Les plus gros joueurs respectent la loi, selon nos observations. Mais notre enquête montre que des centaines d’annonces, qui semblent très actives, se trouvent dans des zones interdites. Selon la Ville de Montréal, les logements illégalement offerts sur la plateforme à des fins touristiques pourraient se compter par milliers.
Depuis juin 2018, Revenu Québec est responsable des inspections en lien avec l’annonce de logements sur Airbnb. Or, aucune amende n’a été imposée par l’agence, seulement des avertissements. Par ailleurs, il n’existe aucun registre centralisé pour les plaintes liées à la plateforme.
De l’aveu même de la ministre du Tourisme, Caroline Proulx, la loi manque de clarté. Si un logement est loué moins de 31 jours et de façon régulière, l’exploitant doit obtenir une attestation de la Corporation de l’industrie touristique du Québec. Sauf que son ministère a été incapable de nous indiquer concrètement ce que signifie « de façon régulière ».
Chaque fois qu’un voyageur termine un séjour dans un logement réservé sur Airbnb, il est invité à évaluer son expérience. Dans le cadre de notre analyse, nous avons déterminé qu’une annonce pour un logement entier ayant reçu 50 évaluations ou plus avait de fortes chances d’être une location régulière. Cela voudrait dire qu’un logement sur la plateforme depuis 4 ans aurait été loué en moyenne au moins une fois par mois.
En juin 2018, l’arrondissement de Ville-Marie a décrété que les locations régulières sur Airbnb ne seraient permises que sur une portion de trois kilomètres, aux abords de la rue Sainte-Catherine, entre les rues Amherst, à l'est, et Saint-Mathieu, à l'ouest.
Les coordonnées géographiques des annonces sur Airbnb sont des approximations à 200 mètres près, par respect de la vie privée. Nous avons donc agrandi cette zone de 200 mètres supplémentaires, de tous les côtés.
Nous avons trouvé 26 attestations du gouvernement provincial pour de la location à court terme dans Ville-Marie. Celles à l’extérieur de la zone permise ont été approuvées avant sa création et ont un droit acquis. Une attestation peut être octroyée pour plusieurs logements dans le même immeuble.
Et nous avons trouvé 787 annonces pour des logements entiers, avec 50 évaluations ou plus. La majorité (66 %) étaient à l’extérieur de la zone permise. Notez qu’il est possible que certaines soient louées 31 jours ou plus.
Une zone a aussi été créée pour confiner les locations régulières dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, le long de Saint-Laurent et Saint-Denis, en janvier 2018.
Nous avons également agrandi de 200 mètres cette zone, pour prendre en compte la position approximative des annonces.
Nous avons trouvé 108 attestations pour de la location à court terme dans l’arrondissement. C’est presque la moitié (44 %) de toutes celles qui ont été octroyées sur l’île.
Nous avons trouvé 511 annonces pour des logements entiers, avec 50 évaluations ou plus, dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal. De ce nombre, 57 % étaient à l’extérieur des zones permises.
Notre analyse se base sur toutes les annonces pour des logements entiers dans 16 villes canadiennes, que nous avons extraites du site web d’Airbnb au début avril. Elle montre qu’à Montréal, une minorité d’utilisateurs a la mainmise sur la plateforme, encadrée par une loi provinciale floue et des règlements municipaux difficilement applicables.
Nous avons découvert plus de 9700 annonces pour des logements entiers disponibles à la location sur la plateforme. Cela équivaut à un logement sur 100 sur l’île. Dans plusieurs quartiers, ce ratio grimpe à un logement sur 15. Certains logements ne sont disponibles que quelques nuits dans l’année, mais d’autres sont loués à répétition sur la plateforme. L’enjeu est donc crucial pour la métropole, aux prises avec une pénurie de logements.
« Dans certains des quartiers les plus prisés, il suffit de louer 5 jours sur Airbnb pour faire plus d’argent qu’avec un bail traditionnel », soutient David Wachsmuth, professeur à McGill et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en gouvernance urbaine. Les analyses du chercheur, qui étudie depuis trois ans l’impact de la plateforme sur les villes, sont cohérentes avec nos propres conclusions. Étant donné nos critères d’analyse très stricts, nous sous-estimons probablement le phénomène, nous a-t-il même indiqué.
À Montréal, 10 % des hôtes de la plateforme ont reçu 63 % de toutes les évaluations associées aux annonces que nous avons trouvées. Autrement dit, ce groupe de 568 comptes reçoit la majorité des voyageurs dans la ville, tout comme la majorité des revenus générés sur la plateforme. Parmi toutes les villes que nous avons étudiées, dont Toronto, Vancouver et Ottawa, Montréal a la plus forte concentration au pays. En cause, selon David Wachsmuth : l’engouement des touristes pour la ville aux cent clochers, associé à un prix relativement bas des coûts d’habitation.
Pour découvrir la véritable identité d’Alejandro, nous avons utilisé un moteur de recherche pour retracer des photos semblables à son image de profil. Cela nous a menés au site web de Corporate Stays. Quelques jours avant la publication de notre reportage, le nom de son compte a été modifié et le nombre d’annonces a grandement diminué. Le poste d’Alejandro a en fait été aboli.
