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Pour fêter le début du débat sur le Loi Panoptique, je vois vous raconter ma vie, ou plutôt un épisode marquant qui m’est arrivé il y a une quinzaine d’années. Il y a à présent prescription ;-) (du moins pour moi, les fichiers dont il est question n’ont eux sans doute pas disparus).

À l’époque, j’étais développeur le jour, dans des sociétés de service, et activiste le soir, dans des collectifs de soutien aux sans-papiers. On trouvait dans ces collectifs aussi bien des révolutionnaires patentés vivant en squat que d’adorables vieilles dames choquées par les images de violences contre des êtres humains, souvenez-vous de l’évacuation de Saint Bernard. Notre activisme se résumait à des manifestations et des occupations de lieux publics. Les flics avaient mon nom, ils avaient contrôlé à plusieurs reprise mon identité, mais je n’ai jamais été placé en garde à vue, encore moins poursuivi. Mon nom ne devait figurer que dans quelques procès-verbaux classés sans suite, et, évidemment, dans les fichiers des services des renseignements généraux chargés de surveiller les militants de gauche.

Par le hasard de la sous-traitance de sous-traitance, j’ai été amené un jour à intervenir sur le site Web d’un très grand groupe privé, pour mettre en place leur système de publication. Dans ce cadre, j’ai assisté en tant que caution technique à quelques réunions au siège du groupe, dans les locaux de la direction (le site Oueb était géré en très haut lieu). Une situation qui m’amusait, mais dont je ne pouvais guère tirer profit pour mes activités extra-salariale. Je n’avais accès à aucune information confidentielle, et, en aurais-je eu, je ne cachais guère mes opinions et aurait été trop facilement démasqué pour tenter d’utiliser cette opportunité.

Un matin, le client a brutalement rompu le contrat avec le prestataire qui travaillait sur le site, sans préavis ni la moindre explication. Je n’ai jamais vu un projet se finir aussi abruptement. Le prestataire, qui n’avait pas les reins assez solides pour répondre à toutes les exigences de son puissant client, a été content d’être débarrassé d’un contrat qui lui coûtait de l’argent, et l’affaire s’est arrêtée là.

Quelques années plus tard, j’ai croisé un ancien collègue côtoyé sur ce projet, et eu le fin mot de l’histoire. Quelqu’un, chez le client, s’était renseigné sur mon compte, avait découvert que j’étais un infâme gauchiste, et avait provoqué la rupture du contrat pour écarter la menace que je représentais à leurs yeux. Ils n’avaient pas trouvé de manière plus propre de me dégager, car leur démarche était en tout point illégale, probablement dans la forme, mais surtout par sa source. Plus tard, ils ont discrètement révélé ma dangerosité au prestataire, pour qu’il ne fasse plus appel à moi, et l’information a fini par fuiter jusqu’à mon ex-collègue. Tout cela s’est passé discrètement, entre gens du même monde, et je n’ai aucune preuve de ce que j’avance, hormis ce que m’a rapporté ce collègue. Mais l’explication me semble plausible.

Le gros problème que pose cette histoire, c’est que je n’étais connu que des services de police politique. Je n’avais pas de casier, pas de présence en ligne, rien qui aurait pu permettre de découvrir légalement la teneur de mon activisme. Quelqu’un, au sein d’une entreprise privée, a pu avoir accès à des informations. Quelqu’un, au sein des « services » qui détenaient ces renseignements, les a laissées fuiter. Par chance, ça n’a pas eu d’impact, mais ça aurait pu me faire perdre mon boulot, ou me porter préjudice professionnellement. Cette histoire n’a rien d’exceptionnelle, j’ai eu connaissance d’autres témoignages de même teneur, comme celui d’un cameraman membre de la LCR, pas vraiment une organisation révolutionnaire, qui, a peine embauché par une antenne locale de FR3, a été « dénoncé » à son rédacteur en chef par les RG locaux. Lui comme moi avons eu de la chance, ça ne nous a pas nuit professionnellement. Mais ça n’est pas le cas, par exemple, des nombreuses personnes écartées de postes dans la sécurité à cause de leurs convictions religieuses, jugées trop « radicales ».

Voilà le vrai visage de la surveillance, voilà pourquoi il faut la refuser. Vous avez pris part à une grève, revendiqué en tant que chômeur, soutenu des sans-papiers en lutte dans votre quartier, milité pour le Chiapas ou contre le mariage pour tous lorsque vous étiez étudiant, fréquenté un lieu de culte jugé extrémiste ? Cela suffit probablement pour que vous soyez fichés, et que ces informations puissent un jour être utilisées contre vous, dans un autre contexte. Vous trouvez sans doute normal que la police ait dénoncé un dangereux révolutionnaire qui avait accès au site Web d’un grand groupe. Demandez-vous si vous n’avez vraiment rien à cacher, et si demain, telle opinion proférée un jour par provocation, telle micro-embrouille avec un vigile de supermarché, telle erreur d’homonymie sur une facture de téléphone, ne pourra pas se retourner contre vous. Avec les moyens qu’offrent les technologies de l’information, le fichage ne concerne plus seulement quiconque a un jour distribué un tract ou assisté à une réunion politique. Tous les minuscules incidents de la vie sont des signaux faibles qui peuvent être enregistrés, recoupés, interprétés, surtout mal, et exploités. Qu’ils vous concernent, ou n’importe quelle personne avec laquelle vous êtes en contact.

Tout innocent est un suspect qui s’ignore.