title: Nous ne ferons pas barrage
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En 2017 s’est jouée une drôle de pièce, à l’entre-deux tours de l’élection présidentielle française. Alors que le Front National se retrouvait au second tour pour la deuxième fois de l’histoire, avec l’héritière Le Pen en face d’Emmanuel Macron, les médias (et, sans doute, un certain nombre de mes concitoyennes et concitoyens) découvraient avec stupeur que tout le monde n’était pas prêt à « faire barrage » et que pas mal de gens étaient plus disposés à aller pêcher à la ligne qu’à déposer, même en se pinçant le nez, un bulletin Macron dans l’urne du second tour.
Eh bien, voyez-vous, je comprends en partie cette stupeur : c’est que vous étiez partis du principe qu’il y avait certains partis inacceptables (principalement le Front National) et d’autres acceptables (en gros, tous les autres, encore que… nous y reviendrons). Par conséquent, si d’aventure un parti inacceptable se retrouvait au second tour, chaque personne ayant voté pour un parti acceptable au premier tour s’engageait à voter contre ce parti inacceptable au second… quel que fût par ailleurs le parti dit acceptable qui se retrouvât en face et dont il fallût alors mettre le bulletin dans l’urne. Ce principe était en fait loin d’être acquis, en tout cas certainement bien moins acquis qu’en 2002, pour tout un tas de raisons sur lesquelles j’ai déjà eu l’occasion de revenir. Vous en avez été surpris, vous avez hurlé au scandale et, encore une fois, je comprends : vous ne saviez pas. Vous ne saviez pas que pour pas mal d’entre nous, un Macron est tout aussi inacceptable qu’une Le Pen ; que la politique libérale dont le premier est le héraut nous apparaît comme la cause même de la popularité de la seconde ; que nous n’avions pas l’intention de jouer au filet de sauvetage de la banalisation du discours d’extrême-droite dont vous avez fait votre gagne-pain depuis longtemps.
Oui, je comprends. Lorsque l’on décline une invitation, il est de bon ton de prévenir, si possible en avance, et nous ne l’avons sans doute pas (assez) fait. Permettez-moi donc, par souci de politesse et surtout de clarté, de mettre les choses au point tout de suite : nous ne ferons pas barrage.
Nous ne ferons pas barrage.
La prochaine élection présidentielle se déroulera sauf retournement de situation en avril-mai 2022, et si Le Pen – ou un autre avatar du même tonneau – se retrouve au second tour, nous ne ferons pas barrage. Cela est dit : je considère que vous prévenir deux ans et demi en amont devrait être suffisant pour convenir aux règles élémentaires de la politesse.
Pour ce qui est de la clarté, développons un peu. Tout d’abord, rappelons que nous, citoyennes et citoyens, ne sommes pour rien dans les résultats des élections. Cette affirmation peut sembler absurde, et pourtant elle ne l’est pas : c’est bien la situation qui est absurde. Que j’aille ou non voter ne change rien, un vote isolé de plus ou de moins ne pouvant en soi faire basculer l’élection. Ce n’est que la somme des votes qui fait le résultat, et on ne saurait donc transformer un résultat collectif en responsabilité individuelle, quand bien même cela soit très à la mode lorsqu’il s’agit de culpabiliser abstentionnistes et mal votants. Voilà ce que Frédéric Lordon, avec lequel j’ai la manie d’être très souvent d’accord, en dit :
Il est d’abord illogique d’instituer le vote comme pratique atomisante, condamnant les individus à l’insignifiance microscopique, pour leur faire porter ensuite, séparément, la responsabilité d’un résultat macroscopique. Il l’est identiquement de les appeler à raisonner moralement comme s’ils étaient des « agents représentatifs », capables à eux seuls de faire le vote et de porter tout le poids du vote, alors qu’ils n’en portent qu’une part infinitésimale, et que leur désir de dépasser cette condition par l’action coordonnée ne trouvera jamais aucune réponse dans l’isoloir.
