title: Conspiration et fantasmagorie à l’ère de Trump et du Covid [2/2]
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Quelques jours après la publication du premier volet de cette enquête, le journal américain Buzzfeed arrivait lui aussi à la conclusion qu’il était inadéquat de qualifier QAnon de conspiracy theory. Les journalistes de Buzzfeed ont décidé qu’ils parleraient désormais de collective delusion, un délire collectif, pour signaler que nous avons affaire à quelque chose de bien plus grave que des inférences et des théories sans fondement. C’est un choix risqué : non seulement l’utilisation du langage de la psychiatrie en dehors de son domaine spécifique favorise la pathologisation et la médicalisation [1] croissantes de la société et de la vie, mais si l’intention est de récupérer les personnes tombées dans le rabbit hole, leur dire qu’elles sont delusional, en train de délirer, peut être contre-productif et les braquer dans leurs croyances.
Cela dit, il est indéniable que le récit de QAnon relève de l’hallucination collective. La question est : collective à quel point ? de combien de personnes parle-t-on ? Selon un sondage de l’institut américain Civiq, publié début septembre et immédiatement cité dans de nombreux articles, 16 % des Américains disent croire que ce que dit QAnon est en grande partie vrai ; en ne considérant que les blancs non-hispaniques, le chiffre monte à 19 % ; en se limitant aux électeurs républicains, il monte même à 33 % ; chez les démocrates, il s’arrête à 5 %, ce qui est n’est pas négligeable si l’on pense aux récits il est question. Si l’échantillon des personnes interrogées est représentatif, 52 millions de personnes pensent que ce que dit QAnon est mostly true.
Le chiffre semble peu plausible, la réponse pourrait être moins univoque qu’il n’y paraît [2] et chaque sondage d’opinion doit être pris avec des pincettes. Celui de Civiq comprenait également une option « certaines parties (de la narration de QAnon) sont vraies ». Cette réponse a été donnée par 16 % des personnes interrogées, mais elle est tellement vague qu’elle en devient inutile. Toutes les fantasmagories de conspiration comportent des éléments de vérité et QAnon ne fait pas exception : le trafic d’enfants existe, les abus sur des enfants aussi, la politique américaine est influencée par des lobbies et des potentats, une grande partie de l’information générale sert des intérêts politiques et économiques, certaines stars d’Hollywood font partie de sectes secrètes (pensez à la Scientologie), etc. Sur ces prémisses de vérité, QAnon élève des cathédrales gothiques de foutraqueries. À quoi se référait ceux qui ont répondu « certaines parties sont vraies » ? Aux prémisses ou aux mensonges ? Les sondages réalisés avec cette méthodologie ne donc servent pas à grand-chose.
Quoi qu’il en soit, ils ne sont peut-être pas 52 millions, mais il est plausible que la secte compte plusieurs millions d’adeptes. Selon le chercheur canadien Marc-André Argentino, qui a longuement étudié un échantillon de 179 groupes Facebook dédiés à QAnon [3], de mars à juillet 2020, le nombre total de leurs membres est passé de 213 000 à 1,4 million. Une augmentation de 600 %. Et selon un sondage interne à Facebook [4] à la mi-août 2020 — quelques jours avant leur interdiction partielle — les groupes QAnon comptaient un total de trois millions de membres.
QAnon ne fait pas seulement du prosélytisme auprès de personnes ignorantes, stupides ou affectées par des problèmes de santé mentale. Poser la question en ces termes est une grave erreur. Il est tout aussi faux de croire que la secte recrute seulement à droite, parmi les fascistes et les réactionnaires. Être éduqué, être intelligent, être en bonne santé mentale, être de gauche : rien de tout cela n’immunise automatiquement contre QAnon.
Un autre qualificatif aussi ambigu que son utilité est faible est l’irrationnel. Les idées qui se forment dans la tête d’un croyant en QAnon sont certainement irrationnelles dans leur contenu, basées sur des connexions complètement illogiques, mais la façon dont elles sont formées suit une logique précise, qui est elle-même le résultat du fonctionnement de notre esprit dans certaines conditions.
Les neurosciences situent ce que nous appelons le raisonnement dans le cortex cérébral préfrontal. C’est une zone très fine – « un mouchoir gris », comme l’appelle l’écrivain et vulgarisateur scientifique Massimo Polidoro – du néocortex, la partie de notre cerveau qui a évolué le plus récemment. Les émotions résident plutôt dans le système limbique, un domaine beaucoup plus ancien que le neurobiologiste Paul D. MacLean — dont on se souvient à cause de sa théorie du cerveau triunique [5], aujourd’hui dépassée — a efficacement appelé le paléocerveau. Dans la zone limbique, l’amygdale est très importante, c’est une structure qui a pour tâche de réagir aux dangers et d’envoyer des signaux d’alarme à tout le corps.
En présence d’un stimulus, les fonctions du paléocerveau entrent d’abord en jeu, en particulier l’amygdale, après quoi c’est au tour du cortex préfrontal. Ce dernier intervient pour passer au crible les signaux d’alarme, réguler les émotions, nous faire réfléchir. Sur cette base, le psychologue Daniel Kahneman a introduit la distinction entre la « pensée rapide » du système limbique (émotionnelle, impulsive, automatique) et la « pensée lente » du cortex préfrontal (analytique, prudente, contrôlée).
La pensée rapide nous a permis de survivre en tant qu’espèce. « Nos ancêtres qui vivaient dans la savane », écrit Polidoro dans son ouvrage Il mondo sottosopra (Le monde à l’envers), « luttaient contre les lions, les panthères et d’autres menaces vitales, et ne pouvaient pas se permettre de trop réfléchir. Il fallait décider rapidement si la silhouette sombre aperçue entre les feuilles était un prédateur ou un simple jeu d’ombre et de lumière : ne pas le faire pouvait signifier l’extinction de l’espèce. Alors, mieux valait s’enfuir tout le temps… que de s’arrêter pour vérifier ».
Le problème est que notre cerveau a tendance à fonctionner comme cela, même dans des situations très différentes. En période de stress, de peur ou de colère, nous sommes amenés à faire des erreurs, à prendre de mauvaises décisions ou à tirer de mauvaises conclusions avant que la réflexion lente ne puisse intervenir. De là viennent bon nombre des biais et des préjugés qui conditionnent notre vie, étudiés par la psychologie et la science cognitive.
Au cours de la dernière décennie, le court-circuit entre le flux continu et anxiogène des nouvelles — très souvent mauvaises — et les algorithmes des réseaux sociaux qui encouragent les réactions immédiates ont renforcé nos biais et ont fait que les erreurs sont non seulement plus fréquentes mais se propagent plus rapidement. La situation s’est encore aggravée avec la crise du Covid-19. Avant le confinement, il n’était pas possible, ni même imaginable, pour beaucoup de gens de passer tout leur temps en ligne. Il y avait des limites, des bornes : le travail ou l’école, le sport, les amours, les amis, les relations à entretenir… L’urgence a miné ces bornes. Pendant de longs mois, le confinement, le bombardement d’informations et la logique des réseaux sociaux fondée sur l’urgence ont incité à la réflexion rapide, nous incitant à élever la voix et à faire des choix drastiques sans réfléchir un seul instant.
