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title: « La multitude mobilisée en masse est l’unique solution » url: https://www.revue-ballast.fr/frederic-lordon-la-multitude-mobilisee-en-masse-est-lunique-solution/ hash_url: 83a8fca8b8

Depuis notre der­nière ren­contre, le phi­lo­sophe et éco­no­miste Frédéric Lordon a publié trois ouvrages : Vivre sans ?, Figures du com­mu­nisme et En tra­vail. Le pre­mier dis­cu­tait les thèses auto­nomes, liber­taires et loca­listes pour mieux louer une trans­for­ma­tion glo­bale — « macro­sco­pique » — par la force du grand nombre, qu’il n’hé­si­tait pas à qua­li­fier, posi­ti­ve­ment, de « Grand Soir » ; le deuxième enten­dait réha­bi­li­ter l’hy­po­thèse com­mu­niste et la déta­cher entiè­re­ment, par des esquisses d’a­ve­nir concrètes, des crimes com­mis en son nom au XXe siècle ; le der­nier, signé aux côtés du socio­logue Bernard Friot, détaillait son sou­tien au mode d’or­ga­ni­sa­tion socio-éco­no­mique connu sous le nom de « salaire à vie » (mais renom­mé, par ses soins, « garan­tie éco­no­mique géné­rale »). Une évo­lu­tion qui s’ac­com­pagne, chez Lordon, d’une pré­oc­cu­pa­tion désor­mais cen­trale pour l’ha­bi­ta­bi­li­té de la pla­nète. C’est donc de révo­lu­tion sociale et d’ur­gence éco­lo­gique dont nous dis­cu­tons avec lui, sur fond de néo-fas­ci­sa­tion grandissante.


Après avoir hési­té à mobi­li­ser le gros mot de « com­mu­nisme », vous avez fran­chi un pas sup­plé­men­taire : le « néo-léni­nisme ». Vous vous empres­sez de dire que ça n’a rien à voir avec ce qu’on ima­gine. Avouez quand même que vous ne vous sim­pli­fiez pas la tâche !

Je prends plus au sérieux que vous ne croyez ces pro­blèmes d’appellation. Je mesure quand même assez le poids des bou­lets sym­bo­liques qui sont accro­chés à cer­tains mots, celui de « com­mu­nisme » en pre­mier. Ce mot n’est plus un mot : c’est un tom­be­reau d’images auto­ma­tiques, un arc sti­mu­lus-réflexe. Mais alors pour­quoi y reve­nir ? L’idée pre­mière c’est de nom­mer une posi­ti­vi­té — c’est-à-dire de sor­tir du registre du refus, de la néga­ti­vi­té des alter‑, des anti- et des post‑, de tous ces mots qui disent ce que nous ne vou­lons plus, mais ne disent jamais ce que nous vou­lons. Je gage que vous savez aus­si bien que moi ce que coûtent en perte d’allant les stag­na­tions dans le refus, et tout ce qu’on récu­père de motri­ci­té à l’indication d’une direc­tion posi­tive — c’est-à-dire d’un désir. « Anticapitalisme », oui, ça il faut le dire — et tant de gens en sont encore para­ly­sés. Mais anti­ca­pi­ta­lisme, ça ne suf­fit pas. Il faut nom­mer ce que nous vou­lons. « Communisme » nomme. Pour l’heure, fran­che­ment je ne vois pas de mot plus adé­quat. Daniel Guérin, dont vous avez publié un texte il y a peu, nom­mait ain­si son idéal : Pour le com­mu­nisme liber­taire. J’entends ici « Pour » et « com­mu­nisme », et j’aime bien.

Et « libertaire » ?

« L’idée pre­mière c’est de nom­mer une posi­ti­vi­té — c’est-à-dire de sor­tir du registre du refus, de la néga­ti­vi­té des alter‑, des anti- et des post-. »

