title: Ataraxie numérique
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Épicure assimilait le bonheur à l’ataraxie, une vie sobre en plaisirs qui ne répondent pas aux besoins naturels et nécessaires. Il est peut-être temps de partir à la recherche d’une certaine ataraxie numérique, qui consisterait à se demander ce qui est nécessaire, utile, même agréable. Réévaluer ce dont nous avons besoin et en faire des outils conviviaux qui rendent autonomes et heureux, qui ne soient pas des instruments d’asservissement, de contrôle ou d’addiction.
« La convention citoyenne pour le climat, instaurée par le chef de l'État [...] a voté ce printemps à 98 % pour "instaurer un moratoire sur la mise en place de la 5G en attendant les résultats de l'évaluation" de ses effets sur la santé et le climat. Mais, avant même d'être ouvert, le débat était tranché [...] : "Oui, la France va prendre le tournant de la 5G parce que c'est le tournant de l'innovation". (Ruffin and Pocréaux, 2020[1]) »
« Dans une logique d'écoconception des services, nous proposons d'évaluer les avantages et les inconvénients de la 5G par rapport à la fibre avant et non après avoir accordé les licences pour son développement mais aussi d'initier/conseiller à l'utilisation de la solution la moins impactante pour l'environnement. Instaurer un moratoire sur la mise en place de la 5G en attendant les résultats de l'évaluation de la 5G sur la santé et le climat. (Convention Citoyenne pour le Climat, 2020[2]) »
« Et j'entends beaucoup de voix qui s'élèvent pour nous expliquer qu'il faudrait relever la complexité des problèmes contemporains en revenant à la lampe à huile. Je ne crois pas au modèle amish. Et je ne crois pas que le modèle amish permette de relever les défis de l'économie contemporaine.” »
Je ne crois pas non plus au modèle Amish.
Mais je ne crois pas non plus au modèle de la croissance exponentielle.
Une croissance 2% par an — c'est à dire pas beaucoup, pas assez, un nombre qui va créer du chômage, qu'on voudrait bien plus important si on pouvait... — ça fait 700% de croissance en 100 ans.
Pourtant Philippe Bihouix (ingénieur, directeur-adjoint de l'AREP, donc pas vraiment un Amish) propose de « sortir de la civilisation de la voiture »
.
« Car mieux vaut renoncer à sa voiture qu'aller chercher son eau au puits, et mieux vaut enfiler un pull-over que s'éclairer à la bougie. (Bihouix, 2014[3]) »
Finalement l'amishisation est peut-être en bonne voie...
Je lis sur Wikipédia que les Amish statuent sur toutes les innovations techniques et que la première règle Amish est : « Tu ne te conformeras point à ce monde qui t'entoure ». Si l'on évite l'écueil de le l'argumentum ad personam (consistant ici à considérer que tout ce que font ou disent les Amish est à rejeter si on est en désaccord par ailleurs avec beaucoup de ce qu'ils font ou disent) on peut apprécier l'idée de statuer sur les innovations techniques.
Si cela conduit (comme c'est généralement le cas chez les Amish) à la refuser systématiquement ou presque, cela interroge sur l'articulation entre technologie et démocratie. Sinon (si cela conduit à rejeter ou accepter selon les termes du débat) on ne voit pas vraiment pourquoi une société démocratique s'en priverait.
Le débat technologique ne semble pas une option :
la question identitaire est légitime (la technique fait l'homme), mais elle est aujourd'hui binarisée (acceptation de toute innovation ou refus de toute non conformation) ;
la question temporelle est également légitime (la technique fait le temps), mais elle est enfermée dans une logique de course (à la croissance, à la compétition).
« Nous devons ainsi retrouver une capacité à s'interroger individuellement et collectivement sur nos modes de consommation et nos besoins (cf. fast fashion, 5G, etc.). (Convention Citoyenne pour le Climat, 2020[2]) »
« Si donc toute science aboutit ainsi à la perfection de son œuvre, en fixant le regard sur le moyen et y ramenant ses œuvres (de là vient notre habitude de dire en parlant des œuvres bien réussies, qu'il est impossible d'y rien retrancher ni d'y rien ajouter, voulant signifier par là que l'excès et le défaut détruisent la perfection, tandis que la médiété la préserve), si donc les bons artistes, comme nous les appelons, ont les yeux fixés sur cette médiété quand ils travaillent, et si en outre, la vertu, comme la nature, dépasse en exactitude et en valeur 15 tout autre art, alors c'est le moyen vers lequel elle devra tendre. (Aristote, -IVe, 2014[4]) »
Bureaucratie, l'utopie des règles, David Graeber, 2015.
« Tous les logiciels conçus ces dernières décennies pour nous épargner du travail administratif ont fini par nous transformer tous en administratifs à temps partiel ou à temps plein »
cité par Caillosse Jacques, « Pourquoi et comment la bureaucratie fait loi », Droit et société, 2016/3 (N° 94).
L'informatisation est souvent une promesse de simplification qui se transforme en complexité accrue.
Affaires privées : aux sources du capitalisme de surveillance, Christophe Masutti.
