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title: On a retrouvé Forrest Gump url: https://www.neufdixieme.com/on-a-retrouve-forrest-gump hash_url: 16d69205a8

Dormir dehors : depuis près de cinq mois, c’est devenu son truc à Rickey. Même quand il y a un lit. Nous sommes fin juillet 2017, chez Erik Schranz, son ami traileur et journaliste qui a podcast sur rue. Rickey vient de débarquer à Sacramento avec Anna Frost, amie d’ultra Néo-Zélandaise et, fatigués, elle de son vol, lui de sa course du jour, ils installent leurs sacs de couchage dans le jardin où l’air semble s’étouffer lui-même, malgré les invitations répétées de leur hôte à dormir sur un sommier climatisé. L’homme a presque fini son périple au cœur des Etats-Unis, 6400 km d’Est en Ouest, qu’il a baptisé la Transamericana, et il semblerait qu’il n’ait plus goût au confort moderne, à la vie compliquée, gadgetisée.

Lui, ce qu’il veut, c’est sonder l’âme de l’Amérique, rencontrer ses gens. Des gens ordinaires. Des gens qui se parlent. Qui s’entraident. A qui on peut demander son chemin sans peur. Qui répondent sans arrière-pensée.

Hit the road, Rick ! Avec juste un sac. Passer l’American River à gué, baskets autour du cou, puis se jeter dedans tout habillé, dormir au son des paons et de leurs inquiétants braillements à Solano Lake Park, boire une bière bien fraîche en compagnie de Will, le vieux barbu du Turtle Bar, Napa Valley… Vue de loin, l’Amérique semble bien obstinée, rectiligne. Vue d’ici, son âme est beaucoup plus sinueuse, ses gens plus complexes qu’il n’y paraît et Gates s’est senti nécessité de l’explorer. Qu’importe le temps, le chaud, le froid. Sortir des sentiers tracés, s’affranchir des règles et des chronos. Prendre le temps, au contraire, de vivre sa course. Voici la quête de Rickey Gates.

Mais, Dieu qu’il fait chaud en ce jour de juillet sur la route 128, dans le comté de Napa (Californie). Dominant le lac de Berryessa, le barrage de Monticello, immense et spectaculaire n’a donné qu’un peu d’air et de répit à la petite troupe qui s’ébranle sous le cagnard. Pas d’ombre sur la route, partout des stigmates des feux de forêts qui ont récemment frappé l’état. Rejoint depuis quelques jours par sa petite amie Liz avec qui il veut partager ses derniers miles, Anna Frost, ainsi que trois coureurs engagés du collectif mexicain Aire Libre, Rickey Gates traîne à l’arrière. Depuis quelques jours, le coureur du team Salomon a ralenti l’allure, un peu trop en avance sur son timing. Lors de cette ultime semaine de course, il ne fera plus qu’une vingtaine de miles par jour (32 km environ) au lieu des 30 ou 40 habituels (jusqu’à un marathon et demi). Il tient à honorer la fête organisée par ses camarades dans la baie de San Francisco le 1er août. A passer en clochard céleste, célébré, sur le pont du Golden Gate. Sommet de partage dans un voyage où il ne fut question que de cela. Rencontrer d’autres Américains, compter sur leur sens de l’hospitalité, sonder l’âme d’un pays, qui de chez nous, ne s’entrevoit plus que par le prisme de Trump. « Découvrir enfin cet endroit où je suis né et que je ne connais pas vraiment, alors que j’ai couru dans les lieux les plus reculés de la planète ». Il a tant vu, tant à raconter. Tant couru. Parti le 1er mars de Caroline du Sud. Et depuis, pas un jour qui ne se lève sans que son corps sec ne soit perclus de douleurs. Pas un jour sans que son esprit ne sente sur lui le souffle de la liberté, celle d’avoir choisi son chemin, sans a priori sur son prochain. Une quête initiatique avec pour seule routine, d’avoir le soleil derrière lui le matin, devant lui l’après-midi.

Il y a tellement d’images qui viennent en tête lorsque l’on aperçoit Rickey Gates, frêle silhouette, arriver au loin sur l’asphalte, de sa foulée rendue claudicante à cause d’une cheville enflammée. Ses bâtons qui font penser à un pèlerin. Son air de hobo (vagabond), short élimé, tee-shirt troué en mérino qui pue le mouton, chaussures, sa neuvième paire, qui envoient parfois un nuage de poussière. Cheveux blond vénitien plaqués sous une casquette déjà hors d’âge et d’usage au bout de six semaines, barbe emmêlée, qui lui confèrent un air de chevalier du trail téléporté au pays de Kerouac, London et Steinbeck.