Et spé­cia­le­ment avec « liber­taire » — le croi­rez-vous ? Maintenant, que le concours à la belle nomi­na­tion (à la nomi­na­tion effi­cace) reste ouvert, ça ne me gêne pas du tout. Au contraire. Et ceci sans non plus oublier que les impu­ta­tions de gro­tesque, de ridi­cule ou de causes per­dues font par­tie des com­men­ce­ments (ou des recom­men­ce­ments) mino­ri­taires. Et que ça passe à mesure qu’on sort de la mino­ri­té, qu’on impose et qu’on fait croître ce qui à l’origine sus­ci­tait le rire ou la com­mi­sé­ra­tion. Allez savoir où nous en serons dans dix ou quinze ans de réchauf­fe­ment et d’événements météo­ro­lo­giques extrêmes, qui seront en fait deve­nus des évé­ne­ments moyens ; où en sera l’idée anti­ca­pi­ta­liste qui, pour l’heure, ne passe tou­jours pas les lèvres de la branche déli­cate de la gauche radi­cale ; où en sera le mot « com­mu­nisme », qui sui­vra à dis­tance — à mon avis moins ridi­cule, absurde ou encom­brant qu’aujourd’hui. La poli­tique, spé­cia­le­ment la poli­tique com­mu­niste, ou révo­lu­tion­naire, ou d’émancipation, ici peu importe l’appellation, est une affaire de patience, c’est-à-dire d’anticipations sur des hori­zons tem­po­rels néces­sai­re­ment plus longs que ceux de la poli­tique domi­nante, qui a pour elle les « évi­dences » et les tem­po­ra­li­tés immé­diates. Cependant, les crises orga­niques ont un pou­voir d’accélération qu’il ne faut pas sous-esti­mer non plus. Il y a quinze ou vingt ans, dire « capi­ta­lisme » ou « capi­ta­listes » fai­sait de vous, au choix, un malade men­tal ou un mal décon­ge­lé. Pareil il y a cinq ou dix ans avec le mot « bour­geoi­sie », que les néo­li­bé­raux croyaient sans doute défi­ni­ti­ve­ment ense­ve­li dans les gra­vats des années 1970. Avant de décla­rer un com­bat sym­bo­lique per­du d’avance, atten­dons un peu de voir com­ment les choses tournent — et en ce moment elles tournent de plus en plus vite. Parfait, me direz-vous, mais on n’est pas non plus obli­gés de char­ger la barque jusqu’à craquer…

Et nous voi­ci arri­vés à Lénine…

Et est-ce qu’on ne pour­rait pas se dis­pen­ser de lui ? Ici je vais plai­der, mais peut-être pas ce que vous croyez. Je plaide l’adresse res­treinte, et même locale : à l’usage de notre dé à coudre (tasse de thé, cabine télé­pho­nique ?) de gauche radi­cale. « Néo-léni­nisme », c’est pour par­ler à la gauche radi­cale. Un orwel­lien qui pas­se­rait par là m’objecterait que le registre indi­gène de l’entre-soi, spé­cia­le­ment quand il est grou­pus­cu­laire, n’est pas une idée bien fameuse. Or, dans le débat public élar­gi, si « com­mu­nisme » = rigo­lo, « Lénine » = fou san­gui­naire. Ça com­mence à faire beau­coup. Heureusement, dans le dé à coudre on ne se laisse pas impres­sion­ner par le révi­sion­nisme et on connaît un peu d’Histoire. Dire « néo-léni­nisme » n’y est donc pas un stig­mate — sim­ple­ment un lieu de contro­verse, si elle est vive. En l’occurrence d’une contro­verse que je crois névral­gique dans la conjonc­ture pré­sente. Poser le signi­fiant « léni­nisme » (en fait néo‑, et le pré­fixe ne compte pas peu) est une manière de contre­dire ce que j’appellerais les « poli­tiques de l’intransitivité ».

Qu’entendez-vous par là ?

Des poli­tiques qui, de pro­pos déli­bé­ré, renoncent à toute indi­ca­tion de direc­tion pour se sous­traire à l’imputation d’autoritarisme, et cultivent le mou­ve­ment pour le mou­ve­ment. « Le but est dans le che­min » ou « le che­mi­ne­ment est le che­min » sont impli­ci­te­ment ou expli­ci­te­ment ses maximes. Les der­niers qui ont indi­qué une direc­tion révo­lu­tion­naire sont les bol­che­viks, et de ceux-là nous ne vou­lons plus. C’est vrai que, de la manière bol­che­vik et de ce qui s’en est sui­vi, nous ne vou­lons plus — moi com­pris, figu­rez-vous. Pour autant ce dont je ne doute pas non plus, c’est que l’abandon de toute posi­tion de direc­tion nous voue à l’échec. « En face », on sait très bien ce qu’on veut et où on va. Pendant que nous nous pro­po­sons de che­mi­ner dans le che­mi­ne­ment, eux avancent. De fait, ça fait trente ans que nous les regar­dons avan­cer, sans aucune posi­ti­vi­té déter­mi­née à leur oppo­ser, sans aucun des­tin col­lec­tif alter­na­tif à proposer.

