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title: Voyons-nous « les choses en noir » ou sont-ils incapables de regarder l’horreur en face ? url: http://partage-le.com/2017/12/8414/ hash_url: dab19a10ff

« Ce que je constate, ce sont les ravages actuels ; c’est la disparition effrayante des espèces vivantes, qu’elles soient végétales ou animales ; et le fait que du fait même de sa densité actuelle, l’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne – si je puis dire – et je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime. »

— Claude-Lévi Strauss

« Je hais mon époque de toutes mes forces. »

— Antoine de Saint-Exupéry

 

En n’appelant pas un chat un chat, en minimisant, en relativisant, en s’accommodant, en n’allant pas au fond des choses, en oubliant, collectivement, nous nous habituons graduellement et docilement à un véritable enfer. Ce n’est pas une discussion facile, mais c’est une discussion vitale :

Il y a quelques jours, le lundi 27 novembre 2017 très exactement, le Scientific American, un magazine de vulgarisation scientifique américain à parution mensuelle, publiait un article écrit par un médecin et psychologue pour enfants de l’école médicale d’Harvard, Jack Turban, intitulé « Nice Brains Finish Last[1] » (Les cerveaux gentils finissent derniers). Avec pour sous-titre : « une étude suggère que les cerveaux les plus “prosociaux” sont les plus exposés à la dépression ». La prosocialité désignant « l’ensemble des conduites intentionnelles et volontaires dirigées dans le but d’aider ou d’apporter un bénéfice à autrui. »

L’article commence par ce paragraphe :

« Nous aimons à croire qu’être gentil, responsable et juste procure une vie heureuse. Et si nous avions tort ? Et si les gens gentils étaient finalement les plus désavantagés ? Une nouvelle étude publiée dans la revue scientifique Nature Human Behavior suggère que ceux qui, au plus profond de leur cerveau, se soucient de l’équité économique, risquent davantage de souffrir de dépression. Ceux qui ne se soucient que d’eux-mêmes tendent à être plus heureux. »

Le reste du texte détaille l’étude en question. Vers la fin, Jack Turban se pose la question suivante : « n’y a-t-il aucun espoir pour les “prosociaux” ? » À laquelle il répond que non, que les prosociaux pourraient se faire aider, se soigner, en quelque sorte, afin de maîtriser leur prosociabilité (« contrôler leurs émotions »), notamment par le biais d’une psychothérapie. Et plus précisément d’une psychothérapie cognitivo-comportementale, afin qu’ils parviennent à « mieux contrôler leurs réactions face à l’iniquité ».

Pas une seule mention de ce que les « prosociaux » sont peut-être tout à fait sains d’esprit et que le problème se situe bien plutôt du côté de l’organisation politico-économique dominante, désormais mondialisée, du côté du capitalisme d’État et de la civilisation industrielle, du côté de la société marchande et technologique.

À toutes fins utiles, rappelons que le prestigieux magazine Scientific American appartient à la coentreprise très lucrative (chiffre d’affaires de 1,5 milliard d’euros) formée par l’association de deux poids lourds de la finance, le Holtzbrinck Publishing Group et le fonds d’investissement BC Partners.

Ce très mauvais article, qui ne nous apprend finalement rien de nouveau, expose cependant une réalité fondamentale de la société industrielle : les gens bien sont condamnés à y souffrir. C’est-à-dire que nous participons tous d’une société tellement mauvaise, malade, qu’elle accable les honnêtes gens tout en encourageant, en récompensant les comportements antisociaux, ceux qui relèvent de la sociopathologie – un autre article publié[2] par le Scientific American en 2012 exposait le fait que la richesse est inversement proportionnelle à l’empathie, une autre manière de dire que les riches sont des sociopathes.

Seulement, cette réalisation doit tout sauf nous amener à tenter de « soigner » ceux qui présentent un caractère prosocial comme s’ils étaient malades. À moins que l’on ne considère – au contraire de Krishnamurti – qu’il soit souhaitable d’être bien adapté à une société profondément malade.

