title: Wikipédia et le nécronyme des personnes trans : l’insoutenable neutralité du point de vue ?
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description: Tentative de comprendre le conflit sur Wikipédia francophone autour du nécronyme des personnes trans
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Sur le bistro de Wikipédia, la discussion autour d’une potentielle annonce publique des sondages et décisions de vote est animée. « Ce qui se passe à l’intérieur de wikipédia n’a pas à en sortir », résume une contributrice.
Une position qui semble relativement partagée. Pourtant, Wikipédia n’est pas Las Vegas : la discussion a lieu sur une page publique accessible à n’importe qui et qui concerne des sondages et des prises de décision également accessibles publiquement.
Comment comprendre cette contradiction entre volonté de transparence et d’entre-soi ?
À l’origine de cette discussion, un sondage sur la mention du nom de naissance des personnes trans, qui cherche à tracer une voie entre deux objectifs contradictoires : une volonté encyclopédique d’une part, et le respect des personnes trans qui n’ont pas forcément envie de voir leurs nécronymes (deadnames, ou « noms de naissance ») sur un site aussi visible et référencé que Wikipédia.
Un débat compliqué : en 2022, un précédent sondage sur la même question avait été avorté et sources de nombreuses tensions. Tensions également quelques années plus tôt, lors d’un sondage autour de l’écriture inclusive en 2020.
L’association Les Sans Pages, un projet qui se donne pour but « de réduire le fossé des genres sur Wikipedia par la production d’articles sur l’encyclopédie, et l’organisation d’évènements et de formations pour promouvoir la participation et la visibilité des femmes aux projets Wikimedia », crystallise les critiques internes pour son côté « militant », soupçonné d’être en conflit avec la volonté encyclopédique et surtout à la neutralité de point de vue qui est un principe fondateur de Wikipédia. Il y a également des tensions avec l’association Wikimédia France (à ne pas confondre avec Wikipédia en français), avec là encore des soupçons de faire passer la lutte contre les discriminations avant la neutralité.
Pour mieux comprendre ce conflit, il faut s’intéresser à la façon dont sont organisés les différents projets Wikimédia, qui incluent Wikipédia pour l’encyclopédie, Wiktionary pour le dictionnaire, Wikimedia Commons pour les ressouces multimédia, Wikiquote pour les citations, etc.
À la base se situe la fondation Wikimédia. Cette organisation à but non lucratif états-unienne fournit les infrastructures (notamment l’hébergement Web) pour les différentes Wikipédias et autres projets Wikimédia. En dehors de quelques règles de base, elle n’a cependant pas de véritable rôle éditorial sur ces différents projets.
Il y a différentes communautés pour chaque projet, mais aussi pour chaque langue : les règles ne sont donc pas forcément identiques entre les wikipédia francophone et anglophone.
Ces différents communautés sont largement autonomes, même si elles doivent tout de même respecter quelques règles de base.
Différentes associations existent également et promeuvent la participation aux différents projets Wikimédia, ainsi que plus largement une diffusion libre des savoirs. Pour la francophonie, on y retrouve entre autres Wikimédia France, Wikimédia Belgique ou Wikimédia CH, qui sont reconnues comme « chapitres nationaux » par la fondation Wikimédia ; mais on retrouve également différentes associations gravitant autour, comme Les Sans-Pages.
Il y a évidemment des chevauchements : quelqu’un peut être membre d’une ou plusieurs assocations tout en participant à un ou plusieurs projets. Cependant, il peut y avoir aussi des tensions entre ces différentes entités.
Pour Max, la communauté est partagée entre deux courants :
D’un côté, les gens qui vont monter des associations type les sans pagEs ou Wikimédia France, qui pensent que Wikipédia appartient à tout le monde, que ce n’est pas normal qu’on soit si peu nombreu-x-es, et qui passent leurs week-ends à tenir des stands ou faire des ateliers pour attirer du monde.
De l’autre, les gens qui estiment que c’est « la communauté » qui est légitime, et s’étonnent que ces associations ont de l’argent / des dons / subventions, tout ça pour les dépenser dans des trucs pas « concrets ».
