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Dans le domaine de la pédagogie, le XXe siècle a été marqué par des courants tels que l’École Active et l’Éducation Nouvelle, qui proposent des pédagogies centrées sur l’apprenant. Dans la tradition qui va de Rousseau à Neill, en passant par Cousinet, Decroly et Dewey, ces pédagogies mettent l’accent sur la liberté de l’apprenant, ses besoins, ses centres d’intérêt. Dans le domaine de l’enseignement–apprentissage des langues étrangères, la centration sur l’apprenant a été un thème particulièrement présent depuis le début des années 1980. Mais l’ensemble de ces courants, pédagogies et approches ne doit cependant pas nous faire oublier l’existence parallèle – et le plus souvent en position dominante – des pédagogies traditionnelles, centrées sur la transmission des savoirs constitués.

Papert déplore que « l’art de l’apprentissage » n’ait toujours pas droit de cité dans les sphères académiques :

Why is there no word in English for the art of learning? […] Pedagogy, the art of teaching, under its various names, has been adopted by the academic world as a respectable and an important field. The art of learning is an academic orphan (1993: 82).

De même, pour Aumont et Mesnier, « l’acte d’apprendre est en réalité un impensé de la situation pédagogique » (1992 : 19).

Alors même que les progrès incroyablement rapides de la technologie informatique mettent à notre disposition des « machines à apprendre » d’une puissance et d’une convivialité que ne pouvaient imaginer B. F. Skinner dans les années 1950-1960 ni,

a fortiori

, Sidney L. Pressey en 1920, on (re-)découvre que « l’homme est une machine à apprendre » (François Jacob, cité par Giordan, 1998 : 7). Sans doute l’homme est-il « né pour apprendre », mais il ne peut le faire seul : c’est pourquoi Hélène Trocmé-Fabre nous convie à réinventer « 

le métier d’apprendre

 » (1999).

Mais qu’est-ce donc qu’apprendre ? Quel est le résultat de ce processus ? Est-ce savoir quelque chose ? Savoir-faire ? Savoir ? Nous utiliserons en parallèle le modèle des niveaux d’apprentissage de Bateson (1977) et celui des « trois sens d’apprendre » de Reboul (1980) pour classer processus et résultats de l’apprentissage en trois niveaux.

1.

  1. 1. Le Niveau zéro : « savoir quelque chose »

En surface, « apprendre » est équivalent à « s’informer », et il semble bien que ce soit là une illusion fort répandue dans notre civilisation de l’information et de la communication. On nous rebat les oreilles avec l’inépuisable source de savoir que représente l’information facilement et immédiatement accessible tant par le biais des médias audiovisuels « traditionnels » que sont la radio et la télévision que par celui des nouveaux médias du multimédia et d’Internet

31

. Mais les théoriciens de l’apprentissage nous rappellent qu’informer n’est pas former. Tout au plus peut-on considérer l’information comme le degré zéro de l’apprentissage.

— Informer n’est pas former

Dans un raccourci saisissant, T. S. Eliot nous invite à réfléchir sur la perte que peut représenter la possession d’une connaissance trop facilement acquise. De même que toute année vécue diminue d’autant notre « capital vie », que la consommation du fruit de l’arbre de la connaissance détruit la sagesse originelle, l’information tue la connaissance :

Where is the Life we have lost in living?Where is the wisdom we have lost in knowledge?Where is the knowledge we have lost in information?(T. S. Eliot Choruses from the Rock, I)32

Non seulement l’information possédée n’est pas une connaissance, mais la disponibilité ou l’abondance même de l’information peuvent annihiler le besoin ou le désir d’apprendre :

Le (télé)spectateur n’apprend pas parce qu’il apprend trop […] Par la satisfaction qu’elle donne, par l’illusion de savoir qu’elle procure, l’information empêche d’apprendre (Reboul, 1980 : 24).

Pour Bateson, l’information constitue le degré zéro de l’apprentissage :

Dans le langage courant, non technique, le mot « apprendre » s’applique souvent à ce que nous appelons ici « apprentissage zéro », c’est à dire à

la simple réception d’une information33

provenant d’un événement extérieur, d’une façon telle qu’un événement analogue se produisant à un moment ultérieur (et approprié), transmettra la même information : par la sirène de l’usine, j’apprends qu’il est midi (1977 : 257).

— Prendre le temps

Tandis que l’information est caractérisée par l’immédiateté et la facilité d’accès, apprendre demande du temps. Or, l’éducateur est au moins aussi pressé que l’apprenant, alors que pour gagner du temps il faut savoir en perdre :

Oserai-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation ? Ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre (Rousseau, [1762] 1966 : 112).

L’impatience de l’éducateur peut avoir de graves conséquences et le mener à gâcher le travail de la nature, comme l’exprime de manière poétique un grand pédagogue russe plus connu pour son talent d’écrivain :

Toute tentative de ce genre, loin de faire progresser, éloigne l’élève du but fixé, comme la main grossière de quelqu’un qui, désireux d’aider une fleur à s’épanouir, se mettrait à en déplier les pétales et la froisserait toute (Tolstoï,

Articles pédagogiques

, cité par Vygotski, [1934] 1997 : 279).

Si le temps est une composante nécessaire dans tout apprentissage, il est particulièrement indispensable dans les activités d’autocorrection, comme nous le rappelle John Holt, l’auteur de How Children Fail et de How Children Learn :

What we must remember about this ability of children to become aware of mistakes, to find and correct them, is that it takes time to work, and that under pressure and anxiety it does not work at all. But at school we almost never give it the time (1970: 94).

Une étude menée dans des classes de langues met en évidence l’impatience naturelle des enseignants, impatience tout à fait préjudiciable à l’apprentissage :

Rowe (1974, 1986) found that teachers, on average, waited less than a second before calling on a student to respond, and that only a further second was then allowed for the student to answer before the teacher intervened, either supplying the required response themselves, rephrasing the question, or calling on some other student to respond. This ‘wait time’ research shows that in many classrooms students are given insufficient time to process the question before being called upon to respond (cité par Nunan et Lamb, 1996: 84).

Et pourtant, nous rappelle Reboul, contrairement à la vie, l’école devrait être « un lieu où on a tout son temps, tout le loisir d’apprendre » (1980 : 21). Une autre étude, menée auprès d’instituteurs en formation initiale, a montré qu’une prolongation de trois à cinq secondes de l’intervalle entre l’énoncé de la question et l’exigence de la réponse permet d’obtenir des réponses qui se situent plus haut dans la hiérarchie des processus cognitifs (Rice, 1977, cité par De Landsheere, 1992 : 136).

