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title: Le problème de la collapsologie (suite) : NEXT, Cyril Dion et l’idéologie du progrès url: http://partage-le.com/2018/06/le-probleme-de-la-collapsologie-suite-next-cyril-dion-et-lideologie-du-progres-par-nicolas-casaux/ hash_url: 69f91b83ae

« Il est criminel que les citoyens blancs de la classe moyenne se complaisent à examiner leur moi, tandis que leurs compatriotes […] moins chanceux luttent et crèvent de faim. »

— Edwin Schur, The Awareness Trap: Self-Absorption Instead of Social Change (Le piège de l’introspection : la fascination pour soi-même au lieu du changement social), 1976.

Parmi les réactions qui ont fait suite à la publication de mon premier billet sur la collapsologie (à lire ici), de nombreux commentaires ont été publiés qui m’assuraient que je me trompais lourdement, entre autres parce que je voyais un narcissisme indécent là où il n’y en avait pas.

Et puis, un peu après, Clément Montfort a sorti l’épisode 7 de sa web-série NEXT qui consiste en un entretien d’une quinzaine de minutes avec Pablo Servigne. Au cours de cet entretien, celui-ci lit quelques e-mails qu’une de ses lectrices lui a envoyés (dans lesquels elle parle de l’effet que la lecture de Comment tout peut s’effondrer a eu sur elle), puis il explique son ressenti vis-à-vis de ces e-mails, vis-à-vis de la façon dont les gens réagissent au livre, et discute plus généralement de la manière dont il conçoit l’effondrement, de la manière dont il faudrait aborder ce sujet, et d’autres choses du même genre. Dans l’ensemble, cela m’a tout de suite fait penser à la citation d’Edwin Schur placée en introduction, c’était une illustration d’une bonne partie de ce que j’ai écrit dans mon précédent billet.

Pour paraphraser Schur, il est criminel que des citoyens blancs privilégiés étalent en public le fait que leur principal souci dans la vie est de réussir à « aller de l’avant » en ayant en tête cette douloureuse « idée d’effondrement » (« comment on fait pour vivre avec cette idée d’effondrement? », se demande Pablo), tandis que les espèces vivantes sont littéralement exterminées[1], qu’une partie de l’humanité crève toujours de faim, que beaucoup crèvent de n’avoir pas accès à de l’eau potable[2] (en grande partie à cause d’un système économique mondialisé flagramment et cruellement inique, inhumain[3], et écologiquement délétère), que les inégalités sociales se creusent inexorablement et impitoyablement, que la majeure partie des êtres humains sont soumis aux nombreux systèmes d’exploitations et de coercitions qui constituent la civilisation industrielle, que des réfugiés crèvent en Méditerranée, etc., ad nauseam. Il est incroyablement indécent que des Blancs de la classe moyenne étalent au grand jour qu’au milieu de tout ce qui précède, ce qui les accable, eux, ce qui les angoisse au plus haut point, ce qui leur arrache des torrents de larmes, ce qui les tourmente au quotidien, c’est quelque chose qui ne s’est pas encore produit, et dont personne ne sait quand (et même si) il va se produire, c’est la perspective de la fin de la société industrielle (ce que je développe également dans un autre article, intitulé La vie à la fin de l’Empire : effondrement, suprémacisme et lamentations narcissiques).

Qui plus est lorsque cet évènement, loin d’être à redouter, est la meilleure chose qui pourrait arriver. (Aussi incroyablement insensible que cela soit pour ceux qui ne voient pas en quoi la société industrielle dont ils participent actuellement est un désastre infernal, (et/ou) pour ceux qui ont des enfants et qui semblent dès lors considérer qu’à partir de là rien n’est aussi affreux que d’imaginer que ces derniers pourraient ne pas vivre dans la société mortifère d’abondance toxique et éphémère dans laquelle vivaient leurs parents.) Voilà pour l’essentiel. Maintenant, quelques remarques.

