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title: BALLAST • QUE FAIRE ? url: https://www.revue-ballast.fr/que-faire/ hash_url: 0a53d8dedc

10 janvier 2022


Chaque élec­tion pré­si­den­tielle remet imman­qua­ble­ment cette ques­tion sur la table : voter ou ne pas voter ? Le camp de l’é­man­ci­pa­tion est par­ta­gé — une très vieille his­toire. Nous ne répon­drons pas ici à cette ques­tion (le lec­teur s’en moque, d’au­tant que notre rédac­tion n’a rien d’ho­mo­gène). En revanche, nous avons sou­hai­té inter­ro­ger dans le détail les dif­fé­rentes orien­ta­tions stra­té­giques qui se pré­sentent, aujourd’­hui, aux rési­dents fran­çais (voire aux fran­co­phones) dési­reux d’en finir avec la mise au pas des popu­la­tions. Disons-le posi­ti­ve­ment : dési­reux de fon­der un ordre social aus­si digne, juste et éga­li­taire que pos­sible. Nous sommes ain­si allés à la ren­contre de par­ti­sanes et de par­ti­sans de l’au­to­no­mie, de l’ins­tau­ra­tion d’un gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire par la grève géné­rale, de la révo­lu­tion citoyenne par les urnes, de l’af­fran­chis­se­ment col­lec­tif par les lieux de tra­vail et, enfin, de la construc­tion d’un double pou­voir puis d’une socié­té fédé­rale auto­gé­rée. Un dos­sier thé­ma­tique en cinq volets, donc. Mais d’a­bord, quelques pré­ci­sions introductives. 


Dans le camp de l’é­man­ci­pa­tion (ou, appe­lons-le comme on vou­dra : la tra­di­tion socia­liste, le mou­ve­ment anti­ca­pi­ta­liste, la gauche de trans­for­ma­tion sociale, la gauche radi­cale), les déci­sions indi­vi­duelles ou col­lec­tives oscil­lent, l’heure venue des élec­tions, entre trois choix : abs­ten­tion (par dégoût ou convic­tion théo­rique), vote d’adhé­sion pour un can­di­dat ouver­te­ment « révo­lu­tion­naire » (dont on sait qu’il n’i­ra pas au second tour) et vote d’ap­pui pour la for­ma­tion « réfor­miste » en pointe (par convic­tion ou com­pro­mis tac­tique). Le pre­mier bloc refuse par prin­cipe la repré­sen­ta­tion par­le­men­taire et estime qu’au­cune avan­cée poli­tique consé­quente n’est pos­sible dans le cadre électoral/institutionnel/bourgeois ; le deuxième démys­ti­fie ledit cadre et, pro­fi­tant de l’ou­ver­ture de l’es­pace média­tique propre à toute séquence élec­to­rale, encou­rage à la lutte sociale et révo­lu­tion­naire sur le ter­rain ; le troi­sième aspire haut et fort à la conquête légale de l’ap­pa­reil d’État — ély­séen, en l’occurrence.

« Que faire ? », donc.

« Sans théo­rie révo­lu­tion­naire, pas de mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, insiste Lénine — la for­mule connaî­tra de beaux jours. »

D’aucuns auront recon­nu le titre de la bro­chure publiée par Lénine en 1902. Le révo­lu­tion­naire entend alors orga­ni­ser la classe ouvrière nais­sante dans la Russie tsa­riste. Son objec­tif est la fon­da­tion « d’une orga­ni­sa­tion de com­bat » ; pour ce faire, il importe à ses yeux de « reprendre le tra­vail théo­rique ». Faire de la théo­rie alors que les cam­pagnes et les usines du pays s’agitent ? « Sans théo­rie révo­lu­tion­naire, pas de mou­ve­ment révo­lu­tion­naire », insiste-t-il — la for­mule connaî­tra de beaux jours. C’est que, pose-t-il encore, le « pro­blème fon­da­men­tal de toute révo­lu­tion est celui du pou­voir ». Il suf­fit d’un tour en librai­rie pour consta­ter que la ques­tion stra­té­gique a repris des cou­leurs. Pour ne citer que quelques exemples : Agir ici et main­te­nant de Floréal Romero, Comment s’or­ga­ni­ser ? de Starhawk, Basculements de Jérôme Baschet, Maintenant du Comité invi­sible, Premières mesures révo­lu­tion­naires d’Éric Hazan et Kamo, Stratégies anti­ca­pi­ta­listes pour le XXIe siècle d’Erik Olin Wright, Communisme et stra­té­gie d’Isabelle Garo, Figures du com­mu­nisme de Frédéric Lordon ou encore la récente réédi­tion du Programme de tran­si­tion de Trotsky aux Éditions communard·e·s.

