title: Pour penser la “disruption” numérique, il faut y plonger
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Le philosophe Bernard Stiegler, dans un entretien à Libération, s'inquiète des conséquences de la "disruption" numérique. Il considère que l'évolution technologique va trop vite, et ne laisse plus assez de temps aux "penseurs" pour accompagner le mouvement. Cela détruirait le "lien social" et il compare cela à une "barbarie" un peu comme un romain cultivé de la fin de l'Empire s'inquiète de voir les barbares déferler et détruire la civilisation latine.
Je ne remets pas en cause le fait que Bernard Stiegler est un de nos "intellectuels" qui connait le mieux le numérique. Rien à voir avec les Finkielkraut et autres BHL. Pourtant, même lui est à la ramasse et n'arrive pas à lire et à comprendre la transformation numérique. Il se plaint, dans sa tribune, que les évolutions technologiques vont trop vite et "court-circuitent ce qui contribue à l'élaboration de la civilisation". Pour lui, les espaces délibératifs où doit se construire la décision collective ne peuvent plus suivre. En prime, nous avons un dérapage, avec un lien malheureux, entre le slogan marketing de The Family "les barbares attaquent" et Daesh. La dissolution des repères provoqués par ces "barbares numériques" amènerait au nihilisme et aux départs de jeunes en Syrie. Un parallèle qui discrédite un peu un propos, par ailleurs assez abscons...
Ce qui ressort à mes yeux, de cette interview, est que Bernard Stiegler est en retard d'une guerre, et cherche à comprendre le monde issu de la "disruption numérique" avec des outils intellectuels obsolètes. Il déplore que "nous n'arrivons plus à élaborer des savoirs" et que cela aboutit à une "folie collective". Quand on sait où regarder, on se rend compte qu'il n'en est rien. Les jeunes générations s'adaptent parfaitement au monde numérique, à la fois en se pliant aux demandes des grandes entreprises quand cela ne les dérangent pas mais aussi en se protégeant quand ils estiment les demandes abusives. Ils savent très bien utiliser les services, notamment les réseaux sociaux, en étant conscient collectivement de ce que cela implique. Si Snapchat a un tel succès, c'est peut-être par la promesse de l'éphémère et donc d'un "droit à l'oubli" par défaut. On met souvent en lumière les cas où des jeunes se font piéger par un mauvais usage du numérique, ce qui occulte le fait que l'immense majorité est loin d'être dupe et sait se protéger. Faites donc une enquête "de terrain" auprès des ados de votre entourage, sur leur utilisation du numérique, vous pourriez être surpris...
La "construction de savoirs" que Stiegler appelle de ses vœux est en cours, mais elle ne se fait plus avec les mêmes outils intellectuels et dans les mêmes lieux, ceux que Stiegler continue à scruter, en désespérant qu'il s'y passe des choses. Quand je vois ce qui se passe dans le secteur de l'économie collaborative, des communs, du libre, j'y vois un bouillonnement intellectuel. Celui-ci ne se fait pas avec les outils conceptuels de la génération précédente. On a bien vu, à Nuit debout, le choc de culture et l'incompréhension entre les "révolutionnaires" nourris au marxisme, qui parlaient de convergence des luttes, et une autre frange, qui refusait radicalement toute récupération politique et cherchait à s'organiser différemment, avec comme principe de base la recherche de la collaboration horizontale, et la bienveillance. L'argument d'autorité n'y fait pas recette.
Le lien social existe toujours, voire même davantage avec l'arrivée du numérique, qui permet des rencontres inattendues. Les algorithmes font des suggestions, qui peuvent être pertinentes et intéressantes, mais que l'on n'est pas obligé de suivre. Il n'y a aucune obligation à être sur Facebook, et encore moins à en faire sa principale porte d'entrée sur le web (je le déconseille même fortement). La construction de la pensée ne s'y fait pas, même si c'est un canal de diffusion non négligeable. Pour comprendre Wikipédia, il faut se plonger dans les centaines de pages de discussions, parfois interminables. On voit alors une communauté auto-organisée (et bordélique) avec des modes de fonctionnement qui n'auraient pas pu exister sans cette infrastructure. Il en va de même pour la communauté du logiciel libre, qui a développé, depuis longtemps, une véritable idéologie et une culture politique qui s'est diffusée au delà du groupe des geeks et des hackers.
Oui, le numérique est une véritable rupture, qui va vite. Pour la comprendre, il faut s'y plonger, pas seulement se contenter d'en être un observateur, même averti. La pensée de l'action se fait en parallèle à l'action, dans un mélange parfois difficile à saisir. Le grand public exprime son rejet ou son acceptation de certaines pratiques en votant avec ses pieds. Les débats se sont font sur les forums, mais aussi entre pairs, loin des radars des observateurs, qui souvent ne font que constater les évolutions, sans avoir accès aux échanges et délibérations qui les ont amenés.