Port de Rotterdam, 2011 (photo: Edward Burtynsky)

Dans un magnifique essai[3] intitulé « Résistance et activisme : comprendre la dépression grâce à l’écopsychologie », Will Falk, un avocat et militant écologiste américain, écrit :

« Je suis un activiste écologiste. Je souffre de dépression. Être un activiste tout en souffrant de dépression me place directement face à un dilemme sans issue : la destruction du monde naturel engendre un stress qui exacerbe la dépression. Mettre un terme à la destruction du monde naturel soulagerait le stress que je ressens, et, dès lors, apaiserait cette dépression. Cependant, agir pour mettre fin à la destruction du monde naturel m’expose à une grande quantité de stress, ce qui alimente à nouveau ma dépression.

Soit les destructions continuent, je suis exposé au stress, et je reste dépressif, soit je rejoins ceux qui résistent contre la destruction, je suis exposé au stress, et je reste dépressif.

Dépressif si je ne fais rien, dépressif si j’agis. Je choisis de lutter. »

Plus loin, il se demande :

« Tandis que nos habitats sont au bord de la destruction, que l’horreur empoisse notre expérience quotidienne, que la protection de la vie exige que l’on affronte ces horreurs, l’élimination du stress est-elle possible ? Est-il honnête de s’adapter ? »

Puis apporte la réponse suivante :

« L’écopsychologie explique que l’élimination du stress n’est pas possible en cette période écologique. La psychologie étant l’étude de l’esprit, et l’écologie l’étude des relations naturelles créant la vie, l’écopsychologie expose l’impossibilité d’étudier l’esprit en dehors de ces relations naturelles et nous encourage à examiner les types de relations nécessaires à l’esprit pour qu’il soit vraiment sain. En observant la dépression au travers du prisme de l’écopsychologie, on peut l’expliquer comme le résultat de problèmes dans nos relations avec le monde naturel. La dépression ne peut être soignée tant que ces relations ne sont pas réparées. »

Il rappelle ensuite que :

« Les humains civilisés empoisonnent l’air et l’eau, modifient l’espace, assassinent les espèces, détruisent les champignons, les fleurs, et les arbres, contaminent les cellules, font muter les bactéries, et condamnent les levures. Bref, ils menacent la capacité de la planète à accueillir la Vie. Les civilisés détruisent non seulement ceux dont nous dépendons, avec qui nous avons besoin d’être en relation, mais ils détruisent également la possibilité que ces relations existent dans le futur. Chaque langue autochtone perdue, chaque espèce précipitée vers l’extinction, chaque hectare de forêt rasé est une relation condamnée aujourd’hui et à jamais.

En vivant de manière honnête dans cette réalité, nous nous ouvrons à la dépression. […]

Dans le monde civilisé, la douleur et le traumatisme sont le reflet d’innombrables phénomènes. La destruction est devenue si totale que la conscience ne trouve nulle part où s’apaiser, nul lieu préservé des stigmates de la violence. »

Et conclut :

« Accepter la nature immuable de la dépression me soulage de la recherche d’un traitement. La recherche personnelle d’un traitement est rapidement convertie par la dépression en injonction à aller mieux. Cette injonction se transforme en sentiment d’échec tandis que les symptômes de la dépression s’intensifient. Alors que le monde brûle, le stress à l’origine de la dépression est toujours présent. Je peux me protéger efficacement de cette dépression pendant un moment, mais, la violence est à ce point totale, le traumatisme tellement évident, qu’il y aura des moments où le stress surpassera mes défenses. Ce n’est pas un échec personnel, et ce n’est pas de ma faute. Je me bats avec autant de force que possible, mais je ne gagnerai pas toujours.