Note 1 : Sous la vidéo, le commentaire le plus plébiscité est écrit par le père d’un enfant diabétique de type 1 qui s’inquiète de ce que l’effondrement pourrait signifier la mort de son fils. On le comprend. Sans ce que permet la médecine industrielle moderne, un certain nombre d’entre nous mourraient et mourront. Seulement, certains d’entre nous voient au-delà de cette problématique personnelle — sociocentrée, centrée sur le sort des êtres humains qui vivent au sein de la civilisation industrielle — et réalisent que ce qui compte vraiment, ce qui est primordial, c’est la santé de la biosphère, et que quoi que cela nous coûte ou que cela puisse nous coûter personnellement, rien n’est plus important que de démanteler la machine de mort et de destruction qu’est la civilisation industrielle. Or, le commentaire en question finit par : « Oh putain ce que j’aimerai que ce monde perdure avec sa technologie, sa médecine, ses services etc… pour mes enfants, pour tout ceux qui sont malades et qui n’ont pas mérité ça. » Où l’on constate l’anthropocentrisme sociocentré d’au moins une partie du public collapsologue, qui considère clairement l’effondrement de la civilisation industrielle (désignée par « ce monde ») comme la catastrophe, et dont le souhait le plus ardent serait qu’elle perdure. On se demande alors si ces gens-là remarquent que « ce monde » (la civilisation industrielle) est en train de détruire le vrai monde, le monde naturel, toutes ses espèces vivantes et tous ses biomes (écocide), mais également toute la diversité culturelle qui compose (il faudra bientôt dire, qui composait) l’humanité (ethnocide) ; et s’ils remarquent que la civilisation industrielle est un désastre humain (et s’ils comprennent qu’il ne peut en aller autrement d’une société hautement technologique). Quoi qu’il en soit, il s’agit ici d’une perspective très commune au sein de la culture dominante, qui assimile la civilisation industrielle au « monde », à ce qui est primordial, à ce qui compte vraiment.

Note 2 : On se demande ce que vient faire le terme « écopsychologie » dans le titre de l’épisode, qui n’en traite aucunement. Pour rappel, en bref, l’écopsychologie étudie la relation de l’humain avec le monde naturel. Si cet épisode nous apprend quelque chose qui se rapporte au domaine de la psychologie, c’est seulement qu’une partie, au moins, des collapsologues, perpétue le narcissisme anthropologique et sociocentré qui caractérise la culture dominante.

Dans un article publié sur notre site, Will Falk rappelle que « Theodore Roszak cite comme un des événements majeurs du mouvement naissant de l’écopsychologie, une conférence qui s’est tenue en 1990 au Center for Psychology and Social Change (Centre pour la psychologie et le changement social) de Harvard et qui s’intitulait “Psychology as if the Whole Earth Mattered” (La psychologie comme si la planète entière importait). Les écopsychologues qui s’y étaient rassemblés avaient résumé ainsi l’un des objectifs fondamentaux de l’écopsychologie : ”Si le moi est élargi de façon à inclure le monde naturel, les comportements qui causent la destruction de ce monde seront perçus comme de l’autodestruction”. »

La civilisation industrielle détruit le monde naturel. Et nous tous, humains, au passage. Le véritable drame, la catastrophe quasi-impensable, presque ineffable, ce n’est pas un évènement situé dans un futur plus ou moins proche. C’est en ce moment. C’était hier aussi. Selon la perspective de l’écopsychologie, tant que le monde naturel continuera d’être détruit, tant que la civilisation industrielle perdurera, l’existence humaine n’aura aucune chance d’être saine. L’effondrement de la civilisation industrielle constitue donc une condition sine qua non de la recréation de cultures humaines saines et soutenables.

