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title: La caisse de grève crowdfundée. C’est (l’uberisation de) la lutte finale. url: http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2018/04/uberisation-de-la-lutte-finale.html hash_url: f677efe72c

Alors commençons par le commencement. Pour ce qui est des métaphores moisies d’usagers “pris en otage”, commencez par aller visionner cette vidéo. J’insiste. Elle ne dure que 4’40 et il serait vraiment dommage de rater les dernières secondes sans s’être tapé les 4 minutes précédentes.

Je veux vous parler de ce qui est à ma connaissance, le premier Crowdfunding de grève à atteindre un tel niveau. Je parle de la cagnotte Leetchi pour les cheminots grévistes qui compte au moment où j’entame la rédaction de ce billet, 166 000 euros pour 4800 participants, soit un don moyen de 30 euros par donateur. La cagnotte est encore ouverte pour un mois, donc lâchez-vous :-)

Elle a été créée et soutenue par un groupe d’une trentaine d’intellectuels et d’artistes dans une tribune parue sur Mediapart, et c’est l’un d’entre eux, Jean-Marc Salmon, sociologue, qui a concrètement ouvert ladite cagnotte

Leetchi

Devant l’engouement suscité, des interrogations légitimes ont vu le jour sur la traçabilité de la collecte et la destination de l’argent récolté dans ce contexte particulier, et Libération en a fait un ChekNews qui répond à l’essentiel de ces interrogations. Oui il s’agit bien d’une vraie collecte, non ce n’est pas une arnaque, et le journal revient également sur le processus de redistribution auprès des grandes centrales syndicales : 

“tous les syndicats grévistes seront bénéficiaires et le montant de l’argent de la cagnotte qui leur sera reversé sera calculé au prorata de leurs résultats aux élections professionnelles. Un premier virement est estimé fin avril, et un second en mai, si le mouvement se poursuit.“ 

C’est la lutte marge finale.

Naturellement et comme on m’en faisait la remarque sur Twitter :

“Une cagnotte pour les grévistes sur laquelle la société privée intermédiaire prend 4% … #CapitalismeStadeTerminal”.

Certes. 

Une plateforme de Crowdfunding se paie essentiellement via les commissions qu’elle prélève sur les sommes qu’elle permet de récolter. En moyenne, ces commissions oscillent entre 4 et 10%. Pour Leetchi, et peut-être est-ce la raison pour laquelle elle a été choisie, il s’agit de l’une des marges les plus faibles : 4% en-deçà de 2000 euros et 2,9% au-delà de 2000 euros. Et de nombreux utilisateurs et/ou donateurs de la plateforme sont en train de lui suggérer de faire encore un effort ;-)

A l’occasion de ce mouvement de grève qui semble relativement inédit tout au moins dans sa forme et qui semble également s’ouvrir sur une convergence des luttes plus que bienvenue, nous verrons bien si la cagnotte continue de briser tous les scores.

<Mise à jour> Au moment où je reprends la rédaction de ce billet, le Jeudi 5 avril on en est à 324 000 euros pour 9900 donateurs, le don moyen restant donc autour de 30 euros </Mise à jour>

Il serait intéressant de mener un travail universitaire archéologique sur les plateformes de Crowdfunding pour comprendre comment elles ont progressivement capté et “sédimenté” des financements traditionnellement publics ou privés et la manière dont cette nouvelle forme d’impôt payé “au chapeau” est venue combler certaines carences, carences hélas souvent délibérées en matière de financement public, comme nous allons le voir plus bas. 

Va te faire crowdfunder chez les grecs.

Ainsi en 2015 un financement participatif avait été lancé pour … éponger la dette grecque. L’objectif n’avait pas été atteint mais il avait tout de même permis de rassembler plus d’un million d’euros en à peine quelques jours. A l’époque j’écrivais ceci : 

Et si ça avait marché ? Si le milliard et demi avait été réuni ? Imaginez-vous l’ampleur du cataclysme politique, économique, géo-politique ? T’imagines la tête du FMI ? La tronche des édiles bruxellois ? (…)

Redevenir maîtres de la redistribution des richesses et des ressources naturelles. Et virer tous ces guignols. Nettoyer le solutionnisme technologique de la gangue néo-libérale et de l’idéologie libertarienne qui le corsette et remettre les technologies au service de solutions dans un espace qui soit vraiment socialement appropriable et encadré. Cela peut naturellement paraître parfaitement utopiste mais imaginez un état “gouvernant” Blablacar et le déployant à l’échelle d’un pays, d’une région, d’une ville. Et si c’était cela le vrai processus de Bologne : The Bologna Regulation for The Care and Regeneration of Urban Commons ? Regardez les bénéfices  - pour la collectivité et les individus - de la municipalisation des régies d’accès à l’eau potable dans notre bel hexagone. Le financement de la bulle de la French Tech ne serait-il pas plus fécond et adapté aux enjeux du siècle à venir s’il intégrait un volet dit de “politiques publiques” ? Ou faut-il se résoudre à voir, les uns après les autres, les secteurs de la médecine, de l’éducation, de l’alimentation tomber sous la coupe des anarchistes notoires de Goldman Sachs ? 