« Une pro­po­si­tion poli­tique majo­ri­taire est une pro­po­si­tion qui dit expli­ci­te­ment où elle veut aller — ce qui, faut-il le dire, n’a rien à voir avec livrer un plan gran­diose, tout armé. »

J’entends par­fai­te­ment l’objection qui s’inquiète de ce que les indi­ca­tions direc­tion­nelles finissent en confis­ca­tion diri­geante. C’est une inquié­tude des mieux fon­dées, nous devons même l’avoir sans cesse en tête. Mais nous devons la mettre en balance avec l’inquiétude symé­trique, au moins aus­si bien fon­dée, que l’apologie de l’intransitivité n’arrive jamais nulle part. Or main­te­nant il urge d’arriver quelque part, c’est-à-dire de viser quelque part, de dire est ce « quelque part » (pas n’importe où), et en quoi il consiste. « Néo-léni­nisme » est un nom don­né à la posi­tion direc­tion­nelle : le fait d’assumer de dire quelque chose sur le quelque part, quelque chose de suf­fi­sam­ment défi­ni, même, convain­cu qu’à part les pra­ti­quants d’une éthique de l’intransitivité, on ne fait pas venir à soi grand monde en pro­po­sant sim­ple­ment de che­mi­ner pour che­mi­ner. Une pro­po­si­tion poli­tique majo­ri­taire est une pro­po­si­tion qui dit expli­ci­te­ment où elle veut aller — ce qui, faut-il le dire, n’a rien à voir avec livrer un plan gran­diose, tout armé, tout fice­lé, dont ne res­te­rait plus qu’à recru­ter des troupes d’exécution.

La pro­po­si­tion des­ti­tuante, et la pro­po­si­tion « che­mi­nante » qui lui est clai­re­ment appa­ren­tée, sont des pro­po­si­tions para­doxales, où il est pro­po­sé de ne pas pro­po­ser — sinon de « s’en aller ». Les tra­vaux du Comité invi­sible, par exemple, ont comp­té pour moi, comme pour beau­coup. On peut en dire tout ce qu’on veut mais ça envoyait (ça envoie tou­jours). Mais je crois que la fuite, la défec­tion, étaient des pro­po­si­tions « d’époque », je veux dire de cette époque où déser­ter était la seule chose qu’il nous res­tait quand nous nous voyions dans l’impossibilité de faire quoi que ce soit du (contre) le capi­ta­lisme sinon le quit­ter — mais en le lais­sant der­rière nous (car je n’ai jamais cru à l’hypothèse de la défec­tion géné­rale, qui aurait lais­sé le capi­ta­lisme entiè­re­ment déser­té et voué à s’effondrer comme une enve­loppe vide). De même que la raré­fac­tion du mot « uto­pie » dans les dis­cours actuels de l’émancipation me semble un excellent signe, le signe que nous n’avons plus pour unique solu­tion de nous réfu­gier (fuir) dans la fan­tai­sie d’un « sans-lieu » ima­gi­naire (et sans aucune chance de jamais deve­nir réel), de même, je pense, les « des­ti­tuants » devraient être heu­reux que se close le moment de la des­ti­tu­tion : car cette clô­ture signi­fie que s’en prendre direc­te­ment au capi­ta­lisme, et mettre quelque chose de défi­ni à la place, est une idée qui com­mence à avoir droit de cité, c’est-à-dire que nous sommes peut-être en train de vaincre la « malé­dic­tion de Jameson » au terme de laquelle il était « plus facile de conce­voir la fin du monde que la fin du capi­ta­lisme ». Je me demande même si la période qui s’ouvre n’a pas pour prin­cipe impli­cite la mise de cette for­mule cul par-des­sus tête.

Quel sens don­nez-vous à ce renversement ?