« Déployer la sobriété numérique (The Shift Project, 2020a[5]) »
« Climat : l'insoutenable usage de la vidéo en ligne : un cas pratique pour la sobriété numérique (The Shift Project, 2019[6]) »
« Ce qui est incontestable, c'est la nécessité de surveiller de près la croissance explosive des [...] technologies et services numériques pour s'assurer que la société en tire un maximum de bénéfices, tout en minimisant les conséquences négatives – notamment sur la consommation d'électricité et les émissions de carbone. (Kamiya, 2020[7] ; The Shift Project, 2020b[8]) »
« Les datacenters enfoncent le cloud : enjeux politiques et impacts environnementaux d'internet (Marquet and Carnino, 2018[9]) »
Coincés dans Zoom (1/4) : de la vidéoconférence en ses limites (Guillaud, 2020[10])
Coincé dans Zoom (2/4) : mais alors que nous apporte Zoom ? (Guillaud, 2020[11])
Coincés dans Zoom (3/4) : miroir des cultures managériales (Guillaud, 2020[12])
« Nous en sommes arrivés à une industrie de la persuasion à grande échelle, qui définit le comportement de milliards de gens chaque jour, et seulement quelques personnes ont leurs mains sur les leviers. Voilà pourquoi j'y vois une grande question morale, peut être la plus grande de notre époque. »
Sur son lit de mort, personne ne se dit : "J'aurais aimé passer plus de temps sur Facebook (Laurent, 2017[13])
Prolétarisation (le numérique engendre l'automatisation et l'atomisation des tâches, la perte de sens, B. Stiegler, A. Casilli, D. Graeber)
Le plaisir du rapport aux objets.
Le plaisir du rapport au nouveau.
La difficile évaluation des impacts écologiques.
On ne sait pas ce que signifie faire de l'informatique de façon modeste.
La créativité, les bénéfices de la compétition et du dépassement (Nietzsche).
La limitation de l'aventure technique (on ne connaît pas les reconfigurations techniques à venir) et sa dimension pharmacologique (potentiels positifs et négatifs, B. Stiegler).
Cf L'âge des low tech (Bihouix, 2014[3])
Des technologies à notre échelle (ou presque)
Machines modestes (hard)
Programmes modestes (soft)
Fonctions modestes (fonctionnel)
Nous consommons aujourd'hui massivement des objets et services numériques :
J'ai besoin de...
Je ne peux plus me passer de...
Je ne suis pas autonome sans...
Or, ces outils que nous utilisons ne nous appartiennent pas :
nous ne savons pas les construire
nous ne savons pas les réparer
nous ne savons pas les utiliser comme on le souhaite
nous ne savons pas comment ils fonctionnent vraiment
L'informatisation est source de complexité : on complexifie le monde parce que l'informatique promet qu'on pourra le simplifier ensuite.
L'informatisation alimente le solutionnisme technique : on produit des outils plutôt que des organisations humaines adéquates.
L'informatisation est un transfert de pouvoir : on peut de moins en moins faire sans une poignée de multinationales (étasuniennes) qui échappent au contrôle démocratique.
Les ingénieurs passent beaucoup de leur temps de travail à augmenter la surface numérique du monde :
est-ce que cela rend le monde meilleur ?
est-ce que cela les rend heureux ?
Dans le film Tron en 1982, les users sont les humains qui maîtrisent les ordinateurs, en charge de leurs donner des ordres. Les machines essaient de se rebeller.
En 2020, les utilisateurs sont les humains que les machines contrôlent, en leur dictant leurs comportements : connecte-toi, consulte cette information, lis ce message, remplis ce formulaire... ce sont elles qui commandent ? à nous de nous rebeller.
Hiérarchie des plaisirs :
Besoins naturels et nécessaires (manger, dormir, boire)
Besoins naturels et non nécessaires (faire l'amour)
Besoins non naturels et nécessaires (cultiver la terre, faire vivre la cité)
Besoins non naturels et non nécessaires (philosopher, jouer)
Modération (l'excès n'est jamais nécessaire)
Ce n'est pas un décalogue, mais une éthique hédoniste (ou eudémoniste) : le bonheur est la finalité de la raison.
Des objets logiciels et matériels :
que l'on peut connaître
que l'on peut adapter
que l'on peut réparer
donc qui laisse l'utilisateur libre de "fixer" l'outil qu'il utilise.
Consommation qui résiste à la publicité et à l'injonction de nouveauté :
suppression de la manipulation publicitaire (Edward Snowden plutôt que Edward Bernays)
plaisir de faire plutôt que de regarder, modularité plutôt qu'intégration (Fairphone et Raspberry plutôt qu'Apple)
résistance à la compulsion, à la facilité, au remplacement (Amazon)
donc qui prend le temps de s'inscrire dans le temps.
Comprendre comment cela fonctionne pour participer aux choix.
Sortir de l'informatique magique et reprendre du pouvoir aux ingénieurs.
Retrouver confiance en la machine (Confiance en la machine ? des logiciels libres à la littératie numérique)
Téléphoner à ses amis ou avoir de la 5G ?
Partager des photos avec sa famille ou disposer d'un espace de stockage de 1 To ?
Faire du sport ou porter des objets connectés ?
Regarder Le Bon, la Brute et le Truand ou regarder des films en 4K ?
Écouter Les Doors ou avoir accès à de la musique illimitée ?
Quels outils voulons-nous aider à se développer, quels outils voulons nous construire, quels outils voulons nous avoir dans les mains ?
Des outils plus simples, moins invasifs, moins performants, que l'on contrôle au moins autant qu'ils nous contrôlent.
Des outils que l'on maîtrise à l'échelle d'une communauté, pas forcément soi-même, mais on connaît quelqu'un qui.
Qui voulons nous pour construire ces outils ?
Des artisans de proximité qui ont le plaisir de savoir faire plutôt que les maillons spécialisés d'une chaîne qu'ils ne maîtrisent pas ou des consultants qui favorisent l'existence de technologies qu'ils ne sauraient pas eux-mêmes faire fonctionner.