Le plus important, c’est que cette acceptation fait de moi un meilleur activiste. Je ne peux séparer mon expérience des innombrables humains et non-humains qui rendent cette expérience possible. Heureusement, l’écopsychologie m’offre un lexique pour parler des relations créant mon expérience. Comprendre que ce stress omniprésent, engendré par la destruction systémique des relations qui font de nous des humains, est à l’origine de ma dépression, me libère de la voix qui me dit que ma dépression est de ma faute.[…]

Vous n’entendrez peut-être pas la Vie prononcer les mots : « Arrêtez la destruction ». Mais les langages de la Vie sont aussi divers que les expériences physiques. La douleur de la dépression est une expérience physique, il s’ensuit que la Vie parle au travers de la dépression. Cette douleur me hantera le restant de mes jours. La vie continue de parler. Elle nous dit : « Résistez ! » »

En plus d’encourager et de récompenser les comportements antisociaux entre ses propres membres (à travers le fonctionnement normal de ses institutions, de l’économie de marché, du capitalisme d’État), la civilisation industrielle anéantit les peuples indigènes qui subsistent encore (ainsi que l’ONU le formule, de manière impersonnelle et auto-déculpabilisante : « les cultures autochtones d’aujourd’hui sont menacées d’extinction dans de nombreuses régions du monde ») et tous les biomes de la planète. Au point qu’il est désormais admis, même par les institutions et les médias dominants, qu’elle engendre une sixième extinction de masse (une autre manière de dire qu’elle massacre allègrement toutes les espèces vivantes).

Et pourtant, il se trouve toujours, même au sein des sphères militantes, ou des sphères relativement conscientes de ce qui se passe, un certain nombre d’individus qui vont machinalement caractériser de « trop négatif », « trop sombre », « trop noir », des discours qui ne font qu’énoncer des faits établis. Ceux qui ont le malheur de relier entre elles quelques-unes des atrocités en cours (parce qu’il est important d’appeler un chat un chat, et comment qualifier autrement un ethnocide, un écocide, etc.) seront accusés de « voir tout en noir ».

L’humanité industrielle a si peu de respect et d’amour pour ses propres enfants (ou tellement de mépris) qu’elle a mis en place un secteur publicitaire parfois qualifié de « marketing infantile » désignant « les processus utilisés par les entreprises pour conditionner les enfants à la consommation » ; processus qui visent à utiliser les caractéristiques psychologiques des enfants, dont leur naïveté, pour leur vendre les montagnes de merdes toxiques que produisent des industries toutes plus antiécologiques et antisociales les unes que les autres. L’humanité industrielle a si peu de respect et d’amour pour ses propres enfants (ou tellement de mépris) que la nourriture – spirituelle (éducation) et matérielle (alimentation) – qu’elle leur fournit n’est qu’un ersatz toxique de ce qu’elle a été et de ce qu’elle pourrait être.

Les serres d’Almeria en Espagne (photo : Edward Burtynsky)

Les avertissements de scientifiques de plus en plus nombreux (cf. le récent appel de 15 000 scientifiques) se succèdent, les conférences climatiques aussi, tandis que l’exploitation des combustibles fossiles et les émissions de CO2 ne font qu’augmenter[4] (il est prévu[5] qu’elles continuent ainsi jusqu’en 2040) et avec elles le réchauffement climatique et ses conséquences dont on réalise qu’elles sont et seront à la fois plus graves et plus nombreuses qu’on ne l’imaginait. La société de consommation industrielle en expansion perpétuelle cancérise une portion toujours plus complète de la planète. L’humanité industrielle noie le monde entier dans ses herbicides, insecticides et pesticides (le glyphosate a été autorisé par l’UE pour 5 ans de plus). Les déchets nucléaires s’accumulent (parfois au fond des océans, dans des épaves coulées n’importe comment, aux risques et périls de toutes et de tous, par une mafia du déchet, aux côtés du « million et demi de tonnes d’armes chimiques non utilisées qui gisent sur les fonds marins de la planète »)[6]. En plus des produits en -cide, les perturbateurs endocriniens produits par l’humanité industrielle, massivement dispersés, contaminent d’ores et déjà la quasi-totalité des milieux naturels et attaquent la santé des êtres humains[7] (« baisse du QI, troubles du comportement et autisme ») comme celles de tous les êtres vivants.