Que, non, nous ne vou­lons pas de la fin du monde ; que, par consé­quent, nous com­men­çons à pen­ser très fort à la fin du capi­ta­lisme — et au com­mu­nisme. Nous voyons ici la puis­sance du levier affec­tif que va consti­tuer le péril cli­ma­tique. Non, l’humanité ne se lais­se­ra pas mou­rir. Elle com­mence à entre­voir qu’elle est en dan­ger, et lorsqu’elle y aura ajou­té une idée claire et dis­tincte des causes réelles de ce dan­ger, il nous rede­vien­dra plus facile de pen­ser la mort du capi­ta­lisme que notre propre mort ! Nous nous apprê­tons à sor­tir de la rési­gna­tion. Voilà en défi­ni­tive ce dont le mot « néo-léni­nisme » est l’anticipation, et aus­si ce dont il est la sté­no­gra­phie : assu­mer, non la défec­tion, mais la confron­ta­tion avec le capi­ta­lisme ; poser une direc­tion ; consi­dé­rer entre autres l’échelle macro­so­ciale et la ques­tion des ins­ti­tu­tions ; pen­ser une stra­té­gie ; la sou­te­nir par une forme ou une autre d’organisation (d’organisations).

Restons encore un peu sur la ques­tion des noms. L’écosocialisme s’avance comme une « syn­thèse dia­lec­tique entre le mar­xisme et l’écologie », pour reprendre la for­mule de Michael Löwy. Sauf erreur, vous n’employez jamais ce terme. N’est-ce pas pour­tant proche de votre démarche ?

« Eh bien oui : un 1936 accom­pli. Le seul moyen de dis­sua­der la réac­tion tient dans le spec­tacle impres­sion­nant de la mul­ti­tude mobi­li­sée en masse, c’est-à-dire devant le sen­ti­ment qu’inspirent à la fois le nombre et son degré de détermination. »

Avec les appel­la­tions, on troque sou­vent un pro­blème pour un autre. « Écosocialisme » est une pos­si­bi­li­té de nomi­na­tion qui n’a pas man­qué de me venir à l’esprit et, sur le papier, je la trouve très inté­res­sante. Elle est assu­ré­ment moins char­gée, et même infi­ni­ment plus aimable que « com­mu­nisme ». Justement, c’est peut-être deve­nu un pro­blème, cette « ama­bi­li­té » : « éco­so­cia­lisme » se retrouve com­mu­né­ment recy­clé dans le dis­cours de for­ma­tions poli­tiques par­le­men­taires, depuis la FI… jusqu’au PS — évi­dem­ment ce der­nier cas comme une escro­que­rie patente. Certes, vous pour­riez m’opposer qu’il y a un « Parti com­mu­niste », dans les orien­ta­tions offi­cielles duquel on cher­che­rait en vain la moindre trace de com­mu­nisme, et que ça n’est donc pas une rai­son. Un peu quand même. Au reste, pour ma part, « socia­lisme », je ne sais plus ce que ça veut dire. Bien sûr, les conte­nus que Michael Löwy donne à l’idée sont, eux, par­fai­te­ment clairs, et j’aurais du mal à ne pas m’y recon­naître. Mais puisqu’on évoque une prag­ma­tique de la récep­tion, je crains juste que « éco­so­cia­lisme » ait par trop les airs d’une caté­go­rie interne à la gram­maire capi­ta­liste et ne sonne que comme la énième pro­po­si­tion de l’« inflé­chir ». On pour­rait dire que c’est habile, que ça per­met d’avancer mas­qué et de trom­per son monde — je n’aurais rien contre ce genre d’habileté. On peut dire aus­si, symé­tri­que­ment, que ça pré­pare à toutes les neu­tra­li­sa­tions. Au total, j’en reviens à un argu­ment assez rus­tique : « com­mu­nisme » est ce qui se déduit dans l’ordre de l’affirmation posi­tive d’une pré­misse sans équi­voque anticapitaliste.

Vous répé­tez que vous n’avez pas la moindre idée de com­ment nous pour­rions nous diri­ger vers une socié­té juste. Mais pour s’emparer du pou­voir, il n’y a que deux pos­si­bi­li­tés : les élec­tions ou le ren­ver­se­ment. L’Unité popu­laire d’Allende ou Castro, le MAS de Morales ou le modèle spar­ta­kiste. Vous sem­blez les écar­ter de concert : vous espé­rez que « les fusils n’aient rien à faire dans le pro­ces­sus » tout en affir­mant que rien n’adviendra par la seule « voie par­le­men­taire ». Au fond, ne seriez-vous pas par­ti­san d’un néo-1936 ? Un 1936 accom­pli — les urnes, une mobi­li­sa­tion de masse qui tienne les élus par le col et, cette fois, la révo­lu­tion sociale.

