title: BALLAST • QUE FAIRE ?
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10 janvier 2022
Chaque élection présidentielle remet immanquablement cette question sur la table : voter ou ne pas voter ? Le camp de l’émancipation est partagé — une très vieille histoire. Nous ne répondrons pas ici à cette question (le lecteur s’en moque, d’autant que notre rédaction n’a rien d’homogène). En revanche, nous avons souhaité interroger dans le détail les différentes orientations stratégiques qui se présentent, aujourd’hui, aux résidents français (voire aux francophones) désireux d’en finir avec la mise au pas des populations. Disons-le positivement : désireux de fonder un ordre social aussi digne, juste et égalitaire que possible. Nous sommes ainsi allés à la rencontre de partisanes et de partisans de l’autonomie, de l’instauration d’un gouvernement révolutionnaire par la grève générale, de la révolution citoyenne par les urnes, de l’affranchissement collectif par les lieux de travail et, enfin, de la construction d’un double pouvoir puis d’une société fédérale autogérée. Un dossier thématique en cinq volets, donc. Mais d’abord, quelques précisions introductives.
Dans le camp de l’émancipation (ou, appelons-le comme on voudra : la tradition socialiste, le mouvement anticapitaliste, la gauche de transformation sociale, la gauche radicale), les décisions individuelles ou collectives oscillent, l’heure venue des élections, entre trois choix : abstention (par dégoût ou conviction théorique), vote d’adhésion pour un candidat ouvertement « révolutionnaire » (dont on sait qu’il n’ira pas au second tour) et vote d’appui pour la formation « réformiste » en pointe (par conviction ou compromis tactique). Le premier bloc refuse par principe la représentation parlementaire et estime qu’aucune avancée politique conséquente n’est possible dans le cadre électoral/institutionnel/bourgeois ; le deuxième démystifie ledit cadre et, profitant de l’ouverture de l’espace médiatique propre à toute séquence électorale, encourage à la lutte sociale et révolutionnaire sur le terrain ; le troisième aspire haut et fort à la conquête légale de l’appareil d’État — élyséen, en l’occurrence.
« Que faire ? », donc.
«
Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire, insiste Lénine — la formule connaîtra de beaux jours. »
D’aucuns auront reconnu le titre de la brochure publiée par Lénine en 1902. Le révolutionnaire entend alors organiser la classe ouvrière naissante dans la Russie tsariste. Son objectif est la fondation « d’une organisation de combat » ; pour ce faire, il importe à ses yeux de « reprendre le travail théorique ». Faire de la théorie alors que les campagnes et les usines du pays s’agitent ? « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire », insiste-t-il — la formule connaîtra de beaux jours. C’est que, pose-t-il encore, le « problème fondamental de toute révolution est celui du pouvoir ». Il suffit d’un tour en librairie pour constater que la question stratégique a repris des couleurs. Pour ne citer que quelques exemples : Agir ici et maintenant de Floréal Romero, Comment s’organiser ? de Starhawk, Basculements de Jérôme Baschet, Maintenant du Comité invisible, Premières mesures révolutionnaires d’Éric Hazan et Kamo, Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle d’Erik Olin Wright, Communisme et stratégie d’Isabelle Garo, Figures du communisme de Frédéric Lordon ou encore la récente réédition du Programme de transition de Trotsky aux Éditions communard·e·s.
