title: Folklore ou fait scientifique, comment les différencier
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Ce qui est ennuyeux avec les opinions, c’est que chacun a la sienne. Et vous trouverez tout et son contraire. “Le développement par les tests élimine les bugs”, affirme l’un. “Le développement par les tests fiche en l’air votre architecture”, prétend l’autre. La connaissance ne peut pas se diffuser que par le biais des blogs, organes d’opinion s’il en est, faute de quoi tous les débats vont durer éternellement. L’intérêt du travail des scientifiques, c’est de trancher.
Comment fonctionne le discours scientifique
Bruno Latour, l’un des observateurs les plus passionnés du véritable travail que produit la science, et aussi l’un des plus attentifs à le débarrasser de ses mythes et images d’Epinal qui l’entourent, nous donne plusieurs pistes pour mieux évaluer le statut d’une recherche en cours, qui n’a pas encore abouti; ce qu’il nomme une controverse.
(J’ai découvert les écrits de Bruno Latour lorsqu’on m’a recommandé de lire Aramis ou l’Amour des Techniques. Ce livre a totalement changé ma façon de voir les projets informatiques, bien qu’il concerne un autre domaine technologique: les transports en commun. Depuis, je le recommande vivement à tous les chefs de projets, architectes, ingénieurs et managers de mon entourage; c’est un de mes livres indispensables. Il révèle Latour comme un observateur tenace et minutieux, avec une incroyable capacité à aller au fond des choses dans le domaine des sciences et techniques. Il se lit comme un roman, ce qui ne gâte rien.)
Latour attire notre attention en particulier sur la structure modale du discours scientifique. Cette expression barbarbe désigne quelque chose de tout simple. Vous partez d’un simple énoncé: “L’eau bout à 100 degrés.” Une modalité est quelque chose qui vient, sans modifier cet énoncé mais en le complétant, lui donner un statut différent: “Si je me souviens bien, l’eau bout à 100 degrés” exprimerait de l’incertitude. “Tout le monde sait que l’eau bout à 100 degrés” au contraire renforce l’autorité du discours. “Les scientifiques savent que l’eau bout à 100 degrés” aurait une connotation légérement différente, celle d’un savoir pas nécessairement partagé par le commun des mortels.
Dans la pratique des sciences, une publication joue le rôle d’une (très longue) modalité. Un chercheur souhaite affirmer une conclusion: “l’eau bout à 100 degrés”. Il doit dans un premier temps, c’est la convention de sa profession, la présenter avec des pincettes: “sous réserve des questions de validité soulevées ci-dessus, et au vu de nos mesures expérimentales il nous semble possible d’affirmer que l’intervalle de confiance à 95% situe le point d’ébullition d’H20 à 100 degrés plus ou moins 0,01 dans les conditions expérimentales”. Le reste de la publication (du “papier”) tient lieu d’autant de précautions qui visent à relativiser l’énoncé final.
Une expérience ou une étude n’étant jamais suffisante pour asseoir un fait scientifique, d’autres “papier” vont poursuivre ces travaux, qu’ils soient écrits par le même chercheur ou par ses confrères. Il faut pour cela que les travaux initiaux soient intéressants, ce qui est souvent un premier filtre; sans doute l’immense majorité des “papiers” publiés n’est jamais cité par d’autres scientifiques. La citation joue donc un rôle capital dans l’acquisition du statut de “fait scientifique”.
La citation est elle-même une modalité, souvent complétée par un degré de confiance: “Un travail préliminaire de Dupont (2001) suggère que l’eau bout à 100 degrés. Nous présentons une réplication utilisant un équipement différent mais aboutissant à des conclusions qui semblent confirmer ce résultat, avec une légère variation.” L’accumulation des citations d’un “papier” donné est souvent une mesure de son importance, et si l’énoncé fini par se confirmer il établira la paternité du fait en question.
Ce que Latour met en lumière c’est que l’établissement d’un fait scientifique s’accompagne de la disparition progressive des modalités. Ainsi l’étape suivante est-elle: “De nombreuses études ont mis en évidence que le point d’ébullition de l’eau se situe autour de 100 degrés (Dupont 2001, Durand 2002, Dupont 2003, Bogdanoff 2010), mais avec de légères variations; nous montrons que ce point d’ébullition dépend de la pression atmosphérique et selon quelle équation.” Un peu plus loin encore, on commence à ne plus citer les auteurs: “Il est désormais établi que l’eau bout à 100 degrés à pression atmosphérique normale; nous étudions les effets de l’adjonction de sel dans l’eau.”