Trois choix, disions-nous. Lesquels recoupent pour une bonne part trois concep­tions stra­té­giques que le camp de l’é­man­ci­pa­tion a mobi­li­sées his­to­ri­que­ment pour répondre à la ques­tion du pou­voir. On aurait tout loi­sir d’af­fi­ner et d’al­ler cher­cher, ici, là, en fonc­tion des époques et des espaces, d’autres pro­po­si­tions ana­ly­tiques ou pra­tiques : si ces trois concep­tions n’é­puisent pas le champ stra­té­gique de l’é­ga­li­té, force est d’ad­mettre qu’elles le consti­tuent à la fois dura­ble­ment et lar­ge­ment. Donc : déser­ter le pou­voir cen­tral capi­ta­liste et se sous­traire à l’ordre domi­nant par la péri­phé­rie ; ren­ver­ser le pou­voir cen­tral capi­ta­liste au terme d’un sou­lè­ve­ment et bâtir une socié­té de jus­tice ; s’emparer du pou­voir cen­tral capi­ta­liste par la voie légale et tra­vailler, depuis l’État, à la libé­ra­tion de la socié­té. On aura iden­ti­fié, à très grands traits, la tra­di­tion anar­chiste, la tra­di­tion mar­xiste et la tra­di­tion social-démo­crate au sens ori­gi­nel du terme. Autrement dit : les pha­lan­stères, les colo­nies liber­taires, l’en-dehors, les « com­mu­nau­tés par le retrait », la Catalogne de 1936 ou les ZAD ; la Russie bol­che­vik de 1917, le Cuba cas­tro-gué­va­riste de 1959 ou le Mozambique fre­li­miste de 1975 ; le Chili de l’Unité popu­laire de 1970, la France du Programme com­mun de 1981, l’Uruguay de Mujica de 2010 ou la Grèce de Syriza de 2015.

[Le sous-commandant Marcos au caracol La Realidad, 2014 | Alessandro Zagato]

Déserter le pouvoir

Quelques repères, à vol d’oiseau.

Louise Michel est deve­nue anar­chiste en mer, durant sa dépor­ta­tion vers la Nouvelle-Calédonie, au len­de­main de l’é­cra­se­ment de la Commune de Paris à laquelle elle avait pris part un fusil à la main. Pourquoi ? Car le pou­voir conta­mine et cor­rompt, racon­te­ra-t-elle ensuite. « J’en vins rapi­de­ment à être convain­cue que les hon­nêtes gens au pou­voir y seront aus­si inca­pables que les mal­hon­nêtes seront nui­sibles, et qu’il est impos­sible que jamais la liber­té s’allie avec un pou­voir quel­conque. » Si la tra­di­tion liber­taire inter­na­tio­nale n’a jamais par­lé d’une même voix (il est, entre autres choses, des anar­chistes qui votent et d’autres qui défendent dia­lec­ti­que­ment l’État), on peut tou­te­fois cer­ner cette ten­dance lourde : une méfiance irré­duc­tible à l’en­droit des for­ma­tions gou­ver­ne­men­tales, fussent-elles « ouvrières » ou « socia­listes ». Daniel Guérin, his­to­rien et mili­tant com­mu­niste liber­taire, ne craint pas d’é­vo­quer « l’hor­reur de l’État » inhé­rente à cette tra­di­tion et rap­pelle, dans L’Anarchisme, l’al­ter­na­tive qu’elle a sou­vent faite sienne : la fédé­ra­tion volon­taire, la soli­da­ri­sa­tion de com­munes auto­gé­rées, l’or­ga­ni­sa­tion par la base. On ne ren­tre­ra pas ici dans les diver­gences internes du mou­ve­ment liber­taire ; on rap­pel­le­ra seule­ment com­bien le dif­fé­rend qui l’a oppo­sé au mar­xisme (lequel n’ab­sorbe pas à lui seul le signi­fiant « com­mu­nisme ») struc­ture encore le camp de l’é­man­ci­pa­tion. Le duel entre Bakounine et Marx n’est pas loin d’a­voir valeur de mythe. « Qui dit État — lan­çait le pre­mier —, dit néces­sai­re­ment domi­na­tion et, par consé­quent, escla­vage ; un État sans escla­vage, avoué ou mas­qué, est incon­ce­vable, voi­là pour­quoi nous sommes enne­mis de l’État. » Non que Marx fût un défen­seur de ce der­nier — tout au contraire : il conviait seule­ment à son dépé­ris­se­ment pro­gres­sif, au terme d’une phase tran­si­toire qui ver­rait le pro­lé­ta­riat vic­to­rieux conduire sa fameuse « dic­ta­ture » (étant enten­du que le terme n’a­vait pas la signi­fi­ca­tion qu’il a aujourd’hui).

« En 1977, Foucault allait déjà jus­qu’à décla­rer : [T]out ce que cette tra­di­tion socia­liste a pro­duit dans l’Histoire est à condam­ner. »