Nous nous sommes retrouvés à la merci de gros titres sensationnalistes, de nouvelles déjà démenties ou de messages vocaux diffusés sur WhatsApp par Dieu sait qui ; nous avons désigné des boucs émissaires, nous avons dénoncé des passants depuis nos fenêtres (et nous nous sommes filmés en train de le faire), nous avons crié « Assassin ! » à ceux qui faisaient leur jogging ou qui sortaient « trop souvent » le chien pour lui faire faire ses besoins (en filmant les malheureux et en les mettant au pilori sur Facebook), souhaité la prison à ceux qui faisaient leurs courses plus d’une fois par jour ; nous avons formé des troupeaux numériques et rompu des relations et des amitiés, même longues, sous l’emprise d’un mécanisme qui nous poussait à attaquer le « réprouvé » de service, la personne aux opinions différentes de celles qui dominent au sein du groupe. Il suffisait parfois de soulever un doute, de souligner l’irrationalité d’un arrêté municipal, l’illégalité d’une mesure, l’injustice d’une sanction [6] pour être accusé de « se foutre des morts » et être comparé aux nazis. Une communication toute limbique, dans laquelle l’amygdale régnait. Et le cortex préfrontal ? Il était enfermé dans un placard, ligoté et bâillonné.
Aujourd’hui, tout le monde dit qu’il faut « à tout prix » éviter un deuxième confinement. Pendant celui du printemps dernier, nous avons vu bouillir un chaudron d’anxiété, de colère, de suspicion généralisée, de terreur, de solitude atroce, de ressentiment, de névroses, de paranoïa et, enfin, de psychose. Ce n’est que maintenant que nous commençons à en comprendre les conséquences : augmentation de la violence domestique [7] et des féminicides [8], suicides et hospitalisations psychiatriques [9], vente de psychotropes [10], dépendance au jeu [11], alcoolisme, en particulier chez les jeunes [12] et les femmes [13], troubles alimentaires chez les enfants et les préadolescents [14]. On aperçoit déjà depuie le port le tsunami de maladies mentales prévu au mois de juin.
La dictature de la pensée rapide, typique des situations d’urgence, a imposé un réductionnisme virocentrique : nous avons oublié que la santé ne consiste pas seulement à ne pas contracté un virus et que la virologie n’est pas la seule et unique science à prendre en compte. Pour une analyse approfondie et une lecture critique de gauche de cette phase, je me réfère au glossaire de l’urgence publié dansGiapen juin dernier et au récent article de Wolf Bukowski intitulé “Pandemic : the italian way” [15].
Je crois que beaucoup des causes de la propagation de QAnon, jusqu’en Europe, et, plus généralement, de la prolifération de plus en plus rapide des fantasmagories du complot, devraient être recherchées dans les répercussions psychologiques et existentielles du confinement. Parfois, le processus peut être vu clairement et en temps réel : désillusion soudaine face au récit du « nous sommes tous dans le même bateau » (l’urgence a accentué les inégalités [16] et augmenté le fossé social), incertitude sur ce qui se passe, anxiété face à l’avenir, choix de nouveaux boucs émissaires sur lesquels diriger les soupçons et la colère. Les voisins qui brandissaient auparavant le hashtag #iorestoacasa comme une massue et arboraient le drapeau italien sur leur balcon, commencent à dire que « peut-être que tout cela n’était qu’un mensonge » et à relier les fantasmagories de complot sur le virus fabriqué en laboratoire, la pandémie voulue par Bill Gates, le confinement comme couverture pour installer les récepteurs de 5G, le contrôle social au moyen de vaccins, etc.
Que se passe-t-il dans mon esprit lorsque je cède à une fantasmagorie du complot ? Essayons de reconstruire cela, étape par étape.
Le primacy effect [17] est un phénomène qui consiste à retenir les premières informations reçues et à les considérer comme plus importantes que les informations lues ou entendues dans un second temps. Cela peut arriver dans une situation de calme mais le phénomène s’accentue lorsque le sujet est soumis à des émotions intenses. Si je reçois des informations alors que je suis agité, en colère ou effrayé, j’ai tendance à m’en souvenir plus facilement. Cela aura des répercussions sur ma réflexion et mes décisions ultérieures. Même lorsque le cortex préfrontal entre en action, l’effet est difficile à corriger en raison de l’heuristique de disponibilité [18] : si je me souviens de quelque chose, cela signifie que c’est important. J’ai tendance à penser que ce dont je peux me rappeler avec peu d’efforts est plus valable, au détriment de ce que je pourrais savoir avec plus d’efforts. D’où le "préjugé de l’ancrage" [19] : en pensant, je ne m’écarte pas du point sur lequel je me suis fixé depuis le début, convaincu qu’il est le cœur de la question alors qu’en réalité, je l’ai choisi arbitrairement.
Si les premières informations que je reçois s’ancrent autour de l’idée que « rien n’est ce qu’il paraît être » et qu’il existe une vérité cachée par des complots occultes, j’aurais tendance à rester dans ce schéma, en alignant d’autres biais et distorsions cognitives. Le préjugé d’intentionnalité me fait penser que si quelque chose s’est produit — un accident, une inondation, une épidémie — quelqu’un doit l’avoir voulu et planifié. Le préjugé de proportionnalité me convainc qu’un événement à grande échelle et aux nombreuses conséquences ne peut pas avoir une « petite » cause : il doit en avoir une « grande », qui à son tour — sur la base du préjugé d’intentionnalité — doit dépendre de la volonté de quelqu’un.
Une pandémie ne peut donc pas avoir pour déclencheur et origine le passage imperceptible d’un virus d’un animal à un être humain, à la suite de processus impersonnels et objectifs auxquels nous contribuons tous : déforestation, urbanisation, agriculture intensive [20]… Non, elle doit être le résultat d’un plan global, et ce plan doit avoir un visage. Ils me désignent Bill Gates. Il est très riche, il a toujours été sur mon dos, il pratique une charité que je trouve hypocrite, il a quelque chose à voir avec les vaccins, Windows n’arrête pas de planter… OK.
