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title: Lire, écrire et la révolution (par Derrick Jensen) url: http://partage-le.com/2018/08/lire-ecrire-et-la-revolution-par-derrick-jensen/ hash_url: 043a8a5bb6

Le texte qui suit est une traduction d’une partie du chapitre « Revolution » du livre de Derrick Jensen intitulé Walking on Water: Reading, writing and Revolution (non traduit, en français : « Marcher sur l’eau : lire, écrire et la révolution »).


La semaine dernière, une amie m’a envoyé deux e-mails détaillant sa vision de l’éducation. Le premier disait : « Ayant été préservée du système scolaire public jusqu’au CM1, dès le premier jour, je n’y ai pas adhéré. Ils ne m’ont pas eue assez tôt. Je me rappelle de ce premier jour, et de mon effroi lorsque j’ai réalisé que mes camarades venaient là jour après jour, depuis des années. Pourquoi ne m’avait-on pas prévenue qu’il s’agissait d’une prison diurne ? J’ai été d’autant plus horrifiée en réalisant que j’avais moi aussi été condamnée à cet enfer pour les huit prochaines années. Je crois encore fortement que le fait qu’on m’ait épargné les premières années d’endoctrinement a toujours constitué une de mes plus grandes forces. » Et le second : « Certains de mes professeurs ont fermé les yeux sur les approches créatives que je mettais en place pour supporter mes journées, ceux-là étaient des alliés qui nous permettaient d’endurer la misère à laquelle nous étions condamnés, mais aucun ne m’a suffisamment aimée pour me permettre de devenir qui j’étais. Ils étaient tous si dégradés par leur propre éducation institutionnelle débilitante que bien peu parvenaient ne serait-ce qu’à entrevoir ce que devrait être une véritable éducation. Ce système a trahi ma confiance à de si nombreuses reprises que j’ai été amenée à le détester. Cela dit, je suis évidemment contente de savoir que je le hais. J’ai toujours su qu’il était abominable parce que j’avais de quoi comparer, grâce à l’éducation que ma mère me fournissait de première main. J’adorais l’école à la maison. Aucun stress n’accompagnait cet apprentissage. C’était un jeu. Tous les enfants (et tous les humains, et même tous les non humains !) aiment apprendre. Il faut vraiment travailler dur pour réussir à leur retirer cela. Ce système y parvient très bien en à peine quelques années. Et je ne prétends jamais ne pas le haïr, pas plus que je ne crois qu’il puisse être réformé — cette autre idée doit également être anéantie. Je suis constamment stupéfaite et horrifiée de voir des parents qui semblent prometteurs et intelligents, qui font un travail formidable à la maison avec leurs enfants — qui prennent soin d’eux, qui surveillent leur régime et leur exposition aux médias —, les confier au système dès qu’ils atteignent cinq ans. Il s’agit d’une incohérence colossale, d’un angle mort terrible. Et leurs justifications sont tout aussi stupéfiantes. Cela me fait penser à ce phénomène, dont tu es familier, à coup sûr, de ces parents qui remettent leurs enfants directement entre les mains de leurs abuseurs. Ce matin, j’ai accompagné une amie qui emmenait son fils à l’école (au CP), et lorsque nous sommes reparties, elle m’a dit qu’elle avait vu beaucoup de mères pleurer la semaine dernière tandis qu’elles laissaient leurs enfants à l’école pour la première fois. Elle a esquissé une sorte de sourire, l’air de dire ‘toutes les mères connaissent ce genre de peine’. Je lui ai dit que je voulais bien le croire, et lui ai demandé pourquoi, selon elle, toutes ces mères pleuraient. Elle n’a pas répondu. Je pense qu’elle sait que c’est parce qu’elles vont à l’encontre de ce que leur suggère tout l’instinct qu’elles ont pour le bien-être de leurs enfants. »

Cela nous mène directement à la question que j’ai jusqu’ici pris soin d’éviter dans ce livre. Qui consiste à savoir si nous devrions tenter de faire au mieux dans le cadre de ce système vérolé, ou si nous ferions mieux d’essayer de le démanteler intégralement.