Depuis les années 1970, les mou­ve­ments des femmes (entrées en citoyen­ne­té depuis peu et rebat­tant, dès lors, l’in­té­gra­li­té des cartes), des per­sonnes LGBT, des immi­grés, des indi­gènes ou de l’antipsychiatrie ont accom­pa­gné, nour­ri, élar­gi et lar­ge­ment dépas­sé la tra­di­tion liber­taire. Parallèlement, une recom­po­si­tion de l’ac­tion directe s’est opé­rée par le biais de la déso­béis­sance, de l’oc­cu­pa­tion et de la défense éco­lo­giste de ter­ri­toires en dan­ger : c’est, par exemple, le Larzac et son camp mili­taire ; ce sont les cen­trales nucléaires, alle­mandes et fran­çaises, qui font conver­ger des mil­liers d’ac­ti­vistes venus de toute l’Europe. Sans se récla­mer nom­mé­ment de l’a­nar­chisme, un espace poli­tique dif­fus s’est affir­mé contre le réfor­misme social et contre le modèle révo­lu­tion­naire alors domi­nant (sovié­tique, cas­triste ou maoïste) : celui de l’an­ti-auto­ri­ta­risme et de l’an­ti-pou­voir. Ces forces, non homo­gènes, ont poin­té du doigt la plu­ra­li­té des pou­voirs qui s’exercent sur des groupes dits « subal­ternes ». Le pou­voir n’est pas un stock qui s’accumule ni une sub­stance concen­trée dans l’État : il se conjugue au plu­riel. Tandis que Gilles Deleuze et Félix Guattari invitent en 1980, avec Mille Plateaux, à consi­dé­rer « les mino­ri­tés plu­tôt que les classes », le phi­lo­sophe Michel Foucault lance, un an plus tard : « La socié­té est un archi­pel de pou­voirs dif­fé­rents. » Ses tra­vaux sur les pri­sons, les asiles, les casernes ou les écoles convient à décen­trer le regard pour sai­sir une « micro­phy­sique des pou­voirs » qu’exercent toutes les ins­ti­tu­tions. L’antagonisme « tra­vail-capi­tal », consti­tu­tif du mou­ve­ment socia­liste inter­na­tio­nal, se trans­forme en une infi­ni­té de rela­tions inégales de pou­voir fon­dées sur le genre, l’orientation sexuelle, la race, le lieu d’habitation, le lan­gage ou le corps. En 1977, Foucault allait déjà jus­qu’à décla­rer : « [T]out ce que cette tra­di­tion socia­liste a pro­duit dans l’Histoire est à condam­ner. »

À un pou­voir dis­sé­mi­né répondent dès lors de nou­velles formes de résis­tance. « Zone auto­nome tem­po­raire » (TAZ) dans les années 1990 et ZAD deux décen­nies plus tard, squats, résur­gence de la figure du pirate, pro­mo­tion de l’im­mé­dia­te­té et de « nou­velles formes de vie », ima­gi­naire de l’exode, de la séces­sion et de la destitution. Il s’agit, pour des groupes affi­ni­taires, sans ambi­tion à deve­nir majo­ri­taires, sans volon­té aucune de gagner l’at­ten­tion des « masses », d’élaborer des pra­tiques de dis­si­dence hors les ins­ti­tu­tions, les par­tis et les syn­di­cats : des « oasis », dirait le phi­lo­sophe Jacques Rancière. On ne cherche plus à contes­ter la légi­ti­mi­té des pou­voirs en place, pour les rem­pla­cer et « faire mieux » (révo­lu­tion) ou « moins pire » (réfor­misme), mais à démon­trer, ici et main­te­nant, que la vie n’est pas à venir. Créer des brèches, mul­ti­plier les fis­sures, tra­cer des lignes de fuite, se loger dans des inter­stices, deve­nir fur­tifs, éta­blir des îlots ou des archi­pels : si le voca­bu­laire du mar­xisme tenait du sol­dat-mili­taire (affron­te­ment, conquête, prise, stra­té­gie, dis­ci­pline, front), l’anti-pouvoir parle le lan­gage du déser­teur, du sabo­teur, du fugi­tif, de l’a­no­nyme ou du mar­ron. Le phi­lo­sophe et psy­cha­na­lyste Miguel Benasayag, ancien gué­rille­ro en Argentine et défen­seur de ces « nou­velles radi­ca­li­tés », nous disait en 2016 : « Il faut aban­don­ner l’idée de lutte finale, de socié­té de jus­tice. Ça ne pro­duit que de la décep­tion — ou de la dic­ta­ture, lorsque les jus­ti­ciers triomphent. » Avant de pré­ci­ser : « Seules les luttes décen­tra­li­sées et bor­dé­liques — à l’instar du com­bat des femmes, des indi­gènes, des Noirs ou des homo­sexuels —, qui visaient le chan­ge­ment ici et main­te­nant et non le pou­voir, ont pu chan­ger le monde. »

[ZAD de Brétignolles-sur-Mer (la « Bréti-ZAD »), octobre 2019 | Jérôme Laumailler]

Un an plus tard, le socio­logue et phi­lo­sophe John Holloway, auteur du clas­sique Changer le monde sans prendre le pou­voir, nous confiait : « Il est clair que la ten­ta­tive de chan­ger les choses au tra­vers de l’État n’est pas seule­ment inef­fi­cace : elle est com­plè­te­ment contre-pro­duc­tive. La gauche poli­tique a fait au moins autant de mal à la vie humaine et non-humaine dans les trente der­nières années que la droite. » « Que faire ? », dans ce cas, deman­dions-nous déjà. Et l’in­té­res­sé de répondre : « Il n’y a ni dogme auquel se fier, ni réponse toute faite — seule­ment une recherche déses­pé­rée et urgente. L’initiative zapa­tiste récente est une ten­ta­tive pour trou­ver un che­min, et nous devons tous l’observer atten­ti­ve­ment. Selon moi, la ques­tion cen­trale est de savoir com­ment on pense la confluence de ces fis­sures. Cela ne peut pas être fait en éla­bo­rant des ins­ti­tu­tions (qui sont, en outre, tou­jours ennuyeuses), mais en créant des réso­nances. Il fau­drait que nous pen­sions ces réso­nances et leur mise en réseau comme une grande vague de rage qui ava­le­rait à la fois le capi­tal et les vieilles ins­ti­tu­tions de média­tion qui l’ont pro­té­gé pen­dant si long­temps. »