C’est que le natif du Colorado rétif à parler de son palmarès de coureur, hormis ses deux deuxièmes places au Mad Marathon, son épreuve fétiche à travers les collines verdoyantes du Vermont, incarne une tendance de fond. Comme de plus en plus de runners lassés par les compétitions, Rickey veut tracer sa route, en solo, sans chrono. Ou s’offrir des parcours off sur le tracé d’une course mythique, sans rubalises et meute titubant dans des lacets pour s’afficher en finisher. « Cela fait 20 ans que je fais ça. Ca ne m’intéresse plus, faire des zig-zags dans les montagnes » Dans cette forme assumée de slow trail, on prend le temps de la discussion, du détour, le sac à dos est délesté du superflu, concentré sur l’essentiel. Pour les derniers jours, le coureur a dit adieu à son fidèle trolley, nommé « a horse with no name », le titre d’une chanson d’America. Laissé à Reno, mais pas abandonné, car le coureur espère qu’il sera pris en main, accompagnant d’autres chevauchées.

Toute sa vie est dans ce sac « crado et puant » de 6 kilos. Dessus, l’écusson témoigne d’une envie rageuse de vivre sa course comme il l’a rêvée. « Living my fucking dream ». Comme une exhortation à le laisser tranquille, à ne pas trop lui demander de comptes et de statistiques sur son exploit. « Je déteste les plannings, devoir dire où je vais aller à l’avance… Encore plus lors de ce voyage. » Dedans, entre autres, un tapis de sol, un sac de couchage léger comme une plume, 3 paires de chaussettes, 2 t-shirts, et des concessions aux réseaux sociaux (GoPro, batteries, etc) qui mettent l’athlète sponsorisé face à ses propres contradictions. « Il faut assumer cela, oui, j’en suis conscient. Mais aujourd’hui, si l’on veut raconter, il n’y a guère d’autres moyens. J’aurais préféré pouvoir juste écrire et dessiner dans mon petit carnet. Mes inspirations sont romanesques, notamment, « A Walk across America » de Peter Jenkins. » Outre son carnet décoré main, Rickey insiste pour présenter ses autres talismans : un petit canard en plastique jaune, un dan moi (guimbarde vietnamienne) et la croix de Saint-Jude, patronne des cas désespérés. Il nous montre aussi, son gros orteil gauche qui fut verni par une paire de dames à Tulsa (Oklahoma), la deuxième ville Art Deco du pays après Miami. « J’espère que la petite tâche orange va rester jusqu’à la fin, c’est un super souvenir ! »

Dans le sac encore, pas de tente, une simple bâche. Dormir dehors. Sous les ponts, dans les villes, dans les champs. Se laver à l’eau de la rivière. Ou accepter l’hospitalité d’un quidam avec qui l’on aura sympathisé sur la route. Rickey en a croisé des centaines. Kevin Wilson rencontré fin avril dans l’Oklahoma ne quittera plus ses pensées : « on a parlé de tout, de sa vie, dans cette grande maison vide. Puis, après m’avoir raconté pas mal de choses intimes, il s’est levé, a saisi un vase dans lequel reposaient les cendres de sa mère, morte quand il était en prison. On les as dispersées ensemble dans le jardin… » Il y eut aussi d’autres rencontres, plus fortuites : avec des serpents à sonnettes, des visons, des ours, des alligators. Jamais de peur. Toujours de la surprise.

Avec Bob Dylan, Neil Young et Grateful Dead dans ses oreilles, Gates est passé dans beaucoup d’états, par tous les états. Euphorie, détresse. Vécu des moments d’angoisse, comme lorsqu’il s’engage dans les 1290 km du désert de l’Utah, après avoir dit au revoir à sa famille, ses amis, que la solitude et le froid soudain l’enveloppent. Moments de souffrance offerts, version open bar, par la nature et ses invraisemblables écarts de température, des - 10° des Appalaches au 40° du désert de l’Utah. Frigo, four. Qu’importe, l’arrière cuisine lui plait. Naît en lui une fascination pour ce Sud profond, qu’il ne connaissait pas, où il a débuté son voyage. « J’y retournerais, passerais plus de temps dans le Bayou, l’Alabama, ses pauvres routes et villes poussiéreuses, où Noirs et Blancs ne se mélangent toujours pas à 100 m de distance. » Et ces 500 km merveilleux, dix jours à progresser en stand up paddle sur le fleuve Tennessee avec des écluses qui s’ouvrent à son passage, de quoi se prendre pour Moïse. Prenant le temps de penser à ses amis, de squatter un peu. Eric Schranz, rencontré plus haut, fait partie de l’aventure. Pas en courant, mais en échangeant de longs mois autour de cette idée folle, puis en l’accueillant dans son jardin californien de Sacramento. « Rickey a été complètement bousculé dans ses idées reçues. Dérouté par ce qu’il a vu, les gens qu’il a connus. C’est à mille lieux de ce que l’on imagine, de ce qu’on nous donne à voir sans cesse… Même à l’époque du smartphone, il suffit parfois de demander son chemin… »