Ce qui fait l’élection, ce n’est pas mon vote, ce n’est pas le tien : ce sont des tendances, des états d’esprit plus ou moins façonnés, des jeux de popularités plus ou moins construites, bref, un ensemble de rapports de forces globaux qui dépassent largement l’individu et sur lesquels nous n’avons individuellement aucune prise. L’élection est le résultat de ces rapports de force dont un certain nombre n’ont rien à voir avec la politique ou la démocratie, et sont même aisément manipulables pour qui en a les moyens. De cela, je me désole, et je ne suis pas le seul. Mais enfin, toutes les tentatives pour réformer ce système électoral iniques ont été diabolisées, toutes les voix dénonçant le caractère profondément anti-démocratique des élections telles qu’elles existent en France (et, pour ce que cela vaut, à peu près partout ailleurs) ont été réduites au silence. Dont acte. Nous sommes, individuellement, impuissants démocratiquement, et cela vous convient.
C’est donc à vous – et par « vous », je parle encore une fois de celles et ceux qui ont les moyens d’influencer à grande échelle le résultat d’une élection, responsables politiques en poste, grands médias et patrons de grandes industries – que revient la responsabilité des résultats des élections. Il est inutile de se lancer dans de grandes théories du complot lorsqu’en 2012, le taux de corrélation entre le temps d’antenne à la télé et le résultat aux élections était de 98 %. Je sais bien que corrélation n’est pas causalité, mais les temps de parole étant par nature antérieurs à l’élection, nous pouvons d’ores et déjà exclure la possibilité d’une causalité dans l’autre sens : « c’est parce qu’il a été élu qu’il a eu tant de temps de parole avant d’être élu » est un raisonnement absurde, à moins de vous prêter des dons de voyance. On pourrait aussi parler de la corrélation entre budget de campagne et résultat aux élections, mais dans un monde où le pouvoir et l’argent se confondent, cela revient pratiquement au même.
Non, ce n’est pas un complot. Simplement, vous jouez un jeu d’influence pour la préservation de vos intérêts. Je n’ai même pas de jugement à apporter à cela, tout au plus un avertissement : les variables sur lesquelles vous vous basez pour ce jeu d’influence sont faussées. Le principe selon lequel même un ficus tagué « progressisme » gagnera toujours face à Le Pen devient de moins en moins inviolable. À l’heure où Macron se vautre avec le même stupre que ses prédécesseurs dans la stratégie qui consiste reprendre les thèses des frontistes – pardon, des rassistes, puisque le Front est devenu Rassemblement – pour faire monter Le Pen et se présenter, au moment voulu, comme le rempart, il est urgent de tirer la sonnette d’alarme : nous ne ferons pas barrage.
Nous ne ferons pas barrage. Nous refusons de jouer les dindons d’une farce qui n’a déjà que trop duré.
De quel barrage parlons-nous, par ailleurs ? Macron adopte le langage de l’extrême-droite, mais dans les actes, son quinquennat a déjà viré dangereusement autoritaire depuis pas mal de temps. De plus en plus souvent, on entend des « ah bah qu’est-ce que ce serait si on n’avait pas fait barrage » de la part de personnes qui n’avaient pas hésité à voter Macron au second tour contre leurs convictions en 2017 : ça devrait vous inquiéter. Explosion et légitimation des violences policières, pratiques mafieuses benallesques au sommet de l’État, écrasement de la contestation sociale, et j’en passe. Pendant le mouvement des Gilets Jaunes, plus d’une vingtaine d’éborgnés, des mains arrachées, une vieille dame tuée à son balcon pendant une manifestation dans la rue, et j’en passe encore (le suivi réalisé par le journaliste David Dufresnes est édifiant). De quoi alarmer Amnesty International, l’ONU et le Haut Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, une performance jamais réalisée auparavant. Pendant ce temps, Reporter Sans Frontière nous classe 32e pays en terme de liberté de la presse sur 180, avec un score d’exactions (qui mesure l’intensité des violences contre les acteurs de l’information) qui nous place entre l’Ouganda et le Tchad. La classe internationale, donc.
Vous avez le culot, après tout cela, de présenter ce « progressisme » comme seule alternative aux « extrémismes » ? Ne soyez pas surpris le jour où il n’y aura plus grand monde pour faire barrage, alors que vous avez été les premiers à faire sauter les digues qui vous séparaient de ce fameux extrême. Vous pensiez qu’en ringardisant l’opposition droite / gauche, remplacée par une opposition progressisme / extrémisme – qui, dans un langage plus franc revient à dire droite / extrême-droite – vous vous assureriez d’être toujours dans le camp vainqueur. Méfiez-vous. Car nous ne ferons pas barrage.