À ce stade, le biais de confirmation [21] est enclenché : sans même m’en rendre compte, je choisis les informations qui renforcent ma conviction et j’écarte celles qui la mettraient en doute. Chaque fois que j’ai le sentiment que les pièces du puzzle s’assemblent, j’éprouve de la satisfaction, je me sens fort et capable de dominer chaque thème et chaque sujet. L’exaltation renforce l’effet Dunning-Kruger [22] : chacun de nous a tendance à surestimer ses propres connaissances, à les tenir pour acquises. Pourquoi voyez-vous parfois la lune pendant la journée ? Pourquoi fait-il plus chaud en été qu’en hiver ? Que fait exactement le foie ? La plupart d’entre nous ne seraient pas en mesure de répondre à ces questions à la volée. Mais je vais plus loin, je me jette dans la controverse et je parle de virologie, d’ingénierie, de balistique, d’explosifs ou de chimie des gaz, d’astronautique, d’histoire des religions…
Plus je surestime ma capacité à lire le monde, plus l’apophénie [23] me fait percevoir des connexions et des modèles là où il n’y en a pas. Je remarque que Trump porte souvent des cravates jaunes. J’y vois un signe certain : il dit que la pandémie est fausse. Le drapeau jaune est utilisé pour signaler qu’un navire n’a pas de personnes infectées à bord, et dans le code nautique international, le jaune représente la lettre Q. Tout cela a un sens.
La paréidolie entre également en jeu, ce qui me fait voir des images, des symboles ou des visages cachés émergeant de l’arrière-plan, comme le visage de Satan dans la fumée des tours jumelles [24]. Je repère le virus SARS-CoV-2 dans une scène du film Captain America – The First Avenger. C’est le coronavirus, aucun doute… et il est juste à côté d’une publicité pour la bière Corona ! Le film est de 2011 ; tout était donc prévu… Il suffirait que je m’arrête une minute, que je regarde de plus près, et je saurais que ce n’est pas le virus. Il s’agit d’un bouquet de bucatini Barilla disposés de manière à rappeler les feux d’artifice [25].
Mais… m’arrêter ? Pas question. Je consacre de plus en plus d’heures du jour et de la nuit à la « recherche », je ne fais rien d’autre que relier des éléments, discuter, diffuser des matériaux. Je suis maintenant en proie au parti pris d’intensifier mon engagement [26] : le temps et l’énergie que j’ai investis ne me permettent pas de m’arrêter, encore moins d’inverser le cours des choses sans conséquences sur mon ego, sur mon estime de soi, sur ma crédibilité aux yeux des autres. Chaque jour qui passe, changer d’avis impliquerait une plus grande fatigue mentale. Mais pourquoi devrais-je changer d’avis si j’ai raison ? La rationalisation après achat [27] a commencé : si j’ai investi autant, c’est parce que c’était une bonne affaire.
Si de temps en temps je ressens une dissonance cognitive, par exemple entre mon estime de soi et le fait que mon comportement a aliéné des proches, je la résous de la manière la moins difficile : je sauve l’estime de soi et je blâme les autres. Je perds des amis, m’isole de ma famille et de mes proches ? C’est leur faute, ils ne veulent pas « se réveiller ». Préfèrent-ils rester ignorants ? Laissez-les faire. Et si ce n’était pas seulement de l’ignorance ? Et s’ils étaient complices de la Cabale, un puissant groupe d’adorateurs du diable et de tueurs d’enfants ? Heureusement, ils restent loin de moi maintenant. De toute façon, j’ai une nouvelle communauté. Et de plus en plus de personnes partagent nos idées. Et si de plus en plus de gens les partagent, cela signifie que nous avons raison. Et donc, content de mon argumentum ad populum, je passe à autre chose.
Quand je dis « j’ai fait mes recherches », cela signifie que j’ai surfé sur le net à la merci de tous ces préjugés, erreurs et raccourcis. J’ai lu quelques commentaires sur Facebook, regardé rapidement une photo sur Instagram, lu des pages trouvées parmi les premiers résultats de Google… Tout au plus ai-je regardé des pseudo-documentaires QAnon comme Fall of the Cabal ou Out of the Shadows.
Et maintenant, ce moment est arrivé. Je suis prêt à partir. Je dois pousser la « recherche » un peu plus loin. Pour nourrir un préjugé de confirmation de plus en plus affamé et obtenir l’approbation de ma nouvelle communauté, je commence à produire des preuves.
Les croyants en QAnon ont souvent recours à des photos qui ont été retouchées ou qui sont accompagnées de fausses légendes. Nous les avons vus falsifier le lieu et la date d’un tweet de l’humoriste Patton Oswalt pour l’accuser d’avoir violé des enfants à la pizzeria Comet Ping Pong de Washington DC. Nous les avons vus retoucher des photos du mannequin Chrissy Teigen et de son mari, le chanteur John Legend, pour les placer sur l’île privée de Jeffrey Epstein, aujourd’hui connue sous le nom d’« île pédophile ». Nous les avons vus monter une photo où le député démocrate Adam Schiff pose à côté de son père de 90 ans, remplaçant ce dernier par Epstein. Nous les avons vus répandre des images confuses ou modifiées de manière ad hoc, en les faisant passer pour des images d’un film qui n’existe pas, Frazzledrip, où l’on voit Hillary Clinton écorcher le visage d’un enfant et porter sa peau comme masque. Il existe des centaines d’exemples.
Chaque fois, les dénégations, ou la réaction, de la personne calomniée devient la preuve de la véracité de l’accusation. Parmi les persécuteurs numériques de Chrissy Teigen, on trouve l’acteur James Woods, fort de ses deux millions et demi de followers sur Twitter, qui a convoqué Shakespeare pour insinuer que Teigen se défendait avec une véhémence suspecte. Hamlet, acte III, scène II : « The lady doth protest too much, methinks ». Littéralement : « La dame proteste trop, me semble-t-il ». Quoi que je fasse ou dise, la victime de la calomnie est piégée. Et cela n’arrive pas seulement aux personnes célèbres, qui, après tout, ont des outils pour se défendre. La persécution en meute (targeted harassment) peut frapper n’importe qui, pour les raisons les plus diverses, et les réseaux sociaux débordent dans l’espace physique.
Je suis aussi dans la meute. Et j’ai commencé à faire des « recherches ».
QAnon est :
Une hypothèse est en effet que QAnon a commencé sur le forum 4chan comme une blague, peut-être inspirée par le roman Q [28]. Une blague qui a vite servi d’indice pour les trolls et les profiteurs organisés. Une enquête de la NBC [29] a reconstitué en détail le travail effectué en 2017-2018 par trois personnes en particulier — Coleman Rogers, Tracy Diaz et Christina Urso — pour donner de l’ampleur à QAnon, en faire un grand jeu en réalité alternée (JRA) et en tirer profit [30]. Pendant ce temps, un autre cercle a pris possession de la signature Q et a déplacé ses « prophéties » sur 8Chan.
Une enquête très récente fait la lumière sur le rôle de Jason J. Gelinas, un homme de 40 ans, venant du New Jersey, expert en systèmes de sécurité pour le secteur bancaire. Gelinas est l’homme derrière le site Qmap, le nœud crucial du réseau QAnon où vous pouvez trouver la base de données des messages de Q et des ressources utiles pour vous orienter dans le jeu et le faire avancer : glossaires, cartes, dossiers constamment mis à jour sur les personnes que la secte accuse de pédophilie… Grâce à Qmap, Gelinas collecte chaque mois plus de 3000€ de dons. Il ne s’agit peut-être pas de millions, mais c’est un revenu supplémentaire conséquent. Quelques heures après la publication de l’enquête, Qmap a disparu du web.