Trois choix, disions-nous. Lesquels recoupent pour une bonne part trois conceptions stratégiques que le camp de l’émancipation a mobilisées historiquement pour répondre à la question du pouvoir. On aurait tout loisir d’affiner et d’aller chercher, ici, là, en fonction des époques et des espaces, d’autres propositions analytiques ou pratiques : si ces trois conceptions n’épuisent pas le champ stratégique de l’égalité, force est d’admettre qu’elles le constituent à la fois durablement et largement. Donc : déserter le pouvoir central capitaliste et se soustraire à l’ordre dominant par la périphérie ; renverser le pouvoir central capitaliste au terme d’un soulèvement et bâtir une société de justice ; s’emparer du pouvoir central capitaliste par la voie légale et travailler, depuis l’État, à la libération de la société. On aura identifié, à très grands traits, la tradition anarchiste, la tradition marxiste et la tradition social-démocrate au sens originel du terme. Autrement dit : les phalanstères, les colonies libertaires, l’en-dehors, les « communautés par le retrait », la Catalogne de 1936 ou les ZAD ; la Russie bolchevik de 1917, le Cuba castro-guévariste de 1959 ou le Mozambique frelimiste de 1975 ; le Chili de l’Unité populaire de 1970, la France du Programme commun de 1981, l’Uruguay de Mujica de 2010 ou la Grèce de Syriza de 2015.
Quelques repères, à vol d’oiseau.
Louise Michel est devenue anarchiste en mer, durant sa déportation vers la Nouvelle-Calédonie, au lendemain de l’écrasement de la Commune de Paris à laquelle elle avait pris part un fusil à la main. Pourquoi ? Car le pouvoir contamine et corrompt, racontera-t-elle ensuite. « J’en vins rapidement à être convaincue que les honnêtes gens au pouvoir y seront aussi incapables que les malhonnêtes seront nuisibles, et qu’il est impossible que jamais la liberté s’allie avec un pouvoir quelconque. » Si la tradition libertaire internationale n’a jamais parlé d’une même voix (il est, entre autres choses, des anarchistes qui votent et d’autres qui défendent dialectiquement l’État), on peut toutefois cerner cette tendance lourde : une méfiance irréductible à l’endroit des formations gouvernementales, fussent-elles « ouvrières » ou « socialistes ». Daniel Guérin, historien et militant communiste libertaire, ne craint pas d’évoquer « l’horreur de l’État » inhérente à cette tradition et rappelle, dans L’Anarchisme, l’alternative qu’elle a souvent faite sienne : la fédération volontaire, la solidarisation de communes autogérées, l’organisation par la base. On ne rentrera pas ici dans les divergences internes du mouvement libertaire ; on rappellera seulement combien le différend qui l’a opposé au marxisme (lequel n’absorbe pas à lui seul le signifiant « communisme ») structure encore le camp de l’émancipation. Le duel entre Bakounine et Marx n’est pas loin d’avoir valeur de mythe. « Qui dit État — lançait le premier —, dit nécessairement domination et, par conséquent, esclavage ; un État sans esclavage, avoué ou masqué, est inconcevable, voilà pourquoi nous sommes ennemis de l’État. » Non que Marx fût un défenseur de ce dernier — tout au contraire : il conviait seulement à son dépérissement progressif, au terme d’une phase transitoire qui verrait le prolétariat victorieux conduire sa fameuse « dictature » (étant entendu que le terme n’avait pas la signification qu’il a aujourd’hui).
« En 1977, Foucault allait déjà jusqu’à déclarer :
[T]out ce que cette tradition socialiste a produit dans l’Histoire est à condamner.»