Un article récemment publié sur le site du quotidien Les Echos expose une autre catastrophe majeure de notre temps :

« Au cours des cent dernières années, un milliard d’hectares de terres fertiles, l’équivalent de la surface des Etats-Unis, se sont littéralement volatilisés. Et l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) s’inquiète de l’avenir des surfaces restantes. Dans un rapport de 650 pages, publié en décembre à l’occasion de la clôture de l’Année internationale des sols, elle constate qu’un tiers des terres arables de la planète sont plus ou moins menacées de disparaître. »

Là encore, la sémantique qu’ils utilisent dissimule jusqu’à l’existence d’une responsabilité. « Un milliard d’hectares de terres fertiles […] se sont littéralement volatilisés ». « Se sont littéralement volatilisés » et non pas « ont été détruits ». La faute à personne, la faute à la terre qui choisit de se volatiliser. Même chose juste après : « sont plus ou moins menacées de disparaître » et non pas « sont en train d’être détruites ». Car c’est bien la civilisation et son agriculture industrielle et sa bétonisation compulsive et son artificialisation effrénée qui sont à l’origine de ce désastre.

Au cours des soixante dernières années, 90% des grands poissons[8], 70% des oiseaux marins[9] et, plus généralement, 52% des animaux sauvages[10], ont disparu ; depuis moins de 40 ans, le nombre d’animaux marins, dans l’ensemble, a été divisé par deux[11]. Sachant que ces déclins en populations animales et végétales ne datent pas d’hier et qu’une diminution par rapport à il y a 60 ou 70 ans masque en réalité des pertes bien pires encore (phénomène que l’on qualifie parfois d’amnésie écologique[12]). Le rapport Planète vivante 2016 du WWF prévoit que deux tiers des populations de vertébrés pourraient disparaitre d’ici 2020[13]. On estime que d’ici 2048 les océans n’abriteront plus aucun poisson[14]. D’autres projections estiment que d’ici 2050, il y aura plus de plastiques que de poissons dans les océans[15]. On estime également que d’ici à 2050, la quasi-totalité des oiseaux marins auront ingéré du plastique[16].

L’humanité industrielle produit actuellement environ 50 millions de tonnes de déchets électroniques (ou e-déchets) par an[17], dont l’immense majorité (90%) ne sont pas recyclés[18]. En raison de la course au « développement » (électrification, industrialisation, modernisation, « progrès ») des continents qui ne l’étaient pas encore entièrement (Afrique, Asie, Amérique du Sud, notamment), il est prévu que la production annuelle globale déjà faramineuse (50 millions de tonnes) de déchets électroniques (ou e-déchets) croisse de 500%, environ[19], au cours des décennies à venir (en raison d’explosions des ventes de téléphones portables, d’ordinateurs, de télévisions, de tablettes, etc.). Il est aussi prévu que la quantité totale des déchets solides produits par l’humanité industrielle mondiale triple d’ici 2100, pour atteindre plus de 11 millions de tonnes, par jour.

L’humanité industrielle épuise (et pollue) également les eaux douces du monde entier : ainsi qu’un rapport de la NASA le soulignait en 2015, 21 des 37 aquifères les plus importants sont passés en-dessous du seuil de durabilité  —  ils perdent plus d’eau qu’ils n’en accumulent.

