title: Répartir équitablement le travail, mais aussi les revenus : l’utopie d’une ferme devenue réalité
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Ils savaient que c’était possible, alors ils l’ont fait : créer une ferme, entre copains, qui génère dix salaires sur une surface qui n’en dégageait qu’un auparavant. Maraîchage, élevage, fabrication de fromage et de pain, brassage de bière… décisions, organisation, répartition équitable du travail et des richesses, tout se fait en commun à la ferme de la Tournerie, dans le Limousin. Un reportage de notre partenaire L’Âge de faire.
La journée commence autour de la grande table. Pain, confiture et fromage circulent. À chacun son rythme, comme un lundi. Il est bientôt 8 h, chacun va commencer sa semaine de travail. Les bancs se remplissent, les paupières et les langues de la dizaine de convives se délient peu à peu.
Quelques mots partagés avec le voisin, échanges multiples qui peu à peu se réduisent à quelques sujets de conversation autour de la table : le groupe est en train de se réveiller à son tour. Tout en débarrassant la table, on parle de moins en moins du week-end, de plus en plus du travail à venir. « On a le Partner en panne à récupérer sur le parking de Coussac », lance Joséphine. « C’est l’embrayage, faut taper dessus », précise Thomas B. « Moi, cet après-midi, je devrais avoir un peu de temps », propose Maxime... Il y a aussi une contravention en suspens : elle sera payée par le pot commun, la question n’est pas là. Mais qui se propose pour endosser la perte de points sur son permis ? La question sera réglée plus tard, sûrement lors d’une des « réunions du mercredi ». Dispersion, tout le monde à son poste.
Nous sommes à la ferme de la Tournerie, à 50 km au sud de Limoges. Voilà bientôt trois ans que dix copains, originaires du Nord-Pas-de-Calais pour la plupart, se sont installés sur cette terre aux confins de la Haute-Vienne, de la Corrèze et de la Dordogne. Un territoire « hyper-accueillant, où l’on ne te fait pas sentir que tu n’es pas d’ici », disent-ils. Les copains ne sont pas venus faire du tourisme : « Ici, il n’y a pas de galère d’eau, le sol est suffisamment riche pour pratiquer toutes nos activités, et le prix des terres est bas. » Leur projet dans la valise, ils ont sillonné le Limousin pendant un an avant d’arrêter leur choix sur la Tournerie, 83 hectares auparavant dédiés à l’élevage bovin.
Aujourd’hui, ils y font pousser des légumes, paître vaches, y élèvent chèvres et cochons, y fabriquent des produits laitiers, de la bière et du pain. « La première réunion où l’on a évoqué le projet, c’était en 2010 », explique Thomas G. Plutôt que de réunion, il s’agissait en fait d’une fin de soirée entre étudiants ingénieurs agricoles, à Lille. Un « chiche ! » entre amis qui partagent une même passion pour l’agriculture et une même façon d’envisager sa pratique : paysanne, bio, et suffisamment rémunératrice pour ne pas devenir esclaves du travail. Pour « montrer que c’est possible », mais aussi, « avant tout, pour s’installer entre potes », souligne Thomas G. « Le projet, d’emblée, était collectif. C’est un projet de vie qu’on a monté ensemble », nous dira plus tard Charline, qui ce matin récolte les carottes. Pendant ce temps, Hélène sort les vaches, Alexis retape le nouveau fournil, Julien fait chauffer un mélange d’eau et de malt d’orge, Thomas B. répare un tracteur tandis que Maxime et Clémence moulent des fromages, épaulés par Émilien, en stage.
À l’intérieur, Joséphine prépare le repas commun de midi, aidée par Marius, qui va bientôt être grand frère ! Sa mère se concentre ces temps-ci sur les tâches communes les moins physiques comme la préparation des repas, la comptabilité et l’administration du "Groupement agricole d’exploitation en commun" (Gaec). Un seul Gaec pour toutes les activités, qui compte autant de membres que de cogérants, et qui rémunère ses membres sur un compte commun. Indivision et solidarité, c’est la règle, autant dans le travail qu’en dehors : « On ne regarde pas les dépenses de chacun, tout le monde paie les cigarettes, les sorties, les habits des autres », affirme Joséphine. « Quand je vais faire une livraison, je n’ai pas l’impression de vendre la bière de Julien, le pain d’Alexis ou la viande de Clémence. Je vends les produits de notre ferme », complète Charline.
« De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » : la vieille utopie socialiste fonctionne, du moins à la Tournerie. En ce qui concerne les besoins, « chacun dépense selon ses envies en prenant dans le compte commun, explique le plus simplement du monde Clémence. Au début, tu te demandes si tu n’abuses pas, chaque fois que tu fais une dépense personnelle. Et puis après, ça roule ! Au quotidien, ça enlève une gestion énorme, et puis tu te prends pas la tête pour savoir qui va payer la tournée ! » sourit-elle.
