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title: La maison en A, plan B des « fauchés » url: https://bag.fiat-tux.fr/share/6252865f762331.80369904 hash_url: 4687697ee5

La maison construite en 2013 par Elizabeth Faure dans le village de Lusignac (Dordogne), le 23 février 2022.
La maison construite en 2013 par Elizabeth Faure dans le village de Lusignac (Dordogne), le 23 février 2022. YOHAN BONNET POUR « LE MONDE »

A reprendre en chœur : il était une petite femme, pirouette, cacahuète, il était une petite femme, qui avait une drôle de maison. Une maison qui, quoique vaste et robuste, inspirait la sympathie tant elle ressemblait à une cabane d’enfants. Dans les provinces de France, le bruit avait couru : il était donc possible de bâtir soi-même une chaumière, à tout âge et sans fortune princière…

L’histoire d’Elizabeth Faure ne se résume pas à une comptine gentillette. Mais la singulière demeure que cette rebelle a érigée à 65 ans, de ses propres mains, dans le village de Lusignac (Dordogne), fait rêver bien du monde. Pour moins de 40 000 euros, la retraitée a construit quasiment seule, en 2013, une bâtisse de 180 mètres carrés qui, depuis le confinement de 2020, suscite un drôle d’engouement.

Une visite s’impose, d’abord… Solidement planté en bordure de champs et de bois, l’antre d’Elizabeth Faure est un gros triangle à façade rouge terre de Sienne. Ce A géant est lui-même composé de 18 triangles de bois équilatéraux, dressés tous les mètres, que relient entre eux des panneaux de bois compressé couverts d’un pare-pluie puis de tuiles de bitume. La barre du A fait office de plancher du premier étage. A l’intérieur, on retrouve l’ambiance chaleureuse d’une maison en bois et on s’étonne, surtout, de ne pas se sentir écrasé par l’inclinaison des murs que forme le toit à double pente : la hauteur sous plafond et la surface confortablement habitable sur deux étages (112 m2, loi Carrez) dissipent les craintes.

Une pirate en polaire

« Je n’ai rien inventé, précise la bâtisseuse, pas du genre à se flatter l’ego. Cette forme de bâti existe partout depuis la nuit des temps. Depuis Astérix et Obélix ! L’équilatéral, c’est la structure la plus costaude, la forme géométrique parfaite. » Pour expliquer le renouveau français des A-frame, comme on dit en Amérique, il faut aussi tenter de faire le tour du personnage qu’est Elizabeth Faure. Ce qui se révèle plus compliqué que le tour du propriétaire.

A 73 ans, désormais, malgré une chevelure blanche et l’affectueux cocker qui lui colle aux basques, cette retraitée sans retraite n’a rien d’une paisible et consensuelle mamie gâteau. Imaginez plutôt une pirate en polaire trop large et bottes en caoutchouc, cigarette roulée et jurons à portée de bouche, que sa franchise honore – elle suggère au journaliste de potasser avant de venir « pour ne pas poser les mêmes questions idiotes que tout le monde ». Une végétarienne et féministe de toujours, révoltée par la « présomption d’incompétence que subissent les bonnes femmes ». En trois mots – les siens –, une « vieille hippie utopiste » dont on mesure vite, pourtant, l’énergie, la détermination et le sérieux. « Ma devise, c’est “Tout est possible”. Quand j’ai commencé le chantier, se souvient-elle, on me disait que je n’y arriverais pas. Les gens rêvent puis crèvent sans avoir pris de risques, assis sur leur canapé. Moi, j’ai le soleil dans la tête. La peur m’est étrangère. Je risque quoi ? Ce ne sera jamais un échec, j’aurai appris. »

Née à Fès, au Maroc, rapatriée en France à 11 ans avec ses parents qu’elle connaît peu (« Ce sont les fatmas qui m’ont élevée, ces femmes fortes à l’amour inconditionnel » ), elle part seule à 15 ans au Québec, comme jeune fille au pair. Ne revient en France que pour le bac, ou du moins pour lancer la révolution de 1968 dans son lycée de Haute-Savoie. Avant de financer elle-même ses études au Hammersmith College of Art and Building de Londres – « Dans ma famille, on payait des études aux gars, pas aux filles… » Elle s’y forme au design du bâti en pleine période beatnik où fleurissent mille architectures alternatives.