Ce scepticisme s’exprime par exemple en 2022 envers le soutien financé par cette association vers Les Sans-Pages, alors que :
- [ses] principaux revenus sont les dons, recueillis grâce à la qualité du travail rédactionnel fourni bénévolement par la communauté ;
- la confusion Wikipédia / Wikimedia France dans l’esprit du public fait que toute action qui affecte l’image de l’association rejaillit sur celle de la communauté et sur celle de l’encyclopédie.
Wikipédia (et les différents projets Wikimédia) se fondent par ailleurs sur le principe de neutralité de point de vue, et celui-ci n’est pas négociable.
Ce principe, qui cherche à « présenter tous les points de vue pertinents, en les attribuant à leurs auteurs, mais sans en adopter aucun » s’applique à toutes les Wikipédias, et il faut reconnaitre que c’est sans doute en partie ce qui a permis à autant de contributeurs venant d’horizons et aux opinions différentes de construire ce qu’est l’encyclopédie aujourd’hui.
Cette approche ne trouve-t-elle pourtant pas ses limites lorsqu’on parle d’oppressions et de groupes minorisés ? « Quelle est la neutralité de point de vue, si ce n’est celui du groupe dominant dans la société ? », s’interroge ainsi Clara Sohet.
Pour Max, le problème n’est pourtant pas vraiment là :
Le principe de neutralité fait normalement la synthèse des sources existantes, donc il nous oblige par exemple à rapporter le point de vue de la psychanalyse sur la transidentité, mais en disant clairement « ceci n’est pas une vérité révélée, mais la position psychanalytique, qui est critiquée sur tel et tel point ».
Le souci, c’est la langue. Un impensé de Wikipédia est que tout est factoïde, que le débat ça va être si un point va être développé en une ligne ou trois paragraphes. Mais on ne peut pas avoir de position intermédiaire sur la langue, il faut trancher.
Ce n’est pas un hasard si l’autre sondage qui a provoqué une tension énorme c’est celui sur « l’écriture inclusive », comprendre l’utilisation du pronom “iel” et le point médian. Il n’y a pas de position intermédiaire posible : soit Wikipédia utilise “iel”, soit non.
Une nécessité de trancher que l’on retrouve pour les biographies de personnes vivantes : comment tracer la ligne entre ce qui est « encyclopédique » (d’autres parleraient « d’intérêt public ») et ce qui relève de la vie privée ?
Les règles et usages s’élaborent et s’affinent donc à petits pas, à mesure qu’un « consensus » s’élabore. Revient alors la question cruciale de « qui prend les décisions ? ». La situation actuelle, où cela repose dans les faits sur les contributeurs les plus investis, et donc ayant assez de temps et les compétences pour, conduit donc inévitablement à un certain nombre de biais.
C’est dans ce contexte que s’ouvre le 12 février 2024 et pour deux semaines le sondage sur la mention du nécronyme des personnes trans.
Rapidement, celui-ci est relayé sur un message sur le réseau social Mastodon :
Si vous avez un compte Wikipédia avec au moins 50 edits sur l’espace principal (aka les articles), je vous enjoins à aller donner votre avis sur le sondage qui a été ouvert sur la question de la mention du deadname des personnes trans dans leurs articles
Le RT est vivement apprécié !
TW : TRANSPHOBIE (particulièrement en page de discussion)
Un appel qui ne passe par pour tout le monde, d’autant qu’il suscite un grand intérêt et est beaucoup partagé. Sur la page de discussion du sondage en question, le ton monte vite : mettant en avant la recommandation concernant le démarchage, certains parlent d’abord de démarchage incorrect ou abusif, puis de « rameutage » voire d’ « appel à la fraude électorale ». Le trigger warning (avertissement de contenu) parlant de transphobie est, de son côté, vu par certains comme une insulte.
Rapidement, il est demandé aux administrateurs de Wikipédia francophone de se prononcer sur l’exclusion d’un certain nombre de participant·e·s, pour propos « clivants » ou « agressifs » (ceux-ci dénonçant en face de la transphobie), mais aussi et surtout pour avoir (ou s’être) « rameuté ».