Depuis les années 1970, les mouvements des femmes (entrées en citoyenneté depuis peu et rebattant, dès lors, l’intégralité des cartes), des personnes LGBT, des immigrés, des indigènes ou de l’antipsychiatrie ont accompagné, nourri, élargi et largement dépassé la tradition libertaire. Parallèlement, une recomposition de l’action directe s’est opérée par le biais de la désobéissance, de l’occupation et de la défense écologiste de territoires en danger : c’est, par exemple, le Larzac et son camp militaire ; ce sont les centrales nucléaires, allemandes et françaises, qui font converger des milliers d’activistes venus de toute l’Europe. Sans se réclamer nommément de l’anarchisme, un espace politique diffus s’est affirmé contre le réformisme social et contre le modèle révolutionnaire alors dominant (soviétique, castriste ou maoïste) : celui de l’anti-autoritarisme et de l’anti-pouvoir. Ces forces, non homogènes, ont pointé du doigt la pluralité des pouvoirs qui s’exercent sur des groupes dits « subalternes ». Le pouvoir n’est pas un stock qui s’accumule ni une substance concentrée dans l’État : il se conjugue au pluriel. Tandis que Gilles Deleuze et Félix Guattari invitent en 1980, avec Mille Plateaux, à considérer « les minorités plutôt que les classes », le philosophe Michel Foucault lance, un an plus tard : « La société est un archipel de pouvoirs différents. » Ses travaux sur les prisons, les asiles, les casernes ou les écoles convient à décentrer le regard pour saisir une « microphysique des pouvoirs » qu’exercent toutes les institutions. L’antagonisme « travail-capital », constitutif du mouvement socialiste international, se transforme en une infinité de relations inégales de pouvoir fondées sur le genre, l’orientation sexuelle, la race, le lieu d’habitation, le langage ou le corps. En 1977, Foucault allait déjà jusqu’à déclarer : « [T]out ce que cette tradition socialiste a produit dans l’Histoire est à condamner. »
À un pouvoir disséminé répondent dès lors de nouvelles formes de résistance. « Zone autonome temporaire » (TAZ) dans les années 1990 et ZAD deux décennies plus tard, squats, résurgence de la figure du pirate, promotion de l’immédiateté et de « nouvelles formes de vie », imaginaire de l’exode, de la sécession et de la destitution. Il s’agit, pour des groupes affinitaires, sans ambition à devenir majoritaires, sans volonté aucune de gagner l’attention des « masses », d’élaborer des pratiques de dissidence hors les institutions, les partis et les syndicats : des « oasis », dirait le philosophe Jacques Rancière. On ne cherche plus à contester la légitimité des pouvoirs en place, pour les remplacer et « faire mieux » (révolution) ou « moins pire » (réformisme), mais à démontrer, ici et maintenant, que la vie n’est pas à venir. Créer des brèches, multiplier les fissures, tracer des lignes de fuite, se loger dans des interstices, devenir furtifs, établir des îlots ou des archipels : si le vocabulaire du marxisme tenait du soldat-militaire (affrontement, conquête, prise, stratégie, discipline, front), l’anti-pouvoir parle le langage du déserteur, du saboteur, du fugitif, de l’anonyme ou du marron. Le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag, ancien guérillero en Argentine et défenseur de ces « nouvelles radicalités », nous disait en 2016 : « Il faut abandonner l’idée de lutte finale, de société de justice. Ça ne produit que de la déception — ou de la dictature, lorsque les justiciers
triomphent. » Avant de préciser : « Seules les luttes décentralisées et bordéliques — à l’instar du combat des femmes, des indigènes, des Noirs ou des homosexuels —, qui visaient le changement ici et maintenant et non le pouvoir, ont pu changer le monde. »
[ZAD de Brétignolles-sur-Mer (la « Bréti-ZAD »), octobre 2019 | Jérôme Laumailler]
Un an plus tard, le sociologue et philosophe John Holloway, auteur du classique Changer le monde sans prendre le pouvoir, nous confiait : « Il est clair que la tentative de changer les choses au travers de l’État n’est pas seulement inefficace : elle est complètement contre-productive. La gauche