Il se trouve que j’ai reçu un autre e-mail aujourd’hui, également sur l’éducation, mais écrit par une autre amie. Elle écrit : « Il est important de se pencher sur l’éducation parce qu’elle constitue une relation que nous sommes tous contraints de connaître, ainsi qu’une métaphore ou un modèle pour toutes les autres relations de domination. J’ai beaucoup pensé à cela dernièrement, parce que ces deux dernières années je me suis trouvée dans deux positions, à la fois dans le rôle de victime (en tant que doctorante) et de coupable (en tant qu’enseignante), et j’ai réalisé que lorsque nous parlons d’éducation (ou de la culture dominante) nous parlons de défaire une relation de domination. Chaque jour, je lutte pour trouver des moyens d’éviter les mécanismes d’oppression (ce qui est véritablement impossible) et pour éviter d’y avoir recours (ce qui est assez difficile, je ne sais pas à quel point j’y arrive). Dans les cours que je donne, j’essaie de ne pas infliger de violence émotionnelle à mes élèves et d’éviter la coercition, ce qui m’a confrontée à de nombreuses reprises à la question : Quelle est la différence entre le fait de diriger et la coercition ? Il m’arrive de parvenir à pousser mes élèves vers plus de responsabilités, à s’émanciper davantage, et parfois non. Dans mes classes les plus restreintes, qui me permettent d’enseigner comme je le souhaite, cela m’est plus facile. Je peux rendre ces cours concrets, et les étudiants aiment en apprendre sur eux-mêmes. Mais je remarque que dans mes classes plus nombreuses, plusieurs de mes étudiants sont malpolis envers moi, sauf lorsque j’ai recours à une forme d’Autorité. Certains d’entre eux considèrent mon ouverture comme une faiblesse et ma gentillesse comme une vulnérabilité. Lorsque l’ouverture et la gentillesse inspirent le mépris et le ridicule, que pouvons-nous faire ? Ainsi beaucoup de mes élèves attendent de moi que je les “dirige” comme ils ont été dirigés auparavant, et s’arrangent pour m’y obliger. Cela me rappelle une relation que j’ai connue il y a longtemps, dans laquelle mon compagnon me poussait à bout de manière émotionnelle pendant plusieurs mois, puis me contraignait de manière physique. Je lui hurlais dessus en lui disant de me laisser, et je n’oublierai jamais son regard, cet air suffisant, satisfait et content, cette expression qui m’indiquait qu’il avait finalement réussi à me faire agir de la manière dont il voulait que j’agisse. J’ai mis un terme à cette relation. Ou, plutôt, devrais-je dire que je me suis extirpée de cette relation forcée. Ce genre de chose est très fréquent. La domination imprègne tous les aspects de nos relations, et certaines choses stimulent son emprise. Lorsqu’un tel système de relations envahit nos relations les plus sacrées, celles qui unissent le corps et le cœur, plus rien ne peut l’arrêter. Mais, bien sûr, il ne s’arrête pas là. La question devient : Comment entretenir des relations qui ne soient pas coercitives dans un système qui ne l’encourage pas ? C’est très complexe. Je sais que mes élèves se rebellent contre leur propre expérience de l’oppression, mais j’en subis les conséquences. Et puis il y a des étudiants qui ont été tellement blessés par leurs parents, leurs enseignants, et d’autres figures d’autorité que tous mes efforts pour les atteindre sont vains. Que puis-je faire ? Un de mes élèves les plus malpolis, par exemple, a prononcé un excellent discours de fin d’année sur le thème de la violence psychologique à l’encontre des enfants et de la manière dont elle est ressentie. Je n’avais pas réussi à l’atteindre dans mes cours — il avait été impoli de bout en bout — et soudain, je comprenais pourquoi. Et j’en étais désolée. J’imagine que tout cela nous mène à trois questions : 1– La matière qui émane du patriarcat capitaliste et suprémaciste vaut-elle d’être enseignée ? 2– Je sais que la raison d’être d’une véritable éducation est de permettre aux gens d’en apprendre sur eux-mêmes et sur le monde, mais, alors, concrètement, qu’est-il essentiel d’apprendre ? Et 3– Comment cela peut-il fonctionner ? »