Nous avons vu votre progressisme, nous n’en voulons pas. Vous aviez pensé pouvoir nous faire avaler de force vos programmes antisociaux dégueulasses en les déguisant sous un mot intrinsèquement positif et donc inattaquable (coucou Franck Lepage) – le sacro-saint progrès – mais c’est le contraire qui est en train de se produire : votre saloperie va jusqu’à contaminer l’idée même de progrès. Oui, nous en sommes là : non seulement pas mal de gens sont dans une optique « tout sauf ce progressisme » – tout même Le Pen donc – mais de plus, pas mal d’autres, moi compris, en ont assez d’être réduits à défendre l’indéfendable, ce progressisme qui est aussi progressiste que le Parti Socialiste est socialiste (c’est dire). Une situation et un rapport de forces dont, encore une fois, vous êtes responsables.
On peut légitimement se demander pourquoi c’est l’extrême-droite qui récupère les voix des déçus et non l’extrême-gauche : une grande part de responsabilité échoie au PS et, plus globalement, à la social-démocratie qui a abandonné les classes populaires, laissé tombé l’idée même d’un mieux, d’une autre voie, tout en flinguant les partis de le gauche radicale comme le PCF, parti majeur en France jusqu’à son alliance funeste avec le PS de Mitterrand bien vite converti au libéralisme une fois au pouvoir… Bref, un glissement de sens a fait que « gauche » n’évoque plus une recherche d’alternative au capitalisme mais simplement, un capitalisme un peu moins cul-serré sur le sociétal (mariage pour tous, légalisation des drogues douces dans certains pays) et occasionnellement saupoudré de protection social – mais de fait, dépensier, et on n’a pas les moyens mon vieux. Nulle surprise que la « gauche » ne fasse plus rêver lorsqu’elle ne devient qu’une droite molle et qui ne s’assume même pas comme tel.
Quant à la gauche radicale, elle en paie les pots cassés : vous êtes en cela aussi responsables d’avoir fait du RN le parti de contestation par défaut, en boycottant et donc ringardisant le vocabulaire et les grilles d’analyse de la gauche tout en banalisant celles de l’extrême-droite. C’est que l’analyse de gauche a tendance à s’attaquer aux mécanismes de domination – notamment ceux des puissances d’argent – alors que l’extrême-droite se focalisera sur les immigrés et étrangers, et que vous avez le bon goût de ne pas faire partie de cette seconde catégorie. Quelqu’un qui appelle à regarder « regarder le problème de l’Islam en face » sera vu comme un pragmatique qui a le courage de dire tout haut ce que les gens pensent tout bas ; quelqu’un qui dénonce la guerre de classe qui se joue par une haute bourgeoisie en roue libre contre les classes populaires sera dénoncé comme un passéiste idéaliste déconnecté de la réalité.
L’hyper-concentration des richesses n’est pas une « dérive », ce n’est que la conséquence logique des mécanismes d’héritage, mais nous n’en parlerons pas, ce serait de la jalousie anti-riches ; la disparition du travail par l’automatisation et la robotisation généralisée n’est un problème qu’en l’absence de redistribution des profits et que par le caractère sacralisé de la propriété privée, mais nous n’en parlerons pas, car la dictature communiste ne serait pas loin, URSS hier et Vénézuela aujourd’hui ; les burn-outs ne sont que la conséquence d’un besoin d’augmentation constant des taux de profits répercuté par un accroissement constant de la pression sur les salariées et salariés, mais nous n’en parlerons pas, il ne faudrait pas freiner la croissance ; le désastre écologique annoncé n’est pas le résultat d’une nature humaine destructrice mais bien d’un système capitaliste inique qui ne peut survivre que par un accroissement infini dans un environnement fini, mais nous n’en parlerons pas, arrêtons plutôt les pailles en plastiques, trions nos déchets et oublions qui nous envoie joyeusement dans le mur.