Je ne les écarte pas de concert, en tout cas pas de manière symé­trique. Que le pro­ces­sus élec­to­ral « sec » ne puisse rien engen­drer, ça oui, j’en suis per­sua­dé — je veux dire « rien engen­drer » à la hau­teur de ce qui est requis par des temps éco­ci­daires. Qu’on puisse s’épargner les fusils, ça oui, je le sou­haite — mais sou­hai­ter est la seule chose que nous puis­sions faire. Vous connais­sez aus­si bien que moi l’histoire des expé­riences de gauche et la manière dont la plu­part se sont ter­mi­nées : soit dans l’absorption « par­le­men­taire », soit dans le sang. Je pense que nous devons être assez d’accord sur le fait que le ver­rou réside dans la pro­prié­té pri­vée lucra­tive des moyens de pro­duc­tion et qu’il ne se trouve aucune solu­tion par­le­men­taire à même de le tirer. Alors quoi d’autre sinon les fusils ? Eh bien oui : un « 1936 accom­pli » — j’aime beau­coup votre for­mule. Je pense que le seul moyen de dis­sua­der la réac­tion tient dans le spec­tacle impres­sion­nant de la mul­ti­tude mobi­li­sée en masse, c’est-à-dire devant le sen­ti­ment qu’inspirent à la fois le nombre et son degré de déter­mi­na­tion. Condition néces­saire seule­ment, en tout cas unique solu­tion, du moins je n’en vois pas d’autre, pour enrayer l’escalade vio­lente d’une bour­geoi­sie qui a déjà assez mon­tré dans l’Histoire qu’elle était prête à tout.

Dans Basculements, l’historien Jérôme Baschet — lié au mou­ve­ment zapa­tiste — vous consacre plu­sieurs pages. Il vous reproche, entre autres choses, de tout miser sur « l’après » révo­lu­tion et d’empêcher « la pos­si­bi­li­té de com­men­cer à construire dès à pré­sent ». Vise-t-il dans le mille ou à côté ?

Là, vous évo­quez un cas tout à fait sin­gu­lier. J’ai lu ce livre, j’ai lu les pages qui m’y sont consa­crées. Je dois dire que je n’en suis tou­jours pas reve­nu. Quelques mois plus tard j’en suis encore à me deman­der com­ment il se peut qu’on pro­cède à une lec­ture aus­si, com­ment dire, ren­ver­sante — mais lit­té­ra­le­ment : qui met tout à l’envers. C’est assez simple : pas un seul des énon­cés qui me sont consa­crés ne reflète, fût-ce approxi­ma­ti­ve­ment, ma pen­sée. Je dois dire que c’est une expé­rience de la défi­gu­ra­tion dont on se sou­vient. N’étant pas haber­mas­sien, je sais que la défor­ma­tion des idées dans la polé­mique est la règle bien plus que l’exception, mais il y a tout de même des stades où l’on en reste sans voix. Je pense par exemple à ce pas­sage où Jérôme Baschet me fait dire l’exact contraire de ce que j’écris, puis s’approprie mes propres thèses pour me les retour­ner comme objec­tions : « On peut bien plu­tôt sou­te­nir que le pou­voir d’État orga­nise la cap­ture de la puis­sance de la mul­ti­tude, l’absence de ceux qu’il est cen­sé repré­sen­ter et la trans­mu­ta­tion de la sou­ve­rai­ne­té du peuple en sou­ve­rai­ne­té de l’État ». Voilà, sauf que ça n’est pas « on » qui dit ceci, c’est moi, et que, dans ces condi­tions, il me semble dif­fi­cile de me l’opposer. Depuis Imperium, je ne cesse de me réfé­rer à la lec­ture du Traité poli­tique par Alexandre Matheron et d’en répé­ter la for­mule cen­trale que « le pou­voir est la confis­ca­tion par le sou­ve­rain de la puis­sance de ses sujets ». Toute ma théo­rie des ins­ti­tu­tions est une théo­rie de la cap­ture ! Ici, on se trouve très dému­ni, au moment où l’on voit s’évanouir la condi­tion élé­men­taire de récep­tion de la lit­té­ra­li­té d’un texte hors de laquelle l’exercice de la dis­cus­sion n’a sim­ple­ment plus aucun sens.