Je n’ai pas les réponses à ses questions. Voilà ce que je sais : je hais la civilisation industrielle, pour ce qu’elle fait à la planète, pour ce qu’elle fait aux communautés, pour ce qu’elle fait à tous les non humains (sauvages et domestiqués), et pour ce qu’elle fait à tous les humains (sauvages et domestiqués). Je hais l’économie salariale, parce qu’elle pousse — ou, plutôt, qu’elle oblige — les humains à vendre leur vie et à la perdre en faisant des choses qu’ils n’aiment pas faire, et parce qu’elle récompense le fait que nous nous faisions du mal entre nous, et que nous détruisions nos territoires. Je hais l’éducation industrielle parce qu’elle commet l’un des plus impardonnables péchés qui soient : elle pousse les êtres humains à ne pas être qui ils sont, elle en fait des travailleurs convaincus qu’il est dans leur meilleur intérêt d’être les esclaves les plus loyaux, de faire voguer la galère qu’est la civilisation industrielle aussi frénétiquement — ardemment, luxurieusement — que possible, vers l’enfer, en les contraignant d’entraîner avec eux tous ceux et tout ce qu’ils croisent. Et je participe à ce processus. J’aide à rendre l’école un peu plus acceptable, un peu plus amusante, tandis que les étudiants sont formés afin de prendre part à la destruction en cours de la planète, tandis qu’ils entrent dans la phase finale du renoncement à leur droit inaliénable d’être des humains libres et heureux et qu’ils endossent les rôles de rouages dans l’immense machinerie industrielle ou, pire, de gardiens du camp de travail/d’esclavage géant que nous percevions autrefois comme une planète vivante. Cela fait-il de moi un collaborateur ?

Robert Jay Lifton, probablement l’un des experts les plus réputés au monde en ce qui concerne la psychologie du génocide, exprime clairement, dans son excellent livre Les médecins nazis, que nombre des médecins qui travaillaient dans des camps de concentration tels qu’Auschwitz tentèrent de rendre la vie de leur détenus la plus confortable possible en faisant tout ce qui était en leur pouvoir pour améliorer leurs existences. Tout, sauf la chose la plus importante : remettre en question la réalité d’Auschwitz, c’est-à-dire la superstructure génératrice d’atrocités à laquelle ils obéissaient. Le fait que l’éducation industrielle détruise des âmes et non des corps n’allège pas ma culpabilité. Ma culpabilité découle non seulement de ma participation à ce processus de destruction ou de déformation de l’humanité des étudiants (un peu comme si je mettais des coussins sur les bancs des galères afin que les esclaves ne se fassent pas trop mal), mais aussi de ma participation au processus plus large qui forme les superviseurs : je peux bien prétendre lutter contre la civilisation, lorsque j’enseigne à l’université, je participe activement à l’éducation des futurs technocrates qui soutiendront la civilisation et qui, simplement en faisant leur travail aussi bien et peut-être plus joyeusement que je fais le mien, propageront l’écocide et détruiront ce qu’il restera du monde naturel.

Ainsi que Raul Hilberg le décrit si justement dans son monumental ouvrage La destruction des Juifs d’Europe, l’immense majorité des responsables de l’Holocauste ne tirèrent ni ne gazèrent leurs victimes : ils écrivaient des mémos, répondaient au téléphone, se rendaient à des réunions. Ils faisaient leur travail au sein d’une vaste bureaucratie qui n’avait pas pour fonction quelque chose d’aussi indélicat qu’un meurtre en masse, mais qui servait à maximiser la production et à minimiser les coûts pour les usines (on omettait : en ayant recours au travail forcé) ; à libérer des terres et d’autres nécessités pour le fonctionnement de l’économie (on omettait : en envahissant l’Europe de l’Est et l’Union soviétique) ; à protéger la sécurité nationale (on omettait : en emprisonnant ou en tuant ceux qu’elle considère comme des menaces, dont les Juifs, les Roms, les homosexuels, les dissidents, les « réfractaires au travail » [c’est-à-dire ceux qui ne voulaient pas travailler, ou, ainsi que le SS-Oberführer Greifelt l’exprima, « ceux qui ne voulaient pas participer à la vie ouvrière de la nation et qui vivotaient en réfractaires […] devaient être gérés par des moyens coercitifs et mis au travail », ce qui signifie qu’ils étaient envoyés à Buchenwald]), et ainsi de suite ; et à rassembler des vêtements, des lunettes, des chaussures et de l’or pour l’usage des bons Allemands (on omettait : la provenance de ces objets).

Pour être clair, et pour m’assurer que ni vous ni moi ne nous exemptions de toute responsabilité : la civilisation industrielle détruit la planète, et nous participons tous. Sans nos contributions, que nous soyons des ingénieurs géophysiciens explorant le désert de l’Utah à la recherche de gaz naturel, des publicitaires écrivant des rapports pour la multinationale Ford Motor Company, des hôtes(ses) de l’air proposant des cacahuètes lors de vols transcontinentaux, des médecins veillant à ce que les travailleurs et les dirigeants soient en plus ou moins bonne santé, des psychologues permettant aux consommateurs de continuer à plus ou moins fonctionner, des auteurs écrivant des livres pour que les gens se divertissent, ou des professeurs aidant des écrivains en devenir à ne jamais ennuyer le lecteur, elle ne le pourrait pas. Ce système mortifère repose sur nous tous.

