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title: Apple, Google, Amazon, Facebook sont-ils devenus des partis politiques ? url: https://medium.com/@laurentcalixte/google-amazon-facebook-sont-ils-des-partis-politiques-1fabf9aa395c hash_url: bf9870c8ed

Et si Google, Amazon, Facebook, Apple et d’autres entreprises du numérique étaient en fait des partis politiques déguisés en entreprises ?

Et si ces entreprises avaient changé de nature ? Et si ces entreprises étaient devenues des partis politiques, ayant vocation à transformer le monde, ainsi que les rapports entre les êtres humains ?

Dans le message qu’a envoyé Tim Cook à ses clients le 30 août 2016, le CEO d’Apple montre que ces entreprises n’hésitent plus à aborder publiquement des problématiques politiques.

Il s’inquiète en effet des conséquences que pourrait avoir “sur la souveraineté des Etats européens” la décision de la Commission européenne condamnant l’Irlande à percevoir d’Apple 13 milliards d’euros au titre de “remboursement d’avantages fiscaux indus”.

Il est touchant de voir le PDG d’une des plus grandes entreprises du monde s’inquiéter ainsi de la “souveraineté des Etats”.

Toujours est-il que cette prise de position de Tim Cook tend à confirmer que les GAFA sont devenus, de facto, des partis politiques à part entière.

Si cette hypothèse s’avère exacte, alors le débat politique actuel devient limpide.

Limpide car, depuis la chute du mur de Berlin et la disparition de l’URSS en 1991, le débat politique est devenu confus, notamment parce qu’il n’est plus structuré par l’opposition dialectique entre capitalisme et communisme.

La “dialectique” n’est pas un terme courant, et il en existe des définitions savantes.

Proposons une image qui permet d’en comprendre simplement la signification : imaginez qu’on entrechoque un silex rouge et un silex bleu, et qu’en jaillisse une étincelle violette.

La dialectique, c’est le processus grâce auquel le choc entre des ces deux silex permet le jaillissement de cette étincelle, aussi appelée “dépassement dialectique”.

L’idée centrale qu’elle exprime, c’est que c’est du dialogue ou de la confrontation que jaillit la lumière.

Dans le domaine politique, jusqu’au XXe siècle, cette opposition dialectique entre deux silex, entre deux systèmes, un système “bleu” (le capitalisme), et un système “rouge” (le communisme) avait un mérite : le débat politique était très clair, entre deux systèmes que tout opposait.

Et cette opposition dialectique amenait chaque système à s’améliorer, pour faire pièce à son rival :

A l’Ouest, les citoyens acceptaient l’idée que la pauvreté fût possible, grâce à la liberté d’expression et à la liberté d’aller et venir.

A l’Est, le peuple supportait les atteintes aux libertés individuelles grâce à l’emploi garanti à vie, aux logements bon marché, et au système de santé et d’éducation gratuits.

Et l’étincelle, à savoir le “dépassement dialectique”, fruit de la compétition entre l’Est et l’Ouest, avait pris la forme de la conquête spatiale.

Avec la mondialisation, l’opposition dialectique féconde et constructive entre deux visions économiques radicalement différentes n’existe plus : car soit on est favorable à la mondialisation, soit on y est opposé -mais il n’existe plus de compétition permettant à deux systèmes politiques radicalement opposés de s’amender pour s’améliorer.

Depuis 1989, la mondialisation s’est donc érigée en statue de la Liberté économique, triomphante et solitaire.

Elle a suscité la création de deux mots d’ordre aussi excessifs l’un que l’autre : “la mondialisation, ou le chaos”, d’une part, et “la mondialisation, c’est le chaos”, d’autre part.

Mais la mondialisation n’a besoin ni de cet excès d’honneur, ni de cet excès d’indignité.

Elle a besoin d’un contrepoids.

Afin qu’elle puisse s’inscrire dans un mouvement dialectique.

Comment initier ce mouvement dialectique, grâce auquel le débat politique serait de nouveau possible et, surtout, fécond ? En révélant l’existence de deux Atlantides invisibles.

1/ Première Atlantide invisible : les GAFA

La première Atlantide est constituée, nous l’avons évoqué au début de ce texte, par Google, Amazon, Facebook, Apple, et d’autres grandes entreprises issues du numérique. Comme le texte n’évoquera pas seulement ces entreprises, il est souhaitable d’en donner une définition : “une entreprise de type “GAFA” est une entreprise qui, grâce à une habile combinaison de zéros et de uns, parvient à créer de la valeur, notamment en bénéficiant d’investissements d’autres entreprises, de contributions d’utilisateurs, et d’infrastructures financées par les Etats ou les pouvoirs publics”.

Les GAFA forment une Atlantide invisible car, jusqu’alors, ces organisations ont été considérées comme des entreprises.

Alors qu’en fait, il serait plus pertinent de les considérer comme des partis politiques déguisés en entreprises.

Le site vie-publique.fr définit un parti politique comme étant “une association organisée qui rassemble des citoyens unis par une philosophie ou une idéologie commune, dont elle recherche la réalisation, avec comme objectif la conquête et l’exercice du pouvoir”.

Relisez bien cette définition : à aucun moment, elle ne précise que la conquête du pouvoir doit se faire via un processus électoral.

Par ailleurs, cette définition est structurée par deux notions simples : d’une part, “ une philosophie ou une idéologie” qui doivent être réalisées, et d’autre part l’objectif de la “conquête ou [de] l’exercice du pouvoir”.

Questions : les GAFA se rassemblent-ils autour d’une philosophie ou une idéologie commune ? En cherchent-ils la “réalisation” ? Ont-ils comme objectif la “conquête et l’exercice du pouvoir” ?

1.1/ La recherche de la réalisation d’une philosophie ou d’une idéologie commune.

Les GAFA cherchent la réalisation “d’une philosophie” et d’une “idéologie” : le libertarianisme.

Le libertarianisme est une idéologie ultra-libérale qui voue un culte à la liberté individuelle, et notamment à celle des entrepreneurs, héros quasi prométhéens.

Elle a pour but de limiter au maximum le rôle de l’Etat et de la puissance publique, ainsi que l’affirme le parti libertarien américain dont la devise est : “Minimum government, maximum freedom”.

Leur programme est explicite : “Nous, les membres du Parti libertarien, défions le culte de l’État omnipotent et défendons les droits de l’individu. Nous tenons à ce que tous les individus aient le droit d’exercer leur souveraineté exclusive sur leur propre vie et aient le droit de vivre comme ils le souhaitent, tant qu’ils ne portent pas atteinte au droit des autres à vivre comme ils l’entendent. Les gouvernements à travers l’histoire ont régulièrement fonctionné sur le principe opposé, à savoir que l’Etat a le droit de disposer de la vie des individus et du fruit de leur travail. Même aux États-Unis, tous les partis politiques autres que le nôtre reconnaissent au gouvernement le droit de réglementer la vie des individus et de s’emparer des fruits de leur travail sans leur consentement”.

Cette idéologie a été popularisée à la fin des années 50 par l’oeuvre d’Ayn Rand, une transfuge de l’ex-URSS qui a émigré aux Etats-Unis dans les années 30. Et qui a publié “Atlas Shrugged” (“La grève”) un livre “culte” dont se prévalent aujourd’hui les libertariens -alors même qu’elle n’appréciait pas les libertariens, et qu’elle se réclamait en fait de “l’objectivisme”, une doctrine proche. En effet, dans les années 70 aux Etats-Unis, l’idéologie libertarienne était surnommée “la Nouvelle Droite américaine” et n’avait pas bonne presse, et rares étaient ceux qui se réclamaient du libertarianisme.

Aujourd’hui, quasiment tous les fondateurs et dirigeants des GAFA sont inspirés par l’idéologie libertarienne, comme l’explique la revue We Demain dans un dossier qui montre très clairement quelle est la filiation entre la doctrine d’Ayn Rand (aucun rapport avec la Rand Corporation, d’inspiration ultra-libérale également) et la vision qui anime les géants de la Silicon Valley.

Chacun d’eux apporte cependant sa nuance à cette vision commune.

1.1.1 Larry Page et Google

Larry Page, co-fondateur de Google avec Sergey Brin, est devenu discret au sujet de l’idéologie libertarienne, mais certaines de ses déclarations publiques permettent de comprendre sa vision du monde, et sa défiance vis-à-vis des pouvoirs publics et des Etats.

En 2014, après avoir regretté que les équipes de Google aient dû prendre connaissance des “centaines de millions de pages” des lois et règlements en vigueur dans les pays où Google exerce son activité, il affirme sans ambage : “je pense que le Gouvernement va disparaître sous son propre poids, bien que ceux qui y travaillent soient très qualifiés et bien intentionnés”. Et, lors d’une conférence donnée en 2013, il a déclaré : “Il existe beaucoup de choses que nous pourrions faire mais qui sont illégales ou non-autorisées par la réglementation (…)”

Invoquant alors le phénomène Burning Man (un festival durant lequel les participants réinventent la vie en communauté, et brûlent un mannequin géant à la fin des festivités), il ajoute qu’il ressent le besoin de disposer de “certaines zones sécurisées où nous pourrions nous livrer à des expérimentations, sans forcément avoir à les étendre au monde entier”.

1.1.2 Jeff Bezos et Amazon

Jeff Bezos, lui, est plus radical. “C’est un libertarien”, affirme sans ambage Nick Hanauer, co-fondateur de la société de capital-risque Second Avenue Partners à Seattle, et l’un de ses anciens associés.

Lors d’une interview, Bezos a déclaré : “Je pense que ce qui est le plus important pour moi, c’est le principe sur lequel ont été bâtis les Etats-Unis, à savoir la liberté. C’est très difficile. Il existe beaucoup de sujets qu’on peut analyser à l’aune de ce principe, et il apparaît en fait qu’une économie de marché libre, disons une sorte de système capitaliste, intègre beaucoup cette notion de liberté”.

Des déclarations qui ne mangent pas de pain, mais qu’il est intéressant de rapprocher du fait que Jeff Bezos finance Reason, un think-tank libertarien, qui le présente comme “le premier milliardaire libertarien à avoir acheté un quotidien” (en l’occurrence le Washington Post, en 2013 NDLR) .

Jeff Bezos ne se contente pas d’avoir des opinions de libertarien. Il agit en libertarien, et souvent dans un sens qui préserve les intérêts des personnes fortunées, comme l’allergie à la fiscalité. Ainsi a-t-il combattu en 2010 “l’initiative 1098”, lancée par Bill Gates, qui visait à augmenter les impôts des résidents très aisés de l’Etat de Washington.

Quant à sa vision du dialogue social, elle s’illustre régulièrement dans les journaux, qui relatent les relations tendues qu’Amazon entretient avec les syndicats, et ses difficultés à respecter le droit du travail dans les pays à forte tradition sociale, comme la France ou Allemagne.