Ce n’est pas la première fois que la question du « rameutage » ou du « démarchage incorrect » se pose pour des sondages ou prises de décision sur Wikipédia. Il faut dire que les critères pour y participer sont — jusqu’ici — assez souples : il suffit d’avoir un compte sur Wikipédia crédité de plus de 50 contributions, des critères qui regroupent beaucoup plus de monde que le nombre habituel de personnes qui y participent effectivement.
La recommandation actuelle sur Wikipédia est de décourager tout appel sur les réseaux sociaux à participer à un sondage, au point de demander des sanctions contre les « wikipédien·ne·s » l’ayant fait. Cette limitation de circulation de l’information aux contributeurs les plus réguliers entre quelque peu en contradiction avec le fait que toutes ces discussions et décisions… sont visibles par tout le monde, compte Wikipédia ou pas, avec un encadré sur la page du sondage rappelant, non pas qu’il faut éviter de diffuser celle-ci, mais que « la présente page est publique et susceptible d’être très consultée, voire médiatisée ».
Une contradiction que ne comprennent pas forcément des personnes qui ont, de bonne foi, voulu participer au sondage et sont maintenant menacées de sanctions sur Wikipédia. « Je n’étais pas au courant de cette règle contre le démarchage », explique Clara Sohet, qui fait partie des personnes visées. « Clairement, une fois que j’ai su pour cette règle, je savais que j’étais carrément hors des clous, mais j’espérais m’en sortir en me disant que je n’avais dicté à personne comment voter exactement. »
Interdire la “publicité” des sondages est absurde. Si je comprends bien, ils ont eu des problèmes dans le passé. je pense que les limitations qui avaient été prévues pour le sondage (comptes ayant 50 participations sur les articles français au moment de l’ouverture du sondage) est une mesure de sécurité suffisante pour empêcher les comptes trolls de venir en masse.
pense, de son côté, Lux, également visée. Une approche loin d’être partagée par les tenanciers :
Le démarchage est la porte ouverte à tout groupe de pression, idéologique, politique, religieux, financier etc. Il doit être combattu fermement. La crédibilité de Wikipedia est en jeu, car on en arriverait à un système où qui rameute le plus de trolls a raison.
argumente JohnNewton8, qui ne voit pas la contradiction avec le fait que ces pages soient publiques :
Ce n’est pas un referendum ouvert à tous, ni une pétition qu’on ferait circuler, ça ne concerne que les bénévoles qui construisent l’encyclopédie. À l’Assemblée, au Sénat, les débats sont publics. Ça ne veut pas dire que les députés demandent au public leur avis.
Un argument qui peut surprendre. Dans cette métaphore, n’importe quel contributeur ayant plus de 50 contributions serait lui-même député, et quiconque a déjà un peu suivi ce qu’il se passe au parlement aura bien remarqué qu’un « rameutage » dans ce cadre n’est pas vraiment susceptible de sanctions.
Cette logique est cependant plus compréhensible lorsqu’on regarde quelques chiffres : il y a en ce moment 17 860 utilisateurs actifs (ayant fait une modification dans les 30 derniers jours), contre plus de quatre millions de compte sur la Wikipédia francophone. En miroir, la plupart des décisions et des sondages sont d’ordinaire clos avec autour d’une centaine d’avis, là où le sondage sur la question du nécronyme des personnes trans en recueille déjà près de trois fois plus.
La règle formulée officiellement est donc qu’il suffit d’avoir contribué à plus de cinquante modifications d’articles, mais l’usage en pratique est très différent : ne participent à ces sondages et décisions que les personnes qui sont très impliquées dans Wikipédia, connaissent bien ses arcanes et suivent ce qui se passe derrière la partie émergée visible lorsque l’on consulte l’encyclopédie :
Tout le monde doit pouvoir contribuer à Wikipedia. Mais pour commencer à donner son avis il faut en maîtriser les règles, ce qui impose une assiduité et une ancienneté significatives.
explique JohnNewton8. Il faut dire que des règles et recommandations, il y en a un grand nombre à avoir en tête, sans même parler des usages et du vocabulaire très spécifique qui peuvent rendre les discussions entre « wikipédien·ne·s » assez hermétiques aux nouveaux-venus.
Avec le « rameutage » par les réseaux sociaux de personnes qui ne rentrent pas dans cette catégorie, cet usage est donc chamboulé, et les habitués perçoivent cette vague d’intrus — même ayant les cinquante contributions réglementaires — comme un coup de force.