QAnon est un récit participatif qui regroupe de grandes communautés en ligne et présente de nombreuses caractéristiques typiques de la JRA (jeu de réalité alternative) : absence de plateforme centrale, mélange de réalité et de fiction, recherche collective d’indices et de liens, résolution de prétendus mystères, mise à jour constante du récit… Le collectif Wu Ming avait déjà comparé QAnon à un JRA en août 2018 [31]. Deux ans plus tard, il conserve encore une partie de sa dimension ludique. Les participants ne reconnaissent plus les limites du jeu et en sont désormais dépendants. C’est un jeu réactionnaire, raciste, homophobe et antisémite.
Et par dessus tout, c’est un jeu en parfaite symbiose avec les algorithmes des réseaux sociaux, dans le cadre de la gamification désormais achevée des interactions humaines. L’utilisateur des réseaux sociaux est constamment poussé à rechercher de l’approbation, des récompenses, des scores élevés, des records personnels. Voilà un fétichisme des chiffres et des données quantitatives, qu’il s’agisse d’adeptes, de goûts, de commentaires, de partages, de réactions, de retweets, de citations, de visionnements de vidéos, etc.
Dans cet écosystème où chacun est toujours à l’affiche et toujours en quête de reconnaissance, un protagoniste de sa propre émission de téléréalité, il existe une demande croissante de produits qui renforcent l’image et améliorent le mode de vie. Les croyants en QAnon achètent des T-shirts, des sweat-shirts et des chapeaux avec Q pour se prendre en selfie et en vidéo, des drapeaux à accrocher au balcon ou à brandir lors des défilés, des badges à coudre sur leurs vestes, des pins à épingler sur leurs revers de veste, des tasses dans lesquelles boire le café qui vous tient éveillé pour la « recherche ». Et des livres : en 2019 un volume intitulé QAnon. An invitation to the great awakening est devenu un best-seller sur Amazon [32].
Le nombre de personnes qui profitent de QAnon n’a cessé d’augmenter, avec la complicité des réseaux sociaux et l’apport indispensable du site de Jeff Bezos, qui vend encore toutes sortes de produits à cette effigie [33]. Mais Internet n’a fait qu’exagérer un phénomène préexistant : le conspirationnisme a longtemps été un modèle commercial. Avec l’industrie culturelle, une sous-industrie des fantasmagories de conspiration est également née, avec ses best-sellers, ses symboles de statut, ses stratagèmes et ses intrigues. Umberto Eco l’a décrit dans son chef-d’œuvre Le pendule de Foucault (1988) [34] et dans son avant-dernier roman Le cimetière de Prague (2010). Aujourd’hui, le site InfoWars, fief personnel d’Alex Jones, réalise un chiffre d’affaires de vingt millions de dollars par an et génère des bénéfices de cinq millions de dollars, grâce à la vente de compléments alimentaires et de médicaments dits alternatifs.
La nature globale du jeu qui a échappé à tout contrôle a fait de QAnon un mind control cult, une secte qui recrute en ligne et déforme la perception du converti, l’aliénant presque toujours de sa famille – à moins qu’ils ne le rejoignent en bloc – et de ses amitiés. Sur QAnonCasualties, il y a sans cesse de nouveaux témoignages. Les convertis persécutent souvent leurs parents et amis, en essayant à tout prix de leur administrer la « pilule rouge », une métaphore de la découverte de la vérité tirée du film Matrix. De nombreuses histoires parlent de harcèlement et de menaces. À ce moment-là, la rupture est inévitable. S’isoler des infidèles est une sorte de passage initiatique, à la fin duquel les qultistes disent : « Maintenant, votre famille, c’est nous ». Et la communauté peut également organiser des levées de fonds pour aider les croyants qui sont laissés seuls et en difficulté.
Tout cela se passe en ligne : à l’ère du web, une secte n’a pas nécessairement besoin d’un siège physique, ni de gourous en chair et en os. Et comme tout ce qui se passe en ligne, cela se passe très vite : Jessica Prim, 37 ans, de l’Illinois, a avalé la pilule rouge dans les premiers jours d’avril 2020 ; le 29 avril, elle a été arrêtée alors qu’elle se rendait à New York avec une voiture remplie d’armes tranchantes, avec l’intention, annoncée en direct sur Facebook, de « tuer Joe Biden » [35].
En parlant de la pilule rouge, il est plutôt cocasse que QAnon, un mouvement hautement homophobe et transphobe, tire l’une de ses plus importantes métaphores d’un film des frères Andy et Larry Wachowski, qui sont aujourd’hui les sœurs Lana et Lilly Wachowski. Juste pour resituer, en août 2020, Lilly a qualifié la pilule rouge et l’ensemble de la trilogie d’« allégories transgenres ».
Je n’utilise pas les termes culte et secte à la légère. Le risque de les manipuler est d’en légitimer la connotation criminalisante, qui fut utilisée au fil des siècles pour répandre des fantasmagories du complot, persécuter des minorités, désigner des ennemis publics ou encore nier la liberté de culte. Les Juifs qui ont subi « l’accusation du sang » étaient désignés comme une secte ; chaque hérétique brûlé sur le bûcher faisait partie d’une secte ; pour les enquêteurs de Modène, les parents lors de l’enquête sur les « diables des Bassa » [36] faisaient partie d’une secte ; Qanon lui-même décrit ses ennemis comme les membres d’une secte. Non seulement : lorsque nous parlons de conditionnement mental, nous devons garder comme avertissement l’histoire du crime de plagiat [37]
, qui en 1981 fut déclaré inconstitutionnel et éliminé du code pénal italien.
Mais il ne s’agit pas ici de la liberté d’expression ou de culte d’une minorité persécutée. Nous parlons d’une secte réelle (QAnon) qui croit en l’existence d’une secte imaginaire (la Cabale), invente des calomnies impressionnantes, déchaîne ses adeptes dans des lynchages virtuels et rêve d’extermination, bien que – pour le moment du moins – ils comptent sur un pouvoir putschiste pour la réaliser. Tout cela en vénérant un milliardaire, Donald Trump, qui est aussi l’homme politique le plus puissant de la planète.