Sans même insister sur son respect impressionniste du droit et de la réglementation, les conditions de travail à Amazon semblent montrer que la productivité passe avant tout : aux Etats-Unis, un employé a mené une grève de la faim pendant 18 jours pour que la société traite mieux ses salariés, et un article retentissant du New-York Times a levé le voile sur les pratiques les plus contestables de l’entreprise -un article auquel Jeff Bezos a répondu, en affirmant que l’article s’était contenté de ne recenser que des “anecdotes isolées”.

1.1.3 Mark Zuckerberg et Facebook :

Les opinions politiques de Mark Zuckerberg sont plus nuancées, mais sont elles aussi très influencées par le libertarianisme. En matière de liberté d’action de l’entrepreneur, il était même allé jusqu’à dire que “la vie privée n’est plus une norme sociale” -une façon de promouvoir une vision du monde qui lui permette de développer au maximum son activité, justement fondée sur l’exploitation commerciale des données privées des utilisateurs.

Il affiche à la fois une vision progressiste, avec son engagement pour favoriser l’immigration de talents étrangers aux Etats-Unis, et une vision plus individualiste, dans laquelle l’entrepreneur-roi façonne le monde au gré de ses désirs.

La première vision l’amène à soutenir l’initiative FWD.us, qui milite activement pour favoriser l’immigration aux Etats-Unis.

La seconde vision, plus individualiste, est révélée par l’avis qu’il a exprimé au sujet du premier livre qu’il a lu dans le cadre de son programme “Une année de livres” : Il écrit ainsi sur son mur que “The End of Power”, de Moises Naim, est un livre qui explore la façon dont le monde se transforme en donnant aux individus une large part du pouvoir qui était jusqu’alors détenu par les gouvernements, les militaires, ou d’autres institutions. Je crois profondément à cette tendance qui consiste à donner aux individus plus de pouvoir.”

Cette ambivalence se retrouve au niveau des préférences concernant les partis politiques classiques. Contrairement à ses confrères de la Silicon Valley, Zuckerberg penche plus vers le Parti Républicain que vers le Parti Démocrate, ne serait-ce qu’au niveau des dons de Facebook à ce parti -même s’il affirme qu’il n’est “ni Républicain, ni Démocrate”. Mais cette préférence montre que le libertarianisme, avec son ambivalence droite/gauche, brouille les pistes politiques classiques.

D’autant plus qu’un événement survenu au printemps 2016 a créé la surprise : Facebook avait sponsorisé l’une des conventions de Donald Trump, alors que Zuckerberg a pris publiquement position contre les propositions du candidat républicain -lequel forme sans doute un exemple trop parfait de ce que peut donner un libertarien à l’état sauvage.

1.1.4 Travis Kalanick et Uber

En 2015, lors d’une interview au Washington Post, à la question de savoir si la “philosophie d’Ayn Rand” avait influencé son action, Travis Kalanick répond qu’il ne “savait même pas ce qu’était le libertarianisme… avant d’éclater de rire et d’indiquer qu’Atlas Shrugged, le livre de Rand, était bien “l’un de ses livres favoris”. Quand le journaliste lui demande s’il existe une ressemblance entre la situation décrite par Ayn Rand (la bureaucratie qui entrave les entrepreneurs) et la sienne, il répond : “c’est probablement vrai. Je dirais qu’il existe une ressemblance étrange, c’est particulièrement le cas avec Atlas Shrugged (“La grève”, NDLR).

Selon le site Le site Pando, à la question posée sur le site Malaho.com (sorte de Yahoo Answers), “comment Ayn Rand aurait-elle réagi face aux politiques et réalités actuelles des Etats-Unis?, il a répondu (la réponse a disparu depuis) :

“Je suis tombé l’autre jour sur une statistique intéressante, à savoir que 50% de tous les impôts de la Californie sont payés par 141.000 personnes (et la Californie est un Etat qui compte 30 millions d’habitants). Je l’ai appris alors que je venais de terminer Atlas Shrugged. Si 141.000 personnes riches de Californie se mettaient en grève, c’en serait fini de la Californie… C’est l’une des raisons pour lesquelles on ne peut pas continuer à augmenter les impôts pour payer les programmes gouvernementaux incompréhensibles qui offrent des services de mauvaise qualité”.

Cette réaction reflète l’idée centrale du livre Atlas Shrugged, dans lequel les entrepreneurs les plus talentueux, lassés de subir les contraintes tatillonnes de l’administration, décident de se mettre en grève.

Si elle semblait floue au début, sa vision “politique” du business s’est rapidement imposée : “Ce que nous devrions peut-être avoir compris plus tôt, c’était que nous menons une campagne politique et que le candidat, c’est Uber, a-t-il confié à Vanity Fair, évoquant ses démêlés avec ses concurrents. Et cette course politique a lieu dans toutes les grandes villes dans le monde. Et parce que cela ne concerne pas la démocratie, mais un produit, vous ne pouvez pas gagner 51 à 49. Vous devez gagner 98 à 2.”

Sa prise de conscience de l’importance du politique l’a même amené à recruter David Plouffe, l’ex-responsable de la campagne présidentielle de Barack Obama, en tant que responsable des affaires publiques.

Matt Kochman, lui, a été directeur général de Uber à New York, jusqu’à son départ en 2014, dû au fait qu’il était écœuré par l’attitude de Uber envers les organismes de réglementation. “Discréditer les lois et les règlements dans leur ensemble, tout simplement parce que vous voulez lancer un produit et qu’ils ne correspondent pas à votre vision des choses, c’est juste irresponsable”, a-t-il déclaré lors de son départ.

1.1.5 Steve Jobs et Apple

Selon Steve Wozniak, avec qui il a fondé l’entreprise et qui a conçu en 1977 l’Apple II, premier succès de la société, Steve Jobs “ a dû lire un certain nombre de livres qui l’ont guidé dans sa vie, vous savez, et je pense que Atlas Shrugged était l’un de ces livres”.

Il était un libertarien “non-encarté”, comme beaucoup d’autres patrons libertariens.

Mais il se disait aussi apolitique, et, sur un plan spirituel, penchait vers le bouddhisme et l’hindouisme, et d’autres sources tempèrent la thèse de Steve Wozniak concernant son attachement à la vision d’Ayn Rand.

Reste qu’il représente le parangon de l’idéal libertarien : indépendant, créateur, obstiné, il restera longtemps attaché à la production d’ordinateurs fermés au standard alors dominant, celui d’IBM. Il incarna “l’entrepreneur héros” qui, seul contre tous, réussit à créer un univers qu’il maîtrise, domine et contrôle.

1.1.6 Peter Thiel et Paypal

Fondateur du système de paiement en ligne Paypal, Peter Thiel peut être sans doute classé parmi les libertariens les plus extrêmes. En 2009, il a même été jusqu’à déclarer : “je ne crois plus que la liberté soit compatible avec la démocratie”.

Le groupe de recherche Ippolita, auteur du livre “I don’t like Facebook” (éd. Actes Sud) indique que “Thiel a fait fortune en participant à la fondation de Paypal, le système de paiement électronique le plus utilisé au monde, son premier projet politique à dimension globale. L’idée politique, c’est de retirer aux Banques Centrales le contrôle de la monnaie. On pourrait croire qu’il s’agit d’une tentative louable de libérer le monde, si tout le pouvoir ne s’était pas concentré entre les mains de ce que Thiel lui-même désigne fièrement la “Paypal Mafia”, dont il est le parrain.

Peter Thiel fut également le principal mécène de Patri Friedman, (petit-fils de l’économiste libéral Milton Friedman), entrepreneur qui ne cesse de critiquer la démocratie car elle serait “inadaptée” à la création d’un Etat libertarien.

En 2016, il a offert 10 millions de dollars au catcheur Hulk Hogan dans son procès contre le site d’information controversé Gawker, lequel, condamné, a fait faillite.

La même année, il a annoncé son soutien à Donald Trump.

1.2 …”une philosophie ou une idéologie qui doivent être réalisées avec comme objectif la conquête et l’exercice du pouvoir.”

1.2.1 Il ne suffit pas d’être motivé par une idéologie pour conquérir et exercer le pouvoir. Il faut disposer d’une organisation, d’une stratégie, et de moyens.

1.2.1.1 Organisation :

L’organisation hiérarchique de ces “partis” est bien entendu calquée sur la logique hiérarchique entrepreneuriale : tout le pouvoir est en principe détenu exclusivement par les actionnaires -parmi lesquels les fondateurs ne sont pas les moins influents. Les actionnaires, ensuite, valident la nomination du PDG. Celui-ci contrôle alors l’ensemble de la pyramide hiérarchique.

Les seuls contre-pouvoirs étant l’assemblée générale des actionnaires, et les différentes instances représentant les actionnaires pour la gouvernance, comme le conseil d’administration ou le conseil de surveillance.

Autant dire que ces partis politiques sont extrêmement dépendants du bon vouloir de leur dirigeant, surtout si celui-ci est charismatique, autoritaire, ou visionnaire.

Si les GAFA sont des partis politiques, alors leur organisation doit en principe refléter celle des partis politiques.

Leur Congrès ? C’est l’assemblée générale des actionnaires.

Leur “Bureau politique” ? Le conseil d’administration.

Leurs meetings ? Ce sont les conventions ou séminaires, où éclate l’enthousiasme des salariés et des cadres pour leur entreprise. Apple a par exemple organisé un événement spécial pour ses salariés lors du trentième anniversaire du Mac, fête animée par le groupe One Republic.

Un seul leader exposé en grand sur le poster géant : le Mac.

1.2.1.2 Les militants

Qui sont leurs “militants” ? Leurs salariés, bien sûr, tant il est vrai qu’on a tendance à épouser la vision de l’entreprise dans laquelle on travaille : certes, beaucoup de salariés de Google, Apple, Facebook ou Amazon gardent leur indépendance d’esprit, mais, pour travailler efficacement, il vaut mieux faire en sorte de se sentir en phase avec son employeur. Il est facile de se rendre compte de ce “syndrome de Stockholm light” dans les dîners entre amis, où les uns et les autres se gardent généralement de toute critique contre leur employeur, et affichent au contraire une attitude “corporate” à son égard.

Les troupes militantes sont-elles nombreuses, ou aussi garnies que celles du Vatican ?

Alphabet (nouveau nom de Google) compte 54.000 salariés dans le monde en 2016, Amazon 154.000, Facebook 10.000, Apple 110.000 et Uber, on l’a vu… plus d’un million de “drivers” (conducteurs).

Mais il convient de distinguer deux types de salariés : les salariés “normaux”, qu’on peut assimiler aux “permanents” des partis politiques, sensibles à la “cause” mais qui ne militent pas activement, et les “évangélistes”, sortes de “missionnaires” dont le rôle consiste à convaincre les entreprises de rejoindre l’écosystème de leur employeur.