Joint au téléphone, le vice-président aux ventes de Corporate Stays, Frédéric Aouad, explique que la compagnie utilisait un compte au nom de son employé pour rendre les annonces plus personnelles et plus efficaces. Selon lui, Alejandro prévenait les voyageurs qu’il travaillait pour une compagnie, une fois le contact établi.
Mais Airbnb est une lame à double tranchant pour la multinationale. D’une part, la plateforme permet une visibilité formidable. Mais de l’autre, les problèmes de nuisance sonore et de cohabitation avec les voisins ternissent son image. Corporate Stays a par conséquent décidé de se retirer progressivement de la plateforme qui, de toute façon, ne générait que 5 % à 10 % de son chiffre d’affaires.
Dans notre quête d’identifier AJ, nous avons reconnu une église à l’arrière-plan sur la photo d’une de ses annonces. Cela nous a permis de localiser la bâtisse et de contacter le propriétaire indiqué sur le rôle foncier. Ce dernier nous a transféré à AJ.
Au téléphone, AJ - de son vrai nom A. J. Zakowski - a confirmé que son image de profil était en fait la photo d’un mannequin, trouvée dans une banque d’images. Dans le passé, il a reçu la visite d’inspecteurs dans certains de ses logements. Depuis, il se concentre davantage sur des locations de 31 jours ou plus. Il n’est donc pas tenu de respecter la loi sur la location temporaire. Pour d’autres logements qu’il publicise sur Airbnb, il souligne que la loi laisse place à interprétation.
Crise du logement et concurrence déloyale
Le pourcentage du nombre total de logements affichés sur la plateforme est particulièrement élevé dans le Vieux-Montréal (7,2 %), le quartier René-Lévesque au centre-ville (7,1 %) et Saint-Louis (6,9 %) dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal. Les regroupements de locataires réclament l’interdiction des plateformes de location à court terme.
« Quand il y a de grosses périodes touristiques, comme Osheaga, la F1, les prix des nuitées augmentent, indique Gabrielle Renaud, organisatrice communautaire pour le Comité logement du Plateau Mont-Royal. Mais si le logement revient ensuite sur le marché locatif, comment refixer le loyer? Ça déréglemente tout. » Elle ajoute que la population de l’arrondissement est particulièrement vulnérable aux transferts de logements résidentiels sur Airbnb, avec 7 résidents sur 10 qui sont des locataires.
Gaétan Roberge, organisateur communautaire du Comité logement Ville-Marie, rappelle que les villes sont organisées en zones résidentielles et commerciales. Mais les logements annoncés sur Airbnb font fi de ces règles, au grand dam des habitants de son arrondissement. « Si, dans la dernière année, l’Agence du revenu avait émis des amendes, la population saurait aujourd'hui qu'il y a des conséquences à contrevenir aux règles. Peu importe la réglementation, si vous ne l'appliquez pas, le résultat est nul. »
« On compte en milliers les logements illégaux qui sont loués commercialement pour de l’hébergement touristique et qui sont perdus dans le domaine de l’habitation », soutient Richard Ryan, conseiller à la Ville de Montréal et président de la Commission sur l’habitation. L’élu espère que Revenu Québec utilisera pleinement ses pouvoirs pour, notamment, imposer des amendes qui peuvent grimper jusqu’à 50 000 $ par jour, en vertu de la loi.
Aux yeux de la présidente de l'Association des hôtels du Grand Montréal, les exploitants de logements affichés illégalement sur Airbnb font de l’évasion fiscale. « Ils sont en mesure d'offrir sans impôt, sans taxe foncière commerciale, des unités d'hébergement, rappelle Ève Paré. Les hôtels paient trois à quatre fois plus de taxe foncière que les propriétaires résidentiels. » Elle souhaite des règles plus claires pour éviter une concurrence déloyale.
Mais pour David Wachsmuth, professeur à McGill, les lois et les règlements ne sont qu’une partie de l’équation. « J'ai étudié les lois encadrant Airbnb partout dans le monde. Aucune n'est parfaite. Et elles n’ont presque aucune importance si vous n'avez pas accès aux données d’Airbnb pour les mettre en application. »
Même Airbnb demande au gouvernement de préciser sa loi. Pour rencontrer élus et hauts fonctionnaires, la compagnie paie plusieurs lobbyistes. « Airbnb voudrait une meilleure définition de "une base régulière" pour pouvoir proposer à ses hôtes des directives claires », peut-on lire dans le mandat de l’un d’entre eux.
Airbnb a refusé de nous accorder une entrevue. Par courriel, l’entreprise soutient que les logements affichés sur sa plateforme représentent une petite proportion des logements résidentiels disponibles dans les villes. Elle se dit également prête à travailler de concert avec les gouvernements pour adapter la réglementation.
La compagnie ajoute qu’elle a signé plus de 500 accords avec des municipalités et des gouvernements dans le monde, dont le Québec. Depuis le 1er octobre 2017, Airbnb prélève automatiquement la taxe sur l’hébergement de 3,5 % pour les séjours de moins de 31 jours, puis la verse à la province. L’année dernière, le montant était de 7,4 millions de dollars, dont environ la moitié a été versée à Tourisme Montréal.