La cohésion garantie par sa dimension sectaire et la facilité avec laquelle il trouve des prosélytes ont transformé QAnon en un mouvement de masse, qui aux États-Unis fait de la politique au sein du parti républicain. Malgré quelques voix inquiètes dans les hautes sphères [38], la base du parti semble y répondre positivement. Pourquoi ne le ferait-il pas, alors que Trump lui-même envoie des signaux d’approbation ? Des dizaines de croyants se sont présentés aux primaires républicaines pour le Congrès. Certains ont gagné et se présenteront pour des sièges, comme Marjorie Taylor Greene en Géorgie. La Cabale tire les ficelles du monde, contrôle la réalité à de multiples niveaux, mais elle serait incapable de saboter une élection primaire triviale. D’autres croyants en QAnon se présentent aux élections dans diverses assemblées d’État [39]. Ce sont des organes législatifs à plus petite échelle, où ils auront beaucoup plus de chances d’avoir un impact. On s’étonnera que la cabale n’y puisse rien.
La contradiction est évidente : la secte dont Trump fait l’éloge et qui participe aux élections est la même qui, selon le FBI et le centre anti-terrorisme de West Point, représente une « menace terroriste intérieure ». De 2018 à aujourd’hui, les croyants en QAnon ont commis des meurtres à New York et à Seattle, déclenché deux incendies criminels, dont un feu géant en Californie, dévasté une église en Arizona, tenté d’enlever une personne au Colorado… Avec les précautions qui s’imposent, on peut ajouter le massacre de Hanau, en Allemagne. Ces personnes se sont radicalisées en ligne et ont agi seules, sans organisation. Et si les épisodes d’action directe sont après tout encore peu nombreux, c’est uniquement parce que la rhétorique de la secte est basée sur la délégation. QAnon exhorte à « avoir foi dans le plan » : la guerre contre l’État profond est menée par Trump avec les militaires, il faut les soutenir et voter en novembre pour confirmer notre héros à la Maison Blanche et en attendant l’aider à démasquer la Cabale en faisant des recherches, en dénonçant et en isolant les pédophiles. La tempête viendra et nous connaîtrons le Grand Réveil.
C’est un cadre précaire : nous ne savons pas ce qui se passera si Trump perd les élections. Ou si, au fil du temps, la confiance en lui devait s’effriter. Indépendamment de cela, comment le phénomène QAnon va-t-il évoluer ? Y aura-t-il des suicides de masse comme celui des adhérents du Temple du peuple du Révérend Jones en Guyane, le 18 novembre 1978 ? Ou bien la secte va-t-elle atténuer son message pour se situer, avec un profil plus institutionnel, au sein d’une droite plus « normale » ? Peut-être verrons-nous l’un et l’autre développement et bien d’autres encore si la secte, comme cela semble plausible, connaît des divisions et des schismes.
L’hybridation rapide de QAnon avec le monde du new age, du bien-être, de la médecine et de la spiritualité alternative nous donne quelques indications quant à son avenir, sa prochaine composition sociale et idéologique. Dans les études sur le conspirationnisme, les chercheurs ont inventé le néologisme conspirituality — conspiration + spiritualité. En réalité, comme l’expliquent les historiens des religions Egil Asprem et Asbjørn Dyrendal [40], ce n’est pas un phénomène nouveau, mais un retour aux origines communes de l’ésotérisme du XVIIIe siècle et de l’occultisme du XIXe siècle.
Les environnements new age ont toujours été exposés à des dérives réactionnaires, encombrés comme ils le sont par les gourous, la métaphysique bon marché et les tendances cultistes. Néanmoins, nombre de ces personnes, réseaux et sous-cultures ont été historiquement perçus et représentés comme faisant partie d’une nébuleuse de gauche. C’est le cas ici : par hybridation, QAnon recrute la gauche, ou du moins se retrouve accepté comme compagnon de route par des gens qui hier encore se pensaient et se pensent peut-être encore, de gauche.
Si l’association du new age et de la wellness constituent un viatique, l’anti-vaccinisme est une sorte de voie rapide. Dans les environnements « alternatifs », même avant la pandémie, les fantasmagories du complot sur les vaccins ont connu un grand succès. Aujourd’hui, beaucoup de ceux qui les ont propagés se retrouvent au coude à coude avec les Qanon, en Amérique du Nord comme en Europe. En Italie, cela se produisait souvent après un passage intermédiaire dans le Mouvement 5 étoiles, un véritable parti de transition.
Les réactions chimiques en cours sont visibles, en effet, elles sautent aux yeux dans les images des manifestations de la fin août à Berlin, Londres, Los Angeles et Rome. Il est simpliste et erroné de les décrire comme des rassemblements de « négationnistes du COVID » ou des « anti-masques ». Ce sont des expressions trompeuses, car elles réduisent le champ de compréhension. Les thèmes de ces manifestations vont au-delà de la pandémie, à tel point que celle-ci semble être un tremplin pour parler de nombreuses autres choses : la conspiration sataniste, la lutte de Trump contre l’état profond, la 5G… Sur ces thèmes, il y a une convergence que l’on pourrait qualifier, si ce n’était pas une étiquette usée, de rouge-brune. Une interzone rouge-brune sui generis, où l’on rencontre des hippies et l’ultra-droite, où l’on parle d’aromathérapie et de plan Kalergi, où l’on tire les cartes de tarot et on lit les Qdrops (gouttes de Q). Dans un article intitulé « Nazi hippies. Quando New Age ed estrema destra si sovrappongono » (« Les hippies nazis : quand le new age et l’extrême droite se rencontrent »), le philosophe Jules Evans explique qu’il ne faut pas s’en étonner. Je suis d’accord, et pas seulement pour les raisons qu’il avance.
Toute fantasmagorie du complot aboutit produit des idées réactionnaires et donc, si l’on veut simplifier, mène « à droite ». Je fais ici référence aux visions du monde historiquement associées aux termes de droite et de gauche. Je parle d’idéaux-types. Si, en revanche, nous prenons en considération les côtés concrets, les personnes en chair et en os qui se sentent et se disent appartenir à l’un ou l’autre côté, alors il est faux de dire que la gauche est moins encline au complotisme.
Parmi ceux qui se disent et se pensent de gauche — un spectre de positions qui va des courants libéraux les plus réformistes aux courants anticapitalistes les plus radicaux, en passant par diverses sous-cultures alternatives — de nombreuses théories infondées sont répandues et il est courant d’imaginer des conspirations mondiales aussi vastes que parfaites.
Nombre de fantasmagories du complot se sont établies à gauche au nom de l’anti-impérialisme. Dans certains milieux, l’idée s’est imposée que George Soros paierait pour chaque manifestant et chaque révolte dans tout pays dont le régime se prétend un « ennemi de l’impérialisme », comme la Syrie ou la Biélorussie, mais aussi la Russie ou la Chine. Qu’un soulèvement populaire puisse être exploité par des forces politiques ou des puissances étrangères est dans l’ordre des choses ; que tout soulèvement populaire soit mis en scène par un grand marionnettiste est, au contraire, totalement invraisemblable. On peut même dire qu’ils s’agit d’une pensée réactionnaire. Le degré d’autoritarisme et de corruption d’un régime « anti-américain », ou le degré d’exploitation des travailleurs dans ce pays, importe peu : le peuple n’a aucune raison ni aucun droit de manifester, les travailleurs ne doivent pas faire grève. Il n’y a pas de mobilisation d’en bas, c’est toujours une conspiration d’en haut et les manifestants sont divisés entre des idiots utiles et des crisis actors, payés par un juif.