Ainsi, des “évangélistes” Apple, Google ou Facebook seront-ils envoyés dans des institutions prescriptrices (écoles, universités), des entreprises high-tech ou des administrations, pour vanter le bien-fondé, la neutralité et l’efficacité de leur “plate-forme”.

Bien entendu, en général, ces “permanents” et ces “militants” sont bien traités, ce qui est une façon de s’assurer leur loyauté et leur fidélité. Un stagiaire chez Apple peut ainsi gagner… 80.000 dollars par an, la somme atteint 8.300 dollars par mois chez Facebook, 6.000 dollars par mois chez Amazon, 6.600 dollars chez Google

Mais l’argent ne suffit pas à susciter ferveur et enthousiasme. Le bien-être des salariés au travail est essentiel.

Et c’est peu dire que les salariés sont bien traités par ces partis politiques. Les articles mentionnant l’inévitable baby-foot, les buffets royaux et souvent gratuits pour le déjeuner, et les services offerts aux employés (conciergerie, transports gratuits, salles de fitness, etc…) sont innombrables.

Sans compter que l’ambiance est bonne : les fêtes de Google sont rutilantes, colorées, chaleureuses, et le budget ne semble pas avoir de limite, comme le montre ce reportage étonnant de Business Insider.

Pour se rendre compte de la différence qui existe entre les fêtes de ces entreprises, et celles d’entreprises classiques, il suffit de taper dans Google Images les mots clé “party at Google”, et “”fête Lafarge Ciments”, par exemple (notons que les fêtes Lafarge semblent moins onéreuses, mais cependant plus simples et plus authentiques).

En fait, ces entreprises où il fait bon vivre réalisent l’idéal de l’industriel philanthrope Charles Fourrier, qui, avec son Phalanstère, voulait créer une entreprise-monde dont les salariés seraient aussi les habitants.

Résultat de ces pratiques bienveillantes et généreuses : Google est noté 4,5 sur 5 (au 26/01/2016) sur le site Glassdoor.com (qui fait la moyenne des notes attribuées par les salariés à leur entreprise) et elle figure bien sûr parmi les 100 entreprises où il fait bon vivre du classement Best Companies to Work For (Fortune, 2014).

A la date d’août 2016, Facebook obtient sur Glassdoor la note de 4,5, Apple 4, Uber 4,2 et Amazon un médiocre 3 sur 5 -il est vrai qu’en attendant les robots chargés de manipuler les colis, Amazon doit encore se préoccuper de gérer des êtres humains chargés de tâches mécanisables, contrairement à Facebook ou Google, qui emploient essentiellement des ingénieurs très qualifiés ou qui, comme Apple, sous-traitent la fabrication de leurs produits en Asie (à titre indicatif, le sous-traitant d’Apple, Foxconn, n’obtient que 2,7 au classement Glassdoor).

Au-delà de l’attachement à l’entreprise que de telles politiques RH peuvent susciter chez les salariés, quelle sont les opinions politiques de ces derniers?

Le site Ideologicalcartograpphy.com a publié un graphique intéressant, qui indique quelles sont les orientations politiques des salariés des grandes entreprises américaines. Pour ce faire, ils ont comptabilisé le total des dons effectués entre 2004 et 2008 par les salariés de ces entreprises en faveur du parti démocrate d’une part, et du parti républicain d’autre part. Le résultat est présenté sur le graphique ci-dessous : il apparaît que les salariés des GAFA penchent nettement vers la gauche. Et que rien par conséquent, ne permet d’affirmer qu’ils sont libertariens.

Oui mais voilà : en fait, le libertarianisme est une idéologie qui présente la particularité d’être… biface. D’un côté, un attachement à des valeurs souvent qualifiées “de gauche” (libre circulation des migrants, défense des minorités visibles, discours favorable à l’égalité des droits femmes-hommes), de l’autre côté, une vision “de droite” (individualisme, liberté économique quasi absolue, volonté expresse de réduire au maximum la facture fiscale).

Ce discours biface leur permet d’être acceptés à la fois par les médias, les intellectuels ouverts aux questions sociétales et leurs salariés d’une part, et par l’écosystème entrepreneurial d’autre part.

Cette idéologie biface est cohérente avec leur modèle d’affaires, également biface, puisque Google, Amazon, Uber et Facebook s’adressent à la fois aux particuliers utilisateurs, et aux entreprises (annonceurs publicitaires, boutiques en ligne utilisant la plate-forme Amazon, chauffeurs auto-entrepreneurs). Deux cibles, en principe opposées (les utilisateurs veulent payer leur course en Uber le moins cher possible, mais les chauffeurs veulent que le prix des courses soit élevé), mais que l’attitude libertarienne des GAFA réunit dans un consensus cool.

Ce discours sociétal et ce modèle d’affaires bifaces leur permettent donc d’être acceptés et appréciés par le plus grand nombre, et même par des groupes aux intérêts opposés, et ce d’autant plus facilement que, pour éviter toute polémique, aucun dirigeant des GAFA ne se réclame officiellement du “libertarianisme”.

Le 9 mai 2016, le candidat libertarien aux élections présidentielles américaines de 2016 résume parfaitement ce positionnement idéologique biface, en déclarant à l’AFP : “Je suis à gauche d’Hillary (Clinton NDLR) sur les questions de société, et je suis plus conservateur que Ted Cruz (alors candidat républicain NDLR) sur les questions économiques. Je représente le meilleur des deux mondes.

Le fait que les salariés de Google, Apple et Amazon soient “de gauche” n’est donc pas incohérent avec l’idéologie libertarienne que mettent en œuvre leurs entreprises. Il en est la conséquence logique, puisque le libertarianisme produit un discours “de gauche” vers les cibles supposées être de gauche (salariés, médias, intellectuels), et déploie une attitude “de droite” vers les cibles conservatrices ou orientées “business” (actionnaires, investisseurs, etc…)

Le fait que les GAFA soient donc à la fois de gauche sur les questions sociétales et de droite sur les questions économiques signifie-t-il que leur influence politique est nulle ?

Pas du tout, puisque la question qui peut se poser, c’est de savoir si ces entreprises décideront un jour d’utiliser leur base de “salariés-militants” comme moyen de pression au cas où une décision gouvernementale viendrait à freiner ou compromettre leur développement économique.

1.2.1.3 Les sympathisants

Qui sont les sympathisants de ces “entreprises politiques” ? Ce sont leurs utilisateurs. Souvent, ces utilisateurs ne sont pas conscients d’appartenir à un “parti” politique. Mais un certain nombre d’entre-eux prennent fait et cause pour l’entreprise, et défendent ses valeurs, ainsi, par exemple, des Applemaniacs, très actifs, et parfois virulents, sur les réseaux sociaux.

Contrairement à l’armée du Vatican, qui compte assez peu d’effectifs dans ses troupes, les sympathisants des GAFA se comptent… par centaines de millions.

Facebook en compte plus d’1,5 milliard dans le monde, et Amazon 300 millions.

Google compte 900 millions d’utilisateurs de Gmail et un milliard pour Chrome, son navigateur Internet, et plus d’un milliard d’utilisateurs actifs mensuels pour Youtube.

Apple, lui, peut compter sur ses afficionados : en janvier 2016, la firme de Cuppertino a annoncé avoir dépassé le cap du milliard d’acheteurs d’iPhones.

Un chiffre qui interpelle, puisque Apple n’hésite pas à communiquer vis-à-vis de ses clients pour les convaincre du bien-fondé de sa vision politique d’un dossier juridique et fiscal, comme on l’a vu plus haut avec le “message à la communauté d’Apple en Europe” du 30 août 2016.

Les chiffres sont moins ronflants pour Uber qui revendiquait 8 millions de “riders” (clients) en 2014, mais en comptait déjà 11,6 millions en 2015… rien qu’aux-Etats-Unis -mais l’entreprise fédère un million de conducteurs.

Bref, au total, avec 4,5 milliards d’utilisateurs cumulés, ce sont près des deux tiers de la population mondiale qui peuvent être considérés comme les “sympathisants” de ces entreprises-partis -un chiffre à relativiser par le fait que la duplication est sans doute importante : on peut être à la fois possesseur d’iPhone, utilisateur de Gmail et client d’Amazon. Mais rien qu’en ne retenant que le nombre de membres inscrits sur Facebook, on ne peut que constater que ces derniers représentent près de 20% de la population mondiale.

Ce graphique du cabinet d’étude Faber-Novel montre en outre que plus de la moitié de la population mondiale connectée à Internet est utilisatrice ou cliente de Google, Apple, Facebook ou Amazon :

Il est intéressant de noter que, face à l’accroissement considérable du nombre des militants, sympathisants ou simples utilisateurs des services proposés par les GAFA, le nombre d’adhérents à des partis politiques, lui, ne cesse de décliner, notamment en Europe.

Ainsi, par exemple, le nombre de militants des partis classiques, exprimé ici sous la forme du pourcentage de membres de partis politiques au sein de l’électorat (données de 2007 et 2009), dépasse rarement 4% de cet électorat :

Selon Ingrid van Biezen, professeure de politique comparée à l’université de Leiden, “en Europe, les partis ont perdu la moitié de leurs adhérents depuis la fin des années 90.”

Pire : graphique ci-dessus montre l’évolution à la baisse du nombre de membres de partis politiques (par pays), rapporté aux effectifs de l’électorat. Entre 1980 et 2012, le pourcentage a baissé de 4 points en France, 11 points en Autriche, de 2 points en Allemagne. Il a augmenté dans les pays qui ont subi une crise économique brutale : Espagne et Grèce. Attention : les chiffres concernant les effectifs des partis politiques sont souvent surévalués par les partis, qui ont tendance à sous-évaluer les baisses du nombre d’adhérents.

Or, selon Ingrid van Biezen, chercheure à l’université de Leiden et Thomas Poguntke, chercheur à l’université a Heinrich-Heine de Düsseldorf, “l’effondrement du nombre de membres (des partis politiques NDLR) remet en cause l’un des éléments centraux de la démocratie représentative, à savoir qu’elle est fondée sur la participation politique volontaire au sein des partis politiques.”

1.2.1.4 Slogans

Ces partis politiques doivent résumer leur idéologie et leur vision du monde grâce à des slogans ou devises.

La plupart d’entre-eux ont un double sens : un premier sens “évident”, qui exprime la stratégie marketing de l’entreprise ou son ambition, et un second sens inconscient et involontaire, qui peut être interprété sur un plan philosophique, idéologique ou politique.