Notons cependant que cette variable du « temps d’attente » peut être liée à l’appartenance socioculturelle de l’individu :

Pueblo Indian children in experimental science classes participated spontaneously twice as frequently in longer wait-time classes than in shorter wait-time classes… On the other hand, Native Hawaiian students have a preference for negative wait-time, a pattern that produces overlapping speech… This is often interpreted by other-culture teachers as rude interruption, though in Hawaiian society it demonstrates involvement and relationship (Tharp, 1989, cité par Rodgers, 1990: 15).

— Ni tabula rasa ni cire molle

Le point de vue qui assimile « information » à « apprentissage » s’inscrit dans la première des trois grandes traditions de l’enseignement évoquées par Giordan, celle qui

[…] décrit l’apprendre comme un simple mécanisme d’enregistrement. Effectuée par un cerveau « vierge », disponible et toujours attentif, l’acquisition d’un savoir est tenue pour le fruit direct d’une transmission (1998 : 31).

Et pourtant, si simple soit-elle, l’information doit pouvoir être assimilée par son destinataire. De même qu’il est impossible, en informatique, d’enregistrer un fichier sur un support qui n’aurait pas été préalablement formaté, si le destinataire d’une information n’a pas la « compétence » voulue pour la recevoir, elle n’est rien pour lui, elle ne l’informe pas. L’évidence de ce prérequis n’est pas telle qu’elle n’ait besoin d’être rappelée, comme le fait, entre autres, Vygotski :

Enseigner à l’enfant ce qu’il n’est pas capable d’apprendre est aussi stérile que lui enseigner ce qu’il sait déjà faire tout seul ([1934] 1997 : 360).

En résumé, au niveau zéro de l’apprentissage, une disposition minimale du récepteur s’impose pour qu’il y ait transmission d’information. La disponibilité immédiate et la surabondance de l’information peuvent donner l’illusion de savoir, mais, ces facteurs seuls conduisant rarement à une assimilation, il n’y a pas d’apprentissage véritable. En effet, non seulement « un événement analogue se produisant à un moment ultérieur transmettra la même information » (Bateson, 1977 : 257), mais l’individu aura toujours besoin que se produise à nouveau l’événement en question pour pouvoir accéder à l’information qui lui est associée. En outre, l’information sert à vivre, elle est utile ou inutile, et les critères de vérité ou d’erreur ne lui sont pas applicables. Ou, comme le dit encore Bateson : « L’apprentissage zéro se caractérise par la spécificité de la réponse, qui – juste ou fausse – n’est pas susceptible de correction » (op. cit. : 266).

Pour qu’il y ait réellement apprentissage, il faut passer à un niveau supérieur, il faut que l’organisme apprenant ait des possibilités de choix, donc des occasions de commettre des erreurs, afin que se manifeste un changement de comportement. C’est ce changement qui méritera le nom d’apprentissage.

1.
  • 2. Le Niveau I : « savoir-faire »
  • La faculté d’apprendre est l’une des caractéristiques essentielles du vivant. Or, parmi les espèces vivantes, l’homme est celui qui possède cette faculté au plus haut point et ceci, paradoxalement, parce qu’il naît dans un état d’incomplétude sans égal dans le monde du vivant. C’est là sa chance, comme le pressentait déjà Rousseau :

    On se plaint de l’état de l’enfance, on ne voit pas que la race humaine eût péri, si l’homme n’eût commencé par être enfant ([1762] 1966 : 36).

    et comme le redit Morin, dans un autre contexte :

    […] notre chance d’avenir repose sur ce qui fait notre risque présent : le retard de notre esprit par rapport à ses possibilités (1986 : 236).

    On donne parfois le nom de « néoténie » à cette immaturité apparente de l’homme pour souligner la durée exceptionnellement prolongée de sa période juvénile, entraînant des aptitudes d’adaptation renforcées

    34

    .

    Le Niveau I de l’apprentissage nous renvoie à la seconde tradition pédagogique évoquée par Giordan, tradition qui « repose sur un entraînement élevé au rang de principe », et dans laquelle « tout est affaire […] de conditionnement » (op. cit. : 32). À ce niveau, l’apprentissage est défini par Reboul comme

    […] l’acquisition d’un savoir-faire, c’est-à-dire d’une conduite utile au sujet ou à d’autres que lui, et qu’il peut reproduire à volonté si la situation s’y prête (1980 : 40).

    Quant à Bateson, à qui nous empruntons ses « catégories de l’apprentissage », voici comment il contraste Niveau zéro et Niveau I :

    L’apprentissage zéro

    se caractérise par la

    spécificité de la réponse

    , qui – juste ou fausse – n’est pas susceptible de correction.

    L’apprentissage I

    correspond à un

    changement dans la spécificité de la réponse35

    , à travers une correction des erreurs de choix à l’intérieur d’un ensemble de possibilités (1977 : 266).

    Une notion très importante pour cet auteur est celle de « contexte », qu’il définit comme « un terme collectif désignant tous les événements qui indiquent à l’organisme à l’intérieur de quel ensemble de possibilités il doit faire son prochain choix ». C’est à partir de cette notion de « contexte » que Bateson construit ses niveaux d’apprentissage, sous la forme d’une hiérarchie de types logiques : « Le stimulus est un signal élémentaire interne ou externe. Le contexte du stimulus est un métamessage qui classifie le signal élémentaire (op. cit. : 262). »

    À l’intérieur de ce Niveau I, nous pouvons distinguer plusieurs formes et mécanismes d’apprentissage, dont un certain nombre ont été d’abord identifiés chez l’animal. Bien qu’on ait tendance, dans la littérature du domaine, à considérer ces dernières comme plus « élémentaires », ni les psychologues ni les philosophes de l’éducation ne sont d’accord entre eux sur une classification qui irait des formes les plus simples vers les formes les plus évoluées.