Elizabeth Faure dans sa maison en A, à Lusignac (Dordogne), le 23 février 2022.
Elizabeth Faure dans sa maison en A, à Lusignac (Dordogne), le 23 février 2022. YOHAN BONNET POUR « LE MONDE »

Entre Londres, New York et la France, la vie qui s’ensuit est un tourbillon de squats entre amis, de maisons bâties ou rénovées gracieusement, pour qui en a besoin, d’aventures artistiques – peintures monumentales, calligraphie japonaise… « J’ai toujours été sous les radars, dit-elle. Très fauchée, mais je m’en sortais toujours, consciente qu’il y avait plus malheureux que moi. » Dans les années 1990, elle vient au secours des Anglais qui retapent à tour de bras les maisons de Dordogne. Puis, en 2003, la voilà qui tombe sur ce reportage télé présentant un abri pour SDF de l’association Emmaüs. « On aurait dit une cabane de jardin de Leroy-Merlin, peste-t-elle. J’ai pensé qu’on pouvait faire une jolie petite maison en A de 25 mètres carrés pour moins cher, et monter des ateliers pour apprendre à la construire. Quand tu es pauvre, tu as aussi besoin d’une maison. Tu te sens mieux dans ta peau, tu te vois un avenir. »

Une année de travaux épique

Sa solution laissant Emmaüs Gironde de marbre, elle se promet d’en faire un jour la démonstration. Dix ans plus tard, sans RSA (puisqu’elle a vendu une petite maison rénovée), ni retraite, ni minimum vieillesse (elle n’a pas encore 68 ans), elle achète un terrain à 16 000 euros et commence enfin l’édification de cette maison pour gens de peu qui lui trotte dans la tête. La minicabane pour vivre sur le chantier, avec toilettes extérieures sous tente Quechua, la piscine gonflable de mômes pour affronter la canicule, la laborieuse levée du premier triangle, quand les copains espérés font défaut… l’épique année de travaux est narrée dans un documentaire signé Morgane Launay.

La photographe de 36 ans connaît Elizabeth depuis l’enfance, quand elle l’a rencontrée dans la librairie de ses parents, à Ribérac (Dordogne). En 2013, la jeune femme lâche son quotidien de portraitiste pour filmer l’affaire de son amie. « Je voulais partager avec le monde ce personnage qui ne connaît pas la peur, ce qui lui donne une énorme liberté », résume-t-elle aujourd’hui. Après une trentaine de rencontres dans les cinémas de la région, Morgane Launay poste en 2018 son documentaire en libre accès sur Internet. Il vivote. Mais en octobre 2020, « 18 h 39 », la chaîne YouTube des magasins de bricolage Castorama, se déplace à Lusignac pour un reportage titré A 65 ans, elle construit seule sa maison en A 725 000 vues engrangées aujourd’hui. Et là, tout s’emballe.

« Pendant le confinement, les gens s’emmerdaient, croit comprendre Elizabeth. Ils ont regardé le doc et se sont déplacés pour voir, malgré les interdictions. C’est devenu complètement dingue ! » Elle croule alors sous les appels, les mails et ouvre grand ses portes. « Je voulais juste que la maison soit connue pour que davantage de gens aient un abri. » L’affluence est telle que, usée et virant mal aimable, elle finit par limiter les visites, puis les stopper, en août 2021. Mais le documentaire continue son petit bonhomme de chemin, jusqu’à dépasser les 300 000 vues.