Slogan Apple : “think different”

Sans doute le slogan le moins “libertarien” de tous, et l’un des meilleurs slogans publicitaires jamais créés, tout simplement parce qu’il colle parfaitement à la promesse d’Apple, qui vous permet d’exprimer votre créativité, grâce à des produits fantastiques qui sont toujours restés en marge des normes et standards informatiques en vigueur. Notons toutefois le fait que ce slogan s’exprime à l’impératif, qu’il s’agit d’une injonction, presque d’un ordre.

Slogans Google : “Don’t be evil” et “Do the right thing”

Google a créé deux slogans qui se sont succédé : “don’t be evil” puis, lors de son changement de nom en “Alphabet” en 2015, “do the right thing”.

Le premier signifie “ne soyez pas malveillant”. Il s’agit d’une mot d’ordre touchant par sa naïveté, et qui étonne par son caractère contre-productif.

Touchant, en ce qu’il révèle les préoccupations éthiques de ses fondateurs. Sergei Brin et Larry Page n’ont pas créé Google pour s’enrichir. Mais parce qu’ils voulaient à la fois être aussi créatifs que Nicolas Tesla, un scientifique qu’ils admirent, tout en évitant de finir dans la misère, comme lui, et en disposant de suffisamment d’argent pour mener des recherches scientifiques de très haut niveau. Google n’est que le véhicule qui leur permet de concrétiser ce rêve. L’idée que, pour s’enrichir, ou parce qu’on s’est enrichi, on puisse être “malveillant” leur est insupportable, ce qui est tout à leur honneur. Mais c’est aussi un slogan négatif, qui ne débouche sur rien de constructif, et qui peut sembler prétentieux.

La majorité des gens -et des médias- croiront en effet que cela signifie uniquement : “ne faites pas le mal”, ce qui semble à la fois présomptueux (qui définit ce qu’est le Bien et le Mal ? Larry Page ? Sergei Brin? Eric Schmidt ?), impossible à tenir, (est-on certain de pouvoir ne jamais “faire le mal”, ne serait-ce que de façon bénigne ?), et inutile (heureusement, la plupart des gens savent que “faire le mal” est nuisible pour soi et pour les autres -donc on évite de “faire le mal” et de proclamer qu’il faut l’éviter).

Ce slogan aux connotations éthiques voire religieuses place en outre Google dans la position difficile du moralisateur qui, vu sa devise, doit bien sûr être irréprochable.

Ce qui rend d’autant plus difficilement supportables les erreurs, manquements ou fautes éventuelles de Google. Du coup, lorsque les critiques commencent à pleuvoir sur l’entreprise (abus de position dominante, déréférencement de moteurs de recherche spécialisés, comme 1plusV, amendes de la CNIL pour atteintes à la vie privée…), la devise devient-elle de plus en plus lourde à assumer.

Ainsi Margaret Hodge, présidente de la commission parlementaire sur les finances publiques au Royaume-Uni, ne s’est pas privée de faire observer qu’à son avis Google s’était comporté de manière “sournoise, délibérée et, à [s]on avis, contraire à l’éthique” en matière d’optimisation fiscale.

D’où un nouveau slogan en août 2015, “do the right thing”, devise de la nouvelle entité Alphabet, qui regroupe l’ensemble des sociétés et activités de l’entreprise. Encore une fois, on retrouve l’injonction et l’impératif. Encore une fois, l’univers sémantique est celui de l’éthique : on passe simplement du terme de “evil” (mal) à celui de “right thing” (“ce qui est bien”).

Au delà du clin d’oeil sympathique au film de Spike Lee éponyme, la devise semble être l’exact inverse de celle d’origine. Mais cette signature éthique semble bien conçue par des informaticiens, puisqu’il existerait donc un “right thing” et un seul, pas deux. Enfin, le fait que ce “right thing” ne soit pas défini peut plonger l’utilisateur ou le salarié dans un abîme de perplexité.

Au delà du slogan, plane la devise de l’entreprise : “Organiser l’information mondiale et la rendre universellement accessible et utile à tous”.

Question : qu’est-ce que “l’information mondiale” ? Est-ce simplement le contenu des sites Internet ouverts à tous ? Ou aussi les informations relevant de la vie privée ? Ou aussi le contenu de livres numérisés soumis au droit d’auteur ?

Question : qu’est-ce que rendre cette information universellement accessible à tous ? Le mot “tous” inclut-il les entreprises privées, et les services de renseignement des Etats ?

Question : dans la mesure où ce sont les Etats qui ont vocation à accumuler un maximum d’informations concernant leur population ou leur territoire, grâce notamment aux recensements ou à la cartographie, cela signifie-t-il que la mission de Google relève d’une prérogative qui, en raison de son coût financier, ne pouvait jusqu’à présent être assurée que par une structure étatique ?

Question : dans la mesure où ces informations sont produites dans l’ensemble des pays du globe, et où seul Google aurait une vue globale et internationale de l’ensemble de ces informations, et dans la mesure où “l’information, c’est le pouvoir”, cela signifie-t-il que Google possède dans ce domaine plus de pouvoir que l’ensemble des Etats de la planète ?

En 2010, lors d’une interview au Monde, Larry Page avait répondu à l’une de ces questions, en disant : “Notre ambition est d’organiser toute l’information du monde, pas juste une partie”.

Slogan Facebook : “Be connected. Be discovered. Be on Facebook”.

Là encore, comme chez Amazon, le slogan interpelle le lecteur, ce qui renforce son caractère mobilisateur. Il possède lui aussi un double sens : “Be connected. Be discovered. Be on Facebook” signifie d’une part : “soyez connecté sur le réseau social Facebook, faites découvrir votre existence et vos créations, soyez sur Facebook”. Mais un deuxième sens peut apparaître en palimpseste : “soyez connecté à notre base de donnée, à notre vision du monde. Vous étiez inconnu sans Facebook ? Révélez-vous grâce à Facebook”.

Il s’agirait donc d’“être découvert” comme l’Amérique aurait été “découverte” par Christophe Colomb alors qu’on peut aussi penser que ce sont les Indiens qui ont découvert les Européens lorsqu’ils ont débarqué. Zuckerberg semble vouloir découvrir ses utilisateurs comme on découvre des fourmis en soulevant la pierre qui recouvre une fourmilière.

Mais pourquoi, un utilisateur de Facebook, n’aurait-il pas le droit de dire : “JE souhaite découvrir”, au lieu de rêver “d’être découvert”, comme si, sans Facebook, “je” ne pouvait être connu, exister, être ?

Slogan Amazon : “And you’re done.”

Au sens premier, l’expression “And you’re done” signifie : “et voilà, c’est fait” (“vous avez passé commande, validé, vous serez bientôt livré et débarrassé de votre corvée de course”.) On note l’emploi du “you” (Amazon est “customer centric”, orienté client, il est normal qu’elle s’adresse directement à son client).

Seulement voilà : en anglais, “you’re done” a aussi un autre sens, celui de “vous êtes fini, vous êtes fichu”. Bien entendu, ce n’est pas ce sens là qui a été consciemment choisi par Jeff Bezos, mais, s’il devait révéler une vision du monde inconsciente, ce serait sans doute celle où toutes celles et tous ceux qui s’opposent au modèle d’Amazon -concurrents, commerces physiques, institutions étatiques…- seront un jour “done”. Il peut signifier aussi que, dès lors que le client a goûté à l’ergonomie fantastique du site, et notamment au système de paiement en 1 clic, il est “fait”, c’est-à-dire “accro” au site de e-commerce -c’est le cas de l’auteur de ces lignes, utilisateur satisfait d’Amazon.

Amazon utilise un autre slogan en interne : “Work hard, have fun, make history”. Qu’il faille “travailler dur” chez Amazon, rien que de très normal. L’entreprise est fondée sur la méritocratie libertarienne, c’est-à-dire que ceux qui s’y impliquent beaucoup peuvent monter en grade. Logique. Mais rajouter “have fun” (“amusez-vous”) ressortit presque à l’injonction paradoxale : “travailler dur” tout en “s’amusant” n’est possible que dans de rares métiers (créateur d’entreprise, artiste, scientifique…) mais “s’amuser” en parcourant jusqu’à 10 kilomètres à pied chaque jour pour aller chercher des produits dans les hangars immenses d’Amazon est peut-être possible pendant les 30 premières secondes du job, et peut sembler répétitif ou ennuyeux dès la trente et unième seconde, sans doute très longue.

A cette étape, on peut donc constater que ce slogan illustre la vision politique de 1984, de George Orwell, où l’emploi de la “novlangue” permet de dire tout et son contraire en même temps (“la guerre, c’est la paix”), ce qui conduit les masses à avoir une vision trouble de leur environnement et de leur condition. (“Si je ne m’amuse pas, c’est sans doute que je travaille mal”).

Enfin, “make history” est une promesse totalement politique. “Faire l’histoire”, c’est créer un monde, le façonner, le construire dans une optique de très long terme, ce qui est généralement du ressort du politique.

Slogan Uber : “Evolving the way the world moves.”

Un chef d’oeuvre de littérature libertarienne.

Ici, le premier sens (la promesse marketing) est totalement absent. Aucune allusion au produit, au service, à la prestation. Seul le second sens, purement idéologique, apparaît : avec Uber, il s’agit donc d’”évoluer comme le monde bouge”. Le monde bouge, et il s’agirait donc simplement de suivre son mouvement de manière passive.

Uber n’emploie pas l’impératif, il ne s’adresse pas directement à la lectrice et au lecteur : l’emploi du participe présent traduit non pas une injonction (comme celle qu’un parti peut lancer à un futur adhérent), mais l’idée qu’il existe un processus en train de se dérouler, et qu’il s’agirait donc simplement de se conformer passivement à cette évolution inéluctable car déjà en cours, en train de se produire.

Impression renforcée de façon poétique par l’allitération créée par le grand nombre des consonnes labiales (“m”) et fricatives (“w”, “v”) : la musique ainsi créée évoque une rivière en caoutchouc, souple, fluide, qui n’offre aucune prise et nous emporte dans son mouvement.

“Evolving the way the world moves”…

Ce slogan pourrait tout à fait être celui de la mondialisation en général.

Le point commun de tous ces slogans, c’est qu’ils expriment tous une vision du monde. Ils sont souvent exprimés sous la forme d’une injonction (l’impératif), et semblent inciter le chaland à adhérer à un mouvement.

Que ces partis comptent un Bureau politique (nommé conseil d’administration), un Congrès (l’assemblée générale des actionnaires), des militants (les salariés) et des adhérents ou sympathisants (les clients ou les utilisateurs), n’est pas une nouveauté. Tous les partis fonctionnent sur ces bases.

Ce qui est nouveau, par rapport au monde politique, c’est :

1.2.2 Tactiques et stratégies. Encerclement et écrémage

1.2.2.0 Un parti libertarien “vitrine”.

Certes, un parti libertarien existe bien aux Etats-Unis. Mais en fait, il ne sert qu’à faire de la figuration, même s’il s’agit tout de même -on l’ignore souvent- du cinquième parti américain en matière de nombre d’adhérents (282 000 en 2012). Les candidatures de ses leaders à l’élection présidentielle américaine sont de pure forme, et ne leur servent que de vitrine promotionnelle.