La tendance à nier toute liberté d’action populaire, si elle est politiquement malvenue, n’est certainement pas nouvelle : dans les années 70, les dirigeants du Parti communiste italien ont dénoncé la montée de la nouvelle gauche et des mouvements autonomes du parti comme faisant partie d’une conspiration américaine et des services secrets. Le PCI bolonais a réagi aux événements de mars 1977 en dénonçant une super-conspiration d’un mystérieux état-major subversif qui aurait été de mèche avec les Brigades rouges et les néofascistes.
Aujourd’hui encore, lorsque des mobilisations sortent des schémas habituels, la question « Qui les paie ? » revient réguilèrement, chariant toutes les allusions et fantasmes d’une conspiration. À gauche, cette tournure d’esprit remonte au moins aux purges staliniennes. Mais ne croyez pas que les réformistes soient en reste : le référendum sur le Brexit ? Le résultat d’un complot russe et d’un lavage de cerveau massif. Le mouvement des Gilets jaunes ? Idem, ou du moins ce serait un phénomène piloté. Et que dire du présumé Russiagate comme explication bien pratique pour se défausser de toute responsabilité dans la victoire de Trump en 2016 ? Ce sont de bons stratagèmes pour ne laisser paraître aucun malaise ou ressentiment envers les élites responsables des politiques néolibérales des privatisations et de l’austérité, autant de politiques qui ont accru l’exclusion et l’inégalité.
Pour en revenir à la gauche radicale et au mouvement de gauche, ceux qui crient au complot même quand c’est l’explication la plus invraisemblable ont toujours réussi dans nos milieux. Les opérations « sous faux pavillon » — c’est-à-dire qu’elles sont menées pour être attribuées au parti adverse — sont une réalité. L’exemple le plus classique est la première enquête sur l’attentat de la Piazza Fontana, qui a sorti un drapeau noir et rouge pour accuser les anarchistes. Cependant, ces opérations ont généralement un objectif précis et circonscrit, et elles sont généralement découvertes. Étendre l’explication du "faux pavillon" à un trop grand nombre d’événements conduit à penser que tout est à l’opposé de ce qu’il semble être. Au lieu de cela, la plupart du temps, un attentat commis par des terroristes islamistes est vraiment ce qu’il semble être : un attentat commis par des terroristes islamistes.
Le complotisme, écrivait l’historien Richard Hofstadter [41], part d’un vrai problème mais fait ensuite un bond « de l’indéniable à l’incroyable ». Le fait qu’Al-Qaïda et l’État islamique soient nés et aient prospéré en raison de la grave responsabilité de l’Occident — surtout de l’ingérence américaine au Moyen-Orient — est une affirmation fondée et documentée. Conclure que, dans la pratique, les deux groupes n’existent que comme émanations directes de la CIA et que toutes leurs attaques sont des faux pavillons est au contraire un saut logique qui génère des fantasmagories de conspiration.
Pensons aux attentats du 11 septembre 2001. Nous sommes partis de doutes compréhensibles sur des éléments de la version officielle qui semblaient peu clairs. Les doutes ont été renforcés ex post par un fait : les attentats ont servi de prétexte – avec de fausses preuves sur les armes de destruction massive dont disposait l’Irak – pour lancer la « guerre infinie » de George W. Bush. Une guerre qui a dévasté le Moyen-Orient et l’Asie occidentale, favorisant également la naissance de l’État islamique [42].
De ces prémisses tout à fait acceptables, beaucoup sont partis sans carte ni boussole et – en proie à l’effet Dunning-Kruger, au préjugé de confirmation et aux autres biais déjà mentionnés – se sont perdus dans le désert des « truthers » (les paladins de la « vérité vraie » sur le 11 septembre), un endroit où chacun s’improvise ingénieur en infrastructures, expert en explosifs, expert en photographie judiciaire, etc. Tout cela afin d’essayer de démontrer que l’effondrement des tours jumelles serait une démolition contrôlée, un inside job. Ce qu’un tel scénario implique nécessairement, c’est une conspiration parfaite et vaste, sans limites, avec des centaines de milliers de complices actifs dans les différentes sphères des administrations des États les plus importants du monde. En un mot : un complot universel.
À proprement parler, la complicité – au moins passive – devrait être étendue aux autres pays du Conseil de sécurité des Nations unies, y compris la Russie de Poutine et la Chine, qui auraient certainement eu connaissance d’un tel complot, ou du moins l’auraient découvert en très peu de temps. Après tout, si des « chercheurs indépendants » comme Maurizio Blondet et Massimo Mazzucco disent avoir fait cette découverte… La Russie et la Chine ont accepté la version officielle, c’est un fait. Cette implication est généralement négligée, peut-être parce qu’elle est, contraire aux sympathies politiques de beaucoup truthers, qui sont de grands fans de Poutine ou du Parti Communiste chinois.
À des amis intrigués par le trutherism, j’ai toujours répondu : « Avons-nous besoin de ce genre de théories pour s’opposer aux guerres américaines ? » Je suis convaincu que ce n’est pas le cas. Mais ceux qui veulent s’attaquer au complot juif en ont certainement besoin. La légende urbaine sur l’absence de Juifs dans les tours jumelles au matin de l’attentat fait allusion à cela. Tous auraient été préalablement alerté par le Mossad, qui est ainsi compté parmi les auteurs du massacre. En réalité, au moins 270 Juifs sont morts dans le World Trade Center, soit environ dix pour cent du nombre total des victimes. Ce pourcentage correspond à la part de la population juive dans la population new-yorkaise. Le Mossad a suffisamment de basses oeuvres à son actif pour ne pas lui en imputer d’imaginaires ce qui est préjudiciable pour les enquêtes fondées et sérieuses et fait le jeu de ceux qui voient de l’antisémitisme dans toute critique des gouvernements israéliens.
Pourquoi le complotisme se propage-t-il à gauche ? Parce que les fantasmagories du complot proposent des représentations simplistes – souvent caricaturales – du capitalisme qui se substituent à une critique sérieuse et fondamental du système. Les fantasmagories du complot occupent un vide d’analyse et d’initiative, proposent des raccourcis mentaux et détournent le mécontentement pour qu’il ne puisse s’exprimer que sous la forme de grognements impuissants. Elles déresponsabilisent.
Une citation apocryphe attribuée au socialiste allemand August Bebel (1840-1913) dit : « Der Antisemitismus ist der Sozialismus der dummen Kerle », l’antisémitisme est le socialisme des imbéciles. C’est vrai, mais l’expression est malheureuse : il ne s’agit pas d’imbécillité mais de projection, d’un mécanisme de défense psychologique auquel nous pouvons tous succomber.