« Plus nom­breux nous serons à avoir déjà expé­ri­men­té le com­mu­nisme dans la pra­tique, ici pra­tique néces­sai­re­ment locale, plus le com­mu­nisme, comme for­ma­tion sociale glo­bale, trou­ve­ra déjà pré­pa­ré un ter­reau de dis­po­si­tions favorables. »

Je suis obli­gé de dire que le reproche de « tout miser sur l’après » et « d’empêcher la pos­si­bi­li­té de construire dès à pré­sent » est exac­te­ment du même métal. Tout ça est très étrange, vrai­ment. Depuis Vivre sans ?, confir­mée dans Figures du com­mu­nisme, répé­tée dans le livre d’entretien avec Bernard Friot, En tra­vail, et en réa­li­té déjà pré­sente dans Imperium — si on veut sim­ple­ment se don­ner la peine de le lire —, il y a cette idée non seule­ment de la mul­ti­pli­ci­té des échelles, mais de la ver­tu intrin­sèque, de l’absolue néces­si­té même, pour un com­mu­nisme bien conçu, de lais­ser pros­pé­rer toutes les expé­riences locales d’autonomie : parce qu’il y va de sa vita­li­té, et même de sa via­bi­li­té. S’il y a bien un ensei­gne­ment, mais caté­go­rique, que nous pou­vons tirer de l’histoire des « socia­lismes réels », c’est que l’absorption totale, et tota­li­taire, de la socié­té dans l’État, et même dans ce qu’on peut appe­ler un État de caserne, c’est la mort. Seule la vie des asso­cia­tions, ou des « conso­cia­tions » comme dit Althusius, nous en sauve. Comment faut-il que je le dise (répète) ? Avec un mini­mum de logique, on en tire­ra — j’en tire — qu’il y a tout avan­tage à ce que ces expé­riences se déve­loppent dès main­te­nant. C’est d’ailleurs le cas, et elles n’ont atten­du per­sonne pour ça. Le com­mu­nisme n’est pas qu’une orga­ni­sa­tion sociale ou une struc­ture ins­ti­tu­tion­nelle, c’est aus­si un habi­tus, c’est-à-dire un ensemble de dis­po­si­tions indi­vi­duelles for­mées dans la pra­tique. Or cet habi­tus n’est pas qu’un effet de l’entrée dans le com­mu­nisme, il en est aus­si une des condi­tions de pos­si­bi­li­té.

En d’autres termes, plus nom­breux nous serons à avoir déjà expé­ri­men­té le com­mu­nisme dans la pra­tique, ici pra­tique néces­sai­re­ment locale, plus le com­mu­nisme, comme for­ma­tion sociale glo­bale, trou­ve­ra déjà pré­pa­ré un ter­reau de dis­po­si­tions favo­rables à son plein déploie­ment et à sa via­bi­li­té. Ce que je dis en revanche, c’est que, si elle est néces­saire non seule­ment à sa « pré­pa­ra­tion » mais aus­si à sa vita­li­té « en régime », la pra­tique locale du com­mu­nisme ne suf­fit pas à son accom­plis­se­ment, à sa pleine réa­li­sa­tion. Ce que j’entends par com­mu­nisme n’est ni l’homothétie d’une « com­mune », je veux dire quelque chose comme une com­mune por­tée à l’échelle macro­sco­pique (si cette idée a d’ailleurs un sens — je pense qu’elle est une contra­dic­tion dans les termes), ni même de l’ordre d’un réseau de com­munes, et ceci pour des rai­sons qui tiennent à des néces­si­tés très pro­fondes de la divi­sion du tra­vail, dont le déploie­ment n’est pas sim­ple­ment « addi­tif », comme la somme d’une série de contri­bu­tions locales et sépa­rées, mais « holiste » et sup­pose des formes d’intégration glo­bale à l’échelle d’une for­ma­tion sociale entière — je m’en explique en lon­gueur dans Figures et dans En tra­vail, et il est sans doute plus utile ici de ren­voyer à ces pas­sages. Pourvu qu’on veuille bien les lire confor­mé­ment à ce qu’ils disent…