« Le coup de force néo­li­bé­ral mon­dial s’est dou­blé de l’ef­fon­dre­ment des gauches à la même échelle : le mot capi­ta­lisme a été ren­voyé au fond des âges. »

La révolte zapa­tiste, lan­cée en 1994 depuis le Chiapas mexi­cain, sus­cite effec­ti­ve­ment l’at­ten­tion d’une part sub­stan­tielle de ces sec­teurs tour­nés vers l’« auto­no­mie ». Dans un entre­tien accor­dé à l’un des res­pon­sables du Monde diplo­ma­tique, le sous-com­man­dant insur­gé Marcos — for­mé au mar­xisme le plus clas­sique — a résu­mé leur pers­pec­tive : « Parce que notre pro­jet poli­tique, je le répète, n’est pas de prendre le pou­voir. Il n’est pas de prendre le pou­voir par les armes, mais pas non plus par la voie élec­to­rale, ni par une quel­conque autre voie, put­schiste, etc. Dans notre pro­jet poli­tique, nous disons que ce qu’il faut faire, c’est sub­ver­tir la rela­tion de pou­voir, entre autres rai­sons parce que le centre du pou­voir n’est plus dans les États natio­naux. Cela ne sert donc à rien de conqué­rir le pou­voir. Un gou­ver­ne­ment peut être de gauche, de droite, cen­triste et, fina­le­ment, il ne pour­ra pas prendre les déci­sions fon­da­men­tales. » Raison pour laquelle le porte-parole de l’Armée natio­nale de libé­ra­tion zapa­tiste (EZLN) se défi­nit comme un « rebelle social » et non un « révo­lu­tion­naire ». Près de trente ans plus tard, le pro­jet chia­pa­nèque conti­nue d’ir­ri­guer l’i­ma­gi­naire et la contes­ta­tion « hors les murs » — au prix, sou­vent, d’une occul­ta­tion de cer­taines de ses pro­prié­tés (patrio­tisme, com­man­de­ment mili­taire, dis­ci­pline, pro­hi­bi­tion de l’al­cool). « Tout reprend racine à la base », nous disait Raoul Vaneigem en 2019. Et cette figure de l’Internationale situa­tion­niste d’en appe­ler à la fon­da­tion de « ter­ri­toires » lar­ge­ment ins­pi­rée par l’en­tre­prise zapa­tiste : une fon­da­tion « qui, n’offrant aucune prise à l’ennemi — ni appro­pria­tion, ni pou­voir, ni repré­sen­ta­tion — nous rend insai­sis­sables ».

Prendre le pouvoir

L’échec du com­mu­nisme d’État a bru­ta­le­ment cou­pé la chique aux par­ta­geux. La chose est bien connue : puisque toute ten­ta­tive d’a­mé­lio­rer la vie des humbles, des exploi­tés et des dému­nis conduit aux camps de tra­vaux for­cés, aux purges et aux exé­cu­tions de masse, ne reste, rabâchent les puis­sants, qu’à ral­lier la « démo­cra­tie » libé­rale, le règne des oli­garques, l’empire illi­mi­té de la mar­chan­dise et la dévas­ta­tion des éco­sys­tèmes. Le coup de force néo­li­bé­ral mon­dial s’est dou­blé de l’ef­fon­dre­ment des gauches à la même échelle : bien des anciens « radi­caux » ont rejoint les maîtres du moment ; le mot « capi­ta­lisme » a été ren­voyé au fond des âges ; les gagnants ont para­dé au grand jour dans un monde ouvert et dyna­mique. Grand res­ca­pé du tota­li­ta­risme dit « com­mu­niste », tout par­ti­cu­liè­re­ment en France : le trots­kysme. Le mar­tyre de son lea­der — suc­cé­dant à sa vigou­reuse oppo­si­tion au bureau­cra­tisme et au sta­li­nisme — a per­mis à cette ligne mar­xiste de per­du­rer et d’af­fir­mer, plus ou moins intact, l’i­déal de trans­for­ma­tion sociale popu­laire. Pas moins de trois orga­ni­sa­tions enga­gées dans la pré­sente aven­ture pré­si­den­tielle fran­çaise s’en réclament de manière directe ou indi­recte : Lutte Ouvrière (LO), le Nouveau par­ti anti­ca­pi­ta­liste (NPA) et Révolution Permanente (RP).

[Fresque au Venezuela : Hugo Chávez, Simón Bolívar et Nicolás Maduro | DR]