En effet, ils n’ont pas besoin d’être élus et de “prendre” le pouvoir, puisqu’ils l’exercent déjà. Au lieu d’apparaître et d’agir comme des partis classiques, soumis au suffrage universel, et contraints de défendre des positions théoriques et idéologiques devant des électeurs, les GAFA désertent cette arène risquée et préfèrent miser sur le lobbying et leurs réseaux pour faire voter les lois qu’ils désirent, et amender voire supprimer celles qui leur déplaisent.

Ce qui, d’un point de vue tactique, est sans doute préférable, puisque lorsque l’une de ces entreprises jette le masque et affiche trop ouvertement ses convictions politiques, le retour de bâton des citoyens ne se fait pas attendre :

AirBnB a ainsi lancé une campagne d’affichage fort maladroite, et un brin arrogante, quand la mairie de San Francisco avait décidé de limiter à 75 nuitées par an la possibilité pour les particuliers de proposer leur logement à la location sur AirBnB. La société a alors décidé de réagir par une campagne d’affichage, dont le texte disait : “Cher service public de bibliothèques, nous espérons que vous utiliserez une partie des 12 millions de dollars que nous vous versons au titre de la taxe de séjour pour que les bibliothèques restent ouvertes plus tard le soir.”

Réponse d’une internaute bibliothécaire, Martha Kenney, sur son mur Facebook : “j’ai bien calculé, et sur les 12 millions de taxes que tu as versés, seulement 1,4% revient aux bibliothèques. Tes impôts serviront, au mieux, à les garder ouvertes une ou deux minutes supplémentaires.

Face à la polémique qui a suivi, AirBnB a retiré sa campagne et a présenté ses excuses -il est vrai que le débat qui avait suivi mettait en lumière le fait que, jusqu’à février 2015, AirBnB ne payait pas de taxe de séjour dans cette région.

1.2.2.1 : La stratégie de conquête du pouvoir : l’encerclement

En octobre 2015 à Londres, l’algorithme, AlphaGo de Google Deep Mind, a battu le champion européen, Fan Hui, par cinq victoires à zéro.

A priori, aucun rapport avec notre sujet. Et pourtant.

Et pourtant, la stratégie développée par Google depuis sa création est, elle aussi, la logique… du jeu de go, fondée sur le principe de l’encerclement progressif de l’adversaire. Par exemple, lorsque 4 pierre blanches entourent une pierre noire, celle-ci devient blanche et revient au joueur qui joue avec les blancs.

1.2.2.1.1 L’encerclement de l’écosystème numérique

1.2.2.1.1.1 La tactique du jeu de go.

Pour se développer, Google a utilisé cette logique d’encerclement propre au jeu de go, notamment dans sa lutte contre Microsoft.

Microsoft adore en effet le concept de “centre”. Microsoft veut être au centre de l’univers informatique. Par exemple, partout, dans l’interface de ses PC, et notamment dans le panneau de configuration de Windows, on trouve le terme de “Centre” : “Media center”, “Centre de synchronisation”, “Centre de synchronisation”, “Centre de mobilité”, “Centre de maintenance”, “Centre de réseau et partage”, … Pour Microsoft, le centre est central.

La domination de Microsoft est ainsi partie du cœur du PC, le système d’exploitation (Q-DOS, puis MS-DOS, puis Windows), pour gagner ensuite le marché des logiciels (Word, Excel, PowerPoint, etc…) puis celui des navigateurs Internet (Internet Explorer) et enfin l’espace sans limite du Cloud (activité de stockage de données à distance, qui rapporte actuellement énormément d’argent à Microsoft, à savoir 12 milliards de dollars en 2016).

Microsoft s’est donc développée en partant du centre vers la périphérie.

Pour Google, c’est l’inverse. Google est parti de la périphérie pour encercler le centre.

Google a d’abord lancé un moteur de recherche, en 1998, utilisable sur Internet.

Puis la société s’est lancée dans les applications et les logiciels en ligne (Google Docs, Maps, Livres, Earth, etc…).

Enfin, elle a créé son propre système d’exploitation (Android), pour finir par faire fabriquer, signe de victoire final, son propre OS pour PC (Google Chrome OS) puis, initiative ultime et symbolique, ses propres PC (les Chromebooks) et ses propres smartphones (le Nexus), lesquels n’ont en fait pas pour fonction de dominer ce marché mais de servir de “mètres étalons” et de “moteurs à inspirations” à l’industrie du hardware.

Résultat ? En 1997, aucun rapport possible entre Google, simple moteur de recherche, et un fabricant de mobile. Mais aujourd’hui, difficile pour un fabricant de mobiles d’ignorer que Android de Google détient 84% de part du marché des OS pour mobiles, difficile pour un site Web d’ignorer Google Search, difficile pour un fabricant de PC d’ignorer l’existence de Google Chrome.

Source du graphique: Mail on Line

Une fois que, sur un plan stratégique, l’écosystème numérique est encerclé, reste à en “écrémer” la valeur.

1.2.2.1.1.2 La tactique du “skimming” (ou “écrémage”)

La stratégie de l’encerclement a montré son efficacité. Google en déploie une autre, depuis le début, comme d’ailleurs beaucoup d’acteurs du numérique.

Concernant les réseaux télécom classiques (réseaux physiques, qui nécessitent énormément d’investissement et qui génèrent de nombreux emplois dans les pays où ils sont implantés et développés), Google, Facebook et les autres GAFA sont considérés comme des “OTT” (“over the top”), c’est-à-dire qu’ils déploient leurs services “par dessus” les réseaux télécom.

La traduction française d’OTT est plus explicite : “service par contournement”. Pour la faire simple : le “service par contournement”, ou OTT, est donc un service de livraison de médias sur Internet (audio, vidéo, sites Web) qui ne nécessite pas la participation industrielle d’un opérateur de réseau traditionnel (câblo-opérateurs, téléphonie).

En gros, Facebook, Google ou Amazon utilisent les infrastructures et les réseaux des opérateurs télécom pour diffuser leurs services aux utilisateurs. Du coup, les opérateurs-réseau (Deutsche Telekom, Orange, Telefonica…), se plaignent souvent de devoir investir dans leurs réseaux, sans que les OTT ne mettent suffisamment la main à la poche pour contribuer à l’entretien et au développement de ces même réseaux, qu’ils utilisent pourtant massivement.

Un graphique diffusé et actualisé d’année en année par la Fédération française des télécoms montre que la stratégie d’”écrémage” de la valeur des OTT -souvent membres du club des GAFA, comme Facebook avec Messenger ou Google avec Hangouts- bouleverse l’écosystème des télécoms :

Graphique réalisé pour le compte de la Fédération française des télécoms, association de lobbying des opérateurs télécoms français.

Le graphique ci-dessus montre que les opérateurs télécoms, en France, représentent 58% des revenus de l’écosystème numérique, mais 79% des emplois directs, 89% des investissements directs, et 87% des impôts versés. Alors que les GAFA (ou OTT) représentent 10% des revenus, 2% des emplois directs, 1% des investissements et 1% des impôts versés.

Il illustre donc “l’effet d’écrémage” (ou “skimming”) que produit l’activité des GAFA : un maximum de revenus, pour un minimum d’investissements, d’impôts et d’emplois. Aux opérateurs du monde physique les investissements, aux GAFA les bénéfices, selon une formule employée par Stéphane Richard, le PDG d’Orange.

Cette “guerre au sommet” entre OTT et réseaux télécom traditionnels est certes abstraite. Mais elle montre l’inclination des GAFA à bénéficier de réseaux publics (réseau d’arrêts de bus, voir ci-dessous) ou possédés par d’autres (réseaux télécoms) pour leur management, leur développement et leur épanouissement.

1.2.2.2. L’encerclement du domaine politique.

Dans le domaine politique, la même stratégie, qui part de la périphérie vers le centre, est à l’oeuvre.

Google et les GAFA en général commencent par des activités économiques apparemment éparses (moteur de recherche, réseau social, achats en ligne, plates-formes…), pour finir par créer un écosystème qui les rend incontournables.

Mais l’ambition de Google ne semble pas se limiter à la conquête “par encerclement” de l’écosystème numérique, elle semble aussi se focaliser sur des problématiques sociétales.

Comme pour le jeu de go, une image récente tirée d’une affaire explique à merveille l’attitude des GAFAS vis-à-vis des “biens communs” que sont les infrastructures publiques ou possédées par d’autres : celles des “bus blancs”.

1.2.2.2.1 La tactique de la “superposition gratuite”: l’affaire des “bus blancs”

Ainsi, au printemps 2013, une polémique éclate à San Francisco. Google a mis en place un réseau de bus privatisé afin de permettre à ses salariés qui habitent loin du siège de se rendre facilement sur leur lieu de travail. Pour plus de simplicité, ces bus privés utilisent les arrêts des bus public.

Problème : la législation de San Francisco interdit un tel “parasitisme”, et une amende de 271 dollars est prévue pour chaque infraction. Du coup, des activistes ont bloqué un bus Google, et exigé que la société paye chaque infraction commise par le passé : 7.100 arrêts quotidiens pendant 500 jours, soit… 1 milliard de dollars d’arriérés d’amendes non payées que Google est censé régler, selon ces associations militantes.

Certes, le chiffre est élevé, et le calcul est contestable, puisqu’il n’y a pas eu verbalisation, et que la municipalité n’a jamais réclamé le paiement de ces amendes. Mais il est intéressant de constater que Google a négligé de respecter la réglementation, et a utilisé gratuitement les installations et infrastructures d’un réseau public à des fins privées. Même si la municipalité a réagi en imposant par la suite aux sociétés privées une redevance d’un dollar par arrêt de bus utilisé, l’exemple illustre la propension des GAFA à “tirer d’abord, et à respecter la loi ensuite”.

Ainsi, pour la question fiscale, la stratégie de l’encerclement est-elle encore mise à contribution. Les Etats sont liés aux territoires qu’ils doivent administrer. Les GAFA, eux, flottent au-dessus de la planète, comme des nénuphars géants, et plongent leurs pédoncules opérationnels (filiales ou départements) dans les pays qui offrent ici ou là tel ou tel avantage comparatif : Apple plongera son pédoncule “Production” à Shenzen en Chine, pour produire à bas prix. Elle maintiendra son pédoncule “Conception, design et créativité” aux Etats-Unis, là où se trouvent les meilleurs ingénieurs. Elle plongera ses pédoncules “Vente au public” dans tous les pays où une demande solvable existe. Et elle plongera son pédoncule “Fiscalité” dans les pays où les impôts sont peu élevés.