De manière générale, l’analyse de la société par rapports de force entre intérêts de classes s’avère de plus en plus pertinente à mesure que le capitalisme se totalitarise et que se précisent les risques d’effondrement systémiques, mais nous n’en parlerons pas, car voyez-vous, la lutte des classes c’est ringard, ça sonne vachement xixe siècle (alors que les CDI de chantier, le paiement à la tâche et la sous-traitance généralisée pour contourner les droits du salariat, ça ne sonne pas xixe siècle mais ça nous y ramène carrément, soit dit en passant). Non seulement c’est ringard, mais en plus, c’est dangereux : CENT MILLIONS DE MORTS, qu’on vous répète sur tous les tons. Car chacun sait que la seule alternative au capitalisme débridé, c’est la barbarie, barbarie contre laquelle ce même capitalisme est d’ailleurs immunisé, merci bien, fermez le ban et surtout vos gueules.
Il était d’ailleurs assez gonflé de venir gueuler sur les Insoumis qui refusaient d’aller faire barrage à Le Pen, quand on imagine assez bien qu’en cas de second tour Macron-Mélenchon, un appel général aurait été lancé pour faire barrage… à la France Insoumise.
Eh bien nous ne ferons pas barrage.
Non seulement nous ne ferons pas barrage, mais par ailleurs nous refusons tout net la responsabilité du désastre annoncé. Pour le dire de manière plus imagée : nous n’irons pas essuyer les traces de freins que vos étrons médiatiques auront laissé au fond des chiottes de la soi-disant « démocratie » représentative. Vous salissez : vous nettoyez.
Oh bien sûr, nous ne sommes pas dupes : vous vous accommoderez fort bien d’une Le Pen au pouvoir. Nous avons déjà nos Fox News nationaux, les BFM TV et CNews qui n’hésitent plus à se gausser dans le climatoscepticisme le plus crasse, représentés par des éditorialistes dont on excuserait à peine la connerie profonde s’ils l’exprimaient avec 2 grammes dans le sang au comptoir d’un bar PMU, ce qui semblerait pourtant plus indiqué. Le tapis rouge est déjà déroulé pour l’arrivée du RN au pouvoir, la championne Nathalie Saint-Cricq s’écriait en janvier dernier au sujet de Marine Le Pen « globalement, elle est hyper dédiabolisée » ! Oh bah oui tiens, c’est fou, elle « est » dédiabolisée, c’est un fait, point. Le cirage pour les bottes est déjà prêt avant même qu’elles soient chaussées. Validée par le système, la Le Pen, intronisée cheffe de l’opposition, formulaire d’adhésion à l’acceptabilité tamponné, double-tamponné.
Les puissances du capitalisme sont en train de se rendre compte que leur modèle est fondamentalement incompatible avec la démocratie, et que les faux jeux d’alternance sont terminés : le choix sera vite fait, s’il y a quelque chose à sacrifier, ce sera la démocratie, pas le capitalisme. Pardon de citer à nouveau Lordon, mais « le capital ne se connaît aucun ennemi à droite, aussi loin qu’on aille à droite », et c’est un fait que l’on vérifie chaque jour. Le même capital français qui encensait Hitler avant la guerre et collaborait tranquillement ensuite (coucou Renault), celui qui faisait des affaires sans complexe avec Daesh lorsque nous comptions les morts de leurs attentats (coucou Lafarge), celui qui laisse Trump gesticuler devant les perdants du rêve américain qui s’imaginent encore une fois sauvés par un millionnaire pendant qu’en coulisse, c’est « business as usual », celui qui laissera Bolsonaro cramer le dernier arbre d’Amazonie si cela lui rapporte un dixième de pourcent de croissance supplémentaire. Vous êtes responsables.
Alors nous ne ferons pas barrage. L’histoire jugera. « Antifasciste pour antifasciste, un jour on comptera les points », disait François Bégaudeau, sommé sur France Culture de se prononcer sur le fameux barrage. L’histoire nous jugera, oui, et surtout l’histoire vous jugera. Elle jugera quelles étaient les puissances à l’œuvre, quels étaient les rapports de force de l’époque, qui avait le pouvoir d’agir dessus, qui ne l’a pas fait et, surtout, qui l’a fait pour favoriser le désastre. Nous ne transpirons pas à cette idée. Et vous ?