Le phi­lo­sophe et mili­tant Daniel Bensaïd, diri­geant de la Ligue com­mu­niste révo­lu­tion­naire (LCR) puis du NPA, écri­vait, dans un texte inédit que nous avions publié en 2015 : « Certes, les pou­voirs issus des révo­lu­tions du XXe siècle n’ont pas chan­gé le monde. Certains ont même dégé­né­ré en dic­ta­tures bureau­cra­tiques et il faut tirer toutes les leçons de ces expé­riences dou­lou­reuses. Mais ceux qui ont refu­sé de prendre le pou­voir n’ont pas davan­tage chan­gé le monde. Ils se sont, dans la plu­part des cas, conten­tés d’accompagner et d’amender à la marge la poli­tique des domi­nants et de recon­duire la divi­sion du tra­vail entre mou­ve­ments sociaux et repré­sen­ta­tion poli­tique, lais­sant de fait le mono­pole de la poli­tique à ceux qui en font pro­fes­sion (et par­fois for­tune), quand ils n’ont pas car­ré­ment ser­vi d’auxiliaires aux défen­seurs de l’ordre éta­bli. Face aux pro­blèmes concrets posés par les expé­riences en cours, ces dis­cours semblent vieillir très vite et fuir la réa­li­té au pro­fit de l’abstraction. […] [L]a thé­ma­tique de l’antipouvoir sans prise du pou­voir flotte dans l’abstraction spec­trale. Sans pas­sé ni futur, son pré­sent abso­lu est le degré zéro d’une stra­té­gie à peine renais­sante. »

Face à la « pul­vé­ri­sa­tion post­mo­derne » et à la « poli­tique en miettes » (rhi­zomes, deve­nirs mino­ri­taires, mul­ti­pli­ci­té dési­rante ou kaléi­do­scope des iden­ti­tés), Bensaïd déplo­rait l’ou­bli pro­gres­sif — dans le champ contes­ta­taire — de « la puis­sance sur­dé­ter­mi­nante du capi­tal ». C’est donc à la consti­tu­tion d’un « socia­lisme du XXIe siècle » qu’il invi­tait : non pas, bien sûr, la résur­rec­tion tout habillée du léni­nisme, non pas, à l’é­vi­dence, l’é­vic­tion des pro­blé­ma­tiques par­fois tenues pour « secon­daires » par le mou­ve­ment socia­liste his­to­rique (fémi­nisme, anti­ra­cisme, éco­lo­gie), mais le main­tien, actua­li­sé, du cap col­lec­tif et révo­lu­tion­naire. Plus grand monde, de nos jours, ne sou­tient l’i­dée d’un ren­ver­se­ment armé de l’appareil d’État par un par­ti doté d’une avant-garde pro­fes­sion­nelle : les années 1970 et 1980 ont signé l’é­chec des ten­ta­tives de gué­rilla urbaine menées par la Fraction armée rouge, les Brigades rouges et Action directe ; l’État capi­ta­liste dis­pose de moyens de contrôle tech­no­lo­gique et d’une puis­sance de feu sans pré­cé­dent ; la vio­lence phy­sique, muta­tion « civi­li­sa­tion­nelle » des mœurs oblige, ne ren­contre que peu l’as­sen­ti­ment popu­laire. On assiste cepen­dant, depuis quelque temps, mar­gi­na­le­ment mais signi­fi­ca­ti­ve­ment, à la revi­ta­li­sa­tion de l’é­lan léni­niste. Ou, plu­tôt, néo- ou post-léni­niste (voire « éco­lé­ni­niste » ou « léni­niste liber­taire »). Qu’on songe à l’é­co­lo­giste sué­dois Andreas Malm, au phi­lo­sophe slo­vène Slavoj Žižek, à l’é­co­no­miste et phi­lo­sophe Frédéric Lordon ou au média ACTA.

« À un moment il faut remettre la main sur les moyens de pro­duc­tion. Ce sera donc soit les iso­lats, soit la gigan­to­ma­chie révo­lu­tion­naire. »

C’est que, pour Lordon, l’hy­po­thèse auto­nome, com­mu­nale ou loca­liste ne se montre pas à la hau­teur de la situa­tion. La séces­sion mino­ri­taire des mili­tantes et des mili­tants les plus réso­lus, pour fruc­tueuse qu’elle puisse être, ne pour­ra rien contre l’é­co­cide capi­ta­liste et la finance mon­dia­li­sée. Il nous disait ain­si en 2018 : « [C]’est un argu­ment prag­ma­tique d’échelle. Je veux bien tout ce qu’on veut : contour­ner les élec­tions, l’État, mais je demande alors qu’on me montre la puis­sance macro­sco­pique alter­na­tive capable de faire le tra­vail. Le tra­vail de rou­ler sur le capi­tal. Ça n’est pas la peine de m’opposer que l’État est tel­le­ment colo­ni­sé par les hommes du capi­tal qu’il est deve­nu État-du-capi­tal. Non pas que la chose ne soit pas ten­dan­ciel­le­ment vraie aujourd’hui. Mais parce qu’elle ne fait pas une véri­té d’essence, je veux dire pas une véri­té pure — même dans le capi­ta­lisme. » Et, à la pro­po­si­tion d’un maillage de com­munes affran­chies, il objec­tait : « [S]auf retour géné­ra­li­sé à l’économie pota­gère auto­suf­fi­sante, je ne peux pas y croire. À un moment il faut remettre la main sur les moyens de pro­duc­tion. Croyez-vous que les pro­prié­taires pri­vés les ren­dront de bonne grâce ? Croyez-vous que les tenants du capi­tal lais­se­ront défaire sans réac­tion leur forme de vie ? Ne croyez-vous pas qu’ils dis­posent de moyens et de res­sources immenses qu’ils jet­te­ront jusqu’à la der­nière dans la bataille ? Ce sera donc soit les iso­lats, soit la gigan­to­ma­chie révo­lu­tion­naire. »