Suite à ce sondage, deux propositions ont d’ailleurs émergé chez les habitués de Wikipédia : communiquer plus largement sur les votes et les sondages (et donc rapprocher la pratique de la règle officielle), ou « durcir » les conditions de participation (et donc rapprocher la règle officielle de la pratique).
Pour l’instant, c’est plutôt la seconde approche qui semble tenir la ligne, et l’heure semble plutôt à resserrer les rangs qu’à les ouvrir.
Alors que le sondage approche de sa clôture, des sanctions sont prises par les administrateurs, et plusieurs personnes voient ainsi leur compte Wikipédia bloqués pour une durée indéfinie.
Lux et Clara Sohet font partie des personnes voyant leur compte bloqué de façon définitive, et ont l’impression d’avoir affaire à un deux poids, deux mesures :
La personne qui a été la plus violente envers nous, bien qu’apparemment elle soit récidiviste, ne risque, elle que trois jours de blocage
La nouvelle du blocage (in)définitif de quelques personnes trans pour « démarchage incorrect » et « règles de savoir-vivre » est rapidement relayée sur les réseaux sociaux, poussant l’association Toutes des femmes à communiquer :
Bien qu’initialement ouvert à tout contributeur·ice ayant un minimum de 50 contributions, la participation à ce sondage s’est rapidement verrouillée. Accusés de “propagande”, et de manque d’objectivé, de nombreux·ses contributeur·ices trans en ont été exclu·es.
Des contributeur·ices trans rapportent avoir été bannis définitivement de Wikipédia pour avoir soulevé leurs inquiétudes et signalé l’existence de ce sondage, tandis que des contributeur·ices ayant tenu des propos manifestement transphobes n’ont été que légèrement sanctionné·es.
Pourtant, mentionner systématiquement les anciens prénoms des personnes trans sur leur page Wikipédia représenterait bien une grave atteinte à leur vie privée, et contribuerait à les mettre toujours davantage en danger dans la société.
Ces comportements ne peuvent que continuer à exclure les personnes marginalisées des contributions à Wikipédia. Wikipédia en français doit entendre la voix des contributeur·ices trans et allié·es et les prendre au sérieux. Cette conversation ne peut avoir lieu sans elles.
Pour ce qui est de prendre en compte les rapports d’oppression, ce n’est donc peut-être pas tant la volonté de neutralité de point de vue qui pose problème, que la manière d’appliquer les « règles de savoir-vivre » et la façon dont la violence verbale est perçue :
Le « TW : transphobie » a été vu comme de la diffamation, alors que des propos transphobes « polis » sont passés crème,
explique Max.
Une façon de faire qui n’est pas sans rappeler la notion de Tone policing, ou police du ton… dont on ne trouve pour l’heure pas de page sur la wikipédia francophone.
Évidemment, les sanctions entrainent de nouvelles critiques sur les réseaux sociaux ; sur Le Bistro de Wikipédia, le sentiment de citadelle assiégée est encore renforcé. Alors que la publicité de ce sondage aurait pu être l’occasion d’expliquer les rouages internes de Wikipédia, et de pousser plus de personnes à s’y impliquer, elle n’aura fait que renforcer les fractures et les tensions.
Les différents articles qui sont sortis au cours de cette polémique montrent par ailleurs que le problème n’est pas spécifique à Wikipédia. Celui de France Inter, par exemple, fait intervenir un « sociologue spécialisé dans les questions de genre » (à défaut d’avoir trouvé une personne trans à interroger) pour parler des implications concrètes que peut avoir le fait de dévoiler le nom de naissance d’une personne trans, en particulier dans une période qui voit une montée de la transphobie.
Malheureusement, plutôt que de montrer que les mêmes questions peuvent se poser dans le journalisme, l’article arrive à illustrer parfaitement (et ironiquement) le problème… en se concluant sans réfléchir sur le nécronyme d’une personne trans.
(Modifié pour corriger “projets MediaWiki” en “projets Wikimédia”, Mediawiki étant le logiciel utilisé par les projets Wikimédia mais aussi tout un tas d’autres wikis)
(Modifié le 27 février pour corriger une attribution de citation)