Un camp de concentration moderne, aussi appelé usine, en Chine (photo : Edward Burtynsky)

Nous pourrions continuer encore et encore, en évoquant pêle-mêle le réseau d’exploitation sexuelle et d’esclavage salarial qui sévit actuellement dans l’agriculture sicilienne, au sein duquel des milliers de femmes sont violées et battues[20] ; le réseau d’esclavage moderne qui exploite près de 40 000 femmes en Italie continentale, des Italiennes et des migrantes, dans des exploitations viticoles[21] ; les épidémies de suicides et la pollution massive qui frappent actuellement la région de Bangalore (qualifiée de capitale mondiale du suicide) en Inde, où le « développement » détruit les liens familiaux et le monde naturel[22] ; l’exploitation de Burkinabés de tous âges dans les camps d’orpaillage du Burkina Faso[23], où ils vivent et meurent dans des conditions dramatiques, entre malaria et maladies liées à l’utilisation du mercure, au bénéfice des riches et puissantes multinationales des pays dits « développés » ; le sort des Pakistanais qui se retrouvent à trier les déchets électroniques cancérigènes des citoyens du monde libre en échange d’un salaire de misère (et de quelques maladies)[24] ; l’exploitation de Nicaraguayens sous-payés (la main d’œuvre la moins chère d’Amérique centrale) dans des maquiladoras, où ils confectionnent toutes sortes de vêtements pour des entreprises souvent nord-américaines, coréennes ou taïwanaises[25] ; les épidémies de maladies de civilisation liées à la malbouffe industrielle, qui ravagent les populations du monde entier, dont les communautés du Mexique[26] (deuxième pays au monde en termes de taux d’obésité et de surpoids, après les USA), qui connait une épidémie de maladies liées au gras et au sucre, où 7 adultes sur 10 sont en surpoids ou obèses, ainsi qu’1 enfant sur 3 – d’après l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), les Mexicains sont les premiers consommateurs de soda (163 litres par personne et par an), et la population la plus touchée par la mortalité liée au diabète de toute l’Amérique latine ; l’exploitation d’enfants et d’adultes au Malawi dans des plantations de tabac[27] (où ils contractent la « maladie du tabac vert » par intoxication à la nicotine) destiné à l’exportation, au bénéfice des groupes industriels comme British American Tobacco (Lucky Strike, Pal Mal, Gauloises, …) ou Philip Morris International (Malboro, L&M, Philip Morris…) ; la transformation de l’Albanie en poubelle géante[28] (où l’on importe des déchets d’un peu partout pour les traiter, ce qui constitue un secteur très important de l’économie du pays, des milliers de gens vivent de ça, et vivent dans des décharges, ou plutôt meurent de ça, et meurent dans des décharges) ; dans la même veine, la transformation de la ville de Guiyu en Chine, en poubelle géante de déchets électroniques[29] (en provenance du monde entier), où des centaines de milliers de Chinois, enfants et adultes, travaillent à les trier, et donc en contact direct avec des centaines de milliers de tonnes de produits hautement toxiques (les toxicologues s’intéressent aux records mondiaux de toxicité de Guiyu en termes de taux de cancer, de pollutions des sols, de l’eau, etc.) ; la transformation de la zone d’Agbogbloshie, au Ghana, également en poubelle géante de déchets électroniques[30] (en provenance du monde entier, de France, des USA, du Royaume-Uni, etc.), où des milliers de Ghanéens, enfants (dès 5 ans) et adultes, travaillent, en échange d’un misérable salaire, à trier les centaines de milliers de tonnes de produits hautement toxiques qui vont ruiner leur santé et contaminer les sols, l’air et les cours d’eau ; la transformation de bien d’autres endroits, toujours dans des pays pauvres (Inde, Égypte, Bangladesh, Philippines, etc.) en poubelles géantes de déchets[31] (électroniques, plastiques, etc.) ; les pollutions environnementales en Mongolie[32] (liées au « développement » du pays et à son industrie minière), où des villes parmi les plus polluées au monde suffoquent dans ce que certains décrivent comme « un enfer » ; les destructions des récifs coralliens, des fonds marins et des forêts des îles de Bangka et Belitung en Indonésie, où des mineurs d’étain légaux et illégaux risquent leur vie et perdent leur santé pour obtenir ce composant crucial des appareils électroniques, embourbé dans une vase radioactive[33] ; la destruction en cours de la grande barrière de corail, en Australie, à cause du réchauffement climatique[34] ; la contamination des sols et des cours d’eau de plusieurs régions tunisiennes, où du cadmium et de l’uranium sont rejetés, entre autres, par le raffinage du phosphate qui y est extrait, avant d’être envoyé en Europe comme engrais agricole (raffinage qui surconsomme l’eau de nappes phréatiques et qui génère une épidémie de maladies plus ou moins graves sur place)[35] ; les déforestations massives en Afrique, en Amazonie, en Indonésie, et un peu partout sur le globe, qui permettent l’expansion de monocultures de palmiers à huile, d’hévéa, d’eucalyptus et d’autres arbres (parfois génétiquement modifiés) au profit de différentes industries ; l’expansion des plantations de soja et des surfaces destinées à l’élevage industriel, toujours au détriment des forêts et des biotopes naturels ; l’épuisement de nombreuses « ressources » non-renouvelables, dont différents métaux et minerais (épuisement que le déploiement actuel des infrastructures industrielles liées à la production d’énergies soi-disant vertes ne fait et ne va faire qu’accélérer[36]) ; les épidémies de maladies dites de civilisation (diabètes, asthme, allergies, maladies cardio-vasculaires, cancer, obésité, schizophrénie, troubles mentaux en tous genres, angoisses, stress, dépression), qui témoignent, pour partie, d’un mal-être généralisé et engendrent une consommation record de psychotropes, comme un récent article de France Inter nous l’explique : « Intensification des conditions de travail, isolement et hyper-disponibilité, 20 millions d’actifs en France (sur 29 millions) consomment des médicaments psychotropes légaux ou illégaux » ; et ainsi de suite, ad nauseam.