Le rap­port de force est net : masses révo­lu­tion­naires contre classes domi­nantes. Les pou­voirs éco­no­mique, média­tique, poli­cier et judi­ciaire concen­trés dans quelques mains ne peuvent être arra­chés que par le pou­voir du grand nombre assem­blé et déter­mi­né. La stra­té­gie mar­xiste, léni­niste et trots­kyste est un art quan­ti­ta­tif du contre­poids, une phy­sique des forces. La lente accu­mu­la­tion du pou­voir par les grèves, les mani­fes­ta­tions et la conscien­ti­sa­tion doit se sol­der par un cli­max : un sou­lè­ve­ment des­ti­tuant — à la suite d’un évé­ne­ment impré­vi­sible — sub­merge les murailles adverses. Léon Trotsky voyait ain­si dans « le méca­nisme poli­tique de la révo­lu­tion […] le pas­sage du pou­voir d’une classe à l’autre ».

[La révolution confédéraliste démocratique au Rojava, dans l'Administration autonome du Nord et de l'Est de la Syrie, en octobre 2014 | Loez]

… oui, mais par les urnes

Les stra­té­gies pré­cé­dentes — déser­tion et affron­te­ment — ont en com­mun de mettre à dis­tance (ou de décil­ler) les voies élec­to­rales. Avec un argu­ment qui fait mouche : les gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes se sont fait écra­ser ou se sont cou­chés. Allende meurt dans un putsch appuyé par la CIA ; Mitterrand ne tarde pas à ran­ger le Programme com­mun au pla­card ; Tsípras signe le mémo­ran­dum d’aus­té­ri­té refu­sé par le peuple grec quelques semaines plus tôt. Le jeu élec­to­ral est tru­qué : face les pauvres perdent, pile les riches gagnent… à tous les coups ? Alors que les années 1980 et 1990 ont mar­qué le tour­nant « démo­crate » (entendre « libé­ral ») des grands par­tis poli­tiques de l’International socia­liste — le Parti socia­liste fran­çais fon­dé en 1971 sur la pro­messe d’une « rup­ture avec la socié­té capi­ta­liste » aura comp­té dans ses rangs des frau­deurs du fisc et des édi­to­ria­listes sur BFMTV —, le mou­ve­ment alter­mon­dia­liste s’est dres­sé et l’Amérique latine a, la pre­mière, oppo­sé une résis­tance de vaste ampleur à l’hé­gé­mo­nie néo­li­bé­rale et impé­riale. Des luttes sociales ont trou­vé des débou­chés poli­tiques ins­ti­tu­tion­nels au Venezuela, au Brésil ou encore en Bolivie avec les vic­toires élec­to­rales de Chávez, Lula et Morales. Les lea­ders en pré­sence sont en rup­ture avec la social-démo­cra­tie tra­di­tion­nelle — qu’ils aient rom­pu avec cette der­nière ou qu’ils aient émer­gé des mou­ve­ments sociaux —, sur la forme comme sur le fond : ils assument des signi­fiants révo­lu­tion­naires, ils mobi­lisent l’hé­ri­tage com­mu­niste et indé­pen­dan­tiste, ils natio­na­lisent des moyens de pro­duc­tion et mènent des poli­tiques de redis­tri­bu­tion. Sur le Vieux Continent, quelques curieux prennent des notes : Jean-Luc Mélenchon en France ou Pablo Iglesias en Espagne.

« Des luttes sociales ont trou­vé des débou­chés poli­tiques ins­ti­tu­tion­nels au Venezuela, au Brésil ou encore en Bolivie avec les vic­toires élec­to­rales de Chávez, Lula et Morales. »

Sous d’autres confi­gu­ra­tions poli­tiques et cultu­relles, des cadres his­to­riques de la social-démo­cra­tie s’é­lèvent contre la muta­tion capi­ta­liste de la social-démo­cra­tie : Oskar Lafontaine en Allemagne, Jeremy Corbyn au Royaume-Uni ou Bernie Sanders aux États-Unis. En dépit de leurs dif­fé­rences, tous portent un regard cri­tique sur la dérive ou l’i­nef­fi­ca­ci­té de la tac­tique élec­to­rale de leur orga­ni­sa­tion poli­tique, ain­si qu’une foi inébran­lable dans la démo­cra­tie majo­ri­taire. Ils en conviennent et le théo­risent : le sys­tème éco­no­mique, média­tique et poli­tique est taillé sur-mesure pour l’al­ter­nance sans alter­na­tive. Mais c’est que les puis­sants, trop sûrs de leur fait, ont ouvert une fenêtre d’op­por­tu­ni­té poli­tique avec la crise des sub­primes en 2008 : les par­ti­sans de la voie élec­to­rale y voient une crise d’hé­gé­mo­nie. Ce grand récit libé­ral — concur­rence, déré­gu­la­tion, mon­dia­li­sa­tion — qui satu­rait ondes et images per­cute la crise éco­no­mique (et la crise éco­lo­gique) de plein fouet : chô­mage de masse, délo­ca­li­sa­tions d’u­sines, déclas­se­ment inter­gé­né­ra­tion­nel, inéga­li­tés crois­santes. « Leur nar­ra­tion ne peut [plus] se trans­for­mer dans la nar­ra­tion uni­ver­selle d’une époque », en conclut Íñigo Errejón, un des fon­da­teurs de Podemos. Si les mou­ve­ments des places (Occupy, Indignados, Nuit Debout, etc.) dénoncent ces mêmes maux, sans pro­grammes ni repré­sen­tants, il s’a­git, pour ces « res­pon­sables poli­tiques », de pro­po­ser une réponse arti­cu­lée à grande échelle. Contester la nar­ra­tion libé­rale implique des inter­ven­tions média­tiques qui inter­pellent une base élec­to­rale popu­laire com­po­sée des dégoû­tés et des déçus de la poli­tique — que l’in­di­vi­dua­li­sa­tion du tra­vail et des modes de vie ont éloi­gné des par­tis, des syn­di­cats, des asso­cia­tions. Dans cette conjonc­ture, la vio­lence révo­lu­tion­naire ne sau­rait être une option : elle éloigne le grand nombre de l’ac­tion et de l’en­ga­ge­ment quo­ti­dien. Pas plus que la séces­sion n’en est une. « Je ne crois pas à l’esca­ping. On ne peut pas faire comme si ça n’existait pas. On peut faire son petit truc dans son coin mais ça ne res­te­ra jamais qu’une mino­ri­té. La masse des gens ne peut pas se le per­mettre. Personne n’échappe au pou­voir. Ça ne m’a jamais convain­cue : on veut chan­ger le monde, pas sa vie. Donc entrer en confron­ta­tion avec ce qui le struc­ture, avec les lieux et les centres de pou­voir », nous confiait Danièle Obono en 2017, fraî­che­ment élue dépu­tée La France insou­mise et par­ti­sane réso­lue de la « révo­lu­tion citoyenne ».