politique a fait au moins autant de mal à la vie humaine et non-humaine dans les trente dernières années que la droite. » « Que faire ? », dans ce cas, demandions-nous déjà. Et l’intéressé de répondre : « Il n’y a ni dogme auquel se fier, ni réponse toute faite — seulement une recherche désespérée et urgente. L’initiative zapatiste récente est une tentative pour trouver un chemin, et nous devons tous l’observer attentivement. Selon moi, la question centrale est de savoir comment on pense la confluence de ces fissures
. Cela ne peut pas être fait en élaborant des institutions (qui sont, en outre, toujours ennuyeuses), mais en créant des résonances. Il faudrait que nous pensions ces résonances et leur mise en réseau comme une grande vague de rage qui avalerait à la fois le capital et les vieilles institutions de médiation qui l’ont protégé pendant si longtemps. »
« Le coup de force néolibéral mondial s’est doublé de l’effondrement des gauches à la même échelle : le mot
capitalismea été renvoyé au fond des âges. »
La révolte zapatiste, lancée en 1994 depuis le Chiapas mexicain, suscite effectivement l’attention d’une part substantielle de ces secteurs tournés vers l’« autonomie ». Dans un entretien accordé à l’un des responsables du Monde diplomatique, le sous-commandant insurgé Marcos — formé au marxisme le plus classique — a résumé leur perspective : « Parce que notre projet politique, je le répète, n’est pas de prendre le pouvoir. Il n’est pas de prendre le pouvoir par les armes, mais pas non plus par la voie électorale, ni par une quelconque autre voie, putschiste
, etc. Dans notre projet politique, nous disons que ce qu’il faut faire, c’est subvertir la relation de pouvoir, entre autres raisons parce que le centre du pouvoir n’est plus dans les États nationaux. Cela ne sert donc à rien de conquérir le pouvoir. Un gouvernement peut être de gauche, de droite, centriste et, finalement, il ne pourra pas prendre les décisions fondamentales. » Raison pour laquelle le porte-parole de l’Armée nationale de libération zapatiste (EZLN) se définit comme un « rebelle social » et non un « révolutionnaire ». Près de trente ans plus tard, le projet chiapanèque continue d’irriguer l’imaginaire et la contestation « hors les murs » — au prix, souvent, d’une occultation de certaines de ses propriétés (patriotisme, commandement militaire, discipline, prohibition de l’alcool). « Tout reprend racine à la base », nous disait Raoul Vaneigem en 2019. Et cette figure de l’Internationale situationniste d’en appeler à la fondation de « territoires » largement inspirée par l’entreprise zapatiste : une fondation « qui, n’offrant aucune prise à l’ennemi — ni appropriation, ni pouvoir, ni représentation — nous rend insaisissables ».
L’échec du communisme d’État a brutalement coupé la chique aux partageux. La chose est bien connue : puisque toute tentative d’améliorer la vie des humbles, des exploités et des démunis conduit aux camps de travaux forcés, aux purges et aux exécutions de masse, ne reste, rabâchent les puissants, qu’à rallier la « démocratie » libérale, le règne des oligarques, l’empire illimité de la marchandise et la dévastation des écosystèmes. Le coup de force néolibéral mondial s’est doublé de l’effondrement des gauches à la même échelle : bien des anciens « radicaux » ont rejoint les maîtres du moment ; le mot « capitalisme » a été renvoyé au fond des âges ; les gagnants ont paradé au grand jour dans un monde ouvert et dynamique. Grand rescapé du totalitarisme dit « communiste », tout particulièrement en France : le trotskysme. Le martyre de son leader — succédant à sa vigoureuse opposition au bureaucratisme et au stalinisme — a permis à cette ligne marxiste de perdurer et d’affirmer, plus ou moins intact, l’idéal de transformation sociale populaire. Pas moins de trois organisations engagées dans la présente aventure présidentielle française s’en réclament de manière directe ou indirecte : Lutte Ouvrière (LO), le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) et Révolution Permanente (RP).
