuso sur la gestion de sa carrière, Emmanuel Gaillot disait :
Le thème de l’individu entrepreneur de sa propre carrière (et responsable de la réussite ou de l’échec de celle-ci) est assez récent, même dans le milieu informatique. Et ce discours est porté par le système en place, pas par des éléments disruptifs. Sans rentrer dans la question de savoir si c’est intentionnel ou pas, ce discours a tout au moins la fonction de maintenir le système en place, en justifiant les inégalités comme quelque chose de normal / naturel, en ce moment sur le mode de « il y en a qui dorment et d’autres qui se réveillent ». Avant, c’était sur le mode « il y en a qui font ce qu’on leur dit et d’autres qui n’écoutent rien ». Avant encore, c’était sur le mode « il y en a qui sont forts et d’autres qui sont faibles ». Quand on dit qu’il faut prendre sa carrière en main quand on est développeur, et que c’est d’autant plus important de le faire que c’est facile étant donné le marché, je nous invite à réfléchir à la position sociale qu’on occupe en disant ça : genre ? couleur de peau ? orientation sexuelle ? religion ? âge ? CSP des parents ? etc.
Peu de temps après, Romeu nous en reparlait lors de sa série de tweet sur la théorie de la sociologie de Bourdieu (ici en version article de blog).
un monde social où la violence symbolique, c’est-à-dire la capacité à perpétuer des rapports de domination en les faisant méconnaître comme tels par ceux qui les subissent, joue un rôle central.
un monde social divisé en champs où interagissent des agents
Le capital culturel
Bourdieu s’est beaucoup inspiré de Karl Marx dans ses écrits. Les deux sont d’accord pour dire que la différence de position sociale entre deux individus dépend directement de la différence entre leurs deux capitaux. Plus ton capital est important, plus ta position est dominatrice dans la société. La différence est surtout que Marx parlait essentiellement de capital économique (patrimoine, salaire, etc.) là où Bourdieu ajoute un autre type de capital : le capital culturel.
Ce capital culturel est l’ensemble des éléments symboliques que l’on acquiert en étant dans une certaine classe sociale. Il peut être incorporé (personnel), institutionnel ou bien objectivé (matériel).
Ça peut-être :
un goût pour la philosophie (incorporé)
des compétences (incorporé)
un diplôme (institutionnel)
une voiture de sport (objectivé)
C’est le capital culturel qui crée un sentiment d’identité collective et d’entre-soi, c’est potentiellement un frein majeur à l’ascension sociale d’un individu ayant énormément de capital monétaire. À l’inverse la possibilité d’acquérir grâce à des efforts colossaux un capital culturel important rend beaucoup plus aisée la possibilité d’une promotion, et donc d’un capital monétaire.
L’habitus
Au travers de sa socialisation et de sa trajectoire sociale, l’individu accumulera par mimétisme un ensemble de comportements, de réactions et de perceptions. Toutefois, l’habitus n’est pas un automatisme mécanique qui guide nos actions comme des rails guideront le tram citadin, il agit plutôt comme une grammaire de la langue maternelle. Et cette grammaire acquise par socialisation permet à l’individu de se constituer une infinité de phrases pour gérer ses situations quotidiennes, sans pour autant reproduire l’exacte même réaction à un évènement externe. Ainsi, l’habitus est structuré car produit de la socialisation, mais également structurant car générateur d’une infinité de pratiques nouvelles. Il est donc d’après Bourdieu un ensemble de “structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes”. L’habitus structure donc les pensées dans la société, pour peu que ses individus aient vécu une socialisation semblable au sein de leur classe sociale, et explique donc la similitude des manières de penser au sein de cette classe.
Cet habitus n’est pas immuable, la trajectoire sociale ainsi que de l’introspection peut tout à fait conduire à une évolution de l’habitus d’un individu. On peut conclure que l’habitus n’est pas un produit du libre-arbitre ni un produit de la structure, mais un mélange des deux qui structure chaque comportement et perception.
Ces prédispositions sont très générales, mais on peut citer des éléments factuels qui découlent directement de l’habitus :
la posture
le vocabulaire
les tournures de phrase
la capacité à rester calme ou à user de la violence
L’hexis
[L’hexis est] l’expression dans et par le corps lui-même, ou au plus près de lui, de cet habitus.