Enseigner à la prison rend tout cela encore plus concret. À chaque fois que je passe les portes, je participe au fonctionnement du système carcéral le plus étendu au monde, et le plus raciste, puisqu’il incarcère proportionnellement plus de Noirs que le régime sud-africain durant l’apartheid. Mais en même temps, je sais que nombre de mes élèves m’ont dit explicitement et de nombreuses fois que nos cours sont la seule chose qu’ils attendent avec impatience de toute leur semaine, la seule chose qui leur permette de rester sains d’esprit.

Cela fait des années que je bloque sur cette question de réforme ou révolution, et peut-être qu’il est temps que je suive mon propre conseil et que je réalise que je pose une mauvaise question. Réforme contre révolution est une fausse dichotomie. La première réponse est que nous avons besoin des deux : sans une révolution, la planète est foutue, mais si nous nous contentons d’attendre la révolution, cela aura le même effet. Pendant des années, avec d’autres activistes de tout le pays, nous avons rempli ce qu’on appelle des recours contre des ventes de bois, dans une tentative (finalement infructueuse) de pousser le Service des forêts à cesser de proposer des ventes de bois illégales, fiscalement irresponsables et écologiquement destructrices, sur des terres publiques. Je suis contre toute forme de gestion forestière industrielle, et particulièrement contre la foresterie industrielle sur des terres publiques. En outre, je sais que les systèmes administratifs et judiciaires sont biaisés en faveur des corporations (pourquoi faire le timide : ils sont conçus pour détruire les communautés naturelles qui soutiennent la vie). Mais rien de tout cela ne m’a empêché d’avoir recours temporairement à cette tactique réformiste. Je ferai tout pour sauver les forêts. Ce qui m’amène à la seconde réponse, qui est que la moralité est toujours circonstancielle. Nous devrions faire ce qui est juste à l’endroit où nous sommes, et nous rendre aux endroits où nous pourrions faire ce qui est juste. Le tempérament et les compétences que nous avons nous aident aussi à déterminer ce que nous devrions faire.

J’entends déjà ces voix me murmurer, encore et encore : pente glissante, pente glissante. Te souviens-tu des médecins d’Auschwitz ? Mais toutes les pentes sont glissantes. Et alors ? Mon héritage naturel en tant qu’être moral et sensible me dispose à effectuer ce genre de jugements moraux. Il est de mon devoir et de ma joie de me confronter à ces démarches de discernement aussi honnêtement et lucidement que possible. Et plus encore. Le point clé de l’attitude méprisable des médecins nazis était leur échec à remettre en question la réalité d’Auschwitz. Très franchement, la majorité d’entre nous échouons tout aussi odieusement à remettre en question la civilisation industrielle, l’économie salariale et, pour en revenir au cœur de cette discussion, l’éducation industrielle. Inlassablement remettre en question notre contexte, qu’il s’agisse d’Auschwitz, de Disney, de la prison d’État de Pelican Bay, de la civilisation industrielle, de l’Université de l’Est de Washington, ou de la Glorieuse Révolution des Luddites, constitue le meilleur moyen que je connaisse pour se prémunir face à une pente glissante. Parce qu’il me semble que ces pentes sont plus dangereuses lorsqu’on ne les examine pas.

***

À la quatrième semaine de chaque trimestre, environ, je me pose la même question : De quoi discuterions-nous si j’avais les mêmes élèves pendant deux trimestres d’affilée, voire pendant deux semestres ?

Et chaque trimestre, environ, la même réponse me vient. Si le premier trimestre portait sur la libération, le second porterait sur la responsabilité. Chacun de nous doit apprendre et faire l’expérience — incorporer, intégrer dans son corps — des deux. Elles sont indissociables. L’une sans l’autre devient une parodie, et mène aux comportements inappropriés, destructeurs et autodestructeurs qui caractérisent généralement les parodies inconscientes ou non intentionnelles. La responsabilité sans la liberté donne l’esclavage. Ainsi qu’on le constate. La liberté sans la responsabilité donne l’immaturité. Ainsi qu’on le constate également. Combinez ces deux-là et vous vous retrouvez avec une culture entièrement composée d’esclaves immatures. Ainsi qu’on le constate encore, malheureusement pour nous et pour tous ceux que nous croisons. Pour ceux qui s’intéressent à la croissance de l’économie, ces parodies peuvent être très intéressantes, mais pour ceux qui s’intéressent à la vie, elles sont effroyablement nuisibles.