Mon malaise d’exploité, d’« opprimé mal payé, ridiculisé, désarticulé » (Rino Gaetano, Mio fratello è figlio unico), est lié à la place que j’occupe dans les relations sociales, aux inégalités structurelles, à la concentration des richesses, au fonctionnement du marché du travail. Pour comprendre cet état de fait, je dois reconnaître l’idéologie qui le justifie et le présente comme naturel. Je dois donc m’interroger sur ma façon de vivre, de travailler, sur ma consommation, sur mes mythes, sur le temps que je passe sur les réseaux sociaux, sur mes contradictions. C’est une prise de conscience laborieuse, souvent délaissée — ou qui temps à s’estomper au fil du temps — même ches ceux qui se considèrent comme politisés et actifs.
Au lieu de cela, si je projette mon malaise sur un prétendu ennemi occulte, je peux éviter une auto-analyse inconfortable et continuer dans mon train train quotidien. Je n’aurais certainement pas besoin de fantasmagorie du complot pour être en colère contre les milliardaires (Trump inclus), contre l’hypocrisie du philanthro-capitalisme, contre le Parti démocrate américain (et celui de l’Italie), contre la politique d’Hillary Clinton lorsqu’elle était secrétaire d’État, etc. Je choisis les fantasmagories du complot parce que, par rapport à l’analyse de classe de la société et à la critique de l’économie politique, ils sont moins contraignants et plus confortables.
L’État profond est une description caricaturale des intérêts de classe qui influencent et façonnent l’action des gouvernements et de l’État. Dans son livre Republic of lies, Anna Merlan expose la vérité fondamentale de cette expression, en rappelent quelques évidences :
« ((The Deep State) est l’endroit où des industries qui pèsent des milliards de dollars et les agences gouvernementales qui devraient les réglementer sont dirigées par les mêmes personnes, qui passent constamment par la même porte battante… C’est l’endroit où des agences très secrètes comme la NSA travaillent en partenariat avec des entreprises technologiques de la Silicon Valley dans l’indifférence totale envers toutes préoccupations éthiques… C’est l’endroit où le système électoral est tellement inondé de fonds occultes que la plupart des Américains désespèrent de le récupérer un jour. »
Pour les croyants en QAnon, le deep state est à la fois beaucoup plus (l’organigramme secret du complot) et beaucoup moins (le système capitaliste est beaucoup plus grand et plus complexe que n’importe quel organigramme ou complot). Aujourd’hui, l’expression deep state ne peut plus être dissociée de ces connotations. Lorsqu’on l’entend, c’est invariablement le signe d’une adhésion à une fantasmagorie du complot.
La façon dont les fantasmagories du complot décrivent le rôle des médias est tout aussi simpliste et caricaturale.
Il y a de bonnes raisons de se méfier de l’information destinée au grand public, mais ce n’est pas ce que dit QAnon. La télévision et les grands journaux ne sont pas « entre les mains de la Cabale » : ils sont entre les mains des capitalistes. En Italie, par exemple, cinq grands groupes industriels avec une poignée de super-riches — la famille Agnelli-Elkann, la famille Berlusconi, Urbano Cairo, Francesco Gaetano Caltagirone, Andrea Riffeser Monti — possèdent la quasi-totalité des journaux nationaux et locaux, ainsi que les plus importantes chaînes de télévision privées. Ensuite, il y a la télévision d’État, qui est contrôlée par le gouvernement. Comme le dit la célèbre maxime, dans toute société, les idées dominantes sont celles de la classe dominante, et mainstream n’est qu’une façon douce de dire dominant. À une époque moins encline aux euphémismes, les grands journaux étaient « la presse bourgeoise » et le quotidien La Stampa, propriété de Fiat, était appelée « La Menteuse » par les ouvriers.
Mais la protection des intérêts politiques et économiques par l’information n’est ni un processus linéaire ni un processus simple. Il n’y a pas de conspiration pour mettre tout le monde d’accord, et toutes les informations n’ont pas pour but la propagande. La classe dominante est divisée en secteurs, en groupes de pouvoir, en cordons, de sorte que dans les médias nous voyons des tensions, des conflits, des récits divergents. Dans ce scénario, l’information de qualité peut aussi trouver son propre espace : l’enquête occasionnelle sérieuse et scrupuleuse ; le point de vue critique et éclairant… Un travail que certains s’obstinent à faire, même s’il est de plus en plus fatigant et de moins en moins adapté au « modèle financier toxique » de l’information [43]. Et avec l’urgence du Covid-19 et la dictature de l’amygdale, la qualité moyenne de l’information, déjà mauvaise, a encore chuté.
Il est naïf de penser, comme le font ceux qui succombent aux fantasmagories du complot, que tout ce que dit le courant dominant est faux dans son contenu. Il peut certes arriver que les faits rapportés soient faux, mais la plupart du temps la mauvaise information réside dans la manière dont les nouvelles sont présentées, dans le framing, c’est-à-dire la trame narrative dans lequel les faits sont automatiquement insérés et interprétés. Un exemple de cette trame est « l’urgence de l’immigration » : une fois que ce décor est posé, il n’est pas nécessaire de susciter de fausses nouvelles, car même les vraies auront des effets qui fausseront la perception. Tout débarquement ou sauvetage de migrants en mer sera perçu comme dangereux.
Les recherches « faites maison » de ceux qui croient aux fantasmagories de complot sont principalement basées sur deux hypothèses : 1) que l’information grand public dit exactement le contraire de la vérité et que la première chose à faire est donc de renverser ses affirmations ; 2) que les réseaux sociaux sont déconnectés de l’information grand public, que ce sont des lieux où l’on peut en principe communiquer librement. Nous nous trouvons ainsi à la merci non seulement de nos biais cognitifs, mais aussi d’algorithmes qui conditionnent chaque choix, suivent chaque interaction, personnalisent de plus en plus l’expérience de la navigation, et tirent profit de notre utilisation de l’information et de la communication entre nous. Voici une longue revue de ces dynamiques publiée sur Giap.
Les réseaux sociaux sont désormais une seconde nature, des extensions de notre psyché que nous tenons pour acquises. Pour cette raison, Mark Zuckerberg n’est pas imaginé comme un élément de la Cabale : la vision du système que les croyants ont de QAnon est fondamentalement la même que celle de quiconque passant la plupart de son temps sur Facebook, à la différence qu’il s’agit de s’élever contre le système à longueur de posts. Je me représente comme l’ennemi du pouvoir, dont j’exclue la puissance écrasante de la plateforme que j’utilise. Ce pouvoir façonne l’environnement dans lequel je communique [44], il est donc invisible pour moi, un peu comme l’air qui m’enveloppe. Même Jeff Bezos n’est pas visé par la secte, et c’est similaire à ce que nous venons de faire : pensez au commerce florissant de QAnon sur Amazon, et, en général à la façon dont le confinement a rendu de plus en plus de gens dépendants d’Amazon. Si Amazon et Facebook — et avec ce dernier WhatsApp et Instagram — étaient la propriété de la Cabale, les croyants en QAnon devraient en conclure qu’ils en sont les complices, et changer radicalement leurs habitudes.
