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title: « Le jour où il ne faudra plus être féministe, ce sera bien, parce que c’est fatigant. » url: https://laviematerielle.substack.com/p/le-jour-ou-il-ne-faudra-plus-etre hash_url: e0589fba23

L’autre jour j’ai eu la chance d’assister à la librairie Descours à une conversation entre la plasticienne espagnole Esther Ferrer et l’historienne de l’art Camille Paulhan, dont j’adore le travail érudit, plein d’humour et d’humilité. Un livre (financé par Aware) rassemble leurs échanges autour du travail d’Esther. Son travail commence en Espagne franquiste, un acte courageux en soi qui cadre avec la détermination et l’énergie frondeuse qui émanent encore d’elle à 84 ans. Je vous recommande le livre pour rentrer plus en détail dans son œuvre ; ce que j’en ai retiré, ce que je voudrais retranscrire ici, c’est la force et le courage de travailler contagieux de cette artiste. Les citations de cette lettre sont tirées de cette rencontre et du livre, afin de donner l’aperçu le plus riche possible de son travail et de sa pensée libre, livrée “à sauts et à gambades”, comme elle s’exprime.

En effet, Esther se fiche des dates et passe souvent du coq à l’âne avec d’immenses sauts temporels. Camille a dû mener l’enquête pour attribuer des dates a posteriori à chaque œuvre, en appui sur des catalogues contenant déjà des dates approximatives et données au petit bonheur par Esther.

Ensuite, Esther ne classe pas ses œuvres et ne “s’inquiète pas du tout de sa postérité”. Pourquoi ? “Je ne serai plus là, donc qu’est ce que j’en ai à foutre ? Même de sa date de naissance, elle n’est pas entièrement certaine. Ses travaux jouent avec l’idée de conservation ; combinant performances avec des objets périssables (laitues…), jouets en plastique, sex-toys, “petits dessins merdiques”, elle construit une œuvre qui se fait une fierté de faire rire et de laisser l’espace pour se surprendre soi-même. Une de ses œuvres, Memoria, est composée de 500 enveloppes vierges sur lesquelles s’impriment, au fil de l’exposition, la trace du passage du public, de l’air, de la chaleur, de la poussière. “Elle peut se salir ; ces changements sont sa mémoire.” On le voit, elle plaide pour un art vivant, imprégné par le passage du temps.

Dans sa jeunesse, elle enseigne aussi, sous le nez des curés franquistes, le dessin, en plein air selon la pédagogie Freinet. “On n’a même pas pensé qu’on pourrait avoir des problèmes.” (et pourtant !) Esther est “anti-dextérité”. Elle admire le travail spontané des enfants, leur inventivité, leur façon iconoclaste de trouver des réponses à leurs problèmes artistiques.

“Ils voulaient un vert mais je ne le trouvais pas ; tu as trente couleurs, comment tu peux ne pas trouver un vert ? On leur donnait des petits pots et ils cherchaient leurs verts.”

“Je me souviens d’un enfant qui avait fait un tableau avec une falaise et un aigle. Il me dit ‘j’ai fini!’, mais clairement le dessin n’était pas terminé. (…) Il continue à dessiner jusqu’à recouvrir le dessin avec une explosion : ‘l’aigle a explosé, il y a des plumes partout.’ Et il me dit : ‘Comme je savais pas comment le finir, un chasseur est venu et il l’a tué’.

Comme elle l’écrit sur le sujet de la performance : “Je pense que l’important est de se poser la question, c’est là que commence la réponse.”

Dans sa jeunesse, elle vit en France de petits boulots, jeune fille au pair, peintre en bâtiment. Plus tard, elle refait des escapades en France pour lire Hara Kiri. Traversant les Etats-Unis, elle est choquée par l’abondance de déchets, dès l’achat. “Si tu voulais acheter une pince, tu devais en acheter un lot de trente (…) Cette accumulation involontaire m’a choquée, le fait qu’on n’ait pas le choix et qu’on soit obligé de consommer.”