Les plans de cette maison en A conçue par Elizabeth Faure sont disponibles en libre accès sur Internet. Une centaine de maisons ont déjà été érigées sur ce modèle, plusieurs centaines d’autres sont en projet. A Lusignac (Dordogne), le 23 février 2022. YOHAN BONNET POUR « LE MONDE »

Les deux femmes décident de mettre à disposition sur Internet les plans de la maison en A. Surtout, elles se lancent dans la confection de tutoriels, grâce aux 27 000 euros de financement participatif récoltés sur la plate-forme Ulule en un rien de temps. Une cinquantaine de vidéos détaillent de A à Z les étapes du projet, du permis de construire à la fabrication de peinture à la farine. Chien sur les genoux, manches de chemise coupées à l’arrache, la retraitée y fait preuve de son éternel naturel. « Là, on travaille au poil de cul, d’accord ? »

Aide entre bâtisseurs

Toute une communauté gravite, désormais, autour de la maison en A, de son groupe Facebook (32 700 membres), de sa chaîne YouTube, de son site, de son blog… On s’y encourage : pas besoin d’être super bricoleur, juste de vouloir apprendre. On y échange des formules géométriques oubliées depuis le collège, des blagues éculées (« Mieux qu’une maison en T ? ») et des tuyaux précieux sur les terrains ou les charpentiers. On y exhibe ses plans 3D puis ses photos de chantier. On y maudit les banques radines en prêts pour l’autoconstruction, les maires crispés sur leur PLU…

La hausse du prix des matériaux pousse à attendre des jours moins dispendieux en peaufinant le projet. Sur la carte interactive créée pour faciliter l’entraide entre bâtisseurs présents et futurs, par le biais des chantiers participatifs, une centaine de constructions sont en cours, le double est à venir. A lire les commentaires laissés de toutes parts, le tipi géant bon marché rend à ceux qui l’avaient perdu l’espoir de devenir un jour propriétaires d’une maison. Sa structure en bois peut se dresser en une semaine (et 7 triangles, pour 49 m2 au sol), se transformer en habitat digne de ce nom en trois mois et s’adapter aux exigences écologiques : sur piliers, elle n’a que peu d’emprise au sol, son toit (grâce à sa surface et son inclinaison) se prête aux panneaux solaires, à la récupération d’eau…

Pour s’en assurer, il n’y a qu’à rejoindre Antony Debarre sur son chantier, à Chantérac (Dordogne), non loin de là. Un gars du pays, costaud et barbu, autoentrepreneur dans l’audiovisuel mais tourneur fraiseur de formation. Il a démarré en septembre 2021 son projet de 160 mètres carrés (seuls 90 m2 loi Carrez seront taxés), « approche du hors d’eau », en est « aux bacs acier », plus coûteux mais écologiquement plus vertueux que les tuiles bitumées…

Des Normands, des Bretons, une quinzaine de personnes sont déjà venues se former en l’aidant. « Je n’avais pas les moyens de me lancer à 150 000 euros les 90 mètres carrés, et l’atypique, ça m’allait bien », déclare le quadragénaire qui, mains sur les madriers, exprime sa fierté de construire lui-même pour une cinquantaine de milliers d’euros. « Même si la maison n’est pas parfaite, c’est moi qui l’ai faite ! Elle aura une isolation en paille, des panneaux photovoltaïques, des petites éoliennes en faîtage, que j’ai fabriquées à l’imprimante 3D, des récupérateurs d’eau sous les 320 mètres carrés de toiture, pour les toilettes et les lavages… »

A Ribérac, Rachelle Zürcher et Romain Eloy, 26 et 35 ans, deux enfants et un smic pour revenu, s’échinent eux aussi, « dès qu’[ils peuvent], du lever au coucher du soleil ». Ils ont délaissé leur location mal isolée. « C’est très important pour nous d’être autonomes et de polluer le moins possible, insiste la mère de famille. Là, c’est moins cher qu’une maison en bois classique et on peut tout faire. On ne voulait pas s’endetter sur quinze ans, et risquer d’être saisis s’il y a un problème et qu’on n’arrive plus à payer… » L’architecture triangulaire ne fait pas que des heureux, sait-elle, dans le voisinage. « Pour certains, on détruit le paysage. Mais pour nous, c’est un accomplissement. On regarde en arrière, on voit qu’on a fait ça, ça et ça. La vie a plus de sens. »

De retour dans sa cuisine, Elizabeth Faure sert l’apéritif à l’heure du thé, pour d’autres. Les visiteurs qui l’accaparaient des heures l’ont parfois gratifiée d’une bouteille de ce vin rouge dont le documentaire la montrait friande. C’est bien là tout son gain. Elle sourit. « On a lancé le truc, c’est trop génial, ça me suffit. Je me sens hippie entourée de bébés hippies. »