Si, dans Figures du com­mu­nisme, vous avan­cez que « Notre heure fini­ra par venir », vous faites état, dans En tra­vail, de votre pes­si­misme quant à notre ave­nir proche. « [J]e crains que la fas­ci­sa­tion ne soit en marche et que nous ayons pas­sé le point où plus rien ne pour­ra l’arrêter », lit-on. Depuis la paru­tion du livre, le très média­tique Zemmour, par­ti­san du dépla­ce­ment for­cé de popu­la­tions, appa­raît comme une option pos­sible au second tour de la présidentielle…

Eh bien oui, nous en sommes là. Je par­lais à l’instant de la crise orga­nique et des ses pro­prié­tés accé­lé­ra­trices. Bien sûr les mûris­se­ments se font dans la moyenne ou longue période, mais tout de même : la liste est inter­mi­nable des choses qui se sont ins­tal­lées, qu’on aurait crues impos­sibles il y a encore cinq ans, et qu’une vue rétros­pec­tive nous fait regar­der avec sidé­ra­tion : police défi­ni­ti­ve­ment dégon­dée, deve­nue bloc de racisme, de vio­lence et de men­songe, chancre auto­nome n’obéissant plus qu’à lui-même ; empire crois­sant d’un énorme groupe mul­ti­mé­dias occu­pé à pro­mou­voir en pleine lumière un can­di­dat ouver­te­ment fas­ciste (avec la béné­dic­tion pas­sive du CSA) ; groupes néo­na­zis déci­dés à ter­ro­ri­ser la rue quand ça n’est pas à s’armer et à pré­pa­rer des atten­tats ; isla­mo­pho­bie déchaî­née jusqu’aux plus hauts niveaux de l’État ; mac­car­thysme dans l’université ; stu­pé­fiant triomphe des idéo­logues d’extrême droite à impo­ser leurs thé­ma­tiques déli­rantes (« woke », « isla­mo­gau­chisme », « can­cel culture »). Sans doute pour­rait-on se deman­der à bon droit jusqu’où exac­te­ment cette impo­si­tion est effec­tive, et notam­ment si elle pénètre la socié­té beau­coup plus loin que les limites du champ média­tique et poli­tique. Que ce der­nier ait des effets de loupe aber­rante, c’est cer­tain. Que rien ne filtre ni ne « marque » au-delà, hélas je n’y crois pas.

« Que Grand rem­pla­ce­ment prenne sa place au centre du débat public nous rap­pelle une fois de plus la vitesse propre aux pro­ces­sus de crise organique. »

Ce prin­temps, je for­mais de sombres anti­ci­pa­tions avec des images de cor­tèges défi­lant aux cris de « mort aux Arabes » : j’ai peur de ne pas avoir peur pour rien. Que « Grand rem­pla­ce­ment », qui était une idée réser­vée à la macé­ra­tion d’une poi­gnée de para­noïaques racistes, prenne sa place au centre du débat public comme une idée « certes pos­si­ble­ment contro­ver­sée mais méri­tant dis­cus­sion », suf­fit en soi à don­ner une idée de la dégra­da­tion ful­gu­rante de l’ambiance poli­tique géné­rale, et nous rap­pelle une fois de plus la vitesse propre aux pro­ces­sus de crise orga­nique. Le pas­sage inexo­rable des « crans » suc­ces­sifs, la rapi­di­té avec laquelle ils sont fran­chis, sont à mes yeux carac­té­ris­tiques de ces dérè­gle­ments, on pour­rait même dire de ces affo­le­ments col­lec­tifs qui font les dyna­miques de fas­ci­sa­tion. Pour ne pas emprun­ter le lexique tou­jours pro­blé­ma­tique du nor­mal et du patho­lo­gique, je vais le dire en termes spi­no­zistes : les périodes de fas­ci­sa­tion sont des moments où la puis­sance du corps col­lec­tif s’effondre — et vous voyez aus­si­tôt que la puis­sance ne se mesure pas à l’agitation ou aux seules inten­si­tés, qui sont indé­nia­ble­ment très hautes ces jours-ci.