    — L’apprentissage par essais et erreurs

    Thorndike

    36

    , considéré comme un précurseur du behaviorisme, est célèbre pour ses expériences conduites sur des chats, enfermés dans des « boîtes-problèmes » et confrontés à des situations d’apprentissage. L’animal ne peut sortir qu’en actionnant un dispositif, qu’il découvre au bout d’un certain temps de tâtonnement, temps qui diminue au fur et à mesure que les essais sont renouvelés, d’où le nom d’« apprentissage par essais et erreurs » donné à ce type d’apprentissage. Thorndike formule la loi de l’effet, aux termes de laquelle « Tout comportement qui conduit à un état satisfaisant de l’organisme a tendance à se reproduire. »

    37

    Ce type d’apprentissage sera jugé comme une théorie « dépassée » par Skinner, qui affirmera qu’« un comportement correct n’est pas tout simplement ce qui reste lorsque les comportements erronés ont été éliminés » (1968 : 13). Par l’importance du

    lien

    qu’il établit entre un comportement (sélection de la bonne réponse) et un résultat positif, Thorndike se situe dans la tradition de l’apprentissage

    associatif

    , tradition à laquelle appartiennent également les deux grands types de conditionnement que nous allons décrire ensuite. Cette tradition associationniste a été critiquée par Vygotski qui réfute sa prétention à expliquer la formation des concepts :

    … la vieille conception selon laquelle le concept apparaît par une voie purement associative, grâce à un renforcement maximal des liaisons associatives correspondant à des caractéristiques communes à toute une série d’objets et à l’affaiblissement des liaisons correspondant à des caractéristiques qui différencient ces objets entre eux, n’a pas trouvé de confirmation expérimentale ([1934] 1997 : 194).

    — Le conditionnement répondant

    Le conditionnement pavlovien, encore appelé conditionnement classique ou répondant, est ainsi défini dans Weil-Barais :

    [il consiste en] un transfert de pouvoir excitateur, vis-à-vis d’une réaction déterminée, d’un excitant absolu, c’est-à-dire inconditionnellement efficace, à un excitant primitivement neutre, mais qui devient efficace à son tour à condition d’avoir été en concomitance plus ou moins parfaite avec l’excitant absolu ou inconditionné (1993 : 453).

    Alors que le conditionnement pavlovien a tenu une grande place en psychologie de l’apprentissage jusqu’aux années 1930, au point que les termes « apprentissage » et « conditionnement » étaient synonymes, la question de savoir si ce type de conditionnement constitue ou non une forme très primitive d’apprentissage est actuellement discutée. Tandis qu’un psychologue comme Le Ny affirme sans ambages que « 

    le conditionnement

    , sous sa forme classique due aux travaux de Pavlov et de son école,

    est fondamentalement un apprentissage38

    … » (1999), un philosophe de l’éducation comme Reboul place, quant à lui, le conditionnement pavlovien, qu’il qualifie péjorativement de « dressage », au niveau le plus bas de l’apprentissage, voire

    en dessous

    de l’apprentissage, et doute qu’« avoir acquis un réflexe conditionné [revienne] à avoir appris quelque chose » (Reboul, 1980 : 42).

    — Le conditionnement opérant

    Burrhus F. Skinner, pionnier dans l’étude du conditionnement opérant (aussi appelé instrumental), réinterprète l’apprentissage par essais et erreurs de Thorndike et renverse les termes du conditionnement classique. En effet, contrairement au comportement « répondant » mis en évidence par Pavlov, le conditionnement « opérant » de Skinner est déterminé par le stimulus qui le suit. Du point de vue de l’organisme apprenant, une différence importante – mise en évidence par le terme « opérant » – est qu’ici l’organisme agit sur son environnement. En effet,

    le conditionnement instrumental permet aux individus, non seulement d’être sensibles à la structure causale des événements, mais aussi d’intervenir dans cette structure. Il est instrumental ou opérant en ce sens qu’il génère des comportements qui modifient certaines relations de l’environnement (Weil-Barais, 1993 : 456).

    Le Tableau 1.1 ci-dessous récapitule les caractéristiques des trois mécanismes d’apprentissage étudiés jusqu’ici.

    theseNet01.png

    Tableau 1.1 - Trois types d’apprentissage par conditionnement

    theseNet02.png

    Tableau 1.2 - Explication des codes utilisés dans le Tableau 1.1

    Tous les auteurs ne sont pas d’accord sur la pertinence de la distinction entre conditionnement répondant et conditionnement opérant. Certains, comme Raynal et Rieunier, mettent en évidence une distinction en écrivant que « Pavlov conditionne un réflexe tandis que Skinner conditionne un comportement volontaire » (1997 : 340). D’autres, comme Richelle, écrivent que « la distinction entre les deux types [de conditionnement] n’existe pas au niveau des mécanismes, elle ne se justifie qu’au niveau des procédures. Elle n’existe pas dans le comportement du sujet, elle n’existe que dans celui de l’expérimentateur (Richelle, 1966, Le conditionnement opérant, cité par Weil-Barais, 1993 : 452). » Dans un premier temps, Bateson ne semble pas établir de distinction signifiante entre les deux grands types de conditionnement, puisqu’il affirme que « la liste de cas de l’Apprentissage i contient les comportements qu’on appelle généralement “apprentissage” dans les laboratoires de psychologie (op. cit. : 261). » Mais il précise un peu plus loin :

    Dans les contextes pavloviens classiques, le modèle de contingence qui décrit la relation entre le « stimulus », la réaction de l’animal et le renforcement, est

    profondément différent39

    du modèle de contingence qui caractérise les contextes instrumentaux d’apprentissage. […] Dans le cas pavlovien, le renforcement ne dépend pas du comportement de l’animal, comme c’est bien le cas dans un contexte instrumental (

    op. cit. 

    : 267).

    Nous pensons quant à nous que seul le conditionnement opérant pouvait offrir à Skinner un champ d’application dans le domaine de l’enseignement programmé, en raison de l’activité du sujet apprenant que ce type de conditionnement suppose.

    — Apprentissage animal versus apprentissage humain

    Étant donné que nous nous intéressons dans notre recherche à l’apprentissage chez l’être humain, nous voudrions pouvoir caractériser, parmi les différentes formes d’apprentissage que nous venons de recenser et de classer dans ce Niveau 2 de l’apprentissage, celles qui sont caractéristiques de l’apprentissage humain et, corollairement, inaccessibles à l’animal.

    1. Weil-Barais rapporte que, « [pour] les auteurs qui ont étudié l’apprentissage par essais et erreurs chez l’homme, [celui-ci] est difficile voire impossible si les sujets ne font pas de liens explicites entre les résultats obtenus et leurs conduites » (op. cit. : 451). Ce point de vue semble confirmé par Vygotski, lorsqu’il considère l’apprentissage par essais et erreurs comme le niveau le plus élémentaire de l’apprentissage, la toute première étape du premier stade de la formation de la pensée chez l’enfant, le stade de la « pensée par tas » ([1934] 1997 : 213). Le paradoxe est que d’un côté, Thorndike rejette toute perception consciente et toute forme de pensée comme paramètres du type d’apprentissage qu’il décrit, et que de l’autre, on considère qu’il a montré l’importance du facteur de la motivation dans l’apprentissage. Or, peut-il y avoir motivation sans conscience et sans pensée ? La réponse dépend de la définition que l’on se donne du concept de motivation et de son champ d’application. Au niveau le plus élémentaire, on peut définir une motivation de type 1 comme une homéostasie, c’est-à-dire la recherche d’un équilibre. À un niveau plus avancé, une motivation que nous appellerions de type 2 est la construction d’un but à atteindre. Seul ce deuxième type de motivation fait appel à une prise de conscience.