Le philosophe et militant Daniel Bensaïd, dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) puis du NPA, écrivait, dans un texte inédit que nous avions publié en 2015 : « Certes, les pouvoirs issus des révolutions du XXe siècle n’ont pas changé le monde. Certains ont même dégénéré en dictatures bureaucratiques et il faut tirer toutes les leçons de ces expériences douloureuses. Mais ceux qui ont refusé de prendre le pouvoir n’ont pas davantage changé le monde. Ils se sont, dans la plupart des cas, contentés d’accompagner et d’amender à la marge la politique des dominants et de reconduire la division du travail entre mouvements sociaux et représentation politique, laissant de fait le monopole de la politique à ceux qui en font profession (et parfois fortune), quand ils n’ont pas carrément servi d’auxiliaires aux défenseurs de l’ordre établi. Face aux problèmes concrets posés par les expériences en cours, ces discours semblent vieillir très vite et fuir la réalité au profit de l’abstraction. […] [L]a thématique de l’antipouvoir sans prise du pouvoir flotte dans l’abstraction spectrale. Sans passé ni futur, son présent absolu est le degré zéro d’une stratégie à peine renaissante. »
Face à la « pulvérisation postmoderne » et à la « politique en miettes » (rhizomes, devenirs minoritaires, multiplicité désirante ou kaléidoscope des identités), Bensaïd déplorait l’oubli progressif — dans le champ contestataire — de « la puissance surdéterminante du capital ». C’est donc à la constitution d’un « socialisme du XXIe siècle » qu’il invitait : non pas, bien sûr, la résurrection tout habillée du léninisme, non pas, à l’évidence, l’éviction des problématiques parfois tenues pour « secondaires » par le mouvement socialiste historique (féminisme, antiracisme, écologie), mais le maintien, actualisé, du cap collectif et révolutionnaire. Plus grand monde, de nos jours, ne soutient l’idée d’un renversement armé de l’appareil d’État par un parti doté d’une avant-garde professionnelle : les années 1970 et 1980 ont signé l’échec des tentatives de guérilla urbaine menées par la Fraction armée rouge, les Brigades rouges et Action directe ; l’État capitaliste dispose de moyens de contrôle technologique et d’une puissance de feu sans précédent ; la violence physique, mutation « civilisationnelle » des mœurs oblige, ne rencontre que peu l’assentiment populaire. On assiste cependant, depuis quelque temps, marginalement mais significativement, à la revitalisation de l’élan léniniste. Ou, plutôt, néo- ou post-léniniste (voire « écoléniniste » ou « léniniste libertaire »). Qu’on songe à l’écologiste suédois Andreas Malm, au philosophe slovène Slavoj Žižek, à l’économiste et philosophe Frédéric Lordon ou au média ACTA.
« À un moment il faut remettre la main sur les moyens de production. Ce sera donc soit les isolats, soit la gigantomachie révolutionnaire. »
C’est que, pour Lordon, l’hypothèse autonome, communale ou localiste ne se montre pas à la hauteur de la situation. La sécession minoritaire des militantes et des militants les plus résolus, pour fructueuse qu’elle puisse être, ne pourra rien contre l’écocide capitaliste et la finance mondialisée. Il nous disait ainsi en 2018 : « [C]’est un argument pragmatique d’échelle. Je veux bien tout ce qu’on veut : contourner les élections, l’État, mais je demande alors qu’on me montre la puissance macroscopique alternative capable de faire le travail. Le travail de rouler sur le capital. Ça n’est pas la peine de m’opposer que l’État est tellement colonisé par les hommes du capital qu’il est devenu État-du-capital. Non pas que la chose ne soit pas tendanciellement vraie aujourd’hui. Mais parce qu’elle ne fait pas une vérité d’essence, je veux dire pas une vérité pure — même dans le capitalisme. » Et, à la proposition d’un maillage de communes affranchies, il objectait : « [S]auf retour généralisé à l’économie potagère autosuffisante, je ne peux pas y croire. À un moment il faut remettre la main sur les moyens de production. Croyez-vous que les propriétaires privés les rendront de bonne grâce ? Croyez-vous que les tenants du capital laisseront défaire sans réaction leur forme de vie ? Ne croyez-vous pas qu’ils disposent de moyens et de ressources immenses qu’ils jetteront jusqu’à la dernière dans la bataille ? Ce sera donc soit les isolats, soit la gigantomachie révolutionnaire. »
Le rapport de force est net : masses révolutionnaires contre classes dominantes. Les pouvoirs économique, médiatique, policier et judiciaire concentrés dans quelques mains ne peuvent être arrachés que par le pouvoir du grand nombre assemblé et déterminé. La stratégie marxiste, léniniste et trotskyste est un art quantitatif du contrepoids, une physique des forces. La lente accumulation du pouvoir par les grèves, les manifestations et la conscientisation doit se solder par un climax : un soulèvement destituant — à la suite d’un événement imprévisible — submerge les murailles adverses. Léon Trotsky voyait ainsi dans « le mécanisme politique de la révolution […] le passage du pouvoir d’une classe à l’autre ».