Ces sujets des quêtes de la libération et de la responsabilité, je ne les aborde pas en prison, parce que les circonstances de vie de mes élèves y sont très différentes, ce qui implique que ce dont ils ont besoin et que ce qu’ils attendent de moi est très différent. Et ce que je suis autorisé à leur donner diffère également. Ces cours en prison, dont certains durent depuis plusieurs années, sont plus techniques. […] Mon travail y est plus circonscrit, un peu moins philosophique.

Cela dit, les différences sont superficielles et, comme toujours, contextuelles. Les bases, qui consistent à respecter, à aimer et à aider mes élèves à devenir qui ils sont, demeurent les mêmes pour l’université et pour la prison.

***

C’est la huitième semaine à l’université, et il y a dans l’air comme une odeur de révolution. Nombre de mes élèves en ont après moi. L’un d’eux me dit : « Vous parlez de libération, de comment nous sommes les vrais dirigeants dans la classe, de comment vous voulez que nous prenions en charge notre propre éducation. Mais c’est du vent. Vous dirigez toujours. »

Un autre : « Vous dites que vous ne voulez pas nous noter, mais les notes de présence sont toujours de la coercition. »

Une autre : « Et si je ne veux rien écrire ?

— Alors j’imagine que tu vas devoir retaper.

— Je pensais que vous valiez mieux que les autres profs, mais vous êtes tous les mêmes. Simplement, vous souriez lorsqu’on vous provoque. Pire encore, vous nous poussez à sourire lorsque vous nous secouez. »

Je suis content. Ils comprennent. Tout, dans cette classe, devait mener à cet instant, à leur rejet de mon autorité. C’était le but. Je veux jeter les notes de présence et leur mettre à tous des 20. Je veux jeter les 20 et ne rien leur donner de plus que ce que je leur ai déjà donné, du temps et de l’acceptation. Mais je ne veux pas laisser voir que je suis content. J’objecte. Pas beaucoup, mais un peu. Puis j’admets qu’ils ont raison.

Celle qui pensait que je valais mieux que les autres professeurs me dit : « Je ne vous blâme pas. Je vous aime bien. Vous êtes excellent. Mais vous essayez de vous insérer — et d’insérer votre acceptation et tout cet enseignement qui vise à ce qu’on se soucie de nous-mêmes — dans cet autre système basé sur la coercition, et c’est juste ridicule. »

Un regard un peu peiné dissimule ma joie. Je lui demande : « Alors, que devrais-je faire ? Voulez-vous que je change de manière d’enseigner ? Voulez-vous que je me mette à noter comme les autres ?

— Non, répond-elle, horrifiée.

— Mais alors, quoi ?

— Faites changer cet autre système.

— Comment puis-je faire ça ? »

Elle pensa un moment, puis me répondit la meilleure chose possible : « Vous êtes malin. Vous trouverez. J’ai suffisamment de mal à gérer ma propre vie. »

J’adore ce travail.

***

Ce week-end, j’ai donné un cours lors d’une conférence d’écrivains. C’était amusant. Le seul problème, c’est qu’elle prenait place dans une école du secondaire. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas rendu dans ce genre d’endroit. Cela faisait longtemps que je n’avais pas été obligé de rentrer dans une de ces salles de classe. C’est pire que dans mes souvenirs. L’une des premières choses que j’ai remarquées en entrant dans la salle où mes ateliers devaient se tenir était un autocollant rouge collé devant le bureau du professeur, qui lisait : « Vous n’êtes pas à Burger King, et vous n’aurez pas ce que vous voulez. » Des panneaux (certains écrits à la main au marqueur, d’autres produits en série) étaient accrochés sur tous les murs — littéralement, sur tous les murs — qui suggèrent aux étudiants que s’ils se comportent mal, ils seront envoyés au bureau du principal. L’un deux, en majuscules, stipule que LES ÉTUDIANTS NE DOIVENT JAMAIS PARLER SANS LEVER LA MAIN ET SANS AUTORISATION DU PROFESSEUR.

Bien qu’il s’agissait d’une salle de mathématiques, il me semble clair que le but était, comme toujours, d’obtenir la soumission envers l’autorité. Je ne sais pas comment j’y ai survécu. Je ne sais pas comment aucun élève peut y survivre. J’imagine que d’une certaine manière, très concrète, ils n’y survivent pas. Et c’est précisément l’objectif.