    2. Pour Reboul, « l’apprentissage par tâtonnement est commun à l’animal et à l’homme, mais l’apprentissage méthodique lui est supérieur, et est propre à l’homme » (op. cit. : 54). Il s’agit, dans l’apprentissage méthodique :

    1. de prendre conscience du but, du modèle à apprendre ;
    2. de diviser ce modèle en actes simples ;
    3. d’enchaîner progressivement ces actes simples ;
    4. de récapituler les essais jusqu’à élimination totale des erreurs.

    On remarquera que les points b, c et d correspondent aux trois dernières règles de la méthode de Descartes. De plus, le premier point mentionné dans cette description de l’apprentissage méthodique met en évidence la prise de conscience du but à atteindre qui, pour cet auteur, est l’élément caractéristique de l’apprentissage humain. On peut ajouter que, dans ce modèle de l’apprentissage méthodique, l’individu apprenant est supposé diriger lui-même son apprentissage, ce qui ne peut probablement pas être le cas chez l’animal.

    3. Le conditionnement répondant, quant à lui, a été longtemps considéré comme une forme très primitive d’apprentissage. Mais des travaux récents semblent établir qu’il requiert, chez l’être humain, une prise de conscience du rapport existant entre SC et SI pour que s’installe un conditionnement.

    4. En ce qui concerne le conditionnement opérant, enfin, se pose la question de savoir si l’homme peut apprendre à son insu, voire contre sa volonté. Or, là encore, il semble bien que la prise de conscience de la relation de dépendance entre un comportement et un renforcement (positif ou négatif) soit une condition non négligeable de l’établissement d’une réponse instrumentale (source : Weil-Barais, op. cit. : 460).

    Ainsi, tant pour les deux types de conditionnement (répondant et opérant) que pour l’apprentissage par essais et erreurs, il semble que chez l’homme, contrairement à l’animal, la perception consciente soit nécessaire à l’apprentissage. Les concepts de locus of control et d’attribution causale que nous étudierons plus loin ont évidemment un rapport avec cette observation.

    — L’apprentissage par observation et par imitation

    Les différentes formes d’apprentissage évoquées jusqu’ici et que nous avons classées dans un Niveau I de l’apprentissage, celui des savoir-faire, sont centrées sur l’individu. Or, la plupart des animaux et la totalité des hommes vivent en société et cet environnement social joue nécessairement un rôle dans l’apprentissage. On pense ici à l’apprentissage social, dont le principal théoricien est Bandura, et dont les mécanismes de base sont l’observation et l’imitation.

    Dans la poursuite de notre tentative de distinguer les catégories d’apprentissage qui sont typiquement animales de celles qui s’appliquent à l’homme, nous suivrons ici Vygotski, chez qui la socialisation est le moteur principal du développement individuel. Cet auteur établit nettement la distinction entre deux types d’imitation : la copie automatique, accessible à tout être vivant, et l’imitation intelligente, accessible seulement à l’homme.

    • La copie automatique est une imitation purement mécanique, elle est du domaine du dressage, elle nécessite un apprentissage par essais et erreurs et surtout elle ne contribue en rien au développement :

    … l’imitation chez l’animal est strictement limitée à ses possibilités intellectuelles propres […] les seules actions douées de sens dont le singe […] soit capable par imitation sont celles qu’il peut effectuer tout seul. L’imitation ne fait pas progresser ses capacités intellectuelles (Vygotski, [1934] 1997 : 354).

    Dans le domaine de l’apprentissage des langues, l’imitation de la parole du maître, la répétition, tiennent un rôle important et sans doute indispensable. Cependant, il faut bien se garder de croire que répéter c’est parler, comme l’écrivait G. de Cordemoy, l’un des philosophes cartésiens dont se réclame Chomsky (1972 : 6). D’après cet auteur, on ne peut pas dire que l’écho ou les perroquets parlent,

    car il me semble que parler n’est pas répéter les mêmes paroles dont on a eu l’oreille frappée, mais que c’est en proférer d’autres à propos de celles-là

    40

    .

    L’imitation intelligente, en revanche, est pourvue de sens ; non seulement elle contribue au développement, elle en est aussi le moteur principal, en lien avec la notion fondamentale dans la théorie de Vygotski de zone prochaine de développement

    41

    (ci-après

    ZPD

    ) :

    L’imitation

    […]

    est la forme principale sous laquelle s’exerce l’influence de l’apprentissage sur le développement42.

    L’apprentissage du langage, l’apprentissage à l’école est dans une très grande mesure fondé sur l’imitation. En effet, l’enfant apprend à l’école non pas ce qu’il sait faire tout seul mais ce qu’il ne sait pas encore faire, ce qui lui est accessible en collaboration avec le maître et sous sa direction (

    op. cit.

     : 355).

    S’il est clair que l’imitation par copie automatique constitue une forme primitive d’apprentissage, l’imitation intelligente se situe à l’autre extrémité du continuum des niveaux d’apprentissage. Pour Bruner, l’apprentissage par imitation est une conséquence naturelle de l’interaction maître–élève. Nous verrons plus loin les implications de cette interaction, ainsi que la collaboration et la direction du maître dont parle Vygotski lorsque nous étudierons le côté « enseigner » du triangle pédagogique.

    1.
  • 3. Le Niveau II : « savoir »
  • Pour Bateson, le Niveau II de l’apprentissage est « un changement dans le processus de l’apprentissage I » ; c’est un changement dans l’apprentissage lui-même, un métaniveau, ou encore un « apprentissage d’apprentissage ». Avec Reboul, nous passons du niveau du savoir-faire au niveau du savoir, ou du « savoir pourquoi », qui s’acquiert par l’étude, processus dans lequel « apprendre signifie comprendre ». Enfin, si nous suivons la « petite histoire des idées sur apprendre » de Giordan, nous sommes dans la troisième tradition, celle de la « pédagogie de la construction », qui trouve ses origines dans la Critique de la raison pure de Kant (1781), et dont on pourrait dire que le cognitivisme est l’avatar contemporain. Avec la prise en compte des mécanismes de compréhension dans l’acte d’apprendre, nous quittons les conceptions behavioristes de l’apprentissage. Celles-ci se refusent en effet à prendre en compte les phénomènes (par exemple de compréhension) qui peuvent se produire au sein du système nerveux central du sujet apprenant, « la boîte noire ».