Au stade ultime de l’acceptation d’un fait scientifique, celui-ci est d’une part débarrassé de toute modalité (“l’eau bout à 100 degrés”) mais plus important encore devient opérationnel pour produire d’autres connaissances, ou des effets techniques utiles: “pour obtenir une température de 100 degrés nous portons de l’eau à ébullition”. (Pour des exemples plus réalistes, lisez La vie de laboratoire de Latour et Woolgar.)
Evidemment, ce qui fait de ce jeu de citations une démarche proprement scientifique, c’est son caractère expérimental et contradictoire; cette réduction des modalités n’est pas inexorable, et une étude préliminaire largement citée peut se voir mise en défaut par des études postérieures.
L’autre cas de figure, c’est que le prétendu “fait” ne se débarrasse jamais tout à fait de ces modalités; il reste indéfiniment entâché de soupçon, et si personne ne s’y intéresse assez pour y donner suite dans de nouvelles publications, il tombe dans l’oubli, ou pire, s’incruste dans le discours collectif à l’état de folklore.
Que sait-on sur la productivité des programmeurs?
Prenons par exemple un “fait” largement cité dans le monde informatique, celui selon lequel “la productivité des programmeurs varie dans un rapport de 1 à 10 (ou 5, ou 20) entre les moins bons et les meilleurs”. C’est un énoncé surprenant, ne serait-ce que pour ses implications en entreprise: les écarts de salaires entre programmeurs, par exemple, ne sont certainement pas de cet ordre.
A quand remonte cet énoncé? Coincidence amusante, la première étude à faire état de ces disparités remonte apparemment à 1968. C’est une “vraie” étude scientifique, qui au départ cherche à comparer, dans deux conditions expérimentales, la performance de programmeurs confrontés à une tâche de mise au point (debugging). Les temps de programmation sont collectés au cours de l’étude mais n’en sont pas le sujet principal. L’étude trouve de façon statistiquement significative que l’une des deux conditions de travail (“online” c’est à dire en mode interactif avec le compilateur) améliore légèrement la performance. Elle note par contre comme une observation surprenante la très grande magnitude des écarts entre les “scores” obtenus par les différents sujets de l’étude, sur diverses mesures de performance.
Cette étude fait rapidement l’objet de diverses critiques, à la suite desquelles on pourrait penser que d’autres recherches vont tenter de confirmer ou d’infirmer ces observations, activité dont on devrait retrouver, quarante ans plus tard, des traces conformes à ce qu’explique Latour: réduction des modalités et transformation en “fait scientifique”.
En fait il n’en est rien. Aussi surprenant que cela puisse paraître, quarante ans après le résultat initial, l’énoncé reste aujourd’hui accompagné de ses modalités: chaque fois que j’ai l’occasion de lire ou d’entendre cette observation, c’est sous la forme “de nombreuses études montrent que la productivité varie dans un rapport de 1 à 10 (ou 5, ou 20)“.
Non seulement il n’a pas perdu ses modalités, mais ce “fait” ne s’est toujours pas transformé en quelque chose d’opérationnellement utile. On ne sait pas aujourd’hui comment exploiter cette “trouvaille”, par exemple en définissant des critères de recrutement qui nous permettraient d’écarter les programmeurs “fois 1” et garder préférentiellement les “fois 2 à 10”. Par contre, personne ne se prive de citer cette “observation” pour étayer un discours essentiellement idéologique: “de nombreuses études montrent ceci, donc vous devriez suivre mes conseils”.
Comment tricher avec les citations
L’un des essais les mieux renseignés sur le sujet est celui de Steve McConnell, “The Origin of 10x”. Publié en 2008, ce billet publié sur son blog explique le titre de ce dernier, “10x programming”. Il s’agit bien entendu d’une référence aux variations de productivité. McConnell reconnaît que l’étude de 1968 a été très critiquée, mais il affirme que ses résultats ont été confirmés:
the general finding […] has been confirmed by many other studies of professional programmers (Curtis 1981, Mills 1983, DeMarco and Lister 1985, Curtis et al. 1986, Card 1987, Boehm and Papaccio 1988, Valett and McGarry 1989, Boehm et al 2000).Rien ne fait plus “scientifique” que cette litanie de citations. Mais qu’en est-il en regardant de plus près?