L’issue hautement prévisible de tout ceci est évidente : la civilisation industrielle, dont pas un seul aspect n’est soutenable, qui n’est plus qu’une insupportable fuite en avant incontrôlable et incontrôlée, en épuisant, polluant et détruisant ainsi l’intégralité de la biosphère, s’effondrera inéluctablement en conséquence de ses innumérables excès. Et le plus tôt, le mieux. Plus vite elle s’effondre, plus vite les destructions du monde naturel cesseront. La planète pourra ensuite commencer à récupérer. Et les humains, du moins s’ils survivent.

Une usine où l’on « traite » des poulets, en Chine (photo : Edward Burtynsky)

Autrement dit, aussi vrai que la société industrielle est une torture pour la plupart, sinon pour la totalité de ses propres membres, ainsi que pour toutes les espèces vivantes et pour le monde naturel en général, son effondrement s’avère inéluctable. Et très souhaitable. Selon les mots d’Olivier Rey dans son livre Question de taille, « la perspective de revenir à des modes de vie plus sobres, comparables à ceux qu’a connus l’humanité depuis ses origines et jusqu’à une date très récente, n’a rien d’effrayant. » À supposer, bien sûr, « que la nature puisse en partie récupérer des ravages » que lui inflige la civilisation industrielle. C’est-à-dire, pour reprendre la formulation d’un autre mathématicien, moins académique (Theodore Kaczynski), à supposer que l’effondrement advienne au plus tôt, afin que « le développement du système-monde technologique » ne se poursuive pas « sans entrave jusqu’à sa conclusion logique », qui est, « selon toute probabilité », que « de la Terre il ne restera qu’un caillou désolé  —  une planète sans vie, à l’exception, peut-être, d’organismes parmi les plus simples  —  certaines bactéries, algues, etc. —  capables de survivre dans ces conditions extrêmes. »

Et plutôt que de l’encourager, de l’accepter ou de l’observer passivement, chacun de nous peut, à sa manière et à son échelle, à sa mesure, participer à l’entrave du « développement du système-monde technologique ».