Note 3 : Certains, dont je fais partie, conçoivent ainsi l’effondrement de la civilisation industrielle comme une nécessité, comme le seul moyen de faire cesser l’effondrement (la destruction) du monde réel, du monde naturel, qui constitue le véritable problème. Cela étant, la manière dont Pablo Servigne parle de l’effondrement (de la civilisation industrielle, puisque c’est de celui-ci qu’il parle en général dans tout son travail) me paraît étrange, voire glauque. Il parle d’une véritable « passion » pour la collapsologie, il semble se complaire dans l’émotionnel, dans le larmoiement des uns et des autres (« des larmes qui font du bien », « voir un scientifique, un climatologue, qui pleure, qui pleure à chaudes larmes comme ça, c’est bouleversant, et c’est ça le message clé, c’est beaucoup plus important de voir un grand climatologue qui pleure que de l’écouter dans des interviews sur des chiffres de 2 degrés, 2 degrés et demi »). Mais dans le larmoiement, toujours, de privilégiés vis-à-vis d’une perspective (anthropocentrée, sociocentrée) de souffrances à venir (on ne sait pas exactement quand). Quand on sait les désastres, les drames, les catastrophes qui ont cours actuellement, les souffrances infligées au quotidien à des humains comme à des non-humains, il y a comme un malaise.

Note 4 : On l’a vu, certains collapsologues craignent avant tout (voire exclusivement) l’effondrement de la civilisation industrielle. D’autres, dont Pablo Servigne fait peut-être partie (ce n’est pas clair), semblent également suggérer de temps à autre qu’ils aspirent également à ce que l’effondrement se produise aussi vite que possible. C’est-à-dire qu’ils ne savent pas trop sur quel pied danser. Souhaiter à la fois la continuation de la civilisation industrielle et la préservation de l’environnement, c’est vouloir une chose et son contraire (mais c’est une croyance, ou une espérance, très répandue dans la culture dominante, où beaucoup espèrent que les deux seront compatibles). Ainsi que je l’écrivais dans mon premier billet sur ce sujet, la collapsologie, ses principaux promoteurs, semblent faire le choix (ou peut-être ne le perçoivent-ils même pas comme tel) de tenter de parler à tout le monde, il en résulte ce discours étrange qui pleure et s’inquiète de l’effondrement à venir de ce qui détruit le monde, mais qui fait aussi (parfois) montre d’un véritable souci de cette destruction du monde, en parlant de soutien vis-à-vis des ZAD (tout en n’hésitant pas à collaborer avec des instances étatiques, étonnamment) mais aussi d’écocitoyennisme (l’épisode 7 de NEXT en témoigne), etc. Le risque étant, bien sûr, qu’en parlant à tout le monde, on ne parle à personne, et que cela participe de la confusion ambiante.

Note 5 : Dans une vidéo récemment publiée par le 4ème singe, intitulée « Pourquoi tout va s’effondrer ? », après une explication visant à expliquer pourquoi la civilisation industrielle va s’effondrer (quand, bien évidemment, on ne sait pas), une courte tirade traite du « que faire alors ? » et suggère « de vivre, de se préparer à une sobriété heureuse, de faire dans le zéro déchet et le recyclage local, d’essayer de faire le moins de mal possible à la vie et aux animaux autour de soi, de préserver l’échelon du local, de cultiver ses légumes, d’apprendre une nouvelle compétence, de préparer une communauté de compétences diverses, indépendante, interdépendante et résiliente, et surtout, surtout, surtout, et ce sera le mot de la fin, on n’oublie pas de s’aimer. » Exit toute suggestion de ce qu’il serait bon de participer aux luttes sociales, aux nombreux mouvements qui s’opposent à toutes les injustices actuelles, de combattre l’industrialisme, et tous les maux liés au développement de la civilisation industrielle (étalement urbain, extractivisme, etc.). Ne restent que les petits gestes écocitoyens, une sorte d’écosurvivalisme et des considérations bien lénifiantes. Ce qu’un journal écologiste (plutôt radical) dénonçait déjà en 1974 en la personne d’Isabelle Soulié :