Into the Deep, plus qu’into The Wild. Car L’Amérique qu’a voulu le coureur c’est la vraie, sans artifices. Pas uniquement celle, bucolique et partielle des trails qui font les belles cartes postales, mais celle des échangeurs, des highways saturées, des pistes cyclables où l’on peut débrancher son cerveau. « Mon périple s’est déroulé à 70% dans les villes » précise-t-il, ajoutant. « Je ne recherchais ni la solitude, ni la vie sauvage. Les vergers et les poteaux électriques, les déserts et les mégalopoles, c’est tout ça l’Amérique.» Quelques jours plus tôt, à Sacramento, capitale de la Californie, au croisement de J street et de Sonoma, une pancarte plantée dans une pelouse coquette stipulait « Make America kind again ». Ce détournement du slogan de campagne du nouveau président avait fait sourire l’Américain qui y voyait comme un clin d’œil à sa propre vision des Etats-Unis, à cet instant T. « Il y a tellement de gens bien dans ce pays. Ce peuple s’est construit dans la migration, le mouvement, des idéaux de liberté, aussi. Je n’ai jamais été déçu, sauf peut-être une fois, dans mon propre état du Colorado, où les gens se croient toujours un peu supérieurs : au lieu de vous dire, « come on », de vous encourager comme ailleurs, ils vous disent, pessimistes, « oh, it’s still a long way to go ! »

Si Rickey, à Sacramento comme ailleurs, s’arrête volontiers pour faire des selfies avec des passants, il ne repassera pas pour faire la photo. Il prend le temps, c’est le sien. La Transamericana, ce n’est pas pour faire plaisir aux sponsors, aux médias. Il ne mangera pas bio pour coller dans le tableau du runner nourri aux graines. De toutes façons, il n’a pas emporté de réchaud. Fidèle à la réalité du drapeau jusque dans son régime alimentaire : rien que de la junk food. « Impossible de prétendre traverser ce pays sans s’arrêter manger chez Taco Bell ou des beignets bien gras chez Dunkin’ Donuts ! » Avec pour paroxysme, la centaine de paquets de Slim Jim (une tranche de fromage et une saucisse sous plastique) avalés en chemin. Envoyés sous pli par sa mère, Patricia, quand il en manquait. « Je ne voulais pas me compliquer la vie. Juste m’arrêter quand j’avais faim. Alors, s’il y avait un magasin, j’achetais ce que je trouvais. C’est l’alimentation du citoyen ordinaire. Je n’ai jamais mangé aussi mal de ma vie, ingurgité de telles quantités de nourriture ! Tout ce sucre, ce gras… Je suis sûr de rentrer avec une ou deux caries. Heureusement, j’ai perdu un peu de poids durant ces cinq mois… A la rentrée, je me ferais une détox ! »

Pour l’heure, dans le comté de Napa, Rickey et ses amis s’arrêtent cueillir des mûres, après avoir acheté quelques pêches bio à Lauren Warren, vieil agriculteur qui arrondit sa retraite. « Saines calories, enfin ! plaisante Anna Frost. » Direction le Turtle Bar, souvenir de jeunesse que l’homme a envie de partager avec sa bande. A l’entrée, à l’ombre de la terrasse, Will, un vieux routier à longue barbe jaunie par le tabac, comme échappé d’une pochette de disque de ZZ Top, entame la discussion avec Rickey, entre deux gorgées de bière. Informé de l’historique, il rugit, goguenard : « Ah, you’re Forrest Gump !! » A l’intérieur du bar, les murs et le plafond sont tapissés de billets de 1 dollar sur lequel chaque client a signé, écrit ou dessiné. Rickey y va de son autographe « Going west » tandis que la nouvelle de sa présence se propage. Certains ont entendu parler de cette traversée. Steve venu en famille réclame une photo. Une jeune maman bombarde l’athlète de questions ponctuées de « oh my Gosh, amazing », elle n’en revient pas de ce que « petit gars tout maigre » a fait là. Le coureur est aux anges.

Au sortir du bar, il va chercher un endroit pour la nuit, où dérouler son tapis de sol pour la xième fois, et profiter des dernières nuits étoilées. La cavale buissonnière s’arrêtera dans quelques jours, et, comme un marin au long cours à l’heure de débarquer à terre, l’homme hésite entre soulagement et crainte, redoute même la dépression. A l’heure de presque finir, Rickey Gates ne saurait dire précisément pourquoi il est ici, ce qu’il voulait dire par là. Si tout ceci n’est pas un rêve. Seule réalité : celle de revenir parmi les siens, lesté de six mille quatre cent kilomètres supplémentaires au compteur. Jalonnés d’extraordinaires souvenirs, de moments uniques, intimes partagés. De fierté, de bonheur. Un autre homme.