title: Plus rien à craindre
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Pour le week-end de la Pentecôte, j’étais retourné là-bas pour honorer un engagement. J’avais dit à ma chère complice que je comptais prendre quelques jours pour avancer — enfin — dans le tri de mes papiers et de mes quelques affaires qui hantent encore ses lieux. Au moins élaguer, à défaut d’en finir une bonne fois pour toutes. J’ai donc retrouvé ce vieux bureau, à l’arrière de la maison, au-delà de la petite cour intérieure. Le petit destructeur de documents sous un bras, quelques sacs-poubelles dans la main restée libre. À peine installé, je me mettais en quête d’un cendrier également. Vieille habitude du lieu, nous y fumions à l’intérieur à l’époque.
Elle est venue me rejoindre, me donner un coup de main. Pour être avec moi avant tout, m’a-t-elle glissé. Et nous nous sommes alors affairés à ce grand déblayage qui paraît ne pas vouloir en finir. L’organisation s’est imposée d’elle-même, pour laisser le temps au destructeur de refroidir régulièrement. Sélection d’une boîte d’archives ou d’une pile de dossiers, parcours rapide des documents contenus. Ça se garde ? Oui/Non. Ça peut partir en l’état dans un sac ? Oui/Non. Ça passe forcément au destructeur ? Oui/Non. Au fil du tri, des redécouvertes heureuses et amusantes. D’autres moins.
Des révélateurs de souvenirs pas si profondément enfouis finalement. Des sujets à anecdotes, à discussions, à échanges de regards lourds de silence en tendant quelques papiers, entre chaque respiration de ce petit destructeur quasi indestructible. Et puis cet instant de pause improvisée où elle m’a regardé, le regard un peu triste, un peu hagard, de me voir broyer tout cela avec autant de ferveur. « J’ai l’impression que nous détruisons toutes tes traces, de t’effacer ». Quel effet a bien pu lui faire mon sourire, réjoui mais retenu autant que possible ? D’autant que j’ai pensé tout haut « c’est bien le but et j’y prends du plaisir ».
Je n’aurais su dire autre chose. Ç’aurait été mentir. C’était encore bien en dessous de la jubilation que j’éprouvais à assassiner cet autre que je méprise toujours autant, bien que je ne le haïsse plus depuis quelque temps. Mettre à mort ce non-être empêtré dans sa vie à découvert, parsemée de projets inachevés, de rêves tièdes et étouffés, de convictions sans engagement ni combat, de paroles en sourdine. Je remarquais pour l’occasion que ce que je tenais pour de la procrastination n’était rien de plus qu’un rejet de la bureaucratie, un déni de cette société qui me harassait déjà. Je culpabilisais alors. Je conteste désormais. Pas assez souvent encore. Pas assez fort, non plus. Mais je suis en bonne voie.
Dans ma nouvelle vie solitaire, je n’ai cure de ces traces, de ces preuves du temps d’avant. Mon monde d’après a commencé bien avant ce petit virus et le confinement qui s’est ensuivi. Dès que j’ai eu le courage de tout mettre en œuvre pour m’installer ici. Quoi qu’il en coûte. Solitaire, oui, mais jamais seul. J’ai tellement de voix dans ma tête. Régulièrement trop nombreuses pour que je puisse en isoler une dominante. Ce n’est pas un aveu de démence. Ce n’est pas quelque chose qui m’effraie, juste une source d’épuisement. Ces voix ne me sont pas inconnues. Elles sont miennes. Elles sont mes pensées qui parlent et qui débattent.
Lorsque j’essaie de les suivre toutes, ou le plus grand nombre possible, je sais que je peux perdre un instant les pédales, démarrer de ce monde pour partir un temps à la dérive. J’ai appris à le faire en confiance : il n’y a eu aucun naufrage jusque-là. Je termine systématiquement par retrouver le port à chaque fois. Déboussolé mais enrichi par ce voyage improvisé, même en eaux troubles et sombres. Le retour sur terre me donne matière à réfléchir. À décortiquer. Qui je suis. Qui sont mes semblables. Qui sont mes congénères. Que nous sommes peu de chose au milieu d’un grand tout qui ne nous appartient pas et que nous devrions entretenir et non exploiter avec cette avidité sans bornes.
Puis, lorsque je ne réfléchis plus, il arrive que des larmes d’espoir me coulent le long des doigts, s’invitent dans la plume et imbibent alors le papier. Je les vois prendre forme de mots que je ne soupçonnais pas sous mes yeux qui, eux, demeurent trop souvent secs de ne plus savoir pleurer. Lentement, je lis les phrases qui sont apparues malgré moi. Souvent à haute voix. De temps en temps, ma gorge finit par se nouer. Je suffoque. Perds pied. Me redresse sur ma chaise en vue de retrouver consistance. Bouche la plume et m’enfuis sur le balcon. Fumer.
J’ai maltraité l’enfant que j’étais. En ne le soutenant pas, en le trahissant parfois. Maintenant qu’il a grandi, que j’ai vieilli, il revient me demander des comptes. Je ne suis pas parvenu à le chasser, ni à l’esquiver. L’ai-je seulement souhaité ? Mais quelle n’a pas été ma surprise de constater qu’il n’avait aucune amertume, aucune cruauté, dans ses desseins. Il est revenu faire ce que je n’avais pas su : m’épauler. Il m’arrive même de me demander s’il n’a pas l’intention, folle, de me sauver.