Cet “encerclement sphérique” permet aux GAFA de by-passer les Etats et d’échapper aux fiscalités redistributives, en misant essentiellement sur les Etats à la “fiscalité compétitive”.

1.2.2.2.2 Le “contournement” de la question fiscale

Concernant Google, par exemple, l’entreprise possède des pédoncules de distribution de ses services (Search, Maps, Docs, Gmail…) dans quasiment tous les pays, y compris la Chine, malgré la censure du site exercée par les autorités. Et plongera ses pédoncules fiscaux en Irlande, par exemple, où la fiscalité est très faible.

Le procédé est identique pour les autres GAFA, que ce soit Uber ou Facebook.

Ce phénomène d’optimisation globale a bien sûr pour corollaire l’optimisation fiscale, qui a tendance à tarir les recettes fiscales des Etats. Selon l’OCDE, à l’échelle mondiale, le manque à gagner pour les Etats s’élève à un montant variant de 100 à 240 milliards de dollars par an, soit de 4 à 10% des montants tirés de l’impôt sur les bénéfices. Le phénomène émeut tellement l’organisation qu’elle sortira en septembre 2016 un rapport sur les “défis fiscaux posés par l’économie numérique”.

Quant à la Commission des affaires économiques et européennes du Parlement européen, elle indique dans un projet de rapport de 2015 que “l’Union perd entre 50 et 70 milliards d’euros chaque année en raison de l’évasion fiscale des entreprises due uniquement aux transferts de bénéfices. Ce chiffre atteint une somme comprise entre 160 et 190 milliards d’EUR si l’on tient compte également des régimes spéciaux d’imposition, des inefficacités dans la perception de l’impôt et d’autres éléments encore.”

Cette politique farouche d’optimisation fiscale prend tout son sens politique quand on la corrèle à l’idéologie qui la sous-tend. Cette idéologie est généralement masquée par le fait que ces entreprises, comme les autres, semblent vouloir simplement gagner beaucoup d’argent — ce qui est légitime, et leur droit le plus strict.

Mais le problème réel réside dans le fait que cette démarche ne résulte pas seulement d’une volonté de gagner autant d’argent que possible.

Autant il est légitime qu’une entreprise classique puisse, au fond, trouver justifié de payer peu d’impôts, autant il est contestable qu’une entreprise ne veuille plus payer d’impôts du tout (ou très peu)… pour des raisons purement idéologiques.

Car dans le premier cas, il s’agit simplement d’optimiser le montant à payer, en bon manager. Dans le second, il s’agit d’une confrontation idéologique avec les Etats, visant à réduire au maximum le montant de la contribution que les GAFA et les libertariens vont reverser à la collectivité au nom de la redistribution et de la solidarité.

Le contrat social en vigueur dans la plupart des démocraties serait alors rompu. D’un côté, les libertariens en liberté, et en pleine réussite. De l’autre, les victimes du système, qui devraient s’adapter à la logique libertarienne, ou disparaître. La régulation étatique serait à éviter, et, notamment, toute idée de redistribution, de solidarité, de régulation serait proscrite.

Certes, les GAFA auront beau jeu de rappeler que “leurs électeurs sont leurs utilisateurs”, que ces derniers “sont à un clic de la concurrence”, et qu’eux-mêmes donnent des sommes très importantes à des organisations philanthropiques. Ainsi Mark Zuckerberg a-t-il créé, fin 2015, la Chan Zuckerberg Initiative, une organisation destinée à recevoir, à terme, 99% de ses actions, estimées à 45 milliards de dollars à l’époque.

Les sommes versées au titre de la charité et de la philanthropie par les fondateurs des GAFA peuvent-elles remplacer les impôts qu’ils rechignent à verser ? Difficile : les Etats ne peuvent laisser des individus décider eux-mêmes des “impôts” qu’ils souhaitent verser, ni des bénéficiaires de ces “impôts privés volontaires”. Car on ne peut pas subordonner l’intérêt général à la bonne volonté de quelques donateurs généreux. Pour le dire très simplement : beaucoup aimeraient financer des hôpitaux, très peu des prisons. Et pourtant les prisons doivent, elles aussi, être financées, et ce par l’autorité représentant l’intérêt général.

Ce parallèle entre la victoire du logiciel Alpha Go au jeu de go, et la stratégie de jeu de go (sans doute inconsciente) développée par Google vis à vis de ses concurrents (Microsoft) puis des Etats et du pouvoir politique n’est pas anodin : il tend en effet à expliquer l’aveuglement des partis politiques traditionnels face à ces nouveaux partis. Puisqu’ils ne participent pas aux élections, ils ne sont pas perçus comme des adversaires ou comme des partenaires des partis classiques.

Mais précisément parce qu’ils agissent en dehors de tout processus électoral, ils peuvent concevoir, construire et inscrire dans le réel leur vision du monde sans avoir à demander leur avis aux électeurs et donc aux citoyens.

1.2.2.2.3 Le lobbying

Pourquoi se présenter aux élections pour faire voter des lois alors qu’on peut mobiliser une armée de lobbyistes pour faire voter des lois sur-mesure ou édulcorer celles qui pourraient vous gêner ?

Selon le site OpenSecrets.org, qui recense les dépenses de lobbying officiellement déclarées par les entreprises, Alphabet (Google), Amazon et Facebook ont investi respectivement 16, 10, et 9 millions de dollars en 2015 dans leurs activités de lobbying, ce qui les place sur le podium des trois plus gros investisseurs du secteur “Internet” (soit à eux trois… 67% du total du secteur Internet) . Apple, de son côté, a dépensé 4 millions de dollars en 2015 , et Uber 470.000 dollars.

Selon le magazine Wired, les actions de lobbying de Google, Amazon et Facebook concernent surtout les lois favorisant l’immigration de salariés très qualifiés, la législation relatives aux brevets et, bien entendu, les lois portant sur la politique fiscale.

Les chiffres révèlent la force de frappe des GAFA en matière de “hard lobbying” : à titre de comparaison, quand Google, Facebook, Amazon, Apple et Uber ont dépensé 40 millions de dollars dans ce domaine en 2015, les entreprises françaises présentes aux Etats-Unis n’y ont dépensé que 1,4 million de dollars (année 2014, effectuer une recherche par nationalité).

Mais le “soft lobbying” est tout aussi efficace : il s’agit ici de jouer sur la proximité intellectuelle et sociétale des dirigeants avec le parti démocrate. D’où cette photo devenue iconique du “Tech Diner” de la Maison Blanche, où Barack Obama a notamment convié Mark Zuckerberg, Carole Bartz (alors PDG de Yahoo), Reed Hastings (PDG de Netflix), Steve Jobs, et Eric Schmidt (PDG de Google).

Ceci dit, le “soft lobbying” ne se résume pas à accepter des invitations à dîner à la Maison Blanche.

En septembre 2014, la Commission européenne prolonge son enquête sur Google pour “abus de position dominante”. En février 2015, à force de connivence, à force de “marteler l’évidence”, à force d’avoir convaincu l’exécutif américain que ce qui était bon pour les GAFA était bon pour les Etats-Unis, les libertariens auront sans le vouloir provoqué l’une des seules erreurs de Barack Obama pendant son mandat.

Lors d’une interview à Recode, le président américain, évoquant les accusations d’atteinte à la vie privée qui pèsent aussi sur Facebook et Google, prend en effet fait et cause pour les “géants du Net”, en déclarant : “Disons, pour prendre la défense de Google et Facebook, que les décisions européennes sont souvent plus motivées par des raisons commerciales que pour tout autre motif. Comme je l’ai déjà dit, il y a quelques pays comme l’Allemagne, compte tenu de son histoire avec la Stasi, qui sont très sensibles au sujet de ces questions. Mais parfois leurs fournisseurs — leurs fournisseurs de services qui, vous le savez, ne peuvent pas rivaliser avec les nôtres — tentent de mettre des bâtons dans les roues de nos entreprises pour les empêcher de fonctionner. Nous (les Etats-Unis NDLR) avons possédé l’Internet. Nos entreprises l’ont créé, développé, et perfectionné d’une telle manière qu’ils ne peuvent pas nous concurrencer”.

Il s’agit là sans doute d’une erreur, ou d’une déclaration maladroite, puisqu’elle écorne le mythe selon lequel Internet est une œuvre collective et géopolitiquement neutre, mythe qui permettait d’autant plus facilement aux Etats-Unis d’asseoir leur prépondérance sur Internet que cette prépondérance était certes réelle, mais discrète car non revendiquée ouvertement. En 1969, les journaux américains avaient titré “Man on the Moon”, pas “Americans on the Moon”, mais il n’avait échappé à personne que la fusée Saturn, le module lunaire LEM et les astronautes Armstrong, Aldrin et Collins n’étaient pas soviétiques.

Grâce au “lobbying soft”, fondé sur une même communauté d’esprit, la coolitude, et la foi dans le progrès technique, les GAFA ont donc réussi à enrôler Barack Obama dans leur litige avec l’Europe.

1.2.2.2.4 Les lois existantes, simples outils de gestion

Pour la “gestion courante”, ils utilisent l’outil juridique, considéré comme une ressource, pour définir leurs conditions générales de vente et leurs conditions générales d’utilisation.

Selon l’avocat d’affaires Jean-Baptiste Soufron, auteur de “Ubérisation : la stratégie du choc numérique “, les Anglo-saxons en général -et les GAFA en particulier- “ont bien compris le rôle du droit dans l’environnement de la globalisation. Les modèles juridiques de leurs entreprises numériques sont étroitement imbriqués avec leurs modèles d’affaires et leurs modèles technologiques.” Le droit devient donc une sorte de “commodity”, un outil de gestion.

Les consommateurs-utilisateurs, eux, ont déjà eu un aperçu de ce que donne le droit quand il est utilisé dans une optique de gestion, s’ils se sont amusés un jour à lire les “conditions générales d’utilisation” d’Apple, Google ou Amazon. Les documents sont d’une longueur étonnante (plusieurs dizaines de pages), souvent en lettres majuscules, à la limite de l’illisible et de l’incompréhensible.

En cliquant sur “j’accepte”, l’utilisateur fait acte d’allégeance juridique, et consent à ce que les dispositions légales mentionnées s’appliquent à sa personne, mais il est difficile d’affirmer que ce consentement est éclairé.

Notons que l’application de ces CGV peut être brutale. Après tout, nous sommes ici dans une “démocratie commerciale”, soumise aux CGV et, le cas échéant, aux lois d’un pays défini par ces mêmes CGV, et pas forcément aux lois du pays dans lequel réside l’utilisateur en litige contre son fournisseur numérique. Il ne s’agit pas ici de pointer un comportement illégal des GAFA.