La promesse émancipatrice du numérique était aussi celle-là. Elle porte naturellement en elle les germes d’un libéralisme totalement dérégulé et socialement et économiquement dangereux. Mais elle porte également ceux d’une anarchie calculatoire dans laquelle les désintermédiations sont autant de réappropriations possibles à condition qu’elles soient - c’est important - pensées dans le cadre - par exemple - d’une théorie des biens communs.”

Avec la cagnotte de grève Leetchi c’est tout le dualisme du numérique qui prend corps une nouvelle fois : les logiques d’émancipation sociale qu’il autorise peinent trop souvent à s’affranchir de l’aliénation produite par une architecture vérouillée tant techniquement qu’économiquement. D’où l’intérêt des mouvements comme ceux du logiciel “libre”, de “l’open source” et des “communs” en général.

Certains s’en désoleront peut-être mais la collecte d’une telle somme en un temps aussi court pour permettre à des revendications sociales de tenir le bras de fer avec un gouvernement quel qu’il soit, me semble plutôt enthousiasmant même si on peut également voir cela comme une simple forme de slacktivisme marchand.

L’argent n’a pas d’odeur mais certaines transactions puent.

Mais cela ne doit pas nous faire oublier que toutes les causes, y compris les plus sordides peuvent hélas également avoir recours à ces formes de financement participatif comme l’avait rappelé en Juin dernier l’épisode de cette organisation néo-fasciste faisant financer via Paypall une opération destinée à empêcher des ONG de porter secours aux migrants en méditerrannée. La question, dans un cas comme dans l’autre, montre bien que dissocier la technique de l’éthique est devenu aussi dangereux qu’impossible. Les logiques de désintermédiation des plateformes, qui sont la force et la caractéristique première des phénomènes “d’Überisation”, doivent systématiquement être interrogées à l’aune de la déresponsabilisation qu’elles préfigurent, qu’elles instaurent ou qu’elles entretiennent.

Si le mobile c’est l’argent, le Crowfunding est l’alibi parfait.

Le modèle vertueux du financement participatif de la caisse de grève, tout comme le modèle moralement abject de l’opération commanditée par l’organisation néo-fasciste mentionnée plus haut, sont - pour des raisons diamétralement opposées - intéressants à observer et à analyser mais restent des épiphénomènes.

Le problème de fond est que le Crowdfunding est en train de devenir, pour les Etats et les gouvernements, l’alibi parfait permettant d’assécher les financements publics. Dans la Start-Up Nation on organise des lotos pour sauver le patrimoine, mais surtout on annonce le lancement d’un Crowdfunding national pour soutenir les associations, les mêmes associations que l’on vient pourtant de mettre à genou en faisant exploser les contrats aidés qui leur permettaient de survivre et d’assurer des missions déjà abandonnées par l’état.

Mais il est vrai que dans la Macron Start-Up Nation, quand on mettra les cons sur orbite on leur offrira l’application leur permettant de compter leur nombre de tours

Cet essor des logiques de crowdfunding qui dépassent désormais le seul secteur des industries culturelles pour contaminer des champs entiers de l’action publique doit nous amener à nous interroger sur le financement des politiques publiques. Et notamment dans le domaine de la santé où le pire est déjà en train de se mettre en place. Si nous ne sommes pas suffisamment vigilants et réactifs, nous sombrerons lentement mais sûrement dans un “marché de la pitié”, un “mercy market” où “être malade ne sera plus suffisant, il faudra être aussi intéressant.”  

Capacitation et facilitation.

Si l’on ne retient que l’exemple de la caisse de grève ou celui du groupuscule néo-fasciste, on pourrait être tenté de clore le débat en indiquant que le Crowdfunding reste un outil et qu’à ce titre, il peut être utilisé pour faire des choses admirables ou détestables en fonction de l’intentionnalité de ceux qui l’initient. Mais ce serait manquer une occasion de réfléchir aux structures qui permettraient de limiter les utilisations toxiques de ces modes de financement participatif. Permettez-moi donc une petite digression.

“Le numérique” est souvent présenté comme un outil de “capacitation”, qui nous donne de nouvelles capacités, alors qu’il n’est le plus souvent un outil de facilitation (ce qui n’est déjà pas si mal). 