Les stratégies précédentes — désertion et affrontement — ont en commun de mettre à distance (ou de déciller) les voies électorales. Avec un argument qui fait mouche : les gouvernements progressistes se sont fait écraser ou se sont couchés. Allende meurt dans un putsch appuyé par la CIA ; Mitterrand ne tarde pas à ranger le Programme commun au placard ; Tsípras signe le mémorandum d’austérité refusé par le peuple grec quelques semaines plus tôt. Le jeu électoral est truqué : face les pauvres perdent, pile les riches gagnent… à tous les coups ? Alors que les années 1980 et 1990 ont marqué le tournant « démocrate » (entendre « libéral ») des grands partis politiques de l’International socialiste — le Parti socialiste français fondé en 1971 sur la promesse d’une « rupture avec la société capitaliste » aura compté dans ses rangs des fraudeurs du fisc et des éditorialistes sur BFMTV —, le mouvement altermondialiste s’est dressé et l’Amérique latine a, la première, opposé une résistance de vaste ampleur à l’hégémonie néolibérale et impériale. Des luttes sociales ont trouvé des débouchés politiques institutionnels au Venezuela, au Brésil ou encore en Bolivie avec les victoires électorales de Chávez, Lula et Morales. Les leaders en présence sont en rupture avec la social-démocratie traditionnelle — qu’ils aient rompu avec cette dernière ou qu’ils aient émergé des mouvements sociaux —, sur la forme comme sur le fond : ils assument des signifiants révolutionnaires, ils mobilisent l’héritage communiste et indépendantiste, ils nationalisent des moyens de production et mènent des politiques de redistribution. Sur le Vieux Continent, quelques curieux prennent des notes : Jean-Luc Mélenchon en France ou Pablo Iglesias en Espagne.
« Des luttes sociales ont trouvé des débouchés politiques institutionnels au Venezuela, au Brésil ou encore en Bolivie avec les victoires électorales de Chávez, Lula et Morales. »
Sous d’autres configurations politiques et culturelles, des cadres historiques de la social-démocratie s’élèvent contre la mutation capitaliste de la social-démocratie : Oskar Lafontaine en Allemagne, Jeremy Corbyn au Royaume-Uni ou Bernie Sanders aux États-Unis. En dépit de leurs différences, tous portent un regard critique sur la dérive ou l’inefficacité de la tactique électorale de leur organisation politique, ainsi qu’une foi inébranlable dans la démocratie majoritaire. Ils en conviennent et le théorisent : le système économique, médiatique et politique est taillé sur-mesure pour l’alternance sans alternative. Mais c’est que les puissants, trop sûrs de leur fait, ont ouvert une fenêtre d’opportunité politique avec la crise des subprimes en 2008 : les partisans de la voie électorale y voient une crise d’hégémonie. Ce grand récit libéral — concurrence, dérégulation, mondialisation — qui saturait ondes et images percute la crise économique (et la crise écologique) de plein fouet : chômage de masse, délocalisations d’usines, déclassement intergénérationnel, inégalités croissantes. « Leur narration ne peut [plus] se transformer dans la narration universelle d’une époque », en conclut Íñigo Errejón, un des fondateurs de Podemos. Si les mouvements des places (Occupy, Indignados, Nuit Debout, etc.) dénoncent ces mêmes maux, sans programmes ni représentants, il s’agit, pour ces « responsables politiques », de proposer une réponse articulée à grande échelle. Contester la narration libérale implique des interventions médiatiques qui interpellent une base électorale populaire composée des dégoûtés et des déçus de la politique — que l’individualisation du travail et des modes de vie ont éloigné des partis, des syndicats, des associations. Dans cette conjoncture, la violence révolutionnaire ne saurait être une option : elle éloigne le grand nombre de l’action et de l’engagement quotidien. Pas plus que la sécession n’en est une. « Je ne crois pas à l’escaping. On ne peut pas faire comme si ça
n’existait pas. On peut faire son petit truc dans son coin mais ça ne restera jamais qu’une minorité. La masse des gens ne peut pas se le permettre. Personne n’échappe au pouvoir. Ça ne m’a jamais convaincue : on veut changer le monde, pas sa vie. Donc entrer en confrontation avec ce qui le structure, avec les lieux et les centres de pouvoir », nous confiait Danièle Obono en 2017, fraîchement élue députée La France insoumise et partisane résolue de la « révolution citoyenne ».