Au contraire, il s’agit de montrer que leur comportement, même scrupuleusement respectueux de la loi, pose malgré tout par sa brutalité des questions sociétales et politiques. Le 14 août 2016, le compte Twitter de William Reymond (alias @B3zero) est supprimé brutalement par Twitter pour avoir diffusé une vidéo montrant la joie d’un sportif après sa victoire lors des Jeux Olympiques de Rio. Des années d’archives partent en fumée, ainsi que le portefeuille de 40.000 followers. Des années de travail détruites en un clic. Une mesure qui s’apparente à un bannissement et à une expropriation (quand bien même les CGV de Twitter auraient affirmé que les tweets de ses utilisateurs restent sa propriété).

En juillet 2009, Amazon efface d’un clic, à distance, sur les liseuses Kindle de ses clients, certaines éditions électroniques de “1984”, dont elle n’avait en fait pas les droits de reproduction. Un étudiant de Detroit a non seulement perdu son édition, mais aussi toutes les annotations électroniques qu’il y avait inscrites. Rien d’illégal dans le comportement d’Amazon. Un porte-parole d’Amazon, Drew Herdener a expliqué qu’Amazon avait “supprimé les copies illégales de nos systèmes et des équipements des clients et nous avons remboursé les clients»” avant d’ajouter que les livres ne seraient plus effacés de cette manière dorénavant. Agir d’abord, constater et tenter de réparer les dégâts ensuite, même quand ils sont irréparables (les annotations électroniques ont été détruites).

Notons, dans les deux exemples mentionnés ci-dessus, les difficultés de recours. Les GAFA ne sont pas suffisamment outillés pour répondre aux réclamations de leurs utilisateurs. Les recours face à leurs décisions brutales voire arbitraires sont brutales. Et leurs Conditions générales d’utilisation imposent souvent d’en passer par un tribunal californien ou lointain, et les préservent autant que possible des actions juridiques menées à leur encontre par leurs utilisateurs.

Par ailleurs, la longueur même des documents, la grande quantité des thèmes abordés et des univers régis par ces conditions, les assimile à une sorte de corpus juridique cohérent et complet. Signer des CGV, c’est adhérer à un Code civil et à un Code du commerce… privés.

1.2.2.2.5 “Le code fait loi”

Ceci dit, le plus important n’est pas leur utilisation du lobbying, utilisé dans bien d’autres industries sensibles (défense, santé, etc…). Ni même des lois existantes, utilisées comme des outils ou des instruments.

Le plus important, c’est que leur vision du monde renverse complètement la notion de droit : pour les libertariens, “Code is law”, “le code (informatique) fait loi”, comme le pointe le texte célèbre de Lawrence Lessig.

Certes, Lawrence Lessig observe que, pour de nombreux acteurs d’Internet, “il semble préférable d’écarter purement et simplement l’État. Mais c’est une tentation dangereuse, en particulier aujourd’hui.”

Il ajoute également, et de manière très claire, que “ce n’est pas entre régulation et absence de régulation que nous avons à choisir. Le code régule. Il implémente. La seule question est de savoir si nous aurons collectivement un rôle dans leur choix (des créateurs de code informatique NDT) et donc dans la manière dont ces valeurs sont garanties — ou si nous laisserons aux codeurs le soin de choisir nos valeurs à notre place. Car c’est une évidence : quand l’État se retire, la place ne reste pas vide. Les intérêts privés ont des objectifs qu’ils vont poursuivre”.

Malheureusement, de nombreux codeurs et acteurs de l’Internet ont pris la maxime “code is law” au premier degré.

Autrement dit, pour eux, la loi doit s’incliner devant la logique et la puissance du code informatique. La loi doit ensuite s’adapter à ces initiatives et à ces évolutions.

Eric Schmidt, PDG de Google, explique par exemple dans son livre “The new digital age” que “les gouvernements devront élaborer des règles en synergie avec les individus et les entreprises qui se développent à un rythme rapide, et qui repoussent les limites à une vitesse si élevée que les lois ne peuvent pas suivre le rythme”.

La logique qui prévaut ici est donc : “agissons d’abord, légiférez ensuite”. Une logique qui rappelle celle du Homestead act (1862) de la conquête de l’Ouest, qui accordait une terre gratuite aux fermiers qui l’occupaient depuis au moins 5 ans : le titre de propriété légal et officiel ne faisait qu’attester, après coup, un fait accompli.

C’est cette vision qui a incité Google à numériser des centaines de milliers de livres pour alimenter son site Google Books, sans même demander l’accord préalable des ayants droits -d’où une bataille homérique en 2009 avec Jean-Noël Jeanneney, alors patron de la Biblitothèque nationale de France, et avec Pierre Louette, alors PDG de l’AFP, pour leur utilisation sans autorisation des dépêches de l’agence.

On comprend donc l’inutilité pour les GAFA de jouer le jeu démocratique qui devrait inciter ces partis politiques d’un genre nouveau à participer aux élections, suite auxquelles un Parlement souverain vote des lois au nom de l’intérêt général : d’une part, ils considèrent le droit existant et ses lois, décrets et règlements comme une “caisse de Legos” qu’il suffit d’agencer judicieusement, de telle sorte que leur business soit consolidé, structuré et protégé légalement.

D’autre part, puisque “code is law”, il suffit de “produire du code” et de lancer des services numériques sans trop se soucier de la loi existante, puisque cette loi, c’est désormais le code, et que la loi “traditionnelle” doit se contenter de s’adapter à un mouvement irrépressible qui s’impose à elle.

Ainsi, les GAFA apportent une nouveauté essentielle dans le champ politique. Car en fait, nous l’avons dit plus haut, ils n’ont pas comme objectif “la conquête et l’exercice du pouvoir”… politique. Au fond, pour eux, dans la mesure où le but ultime d’un parti est la réalisation de “la philosophie” et de “l’idéologie” mentionnées plus haut, et dans la mesure où cette réalisation est en cours, cette conquête du pouvoir politique classique est inutile.

Signe d’une politique “post-moderne”, Google et les autres contournent l’obstacle des élections démocratiques… parce qu’elles n’ont pas besoin de l’affronter pour imposer leur vision du monde, leur idéologie, leur philosophie.

1.3 Quels projets d’avenir ?

Les GAFA ont donc déjà quasiment façonné le monde numérique à leur image, selon la volonté de leurs PDG et fondateurs respectifs, approuvés par leurs conseils d’administration, leurs assemblées générales, soutenus par leurs salariés, plébiscités par leurs centaines de millions d’utilisateurs. Leur stratégie d’encerclement, de superposition et d’aspiration poursuit son déploiement.

Pour réaliser quels projets d’avenir ? Quel est l’horizon des fondateurs des GAFA ? Quel futur veulent-ils et nous réservent-ils ? Un futur inquiétant ou grandiose, selon le point de vue. Sièges sociaux aussi vastes que des villes, “pays privés” où ils pourraient se livrer à des expérience sans le contrôle tatillon des Etats, dépassement des limites physiques de l’être humain… Tout semble possible. Et leurs projets semblent prouver que leurs rêves n’ont pas de limites.

1.3.1 : Les “sièges-villes”

C’est en novembre 2014 que la firme à la pomme a commencé la construction de son “vaisseau spatial” à Cupertino (Californie): un immense anneau de quatre étages, d’un diamètre d’un demi-kilomètre -presque le double de celui du Stade de France-, conçu par l’architecte Norman Foster. (La plupart des informations ci-après sont tirées d’un article écrit par l’auteur de ce texte sur le site du magazine Challenges).

Il pourra accueillir 12.000 employés, sera doté d’un auditorium de 1.000 places, de l’inévitable salle de fitness et d’un parc de 6.000 arbres. D’après les visuels du projet révélés par la ville de Cupertino, l’ensemble évoque bien une soucoupe volante futuriste

Autre projet imposant: celui de Facebook, et son jardin planté sur les toits. “West campus”, le projet de Mark Zuckerberg, conçu par l’architecte Franck Gehry, pourra accueillir 2.800 salariés.

Le projet le plus révolutionnaire reste celui de Google. Ici, on peut vraiment parler de “ville”, puisque le futur siège social comprendra pas moins de quatre sites à Mountain View. Chacun d’eux sera recouvert d’une gigantesque verrière, sous laquelle se trouveront des bureaux en open-space, des arbres et plantations, et des lieux de vie.

De même que les slogans de ces entreprises révèlent un idéal politique et idéologique, de même leur architecture est-elle révélatrice de leur vision du monde. Pour François Bellanger, fondateur de Transit-City, un think-tank de réflexions prospectives sur la ville, l’intention est claire: “ le projet d’Apple est circulaire et aussi fermé qu’un convoi de chariots qui font cercle pour se défendre contre les Indiens, et exprime sa propension à l’autarcie. Alors que du côté de Google, il s’agit de concrétiser l’idée d’ouverture et de mobilité. Dans leur esprit, puisqu’avec Internet, nous serons de plus en plus mobiles, nous pouvons travailler dans un bureau, ou sous un arbre, ou dans un café… C’est la concrétisation d’un basculement de la notion de “ville” : avant, au XIXème siècle, la ville était organisée comme une grille, avec des lieux destinés à l’habitation, d’autres destinés aux loisirs, comme les cinémas ou les restaurants, d’autres encore réservés au travail, comme les bureaux ou les usines. Désormais, les frontières se brouillent, et grâce aux tablettes, aux smartphones et aux PC portables, notre bureau peut se trouver absolument partout.

“Un bureau qui peut se retrouver partout”… Google caresserait-il le rêve de voir ses salariés travailler partout, voire non-stop, que ce soit dans ses fameux bus blancs climatisés dotés de Wifi mentionnés plus haut, sous les arbres du futur projet, voire dans leur lit ?

C’est que les projets architecturaux géants des entrepreneurs expriment bien souvent leur vision du monde, parfois démesurée.

Et cette tendance ne date pas d’aujourd’hui : modeste commis-voyageur -on dirait aujourd’hui auto-entepreneur-, Charles Fourier avait imaginé en 1832 le “Phalanstère” : un bâtiment immense pouvant abriter près de 2.000 sociétaires, de plus d’un kilomètre de longueur, au sein d’un domaine agricole de 400 hectares.

D’autres initiatives visant à créer des “villes privées” virent le jour au cours de l’histoire : ainsi des familistères de l’entrepreneur Godin, inventeur des poêles du même nom (la marque existe toujours) , situés l’un à Guise (Aisne) et l’autre en Belgique.