« Rédactrice en chef que me voici devenue, je commence par prendre une initiative : suppression du sous-titre mensuel écologique. Prise de distance avec une image débile de l’écologie, celle que donnent certains doux farfelus qui prêtent le flanc à toutes les critiques. […] Que d’aucuns passent agréablement (si aucun fascisme ne vient briser leur idylle) leur vie à se conforter en communauté, n’ayant d’autre souci que la pureté de leurs petits intestins ou la contemplation extatique du coucher du soleil sur le millepertuis de la dernière colline non polluée qu’ils ont trouvé, si ça les amuse, je n’ai rien contre. Mais je n’ai pas envie de me casser le chose à faire un journal avec leurs états d’âme. »

Note 6 : Dans une courte vidéo de promotion de la web-série NEXT, Cyril Dion affirme qu’aujourd’hui « on est déjà dans un effondrement […]. Aujourd’hui, c’est les espèces vivantes qui disparaissent, demain c’est peut-être un certain nombre de systèmes politiques et économiques qui pourraient s’effondrer, s’écrouler ». Ce que les collapsologues et lui ont en commun, c’est qu’ils placent sur un même plan la destruction du monde naturel (et pas la « disparition » des espèces, elles ne « disparaissent » pas comme par enchantement, bien évidemment, elles sont tuées, leurs habitats sont anéantis) et la désagrégation à venir de la civilisation industrielle. C’est-à-dire que leur discours suggère étrangement, en ne désignant pas vraiment de coupables, de responsables, que la destruction du monde naturel et l’écroulement (à venir) de la civilisation industrielle sont en quelque sorte des catastrophes provoquées par une même force externe, qui s’attaque actuellement aux espèces vivantes et qui risque ensuite de faire s’effondrer la civilisation industrielle. Ils ne parviennent pas à comprendre et à exprimer le fait que la civilisation est ce coupable, que c’est la civilisation qui détruit actuellement le monde naturel, et qu’à travers l’histoire, la prospérité d’une civilisation (un type de société/culture humaine très spécifique, ceux qui ne voient pas de quoi nous parlons lorsque nous parlons de « civilisation » sont invités à lire cet article) a toujours été synonyme de désastre pour le monde naturel. Les Grecs ont ravagé l’environnement dont ils dépendaient, les Romains ont fait la même chose, et nous faisons pire. Plus une civilisation se développe, plus elle croît, plus elle est prospère, et plus elle est nuisible pour l’écologie planétaire. Dans un article de Sciences et Avenir intitulé « Guerres et pestes : quand la signature au plomb de l’empire romain se retrouve dans les glaces du Groenland », Yann Le Bohec, historien spécialiste de Rome, professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne, explique que : « Les émissions de plomb augmentent en effet significativement dans les époques de paix et de prospérité, comme Rome en a connu entre 27 avant J.C et 180 ap. J.C puis diminuent dans les périodes de crises. »

Il n’y a rien de compliqué ici. C’est l’évidence même. La prospérité de la civilisation industrielle est bâtie sur — et implique — un saccage sans précédent du monde naturel. Ce qui nous amène à l’impossibilité (et à l’imbécillité) de ce que souhaitent les Cyril Dion et les collapsologues. En bref : sauver la civilisation ET sauver la planète. Sauver le tortionnaire et la victime. Impossible et absurde. Mais, bien sûr, s’ils souhaitent cela, c’est parce qu’ils considèrent toujours la civilisation comme une bonne chose. Ils reconnaissent qu’elle pose, hum, quelques légers problèmes sur le plan écologique, et quelques autres sur le plan social, mais ils y voient tout de même beaucoup de bien. Et ce n’est pas étonnant. La puissance de l’endoctrinement culturel, de l’idéologie du « progrès », est immense. La décolonisation mentale implique un travail difficile et extrêmement peu encouragé. Rares sont les organisations ou mouvements d’opposition qui incorporent une véritable critique du mythe du progrès.