Signalons au passage que de nombreux auteurs plus ou moins célèbres, à travers la planète entière, avaient parfaitement réalisé l’insoutenabilité fondamentale de la civilisation industrielle, l’inéluctabilité de son effondrement, et nous en avertissaient, comme Aldous Huxley, en 1928, dans un essai intitulé « Progress: How the Achievements of Civilization Will Eventually Bankrupt the Entire World » (en français : « Le progrès : comment les accomplissements de la civilisation vont ruiner le monde entier ») :

« La colossale expansion matérielle de ces dernières années a pour destin, selon toute probabilité, d’être un phénomène temporaire et transitoire. Nous sommes riches parce que nous vivons sur notre capital. Le charbon, le pétrole, les phosphates que nous utilisons de façon si intensive ne seront jamais remplacés. Lorsque les réserves seront épuisées, les hommes devront faire sans… Cela sera ressenti comme une catastrophe sans pareille. »

Ou Simone Weil, en 1934, dans son livre Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale :

« Quand le chaos et la destruction auront atteint la limite à partir de laquelle le fonctionnement même de l’organisation économique et sociale sera devenu matériellement impossible, notre civilisation périra ; et l’humanité, revenue à un niveau de vie plus ou moins primitif et à une vie sociale dispersée en des collectivités beaucoup plus petites, repartira sur une voie nouvelle qu’il nous est absolument impossible de prévoir. »

Ou Pierre Fournier, en 1969 :

« Pendant qu’on nous amuse avec des guerres et des révolutions qui s’engendrent les unes les autres en répétant toujours la même chose, l’homme est en train, à force d’exploitation technologique incontrôlée, de rendre la terre inhabitable, non seulement pour lui  mais pour toutes les formes de vie supérieures. Le paradis concentrationnaire qui s’esquisse et que nous promettent ces cons de technocrates ne verra jamais le jour parce que leur ignorance et leur mépris des contingences biologiques le tueront dans l’œuf. La seule vraie question qui se pose n’est pas de savoir s’il sera supportable une fois né mais si, oui ou non, son avortement provoquera notre mort. »

Ou Bernard Charbonneau en 1969 également, dans son livre Le jardin de Babylone :

« Si nous n’envisageons pas les effets de la civilisation industrielle et urbaine, il faut considérer comme probable la fin de la nature, avec pour quelques temps une survie confortable dans l’ordure : solide, liquide ou sonique. »

Et depuis le rapport du Club de Rome en 1972, les avertissements se sont multipliés : ce sont désormais des universités, des universitaires, des institutions internationales et des experts en tous genres qui nous avertissent (de Joseph Tainter à Ugo Bardi en passant par Pablo Servigne et Raphael Stevens, la Banque mondiale, la NASA et plusieurs collectifs universitaires).

***

Ainsi que l’écrit Olivier Rey à la fin de son livre Une question de taille :

« On repousse les propos alarmistes en accusant leurs auteurs de jouer les Cassandre. Mais la malédiction qui touchait Cassandre n’était pas de voir tout en noir, elle était de prévoir juste sans être jamais être crue – moyennant quoi les Troyens firent entrer le cheval de bois dans leur cité. S’il faut se garder de céder à la “jouissance apocalyptique”, ne pas se complaire à énumérer les maux qui nous frappent ni goûter un plaisir pervers à annoncer le pire, la meilleure façon d’honorer le réel n’est pas de le peindre en rose mais de le voir tel qu’il est. »