Mais l’utopie ne s’improvise pas. Entre le « chiche ! »de fin de soirée et la création du Gaec, cinq ans plus tard, le groupe n’a pas écouté pousser les fleurs. La première étape a consisté à se forger des expériences personnelles en dehors du groupe, pour que chacun enrichisse sa vision du métier et des organisations agricoles. La deuxième étape, essentielle, a consisté à expérimenter le projet à petite échelle : en 2013, le groupe s’installe en collocation dans la région, et débute les productions en petites quantités. Il faut calibrer le modèle économique pour créer dix emplois viables avec le moins de ressources possibles, en pratiquant une agriculture « à forte valeur ajoutée ».
En parallèle de la réflexion sur le modèle économique, le projet communautaire est testé. Il y a les nombreuses réunions, où le groupe s’assure d’être sur la même longueur d’ondes en matière de rapport au travail, de rapport à l’argent. Il y a aussi l’expérimentation pratique : « Pendant plus d’un an, on a attribué un budget par caisse - nourriture, sorties, etc., explique Clémence. Et chaque fois que chacun faisait une dépense, il le notait (sans préciser son nom, ndlr). Non pas pour savoir qui dépensait quoi, mais pour savoir de combien chaque caisse devait être à peu près dotée pour couvrir nos besoins. Aujourd’hui, on ne compte plus : chacun a ses repères pour savoir ce qu’il peut dépenser ou pas. » Ce fonctionnement par pot commun, Clémence considère qu’il est une « belle réussite » mais n’en fait pas pour autant la panacée des collectifs agricoles : « À chaque groupe son fonctionnement. Quand on l’a mis en place, on se connaissait déjà très bien, on avait la "culture coloc", et à peu près le même mode de vie. »
Une autre étape décisive a été l’accès au foncier agricole. « On a eu de la chance. Les cédants nous ont attendus, alors qu’ils auraient pu vendre plus rapidement à l’agrandissement des agriculteurs voisins », explique Thomas G. Le groupe a mis un an à collecter les trois-quarts des 300 000 euros nécessaires à l’achat des terres, sous forme de souscriptions à la foncière Terre de liens, épaulée par les bénévoles de l’association locale. La foncière a ajouté le quart restant et acheté les 83 hectares qu’elle loue aujourd’hui aux jeunes agriculteurs. Quant aux bâtiments d’habitation, ils ont été acquis pour la somme de 300 000 euros par une société civile immobilière (SCI) créée par le groupe d’amis, aidés par leurs familles respectives. Dix « dotations jeunes agriculteurs » (DJA) (des aides à l’installation)n ont permis, en complément des emprunts, d’investir les 450 000 euros nécessaires au démarrage de la production. Nous sommes en 2015. Il n’y a plus qu’à...
600 euros nets multipliés par le nombre des personnes participant au pot commun. C’est pour l’instant la rémunération que s’octroient les jeunes paysans, avec l’objectif, « carrément atteignable », de franchir le palier du Smic d’ici deux ans. Pour y arriver, l’organisation qu’ils ont d’abord couchée sur le papier, puis concrétisée, ne peut qu’impressionner. On se demande par où commencer quand il s’agit de la présenter... Sur la table du repas de midi, il y a le pain fabriqué par Alexis. Les 200 kg hebdomadaires sont réalisés à partir des 5 ha de blé cultivés, et moulus sur place.
Le Gaec cultive également 2,5 ha d’orge de brasserie qui permettent à Julien de produire environ 100 hectolitres de bière par an. Les drêches (résidu d’orge), tout comme le son du blé, sont intégrés à la ration des 30 cochons, également nourris avec le petit lait de l’atelier fromagerie. Et il y en a, du petit lait : les fromagers ont transformé l’an dernier 70 000 litres de lait. En amont du fromage, il faut nourrir, quand elles ne sont pas en prairie, la cinquantaine de chèvres poitevines, et la dizaine de bretonnes Pie Noir. Pour cela, et pour compléter la ration des cochons, il faut cultiver du méteil (mélange de céréales et de légumineuses). Grâce aux troupeaux, l’atelier maraîchage peut amender les 4 ha cultivés en légumes. Il bénéficie aussi des tracteurs et autres appareils nécessaires à la culture des céréales. Le tout est vendu en circuits-courts : sur la ferme deux fois par semaine, ainsi que sur les marchés et dans les magasins bio.