Dans une conversation que j’avais eue avec lui sur internet, Cyril Dion écrivait que « l’idée de progrès a laissé des traces ». Il en sait quelque chose. Voici ce qu’il écrit dans son dernier livre, Petit manuel de résistance contemporaine :

« Si nous habitons en Europe, en Amérique du Nord, au Japon, en Australie, en Afrique du Sud, dans un nombre grandissant de villes asiatiques, sud-américaines, africaines, et que nous faisons partie de la minorité la plus riche de la planète, nous avons aujourd’hui accès à un confort absolument inégalé depuis que l’être humain s’est dressé sur ses deux pieds. Grâce à la maîtrise de l’énergie, nous pouvons modeler les paysages, parcourir le globe en quelques heures, nous établir dans des contrées glaciales ou écrasées de chaleur, y recréer des microclimats, produire en masse des objets, des vêtements, de la nourriture, remplacer des bras, replanter des cheveux, lancer des sondes à la découverte de nos artères ou du système solaire, en un clic correspondre avec un être à l’autre bout du monde, le regarder sur un bout de métal et de verre plus petit qu’une plaquette de beurre, connecter les cerveaux, les pensées, les écrits de plusieurs milliards d’âmes auparavant éparpillées, créer des robots, des machines capables de nous suppléer dans les tâches les plus pénibles, artificiellement reproduire l’intelligence grâce à des ordinateurs surpuissants, dont les capacités de calcul excèdent tout ce dont nous aurions pu rêver il y a un siècle à peine.

Comment ne pas être grisé par un tel pouvoir ? Après des siècles de luttes acharnées pour arracher à la terre les moyens de notre subsistance. À protéger nos corps faibles, démunis, dépourvus de griffes, de poils, de muscles puissants, des dangers qui les menacent. À geler, à cuire, à sombrer au milieu des océans… Terrifiés par la nuit, par la foudre, par les déchaînements inexpliqués. Après des siècles passés à inventer des dieux et des malédictions, à construire des récits capables d’expliquer pourquoi nous mourons. Pourquoi nous vivons.

Aujourd’hui nous pouvons enfin jouir. Et nous ne voulons plus disparaître. »

À la suite de ce passage, il continue en colportant un autre mythe fabriqué de toutes pièces par ceux qui tirent profit de l’ordre établi, et dont le chantre du capitalisme néolibéral Steven Pinker, un Américain, est le plus célèbre promoteur[4] : l’idée selon laquelle nous vivons à l’époque la plus paisible, pacifique (et donc, même si ce n’est pas exprimé ainsi, en quelque sorte, la plus heureuse) de l’histoire de l’humanité.

À ce sujet, je me permets une petite digression. Le livre de Steven Pinker qui a beaucoup fait pour la promotion de ce mythe, qui est le livre préféré de Bill Gates, traduit en français sous le titre La part d’ange en nous, est préfacé par le moine bouddhiste français le plus célèbre au monde (de l’entreprise), Matthieu Ricard. Matthieu Ricard, qui est « célébré au Forum économique mondial à Davos », est très apprécié dans le monde de l’entreprise où ses conseils servent à accroître les performances des esclaves salariés. Voici ce qu’on peut lire dans un article du magazine états-unien Downtown NYC, à propos d’une de ses venues à Manhattan: « “Nous pouvons entraîner nos esprits”, a-t-il dit à la salle attentive de courtiers de Wall Street et de philanthropes alors qu’il décrivait les vertus de la compassion, de la discipline, du don et du pardon. » Ahhh, ces modèles de sagesse adorés de Wall Street. Cyril Dion s’appuie sur un des livres de Matthieu Ricard (et sur un autre de Michel Serres) lorsqu’il promeut l’idée que nous vivons l’époque la plus paisible de l’histoire de l’humanité. J’ai d’ailleurs rapidement parlé de cette idée et de Steven Pinker dans l’avant-propos du livre Comment la non-violence protège l’État de Peter Gelderloos ; je cite :