Ainsi dans le cadre de la démocratisation permise par les blogs, le numérique ne nous a pas mis “en capacité d’écrire” - ça c’est le boulot de l’école et de l’éducation - mais il a simplement “facilité” la publication de nos écrits. Et c’est en facilitant la publication qu’il a produit une nouvelle capacitation : la capacité de toucher une audience très large, capacitation pour le coup originale et qui était jusque-là réservée à quelques auteurs édités dans de grandes maisons ou à quelques éditorialistes.

De la même manière, les plateformes de Crowdfunding ne nous rendent pas “capables” de financer des projets (ça c’est notre salaire ou notre revenu et hélas aussi un peu notre banque) mais elles “facilitent” l’octroi de sommes à des causes, à des organisations ou à des personnes. Et là encore c’est grâce à cette facilitation qu’une nouvelle capacitation émerge : la capacité de résistance collective (pour la caisse de grève) ou la capacité de nuisance ciblée (pour les fachos du Bloc identitaire).

Confondre ou assimiler facilitation et capacitation n’est pas simplement un abus de langage mais une erreur méthodologique qui empêche d’isoler les invariants sur lesquels jouer pour atténuer les potentialités de nuisance et augmenter celles de résistance ou d’empathie. 

Car seule la capacitation authentique est porteuse d’émancipation alors que les logiques de facilitation se contentent le plus souvent de reproduire des effets de rente déjà connus en les monétisant ou en les déployant à une échelle différente. 

Des communs de capabilité pour des capacités communes.

Dans la lignée d’Elinor Ostrom, prix nobel d’économie pour ses travaux sur la gouvernance et les biens communs, un article de Geneviève Fontaine déposé en archive ouverte, s’interroge sur la meilleure manière de “Susciter l’émergence de communs comme outils du développement durable.” Sans vous le résumer entièrement, le point fort de ce travail est de définir ce que l’auteur appelle des “communs de capabilité” et qui renvoient donc directement à la “capacitation” dont je vous ai parlé dans ce billet.

En partant de “bases” définissant un bien commun chez Elinor Ostrom (production et gestion d’une ressource mise en commun, droits distribués régulant l’accès à la ressource pour les “commoners” et gouvernance collective pour la résolution de conflits), l’article de Geneviève Fontaine propose des “critères additionnels des communs de capabilité”.

 

 

Ces critères sont redoutablement pertinents et surtout efficaces pour imaginer des plateformes (de crowdfunding ou d’autre chose) qui soient réellement vertueuses dans leurs usages ainsi que pour vérouiller autant que faire se peut leur capacité à être détournées. 

Ainsi la “finalité d’équité portée aux plus démunis et vulnérables”, la garantie pour les commoners d’une “possibilité d’exit de voice ou de loyalty”, mais également le fait de pouvoir s’appuyer - comme le soulignait déjà Ostrom - sur des pouvoirs publics qui en sus de la reconnaissance méta-institutionnelle des règles du “commun” vont avoir à coeur et à charge de “favoriser la liberté procédurale des acteurs” sont autant de pistes fécondes pour mettre en oeuvre des outils - et des usages - numériques qui ne soient pas de simples facilitateurs ou accélérateurs, mais qui posent un cadre éthique structurel favorisant l’émergence de capacités non seulement “communes” mais limitant la déliquescence du pacte social qui est la conséquence de l’abandon du politique sur ces sujets. 

Grève générale et digitale.

En attendant que la start-up Nation ne se dote d’un autre projet politique que celui consistant à filer des compte-tour connectés à tous les cons déjà sur orbite, je vous invite à faire chauffer votre carte bleue sur Leetchi et à relire ce texte de Pierre Bourdieu qui date d’il y a 20 ans et qui n’a, hélas pas tris une ride. Extrait : 

“La crise d’aujourd’hui est une chance historique, pour la France et sans doute aussi pour tous ceux, chaque jour plus nombreux, qui, en Europe et ailleurs dans le monde, refusent la nouvelle alternative : libéralisme ou barbarie. Cheminots, postiers, enseignants, employés des services publics, étudiants, et tant d’autres, activement ou passivement engagés dans le mouvement, ont posé, par leurs manifestations, par leurs déclarations, par les réflexions innombrables qu’ils ont déclenchées et que le couvercle médiatique s’efforce en vain d’étouffer, des problèmes tout à fait fondamentaux, trop importants pour être laissés à des technocrates aussi suffisants qu’insuffisants : comment restituer aux premiers intéressés, c’est-à-dire à chacun de nous, la définition éclairée et raisonnable de l’avenir des services publics, la santé, l’éducation, les transports, etc., en liaison notamment avec ceux qui, dans les autres pays d’Europe, sont exposés aux mêmes menaces ?”