Les neurosciences qualifient d’ailleurs de « biais d’optimisme » cette tendance à « surestimer la probabilité d’un événement positif dans un avenir proche et à sous-estimer le négatif » (Sciences et Avenir), qui conduit souvent à une évaluation irréaliste, illusoirement positive du futur. Ainsi que le formule la neurologue Tali Sharot : « La croyance que le futur sera mieux que le passé et le présent est qualifiée de biais d’optimisme. Elle touche tout le monde, peu importe la couleur de peau, la religion et le statut socioéconomique. » Bien qu’utile dans certains contextes, ce biais d’optimisme pose problème dans beaucoup d’autres. En effet, les promesses d’un avenir meilleur, à travers l’histoire, ont été et sont toujours utilisées par les religions du Salut, et également désormais par les classes dirigeantes d’une manière séculière (mythe du progrès, narratif hollywoodien où le bien finit toujours par l’emporter), afin de contrôler les populations : à partir du moment où l’on est persuadé que le bien va triompher, que l’on se dirige nécessairement vers du mieux, en attendant que cela arrive, on est à même de tolérer tout et n’importe quoi ; et plus notre situation empire, plus on se raccroche à cette croyance qui, paradoxalement, nous permet ainsi de supporter l’empirement de l’insupportable.

Le journaliste états-unien Chris Hedges le formule ainsi :

« La croyance naïve selon laquelle l’histoire est linéaire et le progrès technique toujours accompagné d’un progrès moral, est une forme d’aveuglement collectif. Cette croyance compromet notre capacité d’action radicale et nous berce d’une illusion de sécurité. Ceux qui s’accrochent au mythe du progrès humain, qui pensent que le monde se dirige inévitablement vers un état moralement et matériellement supérieur, sont les captifs du pouvoir. […]

L’aspiration au positivisme, omniprésente dans notre culture capitaliste, ignore la nature humaine et son histoire. Cependant, tenter de s’y opposer, énoncer l’évidence, à savoir que les choses empirent et empireront peut-être bien plus encore prochainement, c’est se voir exclure du cercle de la pensée magique qui caractérise la culture états-unienne et la grande majorité de la culture occidentale. La gauche est tout aussi infectée par cette manie d’espérer que la droite. Cette manie obscurcit la réalité au moment même où le capitalisme mondial se désintègre et avec lui l’ensemble des écosystèmes, nous condamnant potentiellement tous. »

Un autre phénomène psychologique influence potentiellement notre acceptation collective de l’empirement global de la situation : l’amnésie écologique ou amnésie environnementale (liée au concept anglo-américain de shifting baseline), qui consiste en une habituation progressive (intergénérationnelle ou intragénérationnelle) à un paysage écologique de plus en plus dégradé du simple fait que l’on n’en a pas connu d’autre ou que l’on oublie graduellement son état passé. En parallèle, on pourrait évoquer un phénomène d’amnésie sociale qui correspondrait à une habituation progressive à un milieu social (une société) de plus en plus dégradé (qui serait donc de moins en moins social et de plus en plus antisocial), du simple fait que l’on en a pas connu d’autre ou que l’on oublie graduellement son état passé, et que l’on s’acclimate à sa détérioration.

De la même manière que les individus « prosociaux » ne sont pas des malades mentaux à soigner mais des personnes saines d’esprit prises au piège dans une culture humaine profondément cinglée, les individus que l’on qualifie parfois de « catastrophistes » ne sont pas des dérangés qui verraient « tout en noir ». Le monde entier gagnerait à ce que les euphémistes invétérés et autres optimistes par déni le reconnaissent, et à ce qu’ils utilisent leur énergie pour lutter contre les désastres socio-écologiques en cours qui rendent la vie insupportable tout en la détruisant, plutôt que contre ceux qui les exposent et contre le sentiment de malaise que cela suscite chez eux.

Il n’y a qu’en saisissant pleinement l’ampleur et la profondeur du désastre qu’est la civilisation industrielle que l’on peut avoir une chance d’y remédier.

Nicolas Casaux

Correction : Lola Bearzatto


  1. https://www.scientificamerican.com/article/nice-brains-finish-last/
  2. https://www.scientificamerican.com/article/how-wealth-reduces-compassion/
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