« […] l’idée (utilisée comme une carotte) selon laquelle nos sociétés modernes sont moins violentes que celles qui les ont précédées est au mieux une vue de l’esprit, au pire un mensonge abject. Pour aller plus loin sur le sujet, on suggèrera au lecteur le dernier livre de François Cusset, Le déchaînement du monde[5], qui expose ce caractère omniprésent de la violence dans la civilisation moderne — au contraire de ce qu’affirment certains apologistes du néolibéralisme, du « progrès », et de la continuation de cette désastreuse fuite en avant qu’est la civilisation industrielle, comme Steven Pinker, un universitaire américain, chouchou des grands médias en France, aux États-Unis et ailleurs, pour les raisons qui précèdent. Il est d’ailleurs regrettable mais pas étonnant que les livres de quelqu’un comme Steven Pinker soient traduits en français et dans de nombreuses langues, tandis que le livre Reality Denial: Steven Pinker’s Apologetics for Western-Imperial Violence (Déni de réalité : l’Apologétique de Steven Pinker en faveur de la violence impérialiste occidentale) qu’a écrit le regretté Edward Herman — un excellent analyste et critique du système médiatique avec qui Noam Chomsky a co-écrit La fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie — afin de dénoncer la propagande mensongère, dangereuse et criminelle de Steven Pinker, ne le soit pas. Il y a des subventions, des financements et des tribunes médiatiques à la disposition de ceux qui veulent glorifier le paradigme politique, économique et culturel dominant. Tandis que ceux qui le critiquent, d’autant plus si leur critique est radicale plutôt que réformiste, seront ignorés — voire dénigrés, diabolisés, ou pire. »

Je récapitule. Cyril Dion colporte donc deux mythes particulièrement nuisibles et directement liés à l’idéologie du progrès. Le premier voudrait que jusqu’à l’invention du progrès, avant la modernité et les hautes-technologies, le quotidien de l’humanité était fait de « luttes acharnées pour arracher à la terre les moyens de notre subsistance », et que notre existence se résumait « à protéger nos corps faibles, démunis, dépourvus de griffes, de poils, de muscles puissants, des dangers qui les menacent. À geler, à cuire, à sombrer au milieu des océans… Terrifiés par la nuit, par la foudre, par les déchaînements inexpliqués. » Cet enchaînement de clichés passéophobes est aussi grotesque qu’insultant vis-à-vis de nos ancêtres et des cultures humaines non civilisées. Non, hors de la civilisation et avant la civilisation industrielle, avant les hautes technologies, de nombreuses populations humaines ont très bien vécu, en bonne santé, des vies relativement longues, en travaillant peu (voire pas du tout selon ce qu’on considère comme étant ou non du « travail »), en mangeant à leur faim, et en vivant en harmonie avec leur environnement[6], et certainement pas dans un état de peur permanent, ainsi qu’il le suggère. Paradoxalement, cette peur du monde naturel est une caractéristique évidente des modernes, des civilisés, qu’ils projettent sur les peuples des cultures autochtones et sur le passé de l’humanité afin de se rassurer eux-mêmes en confortant leur mythologie du progrès.