Esther Ferrer ne demande jamais ni légitimité ni permission. Elle commence ses performances dans le groupe Zaj, proche de Fluxus et influencé par John Cage et Marcel Duchamp : “(la performance) ne s’enseignait nulle part et faisait rire tout le monde : nous étions des tarés”. Ça ne fait pas que rire ; lorsque les performances déclenchent des cris anarchistes et des réactions vives dans le public (“Dans les années 60 et 70 la performance n’était pas institutionnalisée, les gens n’étaient pas patients”) - la police tire le rideau de fer sur la scène et tire dans la salle. Une lourde responsabilité pour ceux qui apprennent en bricolant.

Des années plus tard, au cours d’une performance absurde (Les Choses, en photo ci-dessous), elle se réjouit de voir la femme du ministre de la culture espagnol s’étrangler d’un rire qu’elle n’arrive pas à réprimer : un véritable compliment.

Esther Ferrer a toujours tracé son chemin : elle ne veut dépendre de personne. Elle se finance en écrivant, en refusant de demander des bourses ou de l’aide familiale. Elle écrit sur la prostitution, sur l’avortement, sur l’excision pour El Pais. Et fait des performances nues, jeune et … moins jeune (en 73 et en 2013, à 75 ans) :

“Aujourd’hui, on pourrait considérer qu’à mon âge je devrais rester à la maison sagement assise sur une chaise, au lieu de porter un chou ou un marteau sur la tête, mais je préfère peut-être être ridicule.”

“Quand on a commencé à nous mettre à poil on était des exhibitionnistes et des narcissiques, parce que ce n’était pas eux qui nous déshabillaient mais nous.”

“Ce sont des actions anodines, sans connotations sexuelles : c’est simplement mon corps et moi.”

“C’est le fait de venir d’une famille nombreuse : tu vas prendre ta douche, tu oublies quelques chose, tu traverses le couloir à poil et tu croises ton frère et ta soeur, cela ne m’a jamais posé de souci.”

Les réactions sont pourtant parfois violentes, particulièrement celles des femmes. Même si “les vieilles sont à la mode”, les regards restent encroûtés.

“On croyait que quelque chose pouvait changer. On a avancé un peu. Mais dès qu’on peut se reposer un peu ça revient. Et je pense que maintenant c’est une marche en arrière à tous les niveaux, pas seulement au niveau féministe (…) Le jour où il ne faudra plus être féministe, ce sera bien, parce que c’est fatigant.” (la rencontre a eu lieu le jour où est sortie l’information sur la possible annulation de la jurisprudence Wade vs Roe aux Etats-Unis).

“Nous, on a dit non ! On est arrivées jusqu’ici, on va continuer à marcher. Et s’ils veulent qu’on fasse marche arrière, il faudra nous passer sur le corps. (…) Une chose très satisfaisante, c’est de voir le courage des jeunes filles, issues ou non de l’immigration, qui inventent de nouvelles formes de lutte, parfois avec un sens de l’humour génial, mordant et efficace, et qui comme ma génération ne sont pas disposées à revenir en arrière.”

“Si tu as une tête pour penser, tu es féministe (...) En libérant notre parole, nous pouvons aider les hommes à se libérer.”

Elle estime que son rôle, dans la performance comme dans ses ateliers, c’est de mettre chacun face à ce qu’il est capable de faire. “Je ne fais rien, ce sont les autres qui font. Et s’ils savent faire, ils font.”

“La performance ne peut pas être détruite. C’est la plus démocratique, tu n’as pas besoin de savoir quoi que ce soit quand tu vas commencer. Je passe ma vie à faire des choses que je ne sais pas faire ! L’art c’est une voie de connaissance, j’ai toujours appris en faisant. (…) En plus de faire ce que j’aime, j’apprends à le faire et j’apprends des choses en même temps.”

Il y a une de mes performances, Le chemin se fait en marchant, très importante pour moi. La phrase provient d’une poésie de 1917 d’Antonio Machado, un poète républicain que j’ai toujours adoré. C’est l’idée qu’il n’y a pas de chemin, que c’est toi qui fais ce chemin. “Caminante, no hay camino, se hace camino al andar”.

Elle dit aux étudiants en art :

“Ce que vous voulez apprendre, je peux vous le dire en cinq minutes : si vous voulez faire des performances, faites-en. Si vous voulez faire une discipline, inventez-la. Le but c’est de savoir si ça vous intéresse.

Et maintenant, on travaille.”

Motivant, non ?