Les campagnes électorales, incarnées par des leaders, fonctionnent comme des moments de politisation de masse pour mettre la société en mouvement. Ces forces politiques proposent des programmes de transition — sans aller jusqu’à définir un horizon de rapports sociaux communistes — à appliquer en prenant le contrôle de l’appareil administratif. L’État n’est ni une chose — un instrument neutre et passif au service de la classe qui le possède —, ni un sujet — une entité dotée d’une volonté propre. Il a ses logiques, ses procédures, ses inerties et ses priorités qui ne sont pas un pur décalque des intérêts capitalistes : il est, selon la formule du marxiste grec Nikos Poulantzas, la « condensation matérielle d’un rapport de force entre les classes et les fractions de classe ». Autrement dit, les luttes populaires se sédimentent dans les institutions autant que les entremises des puissances d’argent : l’État est donc un champ stratégique à ne délaisser sous aucun prétexte. L’ancien vice-président de la Bolivie, Álvaro García Linera, contraint à l’exil au lendemain du coup d’État contre Evo Morales, nous expliquait il y a quelques mois : « Pourquoi les gens ont-ils obéi aux mesures sanitaires, ont-ils accepté de rester chez eux, de ne plus voir une partie de leur famille, de faire une croix sur leurs principales activités culturelles ? Parce que personne n’est en dehors de l’État et qu’une partie de chacun de nous loge en son sein. Nous sommes dans l’État, même si nous ne sommes pas à sa tête. Je refuse les lectures défaitistes de l’anarchisme : la finance internationale, les grands entrepreneurs, les forces néolibérales sont très heureux qu’on ne leur conteste pas le pouvoir. Pendant que d’aucuns se divertissent avec des monnaies locales et des initiatives de quartier, les dominants décident de nos revenus, du niveau de nos impôts, de l’éducation de nos enfants, des langues qu’on a le droit ou non de parler : ils administrent selon leurs intérêts. »
Quel est donc l’espace géographique concerné par notre dossier ? La France, au commencement de l’année 2022 — avec des ramifications possibles pour les pays frontaliers en partie francophones (Belgique et Suisse), et le monde francophone dans son ensemble (les modèles généraux dont nous discutons trouvant leur traduction propre sur chaque continent). L’espace idéologique ? Nous l’avons dit : le camp de l’émancipation, avec ce qu’il suppose de diversité, de divergences et de conflits. En clair, tout ce qui s’avance, d’une manière ou d’une autre, dans l’arc « autonomie-France insoumise ». Puisqu’il était pour nous question d’interroger les ruptures avec l’ordre dominant, il va de soi que, pas une seconde, nous n’avons songé à solliciter EELV, Génération·s, Christiane Taubira, la Primaire populaire ou les derniers débris du PS.
Comment avons-nous procédé dans le choix de nos intervenants et intervenantes ?