    — Le mythe du « déjà-là »

    Les conceptions de l’apprentissage s’échelonnent sur un continuum qui va des théories de la

    tabula rasa

    que nous avons déjà dénoncées à celles du « déjà-là » (voir Meirieu, 1987 : 25-29).

    Entre autres partisans du déjà-là, Meirieu convoque Saint Augustin :

    Où étaient mes connaissances, et pourquoi, lorsqu’on m’en a parlé, les ai-je reconnues et ai-je déclaré : « Parfaitement, cela est vrai » ? Point d’autres raisons que celle-ci : elles étaient déjà dans ma mémoire, mais si loin et enfouies dans de si secrètes profondeurs que, sans les leçons qui les en ont arrachées, je n’aurais pas pu peut-être les concevoir (Saint Augustin,

    Les Confessions

    ,

    X

    , x., cité par Meirieu, 1987 : 25).

    Pour Saint Augustin, comme pour Socrate, nos connaissances sont déjà en nous, et le rôle du professeur consiste à les « arracher à l’oubli », à leur permettre de voir le jour, à les « accoucher ».

    On ne sera pas surpris de trouver sous la plume de l’un des plus célèbres promoteurs du behaviorisme une critique sarcastique de la maïeutique socratique :

    On a dit de l’enseignement programmé qu’il était une méthode socratique, se ramenant à la structure archétype de la fameuse scène du Ménon dans laquelle Socrate amène le jeune esclave à découvrir le théorème de Pythagore. Cette anecdote est l’une des plus grandes supercheries de l’histoire de l’éducation. Socrate pose au garçon une longue série de questions qui le guident, et bien que l’élève ne fournisse aucune réponse qui n’ait été soigneusement amenée, Socrate prétend ne lui avoir rien dit (Skinner, 1968 : 76)

    43

     !

    Face à ces deux visions radicalement opposées de l’apprentissage, dont l’une présuppose qu’avant l’apprentissage il n’y a rien dans l’esprit de celui qui apprend, tandis que l’autre affirme qu’il y a déjà tout (en gestation), existe-t-il une voie moyenne ? Ou plutôt ne conviendrait-il pas de définir plus précisément en quoi peut consister le déjà-là qui préexiste à l’acte d’apprendre ? Comme nous l’avons dit plus haut, les conceptions behavioristes et cognitivistes de l’apprentissage s’opposent totalement. Les cognitivistes cherchent à élaborer des hypothèses sur ce qui peut se passer dans la « boîte noire » lors de l’apprentissage. En reprenant les conceptions de l’apprentissage de Niveau

    II

    évoquées ci-dessus, nous allons étudier successivement l’apprentissage en tant que compréhension (et construction de représentations), traitement de l’information nouvelle et son intégration au déjà-connu. Nous explorerons tout d’abord la piste de l’apprentissage par l’action : celle-ci pourrait peut-être jouer le rôle de ce déjà-là que nous recherchons ?

    — L’apprentissage par l’action

    L’apprentissage par l’action présente ceci de particulier – par rapport aux autres théories ou catégories de l’apprentissage évoquées– qu’il n’est pas l’apanage d’un courant théorique spécifique. Il fait partie d’une longue tradition et traverse tous les courants de la psychologie. En outre, si le terme d’

    action

    semble privilégier son point d’application au domaine des savoir-faire, il peut tout aussi bien s’appliquer au domaine du savoir, dans la mesure où pour Piaget les concepts / schèmes sont des actions intériorisées. C’est à ce titre que nous le plaçons ici dans la catégorie

    II

    de l’apprentissage, d’autant qu’il nous fournira les éléments de transition nous permettant de passer du déjà-là au déjà-acquis.

    La tradition de l’apprentissage par l’action, solidement établie dans le domaine des savoir-faire, remonte à Aristote : « Les choses qu’il faut apprendre pour les faire, c’est en les faisant que nous les apprenons » (

    Éthique à Nicomaque

    , 1103a). L’avatar le plus récent en est l’opération « la main à la pâte » qui, sur une idée du prix Nobel de physique Georges Charpak, a reçu le soutien officiel du Ministère de l’Éducation Nationale. Dans cette longue tradition, citons encore Rousseau, pour qui « la véritable éducation consiste moins en préceptes qu’en exercices »

    44

    , John Dewey, dont la doctrine du « 

    learning by doing

     » a influencé Claparède et Freinet, et ce dernier qui a repris à son compte la célèbre formule de Dewey sous la forme du dicton populaire : « C’est vraiment en forgeant qu’on devient forgeron, c’est en écrivant qu’on apprend à écrire »

    45

    .

    Mais l’apprentissage par l’action n’échappe pas aux critiques. Skinner, par exemple, range l’apprentissage par l’action – tout comme l’apprentissage par essais et erreurs de Thorndike – parmi ce qu’il appelle les « théories dépassées » de l’apprentissage et affirme que :

    […] il ne suffit nullement de faire quelque chose pour apprendre. Il est faux, contrairement à ce qu’affirmait Aristote, que nous apprenions à jouer de la harpe en jouant de la harpe (1968 : 11).

    Si cet auteur reconnaît quelque intérêt à l’action dans l’apprentissage, c’est seulement dans la mesure où

    l’élève, comme tout organisme, doit agir avant de recevoir le renforcement. Il doit donc, dans ce sens, prendre l’initiative. Tous les comportements qu’il va acquérir doivent d’une certaine façon être siens avant tout enseignement (ibid. : 171).

    Le fait que l’élève agit ne peut en aucun cas constituer un apprentissage ; pour Skinner, seul un comportement renforcé a quelque chance d’être reproductible :

    [le maître] doit inciter l’élève à agir, mais doit se montrer très prudent dans la façon de s’y prendre. Le faire agir en une occasion donnée n’est pas en soi une garantie de la reproduction ultérieure de l’acte (ibid.).

    Une critique sans doute fondamentale à l’égard de l’apprentissage par l’action est exprimée sous l’appellation du « paradoxe de l’apprentissage par l’action » par Reboul qui demande « comment forger si l’on n’est pas forgeron ? » (1980 : 41). La réponse à ce paradoxe viendra peut-être d’un examen de l’articulation entre le connu et l’inconnu, entre le déjà-là et le pas-encore-là.