En ce début d’après-midi, une équipe est partie récupérer le Partner. Dans la cour, Hélène change les couteaux de la faucheuse. Il y a aussi « Mimile » et Nathalie, qui sont venus rendre visite et donner un coup de main. Le couple, qui habite à proximité, vient régulièrement le mardi soir, jour de vente à la ferme, pour acheter le pain. Mais s’attarde volontiers aussi autour d’une bière, comme beaucoup : « Cela fait dix ans qu’on habite la région, et on a rencontré ici plein de voisins que l’on ne connaissait pas. C’est le genre de lieu de vie qui manquait à la commune. Cela va de 7 à 77 ans, et puis c’est pas comme dans un bar : les mamies seules ont plaisir à venir boire une bière ! », sourit-elle.
« On n’avait pas prévu un tel succès du magasin sur la ferme, se réjouit Thomas G. Les gens restent, c’est facteur de lien, nous sommes vachement fiers de ça. » Si le succès se confirme, le groupe envisage de revoir son organisation de vente, en supprimant un marché par exemple : « Deux personnes mobilisées, de 4 heures à 15 heures, si on peut s’en passer, on va pas se gêner ! » Pour l’heure, le marché du samedi, à Limoges, est assuré à tour de rôle, pour que les autres puissent prendre leur week-end. Tout comme l’astreinte imposée par les animaux, qui mobilise une personne sur la ferme du samedi matin au dimanche soir. Autre règle : le groupe s’est imposé d’arrêter de travailler à 18 heures.
Pour y parvenir, le Gaec a renoncé à son souhait de polyvalence totale. Chaque atelier a son référent, et son nombre d’heures assignées. Hélène, référente chèvres, partage ainsi son temps de travail entre celles-ci et les vaches, car les chèvres ne doivent pas prendre plus d’un mi-temps dans l’organisation globale. Pour Clémence, c’est un mi-temps maximum pour les cochons, et un mi-temps à la fromagerie, sur laquelle Maxime travaille à temps plein. L’atelier maraîchage, que coordonne Thomas B., nécessite 3,5 emplois temps plein... etc. La taille de chaque atelier a été savamment pensée, afin que le travail et les investissements nécessaires soient rémunérateurs.
Pour autant, chaque atelier s’intègre dans un tout qu’il ne doit pas déstabiliser. La taille actuelle de l’atelier cochons, par exemple, permet de valoriser les déchets d’autres ateliers, et de dégager un mi-temps. Mais il nécessite aussi 6 ha de culture de méteil, et de l’espace à l’extérieur. Un atelier plus grand nécessiterait donc plus de méteil et de parcours, donc moins de prairies pour les vaches, ou d’orge pour la bière... L’interdépendance dans le travail, quant à elle, permet la souplesse nécessaire aux pics d’activité et aux imprévus : aller chercher un Partner en panne, ramasser les légumes les veilles de marché, faire les foins, etc. « On ne peut pas tout prévoir, c’est le vivant ! » sourit Hélène.
Le vivant, il est au cœur d’un atelier à part entière, « improductif », qui n’a sûrement pas bénéficié de DJA [1], mais que tous les membres du groupe estiment vital pour la dynamique de la ferme. L’organisation de la vie commune se fait souvent de manière informelle, à la fin du petit-déjeuner, où tout le monde se doit d’être présent, mais bénéficie également d’un créneau dans l’emploi du temps de tous : c’est « la réunion du mercredi ». « La vie commune, c’est comme pour l’organisation des autres ateliers, c’est pas magique : on a des outils, de la matière, des objectifs... », explique Maxime.
Depuis le début du projet, la communauté a décidé d’être accompagnée par un animateur en communication non violente, qui donne notamment « des clés pour comprendre les dynamiques du groupe et les mécanismes du conflit ». Actuellement, le groupe réfléchit à l’assouplissement du principe du compte commun. C’est Maxime qui a amené le sujet sur le tapis. Jeune marié, il s’investit aussi dans le projet économique de sa femme, qui importe du café péruvien, et doit pourvoir prioritairement aux besoins de sa belle famille, restée au Pérou. Pour le groupe comme pour Maxime, il a été décidé que le mieux était qu’il fasse compte à part.
« La question ne concerne pas que Maxime : on a des modes de vie qui s’écartent un peu, certains veulent lever le pied au niveau du travail, d’autres ont des projets d’habitation avec des conjoints extérieurs au groupe... Le groupe doit s’adapter aux évolutions personnelles pour que tout le monde se sente bien, analyse Clémence. En même temps, nous devons trouver les solutions pratiques pour que ça ne devienne pas une usine à gaz et que ça ne désorganise pas le groupe. » Le plus important pour y parvenir ? « Garder notre état d’esprit », répond-elle sans hésiter. Les meilleurs ingénieurs sont sûrement, comme les copains de la Tournerie, ceux qui savent que tout repose, finalement, sur l’humain.
Fabien Ginisty
Photo : © Fabien Ginisty/L’Âge de faire