Les cam­pagnes élec­to­rales, incar­nées par des lea­ders, fonc­tionnent comme des moments de poli­ti­sa­tion de masse pour mettre la socié­té en mou­ve­ment. Ces forces poli­tiques pro­posent des pro­grammes de tran­si­tion — sans aller jus­qu’à défi­nir un hori­zon de rap­ports sociaux com­mu­nistes — à appli­quer en pre­nant le contrôle de l’ap­pa­reil admi­nis­tra­tif. L’État n’est ni une chose — un ins­tru­ment neutre et pas­sif au ser­vice de la classe qui le pos­sède —, ni un sujet — une enti­té dotée d’une volon­té propre. Il a ses logiques, ses pro­cé­dures, ses iner­ties et ses prio­ri­tés qui ne sont pas un pur décalque des inté­rêts capi­ta­listes : il est, selon la for­mule du mar­xiste grec Nikos Poulantzas, la « conden­sa­tion maté­rielle d’un rap­port de force entre les classes et les frac­tions de classe ». Autrement dit, les luttes popu­laires se sédi­mentent dans les ins­ti­tu­tions autant que les entre­mises des puis­sances d’argent : l’État est donc un champ stra­té­gique à ne délais­ser sous aucun pré­texte. L’ancien vice-pré­sident de la Bolivie, Álvaro García Linera, contraint à l’exil au len­de­main du coup d’État contre Evo Morales, nous expli­quait il y a quelques mois : « Pourquoi les gens ont-ils obéi aux mesures sani­taires, ont-ils accep­té de res­ter chez eux, de ne plus voir une par­tie de leur famille, de faire une croix sur leurs prin­ci­pales acti­vi­tés cultu­relles ? Parce que per­sonne n’est en dehors de l’État et qu’une par­tie de cha­cun de nous loge en son sein. Nous sommes dans l’État, même si nous ne sommes pas à sa tête. Je refuse les lec­tures défai­tistes de l’anarchisme : la finance inter­na­tio­nale, les grands entre­pre­neurs, les forces néo­li­bé­rales sont très heu­reux qu’on ne leur conteste pas le pou­voir. Pendant que d’aucuns se diver­tissent avec des mon­naies locales et des ini­tia­tives de quar­tier, les domi­nants décident de nos reve­nus, du niveau de nos impôts, de l’éducation de nos enfants, des langues qu’on a le droit ou non de par­ler : ils admi­nistrent selon leurs inté­rêts. »

[Alexandria Ocasio-Cortez et Bernie Sanders, 2019 | Bauzen | Getty Images]

Pour conclure

Quel est donc l’es­pace géo­gra­phique concer­né par notre dos­sier ? La France, au com­men­ce­ment de l’an­née 2022 — avec des rami­fi­ca­tions pos­sibles pour les pays fron­ta­liers en par­tie fran­co­phones (Belgique et Suisse), et le monde fran­co­phone dans son ensemble (les modèles géné­raux dont nous dis­cu­tons trou­vant leur tra­duc­tion propre sur chaque conti­nent). L’espace idéo­lo­gique ? Nous l’a­vons dit : le camp de l’é­man­ci­pa­tion, avec ce qu’il sup­pose de diver­si­té, de diver­gences et de conflits. En clair, tout ce qui s’a­vance, d’une manière ou d’une autre, dans l’arc « auto­no­mie-France insou­mise ». Puisqu’il était pour nous ques­tion d’in­ter­ro­ger les rup­tures avec l’ordre domi­nant, il va de soi que, pas une seconde, nous n’a­vons son­gé à sol­li­ci­ter EELV, Génération·s, Christiane Taubira, la Primaire popu­laire ou les der­niers débris du PS.

Comment avons-nous pro­cé­dé dans le choix de nos inter­ve­nants et intervenantes ?