    — Apprendre, c’est assimiler

    D’après Raynal et Rieunier (1997 : 36), l’apprentissage par l’action serait une version revue et corrigée de l’apprentissage par essais et erreurs mis en évidence par Thorndike. La différence essentielle serait la présence, chez le sujet, d’« une activité cognitive consciente, basée sur la présence d’informations rétroactives ». Ce point de vue est confirmé par Weil-Barais :

    Contrairement aux spécialistes du conditionnement qui s’intéressaient uniquement aux aspects quantitatifs de l’émission des réponses, les psychologues qui étudient l’apprentissage par l’action tentent de rendre compte du fonctionnement du sujet. Ils ont ainsi mis en évidence le rôle important que jouent les connaissances préalables des individus dans l’interprétation qu’ils font des situations (1993 : 468).

    Ces connaissances préalables, qui jouent un rôle important dans l’interprétation des situations d’apprentissage et permettent l’acquisition de nouvelles connaissances, ne sont pas assimilables à ces dernières. Il ne s’agit plus ici du déjà-là des connaissances « déjà dans la mémoire » dont parle Saint Augustin, ni des idées en gestation dont le dialogue socratique permet l’accouchement. Il s’agit en revanche de souligner l’importance du « déjà-acquis » dans la construction de tout nouvel acquis. L’importance des capacités cognitives de l’apprenant comme préalable à tout apprentissage a été mise en évidence par le psychologue américain Ausubel pour qui

    le facteur le plus important influençant l’apprentissage est la quantité, la clarté et l’organisation des connaissances dont l’élève dispose déjà (1969, cité par Meirieu, 1988 : 129)

    46

    .

    Dans la perspective systémique qui caractérise sa pensée, Morin rassemble le déjà-là et le « pas-encore-acquis » :

    Apprendre, ce n’est pas seulement reconnaître ce qui, d’une façon virtuelle, était déjà connu. Ce n’est pas seulement transformer de l’inconnu en connaissance. C’est la conjonction de la reconnaissance et de la découverte. Apprendre comporte l’union du connu et de l’inconnu (1986 : 61).

    Presque tout est dit sur l’apprentissage dans ces quelques phrases, et tout reste à dire : comment s’opère cette « transformation de l’inconnu en connaissance » ? quelles sont les circonstances favorables à cette « conjonction de la reconnaissance et de la découverte » ? comment provoquer cette « union du connu et de l’inconnu » ?

    Nous trouvons un élément de réponse dans la « découverte » que nous rapporte Papert lorsqu’il évoque ses premières années d’apprentissage :

    Slowly I began to formulate what I still consider the fundamental fact about learning: Anything is easy if you can assimilate it to your collection of models. If you can’t, anything can be painfully difficult (1980: xix).

    Le mot-clé utilisé ici par Papert, en référence à Piaget, est celui d’assimilation. En effet, assimilation et accommodation sont, pour ce psychologue, les deux processus fondamentaux qui caractérisent l’adaptation, l’organisation et le développement de l’intelligence. Pour illustrer la pensée de Piaget, nous citerons un extrait de son intervention dans le célèbre débat qui l’a opposé à Chomsky, à la fin de sa vie :

    La connaissance procède […] de l’action, et toute action qui se répète ou se généralise par application à de nouveaux objets engendre par cela même un « schème », c’est-à-dire une sorte de concept praxique. La liaison fondamentale constitutive de toute connaissance n’est donc pas une simple « association » entre objets, car cette notion néglige la part d’activité due au sujet, mais bien l’« assimilation » des objets à des schèmes de ce sujet. […] En retour, lorsque les objets sont assimilés aux schèmes de l’action, il y a obligation d’une « accommodation » aux particularités de ces objets, et cette accommodation résulte bien des données extérieures, donc de l’expérience (Piaget [1975], in Piattelli-Palmarini, 1979 : 53).

    On notera que le mot assimiler vient du latin

    assimulare

    ,

    assimilare

    « simuler, feindre ; reproduire en imitant » (

    GRE

    ). Dans le domaine de l’apprentissage, le concept d’assimilation nous renverrait-il donc à celui d’imitation, évoqué

    plus haut

     ? Non, puisque Piaget utilise ce terme par analogie avec son sens courant en physiologie, celui de « transformer, convertir en sa propre substance 

    47

    » (

    GRE

    ). Nous retrouvons bien ici la conception de l’apprentissage évoquée plus haut par Morin, celle de l’« union du connu et de l’inconnu ». Dans le langage pédagogique courant, on utilise volontiers le terme « assimilation » comme synonyme de compréhension, avec même l’idée sous-entendue de compréhension totale. On dit qu’une leçon a été « (bien) assimilée », ce qui n’est pas loin de la métaphore de la digestion : les éléments de connaissance assimilés, digérés, font dès lors partie intégrante de l’individu. La compréhension est envisagée ici comme partie intégrante de l’assimilation et donc comme condition

    sine qua non

    de celle-ci. On ne saurait assimiler une notion non comprise, de même qu’un organisme vivant ne saurait assimiler ou « digérer » un aliment incompatible avec sa propre substance ou ses facultés digestives.

    — Apprendre, c’est comprendre

    Rappelons que, pour Reboul, le troisième sens d’« apprendre » (que nous faisons correspondre ici au Niveau

    II

    de l’apprentissage) est celui du savoir, ou du « savoir pourquoi », niveau auquel « apprendre signifie comprendre », ce qui nous amène à définir le concept de compréhension. Piaget distingue deux modalités de la compréhension, qu’il appelle « comprendre en action », ou réussir, et « comprendre en pensée » :

    Réussir, c’est comprendre en action une situation donnée à un degré suffisant pour atteindre les buts proposés, et comprendre c’est réussir à dominer en pensée les mêmes situations jusqu’à pouvoir résoudre les problèmes qu’elles posent quant au pourquoi et au comment des liaisons constatées et par ailleurs utilisées dans l’action. […] En un mot, comprendre consiste à dégager la raison des choses, tandis que réussir ne revient qu’à les utiliser avec succès ….

    Cette distinction est exprimée en d’autres termes chez Reboul, lequel oppose

    l’étude

    qui, même lorsqu’elle cherche à « savoir pourquoi », demeure une activité désintéressée, à

    la technique

    qui, elle, « […] n’a pas besoin de comprendre ses succès, car elle est par définition intéressée, c’est-à-dire pressée » (1980 : 82). On retrouve ici l’idée que

    prendre son temps

    est essentiel à l’acquisition du savoir.