Il concerne donc la forme corporelle de l’Habitus, sa communication non-verbale, le ton de sa voix ou bien encore la cible du regard lors d’une discussion. Il représente aussi l’incarnation corporelle des structures sociales tel qu’elle apparait aux individus, et elle est particulièrement visible dans une situation d’inconfort. Imaginons un stagiaire un peu introverti en train de se faire sermonner par son manager parce que son travail n’avance pas :
il tremble
il bégaie
il regarde ses mains en parlant
Tous ces symptômes font partie de son hexis, qui ne sont que la manifestation de son habitus, qui lui a appris à se soumettre physiquement lorsque sa position sociale l’exige.
Dans un sens plus large, l’hexis implique aussi les styles vestimentaires, les coiffures ou encore les tatouages.
Bourdieu et les champs sociaux
Le concept de champ est, à l’origine, une métaphore inspirée de la physique qui apparente les univers sociaux à un champ électromagnétique : un électron soumis à ce champ participe au champ, il est à la fois agi et agissant et contribue à l’équilibre des conflits dont il est l’agent.
Un champ est donc un système qui contient ses agents ainsi que ses positions sociales structurées en interne par des relations de domination. C’est donc une arène de relation de pouvoir, de domination où les agents se battent pour l’appropriation de différentes formes de capital, un capital étant ce qui est estimé par ses agents. Ça peut aller du capital culturel dont on a parlé précédemment au simple (mais vital) capital monétaire.
Les champs peuvent être disjoints, inclus ou exclus les uns des autres. Ils sont organisés verticalement et horizontalement et agissent de manière indépendante. Ils font donc office d’arène de lutte sociale.
Des activités se développent au sein d’un champ selon ses règles où chaque agent est un électron qui modifie à son échelle l’orientation, la forme, ou les valeurs de ce “flux”. À l’intérieur, la capacité à interagir avec ce flux dépend directement de l’habitus de chaque agent dans ce champ précis. Car vous avez dû y penser en lisant le paragraphe sur l’habitus, il dépend effectivement du champ dans lequel il est appliqué. Le champ bourdieusien des politiciens aura des normes sociales sensiblement différentes de celui des développeurs.
Il est à noter aussi qu’il est très difficile pour un groupe d’humains de construire un groupe libre de toute structure de domination, et que naturellement se créera dans ce groupe des relations de dominations et une échelle sociale.
Capital symbolique et violence symbolique
Le pouvoir symbolique est la structure de pouvoir tacite qu’on exerce les uns sur les autres inconsciemment.
Les propriétés qu’on attribue à du pouvoir symbolique peuvent être défini par :
un homme
blanc
grand
qu’on estime cultivé
qui occupe une fonction prestigieuse
qui porte un costume
qui est éloquent
et qui a des signes qu’on attribue à l’intelligence
À ça s’ajoutent les autres composants du pouvoir symbolique :
le capital économique
le capital culturel
le capital social
Plus un individu aura de pouvoir symbolique, plus il sera jugé (inconsciemment) comme étant puissant, et plus l’on s’y soumettra (inconsciemment).
C’est cette soumission inconsciente qui est pernicieuse. Cette structure de pouvoir (qui est donc une violence) n’est pas infligée par le dominant au dominé. Il est d’ailleurs fort probable que cette violence ne soit même pas perçue par le dominant, mais soit auto-infligée par le dominé. Nous sommes programmés pour réagir à ces caractéristiques et à nous y soumettre. Le terme peut vous paraitre fort, néanmoins il a été prouvé (notamment par Paul Piff, un sociologue de Berkeley) qu’on attribue beaucoup plus facilement sa confiance à quelqu’un qui affiche une classe socio-professionnelle plus élevée que la sienne.
Et pour retourner le couteau dans la plaie, l’individu dominant ne sera pas équipé pour comprendre ce problème (il n’a jamais eu de problème à prendre la parole en public ou à trouver un travail -> “c’est pas si dur”) et n’éprouvera donc pas d’empathie pour ceux ayant moins de pouvoir symbolique.