En 1894, le millionnaire King Gillette (1855–1932) -créateur des lames de rasoir- publie “The human drift” (“le mouvement humain”), projet grandiose et… communiste ! Selon lui, toute l’industrie devrait être prise en charge par une seule société détenue par le public, et tous les Américains (60 millions de personnes à l’époque) devaient vivre à Metropolis, une ville géante faite de bâtiments en porcelaine résistante, étagée sur trois niveaux, et alimentée en électricité par les chutes du Niagara… Ce projet pharaonique à vocation sociale (Gillette était un “socialiste utopiste”) donna lieu en fait à la création d’une communauté de taille plus modeste, Echota, construite -logiquement- près des chutes du Niagara en 1891 et inspira une pièce de théâtre épique et brillante à Michel Vinaver, aujourd’hui dramaturge et ex-cadre dirigeant… du groupe Gillette.

Quant à Walt Disney, il aura été l’inspirateur d’une ville entière: Celebration, créée en Floride en 1994. Ses résidences, comme dans les parcs d’attraction, sont regroupées par quartiers à thème: demeures méditerranéennes, coloniales, victoriennes, françaises… Le centre-ville, lui, ressemble à une ville de décor de cinéma, qui évoque le village apparemment tranquille de la série TV Le Prisonnier.

On le voit, l’idée de créer des sièges-villes ou des villes nouvelles entièrement financées par le secteur privé n’est pas nouvelle.

En revanche, l’idée de créer des “pays privatifs” l’est un peu plus.

1.3.2 : Les “pays privatifs”

Le Honduras n’a pas de chance : ses infrastructures publiques sont dans un état déplorable, son économie désorganisée, son personnel politique parfois peu motivé, incompétent ou corrompu. Le Honduras a de la chance : c’est précisément pour ces spécificités que Paul Romer, professeur de développement économique à New York University’s Stern School of Business et Octavio Sanchez, à l’époque chef de cabinet du président du Honduras, l’ont choisi pour devenir l’un des premiers Etats au monde à concéder une portion significative de territoire à des investisseurs privés.

L’idée : re-créer “from scratch”, en partant de zéro, un espace politique et économique débarrassé des lois et règles honduriennes classiques, où les investisseurs pourraient accueillir des startup et, à terme, recréer une sorte de Shenzen ou de Hong-Kong “privatifs” à l’intérieur même du Honduras.

Selon le site libertarien Reason, qui a suivi de près l’avancement du projet de création de ces “SDR” (“special development regions”, région de développement spécial”), “Les juges dans les zones devront être approuvées par un vote des deux tiers du Congrès du Honduras, mais les juristes eux-mêmes ne devront pas forcément être de nationalité hondurienne. Les résidents des SDR devront être libres de “consentir contractuellement à l’arbitrage d’une procédure judiciaire en dehors des entités judiciaires SDR et des forums d’arbitrage.” Les ports et les aéroports seront été placés sous la responsabilité du SDR, lequel seront recueillir les contributions jugées nécessaires à leur fonctionnement.

Les SDR devaient donc être des “entités juridiques autonomes” avec “leur propre système d’administration,” dotées du pouvoir de “promulguer leurs propres règles et de disposer de leurs propres entités judiciaires.” Le gouvernement national à Tegucigalpa aurait conservé le contrôle de la défense, des affaires étrangères, des élections, des cartes d’identité, et des passeports. Le Honduras n’aurait pas été responsable des dettes ou engagements financiers des SDR, lesquelles n’auraient versé aucun impôt au Honduras. Les niveaux d’imposition propres aux SRD auraient été plafonnés par la loi à 12% pour le revenu des particuliers, 16% pour le revenu des sociétés, et à 5%pour la TVA.

Mais la coopération avec un Etat existant nécessite encore sans doute trop de tractations fastidieuses et de compromis.

Fin 2012, la Cour suprême du Honduras a mis fin au projet, en estimant que “le transfert de territoires appartenant à la Nation était expressément interdit par la constitution (du Honduras NDLR)”.

Peter Thiel, lui, voit encore plus loin, avec la création de véritables “pays”, créés sur des plates-formes maritimes, hors des eaux territoriales et échappant de ce fait à la souveraineté des Etats. Selon un article de l’Obs, il a déjà investi plus de 1,5 million de dollars pour aider Patri Friedman, petit-fils du célèbre économiste libéral Milton Friedman, à créer en 2008 le Seasteading Institute. Le Seasteading Institute ? Comme son nom l’indique, il s’agit d’une organisation qui œuvre à l’édification de “villes-nations flottantes” établies sur des plates-formes situées hors des eaux territoriales, et échappant de ce fait à la souveraineté des Etats.

Dominique Nora, auteure de l’article de l’Obs cité plus haut, indique que “L’Institut a mandaté le bureau d’études néerlandais DeltaSync pour imaginer un concept sûr, financièrement abordable, confortable et modulaire. Son étude de faisabilité de 85 pages, publiée en décembre 2013, préconise des unités architecturales en béton renforcé, pouvant s’agglomérer ou se détacher à la guise de leurs occupants. “Ces micro-nations permettront à une génération de pionniers de tester de nouvelles idées de gouvernement”, nous explique le directeur exécutif de l’Institut, Randolph Hencken. Celles qui réussissent le mieux pourraient alors inspirer des changements aux gouvernements autour de la planète.”

Échapper aux pesanteurs étatiques. Réinventer un monde nouveau. Efficace, léger, fluide. Comme l’indique l’organisation sur son site, il s’agit de “permettre à la future génération de pionniers de tester pacifiquement de nouvelles idées ayant pour but de vivre ensemble”. Vivre sur une île artificielle, en pleine mer, hors de la souveraineté des Etats, semble donc la solution idéale des libertariens pour favoriser le “vivre-ensemble”.

1.3.3 : Le transhumanisme

Selon Wikipedia, le transhumanisme est un mouvement intellectuel qui prône l’usage des sciences et des techniques afin d’améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains. L’idée ne date pas d’aujourd’hui, elle plonge ses racines dans l’Antiquité avec la quête d’immortalité de l’Épopée de Gilgamesh ou les quêtes de la fontaine de Jouvence et de l’élixir de longue vie.

Plus tard, Condorcet s’interroge quant à l’application possible des sciences médicales à l’extension infinie de la durée de vie humaine. Darwin aussi rêve et spécule : “il devient très probable que l’humanité telle que nous la connaissons n’en soit pas au stade final de son évolution mais plutôt à une phase de commencement “. (définition et citations tirées de WIkipedia).

Quant au mot “transhumanisme” lui-même, il a été inventé en 1957 par le biologiste Julian Huxley, qui définissait le transhumain comme un “homme qui reste un homme, mais se transcende lui-même en déployant de nouveaux possibles de et pour sa nature humaine”. Julian Huxley était le frère d’Aldous Huxley, oui, celui qui a écrit le roman d’anticipation “Le meilleur des mondes”.

A l’époque, ces questionnements et cette quête étaient purement spéculatives. Aujourd’hui, les tenants du transhumanisme ont les moyens technologiques et financiers de réaliser concrètement ce rêve -en se passant, on l’a vu, des contraintes politique. Laurent Alexandre, président de la société DNAVision, auteur de «La Mort de la mort», et pédagogue du transhumanisme en France, explique tranquillement que, selon lui, “l’homme qui vivra mille ans est déjà né”.

En attendant ces progrès fulgurants et l’immortalité, le chercheur italien Gabriel Licina s’est injecté une substance qui lui permet de voir la nuit, comme les chats. L’expérience a été concluante, il a pu reconnaître dans l’obscurité le visage de personnes placées à une distance de 50 mètres avec un taux de réussite de 100% -le score est de 33% pour les personnes n’ayant pas “bénéficié” de cette injection.

L’effet de la molécule dure deux heures, pendant les yeux du cobaye deviennent entièrement noirs.

Bien entendu, de tels projets suscitent quelques questions. On peut en effet imaginer que, dans un premier temps, seules les personnes aisées bénéficieront de tels progrès et pourront vivre jusqu’à mille ans.

Mais alors, dans la mesure où ils seront à la retraite pendant 900 ans minimum, comment accepter que les prolétaires voués à ne vivre que jusqu’à 100 ans doivent cotiser encore et encore pour permettre à des personnes de 100 ans ou plus de rester en bonne santé pendant les 900 ans qui leur restent à vivre ?

Pour élargir le débat, comment garantir le principe de solidarité entre les générations, si des individus peuvent vivre sur 40 générations ? Comment penser les rapports entre les êtres humains, si certains ne voient leur durée de vie prolongée que de quelques années, alors que d’autres pourront “s’offrir” neuf cents ans de vie supplémentaire ?

Bien entendu, ce sont des questions politiques que pose cette vision de l’avenir. D’ailleurs, les premiers manifestes concernant le transhumanisme ont fleuri dès les années 70. En 1978, premier manifeste, Upswingers Manivesto, qui ne se réclame ni de la droite, ni de la gauche. 1990, publication des Principes transhumanistes d’Extropie, rédigé pour le coup par des libertariens. 1999 : parution de la Déclaration transhumaniste, par l’Association transhumaniste mondiale, dont les membres sont pour la plupart libéraux ou ultra-libéraux.

On le voit, le champ d’application des politiques libertariennes n’a pas de limite, tout en s’inscrivant dans une démarche philosophique et idéologique bien précise -donc une démarche politique, puisque la politique n’est autre que l’application d’une idéologie dans la réalité.

Que ce soit au niveau de leur philosophie, de leur idéologie, de leur organisation, de leurs slogans, de leurs militants-salariés, de leurs utilisateurs-sympathisants, de leur stratégie de conquête du pouvoir, et de leurs projets d’avenir, les GAFA sont des partis politiques qui semblent bien avoir réussi l’exploit d’avoir imposé au monde leur vision du monde, sans être jamais passé par la case des “élections démocratiques”.

On peut alors ou bien souscrire parfaitement à leur vision du monde, et, “evolving the way the world moves”, se laisser entraîner dans le courant numérique de leur fleuve Pactole jusqu’aux marches de l’immortalité et de l’éternelle jeunesse.

Ou bien s’opposer à cette vision du monde. Et s’interroger face aux capacités du secteur privé de s’emparer d’une cause qui concerne l’ensemble des citoyens de la planète. C’est ce que fait d’ailleurs Bill Gates, fondateur de Microsoft et homme le plus riche du monde. En octobre 2016, celui qu’on ne peut guère soupçonner de céder aux sirènes du bolchevisme a déclaré à The Atlantic : “concernant le réchauffement climatique, seul le socialisme peut faire quelque chose, le secteur privé est trop stupide.”

Sans aller jusqu’à affirmer que seul le socialisme pur et dur peut lutter efficacement contre le réchauffement climatique conformément à l’intérêt général, il est raisonnable de penser qu’il est utile d’opposer au libertarianisme et au libéralisme sans frein une idéologie efficace et cohérente.

Encore faut-il qu’il en existe une qui soit séduisante et crédible. Il en existe une, c’est la “deuxième Atlantide” qui a été évoquée plus haut, et qui sera dévoilée dans la deuxième partie de ce texte.