    En résumé, nous pourrions dire que la « compréhension en action » de Piaget et la « technique » de Reboul sont du ressort du Niveau

    I

    de l’apprentissage, celui du « savoir-faire », tandis que les concepts de « compréhension en pensée » de l’un et d’« étude » de l’autre appartiennent bien au Niveau

    II

    auquel nous nous intéressons dans cette partie de notre travail, celui du « savoir ». Par ailleurs, pour les cognitivistes, comprendre équivaut à construire une représentation

    48

    .

    — Apprendre, c’est modifier ses représentations

    Nous voici donc arrivé, avec ce concept de « construction de représentation », à la tradition de la pédagogie de la « construction du savoir ». En effet, si nous synthétisons le point de vue piagétien de l’apprentissage comme une adaptation, c’est-à-dire une modification de l’individu, et celui des cognitivistes pour qui « comprendre c’est construire une représentation », nous pouvons légitimement dire qu’apprendre, c’est modifier ses représentations

    49

    . Or, dans cette modification du déjà-là, dans cette « union du connu et de l’inconnu » évoquée par E. Morin, l’individu peut redouter d’avoir autant à perdre qu’à gagner, et sa réaction naturelle peut être la résistance à l’apprentissage. En rejetant l’hypothèse de la

    tabula rasa

    , nous avons exposé que Ausubel font non seulement partie de l’environnement d’apprentissage, mais encore qu’elles sont un facteur important et positif de l’apprentissage. Mais les connaissances antérieures peuvent aussi avoir des effets négatifs. Lors des opérations de modification des représentations, les représentations antérieures vont résister : c’est ce qu’on appelle l’obstacle épistémologique, ou le conflit cognitif.

    En pédagogie de tradition constructiviste, le concept de représentation renvoie aux conceptions des apprenants (

    learner beliefs

    ), aux concepts ou pseudo-concepts

    50

    qu’ils utilisent dans leur construction du savoir. Ces conceptions des apprenants peuvent recouvrir des représentations individuelles ou des représentations sociales.

    — Apprendre, c’est créer des liens pour retenir

    Nous avons jusqu’ici peu parlé de la mémoire. Il est pourtant certain que cette notion est présente dans toutes les situations et à tous les niveaux de l’apprentissage. Au niveau zéro du savoir, celui de l’information, apprendre correspond à engranger des informations sur quelque chose, à apprendre par coeur, la restitution des informations ainsi stockées consistant à réciter comme un perroquet ou comme un magnétophone. Dans une perspective constructiviste de l’apprentissage – au Niveau

    II

    où nous nous situons – apprendre, c’est modifier ses représentations, et mémoriser ne consiste donc plus à entasser des connaissances, mais à établir des liens, des interconnexions entre les connaissances déjà acquises et les connaissances nouvelles, ainsi que l’écrit Develay :

    Le sens vient des liens construits entre les savoirs et non pas de leur empilement. […] apprendre, ce n’est pas amasser, mais c’est relier des notions pour en construire d’autres plus abstraites (1996, cité par Tardif, 1998 : 47).

    Les liens entre compréhension, sens et mémorisation sont caractéristiques d’un apprentissage de Niveau II. On retrouve l’importance des prérequis dans le processus de mémorisation. Par exemple, pour Lévy, « la compréhension est l’association d’un item d’information avec un schéma préétabli » (1990 : 92). Cette association est également un moyen de stocker l’information en mémoire à long terme, en vue d’une réactivation ultérieure. L’établissement de ces interconnexions est non seulement un moyen de stockage efficace, mais il permet également un meilleur accès aux connaissances ainsi constituées, comme l’écrit Mislevy :

    […] comparés aux novices, les experts dominent plus de faits et établissent plus d’interconnexions ou de relations entre eux. Ces interconnexions permettent de surmonter les limitations de la mémoire à court terme. Alors que le novice ne peut travailler qu’avec au maximum sept éléments simples, l’expert travaille avec sept constellations incarnant une multitude de relations entre de nombreux éléments (1990, rapporté par Landsheere, 1992 : 57).

    Hélène Trocmé-Fabre parle de ces liens nécessaires à l’apprentissage en termes d’ancrages : « il ne peut y avoir d’acquisition sans ancrage ». Elle parle d’un triple ancrage : dans le présent, dans l’expérience de l’apprenant, mais aussi « dans un projet, au sens étymologique de ‘jeter en avant’ » (1987 : 132).

    Nous dirons pour conclure qu’un apprentissage de Niveau

    II

    non seulement implique une participation active du sujet apprenant, mais également que – par le biais de l’assimilation, de la compréhension et de la mémorisation – il opère une véritable transformation de l’individu. Peut-on imaginer un niveau supérieur d’apprentissage opérant une transformation encore plus radicale de l’être ?

    1.
  • 4. Le Niveau III : « savoir être »
  • Selon Bateson,

    […] l’Apprentissage III ne peut être que difficile et par conséquent peu fréquent, même chez les êtres humains […]. Néanmoins, il paraît qu’un tel phénomène se produit de temps à autre en psychothérapie, dans les conversions religieuses et dans d’autres séquences qui marquent une réorganisation profonde du caractère (1977 : 275).

    Autant dire que le pédagogue n’aura que très rarement, et même probablement jamais, l’occasion de constater un tel type d’apprentissage dans le cadre où il intervient. On peut penser que c’est heureux, dans la mesure où il s’agirait là d’une lourde responsabilité. En effet, poursuit Bateson, « parvenir au Niveau

    III

    peut être dangereux et nombreux sont ceux qui tombent en cours de route. La psychiatrie les désigne souvent par le terme de psychotiques […] » (

    ibid. 

    : 279)

    51

    . Et pourtant, Bateson considère qu’il existe deux types d’individus ayant atteint ce niveau suprême de la connaissance en réussissant à ne pas tomber en cours de route. Il s’agit de ceux chez qui « la résolution des contradictions, [correspondant] à l’effondrement d’une bonne partie de ce qu’ils ont appris au Niveau

    II

    , révèle une simplicité où la faim conduit immédiatement au manger et le soi identifié n’a plus la charge d’organiser le comportement : ce sont les innocents incorruptibles de ce monde. » Chez d’autres, « plus créatifs, […] chaque détail de l’univers est perçu comme proposant une vue de l’ensemble. C’est sans doute pour ceux-ci que Blake a écrit son fameux conseil, dans

    “Auguries of Innocence”

     » :

    To see a World in a Grain of Sand
    And a Heaven in a Wild Flower,
    Hold Infinity in the palm of your hand
    And Eternity in an hour.