« Ce n’est jamais, quoi qu’il en soit, qu’une amorce de réflexion : la suite se pour­sui­vra ici et, sur­tout, ailleurs. »

Après avoir éta­bli la liste des archi­tec­tures stra­té­giques actuel­le­ment mobi­li­sées, nous en avons rete­nu cinq. Une sélec­tion condi­tion­née par une don­née majeure : que la pro­po­si­tion dis­pose d’un ancrage col­lec­tif en France, d’une struc­tu­ra­tion effec­tive. Il nous a ain­si fal­lu écar­ter la voie zapa­tiste (qui, des propres mots de sa direc­tion, n’a aucune voca­tion à four­nir un modèle clé en main à l’Europe), la voie confé­dé­ra­liste démo­cra­tique (si elle féconde admi­ra­ble­ment la lutte révo­lu­tion­naire au Moyen-Orient — et spé­ci­fi­que­ment au Rojava (Syrie) —, elle ne trouve ici aucun pro­lon­ge­ment ordon­né) ain­si que les mul­tiples orien­ta­tions iso­lées propres aux champs com­mu­nistes et liber­taires (à l’ins­tar du conseillisme, stra­té­gie puis­sante mais désor­mais sans relais). Un mot sur la pro­po­si­tion com­mu­na­liste, objet de dis­cus­sions. Depuis notre créa­tion en 2014, nous l’a­vons fré­quem­ment abor­dée dans nos colonnes — que ce soit en France, au Rojava, en Espagne ou aux États-Unis. L’invitation book­chi­nienne à « vider l’État » et à le rem­pla­cer par des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques arti­cu­lées autour de com­munes dotées d’as­sem­blées popu­laires et d’u­ni­tés d’au­to­dé­fense est pro­ba­ble­ment l’une des construc­tions théo­riques les plus détaillées ; il n’en demeure pas moins que l’« orga­ni­sa­tion » appe­lée de ses vœux par l’un de ses der­niers pen­seurs en date, l’a­gri­cul­teur espa­gnol Floréal Romero, ne s’est pas encore ancrée en France. Si des ten­ta­tives sont appa­rues — à Commercy, avec les gilets jaunes, ou à Paris, avec l’éphémère Faire com­mune —, elles ne sont pas par­ve­nues, pour l’heure, à consti­tuer un mou­ve­ment orga­ni­sé et lisible (les « listes citoyennes » à colo­ra­tion « muni­ci­pa­liste » n’ont pas sus­ci­té notre inté­rêt : leur réfé­rence au com­mu­na­lisme s’ins­crit presque tou­jours dans le cadre réfor­miste le plus banal). Un deuxième mot, sur l’é­co­so­cia­lisme : la trans­ver­sa­li­té de ses usages (NPA, Ensemble !, Parti de gauche ou gauche hors par­tis) empêche toute approche sépa­rée dans le pré­sent cadre. Un der­nier mot, enfin, sur la ques­tion syn­di­cale : elle par­court l’en­semble de notre dos­sier et fera, pro­chai­ne­ment, l’ob­jet d’un trai­te­ment à part entière.

Cinq ten­dances géné­rales stra­té­giques, donc. 1) l’au­to­no­mie, la séces­sion et la des­ti­tu­tion ; 2) la révo­lu­tion d’hé­ri­tage ou d’at­tache trots­kyste ; 3) la révo­lu­tion élec­to­rale ou citoyenne ; 4) l’ex­ten­sion du déjà-là com­mu­niste par la prise en main des lieux de tra­vail ; 5) l’é­di­fi­ca­tion d’un double pou­voir et de l’au­to­ges­tion fédé­rale. La deuxième ten­dance est incar­née, en dépit de spé­ci­fi­ci­tés et désac­cords mani­festes, par trois orga­ni­sa­tions ; nous l’a­vons dit : LO, le NPA et Révolution Permanente. RP étant la der­nière « née » et béné­fi­ciant de la plus faible cou­ver­ture média­tique, elle a, sans autre type de consi­dé­ra­tion, rete­nu notre atten­tion finale. Quant à la troi­sième ten­dance, elle ras­semble le Parti com­mu­niste fran­çais et La France insou­mise : LFI reven­di­quant plus direc­te­ment son ambi­tion « révo­lu­tion­naire », notre choix s’est tour­né vers elle.

Ce n’est jamais, quoi qu’il en soit, qu’une amorce de réflexion : la suite se pour­sui­vra ici et, sur­tout, ailleurs.


★ lire le pre­mier volet | Sylvaine Bulle et Alessandro Stella : construire l’autonomie
★ lire le deuxième volet | Anasse Kazib et Laura Varlet : « Affronter et dépos­sé­der le système »
★ lire le troi­sième volet | Jean-Luc Mélenchon : « Il y a bas­cule : c’est main­te­nant que ça se joue »
★ lire le qua­trième volet | Réseau Salariat : « Lutter sur les lieux de travail »
★ lire le cin­quième et der­nier volet | UCL : « Démocratie directe, fédé­ra­lisme et autogestion »


Photographie de ban­nière : aux abords de la Concorde (Paris), acte III des gilets jaunes, 1er décembre 2018 | Stéphane Burlot
Photographie de vignette : pas­se­relle Léopold Sédar Senghor (Paris), acte VIII des gilets jaunes, 5 jan­vier 2019 | Stéphane Burlot