Jetons un coup d’œil rapide aux sites web de QAnon en italien. Il existe deux sites entièrement consacrés à la secte : QAnon.it et Q Research. Plus nombreux, et dans de nombreux cas beaucoup plus suivis, sont les sites où la propagande de QAnon alterne avec d’autres contenus : Byoblu, plusieurs fois cité, qui possède également une chaîne de télévision numérique terrestre et un réseau social dans lequel le matériel des QAnon circule en abondance [45] ; la tristement célèbre Imola Oggi d’Armando Manocchia ; La Nuova Padania ; Libre, association d’idées ; Disinformazione.it ; Knowledge at the border ; Databaseitalia.it et ainsi de suite, dans une longue file de sites et de blogs de moins en moins pertinents – comme Mediterraneinews ou Destatevi ! – mais qui, pris tous ensemble, augmentent le bruit de fond.
Les mesures prises par Facebook semblent avoir surtout touché les pages en anglais : la page QAnon Italia est toujours en ligne et compte près de 17 000 abonnés. Quant à Twitter, on ne sait pas combien d’utilisateurs italiens croient en QAnon. Beaucoup sont reconnaissables aux trois étoiles jaunes à côté de leurs pseudonymes. En août dernier, un des propagandistes les plus actifs, Meri Q, a accusé Gucci de fabriquer ses sacs avec la peau d’enfants tués par la Cabale. Aujourd’hui, son profil est fermé. Sur YouTube, avec environ 25 000 abonnés, opère la chaîneQlobal-change Italia, qui propose également la version italienne du documentaire Fall of the Cabal (ici vous trouverez une analyse approfondie de Massimo Polidoro). Une autre chaîne où l’on peut trouver de fausses nouvelles de QAnon est Dentro la notizia, qui compte 65 000 abonnés. Sur Telegram vous pouvez trouver plusieurs chaînes QAnon en langue italienne : les principales sont QAnonsItalia, avec 5 500 abonnés, et Q Anon Italia Original, qui en compte 3 800.
En Italie, QAnon trouve un terrain fertile. Pour des raisons historiques et culturelles liées à l’héritage de l’Inquisition et de la Contre-Réforme, les fantasmagories du complot sur le satanisme ont toujours été faciles à saisir et ont connu depuis les années 1990 un renouveau auquel les institutions, notamment judiciaires, ont contribué. Certains montages judiciaires construits par de zélés procureurs de la République n’ont rien à envier aux histoires de la Cabale et de l’adrénochrome, mais ont eu un large écho dans les médias, grâce à la fonction occupée par ceux qui les ont défendus. Selene Pascarella l’a expliqué en détail dans son enquête « Les satanistes tuent le samedi » [46]. En plus du pouvoir judiciaire, ce sont les parlementaires de différents partis et différents ministres qui ont été impliqués dans des fantasmagories du complot — et ce sont précisément celles-là que QAnon a intégré dans sa narration.
Que le complotisme fasse partie intégrante de la vision du monde et de la propagande des droites identitaires est une notion entendue que nous éviterons de traiter ici. Il est plutôt intéressant de faire la lumière sur le rôle du mouvement 5 étoiles. Non pas comme aujourd’hui, gavé et pleinement embourgeoisé (un résultat auquel on pouvait déjà s’attendre en 2013), mais comme il était au début de la décennie. L’hypothèse est que de nombreux croyants en QAnon venant de la gauche sont passés par une forme d’activisme — parfois uniquement virtuel — dans le M5S. Une étude manque encore, mais il s’agit d’une trajectoire récurrente, visible dans les profils sur les réseaux sociaux. Bien plus, les programmes des principaux locuteurs de QAnon en Italie parlent clairement : très souvent, ils viennent du parti de Grillo et Casaleggio, où ils ont eu des rôles et des positions importantes. Le sénateur Bartolomeo Pepe, aujourd’hui dans le groupe mixte, a été parmi les tout premiers à faire venir les QAnon en Italie, comme le rapportait déjà le journal en ligne en septembre 2018 [47]. La députée Sara Cunial, qui est également sortie du mouvement 5 Étoiles, a inclus des éléments de la narration de QAnon dans un discours qu’elle a donné à la Chambre des députés et a des relations [48] avec la propagandiste de QAnon, Alicia Erazo. Claudio Messora, fondateur de Byoblu, était responsable de la communication du groupe M5S au Sénat.
Au cours de la dernière décennie, les dirigeants des M5S — ou ceux qui sont partis après que le Parti les ait fait entrer dans les institutions — ont flirté avec presque tous les fantasmes de conspiration ou les légendes haineuses d’hier et d’aujourd’hui. Le sénateur Elio Lannutti a donné foi aux Protocoles des sages de Sion [49] ; le membre du Congrès Paolo Bernini a qualifié la réforme des soins de santé de Barack Obama de complot visant à contrôler les gens au moyen de micropuces implantées sous la peau [50] ; la sénatrice Paola Taverna et d’autres représentants cinq étoiles ont relancé la thèse infondée [51] selon laquelle les vaccins seraient la cause de l’autisme ; le conseiller municipal de Rome Massimiliano Quaresima a attribué aux vaccins une augmentation de l’homosexualité [52] et a répandu plusieurs pseudo-enquêtes sur les chemtrails ; la députée Tatiana Basilio a dénoncé une conspiration du silence visant à dissimuler l’existence de sirènes [53] (pas celles des ambulances). L’ensemble des M5S a monté l’affaire Bibbiano, accusant le PD d’être à la tête d’un trafic d’enfants [54]. Une accusation sur laquelle ils ont dû revenir [55] après avoir fait une alliance gouvernementale avec le même PD.
D’un tel pot-pourri à QAnon, le saut a été rapide. En 2018, on y était déjà presque : Marcello Foa, peu avant de devenir président de la Rai avec les votes du M5S, a écrit des tweets sur les « dîners sataniques » basés sur « les menstruations, le sperme et le lait des femmes » auxquels participerait Hillary Clinton.
Aujourd’hui, nous y sommes complètement.
Il n’a pas été possible d’aborder ici de nombreux aspects. Pourquoi l’Allemagne est-elle en proie à la pire épidémie de QAnon sur le vieux continent, et quelles sont les implications pour le reste de l’Europe ? Quels sont les noyaux de vérité des fantasmagories du complot sur le Covid-19 et comment pouvons-nous repartir de ces noyaux pour éviter que le malaise et la colère ne soient capturés par les complotistes ? Ce sont des questions cruciales. Il est urgent d’y répondre, et c’est une tâche qui nous incombe à tous.