    C’est probablement à cet idéal atteint par un tout petit nombre qu’il faut rattacher le « quatrième sens d’apprendre » de Reboul. Selon cet auteur, apprendre a trois sens : « apprendre que, apprendre à, apprendre (intransitif) […] plus un, qui est le but de l’éducation : apprendre à être, […] apprendre à être libre et heureux » (1980 : 9-10).

    Le tableau ci-dessous présente un résumé des conceptions des niveaux d’apprentissage chez Bateson et chez Reboul. On constate qu’à la quatrième définition d’apprendre chez Reboul (« savoir-être ») ne correspond aucune action du sujet apprenant. On peut faire la même observation pour le Niveau III chez Bateson qui parle, pour les sujets qui y parviennent, de « miracle ». Il semble bien que le sujet ne parvienne à ce niveau par aucune action particulière : en effet, le savoir-être ne s’apprend pas.

    theseNet03.png

    Tableau 1.3 – Comparaison des niveaux d’apprentissage chez Bateson et Reboul


    •        •

    Au terme de ce panorama des mécanismes et formes d’apprentissage, formes en partie partagées par l’animal et l’homme, quel bilan pouvons-nous dresser de l’apprentissage chez l’homme ? Nous avons tout d’abord rejeté l’idée que la simple transmission d’informations puisse constituer un apprentissage ; informer n’est pas plus synonyme de former que renseigner n’est synonyme d’enseigner. Si l’apprentissage par tâtonnement est commun à l’animal et à l’homme, seul l’apprentissage méthodique est propre à ce dernier, car il requiert une perception consciente des buts de l’apprentissage. Aux niveaux supérieurs de l’apprentissage, la compréhension et les connaissances antérieures de l’individu prennent une importance prépondérante, mais il s’agit là d’un facteur pas nécessairement positif. Un modèle de l’apprenant fondé sur les caractéristiques de l’apprentissage décrites ci-dessus serait donc un individu capable d’apprentissage méthodique, conscient de ses buts, et capable de construire son savoir en s’appuyant sur ses connaissances antérieures tout en modifiant ses représentations. Étant donné que, dans nos sociétés contemporaines, l’apprentissage par instruction est organisé comme le mode prépondérant d’acquisition des connaissances, nous allons maintenant nous intéresser aux deux facettes du processus d’instruction : l’enseignement et la formation.


    32

    .

       

    On trouve un écho à cette opposition

    “knowledge/wisdom”

    dans un passage de

    Memory, Meaning and Method

    , où Earl W. Stevick met en balance l’accumulation de connaissances et leur utilisation avisée : “The call to ‘keep up with the latest research’ is based on a belief that past failures have been due to insufficient

    knowledge

    , and that therefore what we need is to know more. If, on the other hand, we start from the assumption that past failures–and successes–have come from the degree of

    wisdom

    with which we have handled what we have known at the time, then the urgency of research appears smaller (1976: 105)”.

    33

    .

       

    C’est nous qui soulignons.

    34

    .

       Cf.

    à ce sujet Gabillet et Montbron, 1998 : 27. Il faut ajouter que cette immaturité du bébé humain à la naissance rend indispensable sa prise en charge par son entourage social, d’où le rôle décisif des transmissions sociales dans le développement humain (

    cf.

    Moal, 1992 : 117).

    35

    .

      

    Souligné par l’auteur.

    36

    .

      

    Edward Lee Thorndike (1874-1949). Psychologue américain, élève de William James.

    37

    .

      Cf.

    Raynal et Rieunier, 1997 : 362.

    38

    .

      

    C’est nous qui soulignons.

    39

    .

      

    C’est nous qui soulignons.

    40

    .

      

    G. de Cordemoy,

    Discours physique de la parole

    , Paris, 1668, cité par Lepschy, 1967 : 197, note 2.

    41

    .

      

    Ce concept fondamental développé par Vygotski a été traduit par « zone proximale de développement » ou « zone prochaine de développement ». Nous suivrons ici la traduction la plus récente proposée par Françoise Sève, qui explique son choix dans son « Avertissement » à Vygotski, [1934] 1997 : 39.

    42

    .

      

    C’est nous qui soulignons.

    43

    .

      

    Laurillard qualifie pour sa part la méthode socratique d’extrêmement autoritaire :

    “The Socratic method is not, as it is often described, a tutorial method that allows the student to come to an understanding of what they know. It is a rhetorical method that puts all the responsibility on, and therefore assigns all the benefit to, the teacher. (1993: 90)
    45

    .

      

    Freinet, Célestin (1954)

    L’école moderne française

    . Cité par Giordan, 1998 : 113.

    46

    .

      

    Richard fait toutefois remarquer que, « si on a beaucoup insisté sur les effets positifs des connaissances existantes [...] il existe aussi des effets négatifs » (1990 : 170-171). Il explique que, en mémoire, « la différenciation des informations varie en fonction inverse de leur nombre et de leur proximité temporelle ».

    47

    .

      

    Piaget écrit : « [...] pour accommoder son activité aux propriétés des choses, l’enfant a besoin de les assimiler à elle et

    de se les incorporer véritablement

     » ([1935] 1969 : 209 ; c’est nous qui soulignons). Mais il est vrai que la notion de « similaire » reste présente dans le concept d’assimilation, comme en témoigne cet extrait de définition de ce concept : « activité mentale [...] qui conduit à se comporter à l’égard d’une situation nouvelle d’après ce qu’on sait de

    situations semblables ou analogues

    [...] » (Boulouffe, 1990 : 180 ; c’est nous qui soulignons).

    48

    .

      

    « Comprendre : construire une représentation » est le titre d’un chapitre de Richard, 1990.

    49

    .

      

    Gaonac’h rappelle que, pour Piaget, « la fonction sémiotique correspond à l’élaboration d’instruments de

    représentation

    , instruments qui permettent à l’intelligence de prendre de la distance par rapport à l’action et à la perception (1991 : 119, souligné par l’auteur) ».

    50

    .

      

    Vygotski définit ainsi le pseudo-concept (ou concept-complexe) : « extérieurement c’est un concept, intérieurement c’est un complexe » (1997 : 225).

    51

    .

      

    C’est probablement à ce type d’apprentissage que renvoie Little lorsque – s’appuyant sur la théorie du psychothérapeute américain G. Kelly dans son essai de définition de l’autonomie – il écrit :

    “by no means all learners [...] will bring to bear on their learning the same intensity of purpose that the psychotherapy patient may be expected to bring to bear on his healing. [...] genuinely profound learning is not a widespread phenomenon (1991: 20)”.