Le deuxième cliché qu’il colporte, l’idée que nous vivons actuellement l’époque la plus paisible de l’histoire de l’humanité et qu’avant, avant le progrès, la violence régnait, est du même acabit. Ainsi que l’expose la vidéo ci-dessus, c’est faux. La guerre et la violence organisée caractérisent la partie la plus récente de l’histoire humaine[7]. Avant la naissance des premiers États, il y a plusieurs milliers d’années, l’humanité vivait de manière plutôt paisible. D’autre part, la civilisation, l’État et le capitalisme ont créé d’innombrables formes de violence, toutes plus insidieuses les unes que les autres, qui n’existaient pas auparavant. En dresser une liste serait assez fastidieux, mais on peut mentionner pêle-mêle la violence des méthodes d’accouchement moderne (pour la femme comme pour le bébé), la violence des méthodes d’éducation moderne (qui séparent l’enfant de la mère et des parents en général, qui doivent travailler), la violence du traitement des personnes âgées (qui finissent par croupir seules dans des maisons de retraite), les violences liées à la pauvreté, aux inégalités sociales sans précédent qui caractérisent la civilisation industrielle, la violence même des chaussures (qui nuisent au corps humain, sans parler des talons aiguilles et de ce genre de choses) et les nombreuses violences contre le corps humain qui résultent du mode de vie moderne (de l’activité quotidienne, ou du manque d’activité quotidienne, de l’alimentation industrielle, etc.), les violences sexuelles, les violences liées au racisme, les violences contre le monde naturel et contre les non-humains (élevage industriel, déforestation, destruction massive d’habitats, pollutions en tous genres de tous les milieux, etc.), les violences de l’exploitation salariale… etc., ad nauseam.

Et c’est cela, la civilisation, que les Cyril Dion et les collapsologues auraient aimé ou aimeraient sauver, et c’est son effondrement que les collapsologues craignent et discutent avant tout.

Nicolas Casaux



  1. Un rappel : http://www.france24.com/fr/20180323-humanite-especes-faune-flore-animaux-biodiversite-planete-terre
  2. Et un autre : https://www.francetvinfo.fr/meteo/secheresse/acces-a-l-eau-potable-dans-le-monde-cinq-personnes-meurent-par-minute-des-consequences-d-une-eau-insalubre_2669364.html
  3. À l’instar de la plupart des autres pays, la société française est gangrénée par de nombreuses inégalités et injustices sociales (les pauvres meurent plus tôt, sont en moins bonne santé, sont infiniment moins bien traités que les riches par le système judiciaire, les femmes subissent les violences caractéristiques du patriarcat, les non-Blancs toutes sortes de discriminations et de racismes, etc.). Le mode de vie de sa classe moyenne (et bien plus encore celui de ses classes supérieures et, dans une moindre mesure, celui de ses classes les plus pauvres) repose sur des catastrophes sociales (dont l’esclavage salarial, dont les nombreuses formes de coercitions qui constituent nos sociétés modernes) non seulement nationales mais aussi internationales (on peut penser au drame qui a déjà fait des millions de morts au Congo, où des milliers d’êtres humains, enfants y compris, sont exploités dans l’industrie minière qui, accessoirement, ravage le milieu naturel). On pourrait dresser une liste interminable des calamités sociales dont nous, habitants des pays riches, participons tous, à différents niveaux, plus ou moins volontairement, consciemment — ce qui implique différents degrés de responsabilité. Cette interminable liste de calamités sociales s’accompagne très logiquement d’une autre interminable liste de problèmes psychologiques (consommation de psychotropes qui explose, épidémies de burn out, de stress, de mal-être, de troubles psychiques en tous genres, etc.). Pour plus de détails : http://partage-le.com/2017/12/8414/
  4. Avec son livre La part d’ange en nous, le livre préféré de Bill Gates, un chef d’œuvre selon le New York Times.
  5. À propos de ce livre, vous pouvez lire la chronique intitulée « Comment la violence s’est redéployée dans notre société  » sur le site web du magazine Les Inrockuptibles : https://www.lesinrocks.com/2018/03/18/idees/comment-la-violence-sest-redeployee-dans-notre-societe-111059505/
  6. À ce sujet, vous pouvez lire les deux articles suivants : http://partage-le.com/2017/11/8383/http://partage-le.com/2016/03/les-chasseurs-cueilleurs-beneficiaient-de-vies-longues-et-saines-rewild/
  7. À ce sujet, vous pouvez lire les articles suivants : http://partage-le.com/2017/12/8456/http://partage-le.com/2016/09/lagriculture-ou-la-pire-erreur-de-lhistoire-de-lhumanite-par-jared-diamond-clive-dennis/http://partage-le.com/2018/04/9231/http://partage-le.com/2017/11/8288/