« Ce n’est jamais, quoi qu’il en soit, qu’une amorce de réflexion : la suite se poursuivra ici et, surtout, ailleurs. »
Après avoir établi la liste des architectures stratégiques actuellement mobilisées, nous en avons retenu cinq. Une sélection conditionnée par une donnée majeure : que la proposition dispose d’un ancrage collectif en France, d’une structuration effective. Il nous a ainsi fallu écarter la voie zapatiste (qui, des propres mots de sa direction, n’a aucune vocation à fournir un modèle clé en main à l’Europe), la voie confédéraliste démocratique (si elle féconde admirablement la lutte révolutionnaire au Moyen-Orient — et spécifiquement au Rojava (Syrie) —, elle ne trouve ici aucun prolongement ordonné) ainsi que les multiples orientations isolées propres aux champs communistes et libertaires (à l’instar du conseillisme, stratégie puissante mais désormais sans relais). Un mot sur la proposition communaliste, objet de discussions. Depuis notre création en 2014, nous l’avons fréquemment abordée dans nos colonnes — que ce soit en France, au Rojava, en Espagne ou aux États-Unis. L’invitation bookchinienne à « vider l’État » et à le remplacer par des institutions démocratiques articulées autour de communes dotées d’assemblées populaires et d’unités d’autodéfense est probablement l’une des constructions théoriques les plus détaillées ; il n’en demeure pas moins que l’« organisation » appelée de ses vœux par l’un de ses derniers penseurs en date, l’agriculteur espagnol Floréal Romero, ne s’est pas encore ancrée en France. Si des tentatives sont apparues — à Commercy, avec les gilets jaunes, ou à Paris, avec l’éphémère Faire commune —, elles ne sont pas parvenues, pour l’heure, à constituer un mouvement organisé et lisible (les « listes citoyennes » à coloration « municipaliste » n’ont pas suscité notre intérêt : leur référence au communalisme s’inscrit presque toujours dans le cadre réformiste le plus banal). Un deuxième mot, sur l’écosocialisme : la transversalité de ses usages (NPA, Ensemble !, Parti de gauche ou gauche hors partis) empêche toute approche séparée dans le présent cadre. Un dernier mot, enfin, sur la question syndicale : elle parcourt l’ensemble de notre dossier et fera, prochainement, l’objet d’un traitement à part entière.
Cinq tendances générales stratégiques, donc. 1) l’autonomie, la sécession et la destitution ; 2) la révolution d’héritage ou d’attache trotskyste ; 3) la révolution électorale ou citoyenne ; 4) l’extension du déjà-là communiste par la prise en main des lieux de travail ; 5) l’édification d’un double pouvoir et de l’autogestion fédérale. La deuxième tendance est incarnée, en dépit de spécificités et désaccords manifestes, par trois organisations ; nous l’avons dit : LO, le NPA et Révolution Permanente. RP étant la dernière « née » et bénéficiant de la plus faible couverture médiatique, elle a, sans autre type de considération, retenu notre attention finale. Quant à la troisième tendance, elle rassemble le Parti communiste français et La France insoumise : LFI revendiquant plus directement son ambition « révolutionnaire », notre choix s’est tourné vers elle.
Ce n’est jamais, quoi qu’il en soit, qu’une amorce de réflexion : la suite se poursuivra ici et, surtout, ailleurs.
★ lire le premier volet | Sylvaine Bulle et Alessandro Stella : construire l’autonomie
★ lire le deuxième volet | Anasse Kazib et Laura Varlet : « Affronter et déposséder le système »
★ lire le troisième volet | Jean-Luc Mélenchon : « Il y a bascule : c’est maintenant que ça se joue »
★ lire le quatrième volet | Réseau Salariat : « Lutter sur les lieux de travail »
★ lire le cinquième et dernier volet | UCL : « Démocratie directe, fédéralisme et autogestion »
Photographie de bannière : aux abords de la Concorde (Paris), acte III des gilets jaunes, 1er décembre 2018 | Stéphane Burlot
Photographie de vignette : passerelle Léopold Sédar Senghor (Paris), acte VIII des gilets jaunes, 5 janvier 2019 | Stéphane Burlot