A place to cache linked articles (think custom and personal wayback machine)
Vous ne pouvez pas sélectionner plus de 25 sujets Les noms de sujets doivent commencer par une lettre ou un nombre, peuvent contenir des tirets ('-') et peuvent comporter jusqu'à 35 caractères.

index.md 11KB

title: Plutôt écrire que mourir url: https://www.hypothermia.fr/2017/04/plutot-ecrire-que-mourir/ hash_url: 6179fe08ea

Toi aussi, tu veux écrire un livre ! Je me suis retenue de ne pas m’exclamer à haute voix tandis que j’écoutais N. m’exposer sa bucket-list-des-choses-à-faire-avant-de-mourir-un-jour. Un sujet vers lequel j’aime beaucoup diriger les personnes que j’apprends à connaître, car je le trouve révélateur de nombreux éléments qui m’aident à cerner mon interlocuteur. Qu’est-ce que tu aimerais accomplir avant de mourir ? Peut-être suis-je aussi fascinée par la quantité de réponses que je récolte, la plupart des gens semblant tenir à jour une liste détaillée soigneusement réfléchie de points à compléter, tandis que je panique complètement lorsqu’on me demande la mienne – refusant de réfléchir un seul instant de quels souhaits je souhaite paver mon chemin vers une mort certaine (hé oui, on en revient toujours aux mêmes nœuds intérieurs).

Écrire

Que ça soit dans ce contexte ou au détour d’autres conversations, je ne compte plus les personnes qui m’ont annoncé un jour qu’elles aimeraient écrire un bouquin. Pourtant, après avoir creusé un peu, je réalise souvent qu’il ne s’agit pas d’une vocation. En effet, rares sont ceux qui en ont la flamme. Je ne parle pas de talent à ce stade, je parle d’une aspiration dévorante, d’une pulsion d’écrire si forte qu’elle les brûle vifs. D’un combat, surtout, intérieur, douloureux, avec l’écriture. Pour ces personnes, il s’agit d’une bataille dont elles ne sortent que rarement vainqueurs ; mais elles ont fait leurs armes, et les ont déjà tachées de sang.

Pour la grande majorité des autres, dont je ne connais aucun goût pour l’écriture et qui m’avouent eux-mêmes ne pas pratiquer cet art, j’ai la sensation que ce souhait d’écrire un livre est balancé comme on indique au bas d’un CV qu’on est fan de lecture et de cinéma. Comme une aspiration de bon ton évident, une facette un peu plus artistique du mariage-deux-enfants-monospace-chien-maison. Si t’as pas publié un bouquin avant de mourir, t’as raté ta vie.

– Oh ? Tu aimerais écrire quoi ?
– J’en sais rien, en vrai je pense pas que je le ferai. Mais j’aimerais bien. Autant les enfants, toujours pas, mais un bouquin j’aimerais bien. Pour laisser quelque chose de moi quand je serai plus là.

J’ai récemment fini La vérité sur l’affaire Harry Québert, pavé de 800 pages qu’on m’a recommandé à de nombreuses reprises ces dernières années, et qui a été un des bouquins les plus mal écrits que j’ai jamais eu l’occasion de lire. J’ai enchaîné ses chapitres avec une aberration croissante, consternée que ce livre ait été à ce point encensé de nombreux prix alors que je le trouvais d’un style abominable. Je ne pouvais même pas cette fois lui donner le bénéfice du doute sur une traduction maladroite, puisque son auteur est français.

K. m’a demandé si je souhaitais en écrire un article, tant il s’amusait de me voir fulminer à haute voix sur ce bouquin. Me sont alors revenues ces paroles de N. qui ont coupé court à tout plaisir critique dénigrant. Ce livre est sans doute à considérer comme un produit commercial, rien de plus. Et je fais une projection bien trop facile qui est sans doute bien loin de la réalité. Mais d’un coup, j’ai imaginé cet écrivain, plancher des centaines d’heures sur cette histoire, sur ces personnages, sur ces phrases. Pour laisser quelque chose de moi quand je serai plus là.

Je suis en train d’observer ma bibliothèque débordant de bouquins alors que j’écris ces mots. Parmi eux, combien ont été écrits dans cette optique de transcender la mort ? Et pourtant le livre n’a plus rien de sacré ; il suffit de constater la quantité de romans usinés à chaque rentrée littéraire pour réaliser que rares sont ceux qui tiendront l’épreuve du temps. J’étais le week-end dernier à un destockage de bouquins de bibliothèque vendus à prix réduits, et j’ai vu des piles entières du même livre inconnu d’un auteur tout aussi inconnu dont le portrait figé ornait la quatrième de couverture. Des livres écrits pour ne pas qu’on l’oublie, et qui ont fini dans des piles d’invendus à 50 centimes pièce.

Écrire

« Et toi Eli, t’es sans doute la personne que je connais qui écrit le plus, t’as pas envie de publier un livre ? » Ce qui me renvoie en écho à ce professeur de français au collège, à ce moment où il m’avait retenue à la récré pour me parler, pour m’encourager à continuer à écrire, « parce qu’un jour tu pourras sûrement écrire un livre ». Et déjà à l’époque, je me demandais : « Pour quoi faire ? »

Je sais que je ne tiendrai pas le temps. Que cette illusion ne me tiendra pas debout. Je n’ai à l’esprit aucune histoire suffisamment importante à mon goût pour oser dépasser cette peur de l’oubli et me mettre à l’ouvrage. Je n’ai jamais été créatrice d’histoires, je n’ai jamais su imaginer des personnages ni les faire évoluer dans une vie parallèle. La fiction me dépasse, la réalité m’ennuie. J’allais presque taper sur mon clavier « Je n’ai rien à écrire qui vaille la peine d’être publié ». Avant de prendre conscience de l’ironie de cette phrase.

J’ai publié près de 100 000 mots sur ce blog depuis sa réouverture. Autant d’histoires que je me suis appliquée à écrire, en choisissant les mots, les trames, les personnages. Des textes que je modèle, que je corrige, que je publie. J’écris un livre, si on veut. Il n’est pas sous format papier, il n’est pas édité, mais il s’agit d’une œuvre écrite et publiée, dans toute sa prétention de vouloir transcender l’écoulement du temps qui passe inéluctablement.

Une des œuvres d’art qui m’a le plus marquée dans une expo que j’ai vue aujourd’hui était le Chrono shredder de Susanna Hertrich, calendrier dont chaque jour est dévoré heure par heure, et dont il ne reste que de grands lambeaux de papier au sol. Ce projet m’a empli d’un immense malaise, et c’est en y repensant que je réalise en quoi ma démarche sur ce blog diffère de celle d’un livre.

Écrire un livre m’est quelque chose de beaucoup trop définitif et incontrôlable. Il s’agit de figer le temps en une œuvre unique et immuable, destinée à être léguée au monde dans l’espoir qu’elle ne s’y fanera pas, en espérant que les autres se souviendront de l’arroser de temps en temps. Pour ma part, je n’ai rien à foutre que mes mots disparaissent avec moi lorsque je serai morte. Je n’ai aucune prétention de vouloir laisser un témoignage qui me survivra et qui sera lu par le plus grand nombre ; Hypothermia n’est pas un héritage absolu. Il m’est un travail d’écriture qui évolue avec le temps, et que je tiens à modeler au fil des billets. Le blog me permet de récupérer les lambeaux des jours passés et de les assembler, les scotcher ensemble, article après article, pour éviter qu’ils se perdent trop vite.

Je n’écris pas pour qu’on se souvienne de moi après ma mort. J’écris pour me rappeler au fait que je suis bien vivante.

Écrire