La puis­sance, pour Spinoza, c’est l’aptitude d’un corps à faire ce qui est requis par sa per­sé­vé­rance, non pas au sens sta­tique de l’autoconservation, mais au sens dyna­mique du déve­lop­pe­ment de la vie dans la plus haute connais­sance de soi, de sa situa­tion et des choses. Par exemple, un corps poli­tique puis­sant, aujourd’hui, orga­ni­se­rait toute sa réflexion et toute sa dis­cus­sion col­lec­tives autour d’un livre, celui d’Hélène Tordjmann, La Croissance verte contre la nature, qui pose la ques­tion, la ques­tion d’importance vitale, celle de savoir ce que vaut la pro­messe capi­ta­liste de nous sau­ver de l’écocide capi­ta­liste — spoi­ler : rien. Les pro­chaines décen­nies sont déjà calées sur cette pro­messe en toc, et l’on sait com­bien « l’innovation » est un pré­texte à la patience (« on ne trouve pas en un jour », « mais on s’y met très fort », « ça va venir », « mais il faut attendre », « encore un peu », « on a déjà bien avan­cé »). Comme le montre le tra­vail d’Hélène Tordjmann, ou dans un autre genre celui de Guillaume Pitron, l’innovation capi­ta­liste, en matière de « solu­tion envi­ron­ne­men­tale », n’est qu’un gigan­tesque jeu de per­mu­ta­tions où un net­toyage ici se paye imman­qua­ble­ment d’une re-salis­sure ailleurs — dans le meilleur des cas, car il y a de quoi être sai­si d’effroi à cer­taines idées « inno­va­trices » de la géo-ingé­nie­rie. Voilà ce que nous devrions dis­cu­ter sans trêve, voi­là ce qui devrait être à la une de tous les médias — et pas seule­ment la déplo­ra­tion sans suite du chan­ge­ment climatique.

Au lieu de quoi…

… Au lieu de quoi le corps poli­tique, ayant remis l’organisation de sa conver­sa­tion à des médias capi­ta­listes — dont cer­tains ouver­te­ment fas­ci­sés, et les autres à la remorque par les saines voies de la concur­rence —, s’hystérise sur des objets pro­pre­ment déli­rants, entre woke et Grand rem­pla­ce­ment. De la même manière qu’aujourd’hui on relit, inter­lo­qué, le désastre média­tique et poli­tique des années 1930, gageons que dans cin­quante ans on obser­ve­ra avec le même mélange de conster­na­tion et d’incompréhension les erre­ments des années 2020, avec ce sup­plé­ment de per­plexi­té qu’im­pli­que­ra la deuxième occur­rence, et ce sup­plé­ment d’abattement du fait qu’il n’y a déci­dé­ment aucun pro­ces­sus d’apprentissage dans l’Histoire, pas même lorsque l’humanité se trouve en proie à des ques­tions exis­ten­tielles, vitales.

On pour­rait vous objec­ter que tous les médias ne parlent pas que de ça.

C’est vrai. Mais tous ceux qui parlent d’autre chose, et notam­ment d’urgence cli­ma­tique, j’entends par­mi les médias mains­tream, sont abso­lu­ment rivés à la pro­messe capi­ta­liste du salut par « l’innovation ». Et pour cause : la mise en ques­tion du capi­ta­lisme, l’idée qu’il est le « pro­blème » et cer­tai­ne­ment pas la « solu­tion », cette idée fait l’objet d’une for­clu­sion radi­cale dans ces milieux où le capi­ta­lisme est comme une nature, c’est-à-dire une condi­tion essen­tielle dont le pro­jet d’en sor­tir n’a même pas de sens.

Dans un texte récent et polé­mique, vous avez d’ailleurs dénon­cé la célé­bra­tion tous azi­muts du « vivant ». Dans En tra­vail, vous qua­li­fiez tou­te­fois l’idée de « crise du sen­sible » — qui, chez le phi­lo­sophe Baptiste Morizot, désigne l’appauvrissement de notre rela­tion au monde végé­tal et ani­mal — d’idée « tout à fait juste ». Ça alors, Lordon anti-dua­liste, ce serait chose possible ?

« De la même manière qu’on relit, inter­lo­qué, le désastre média­tique et poli­tique des années 1930, gageons que dans cin­quante ans on obser­ve­ra avec le même mélange de conster­na­tion et d’incompréhension les erre­ments des années 2020. »

Évidemment, c’est un trait d’humour de votre part ! Je vous rap­pelle que je suis spi­no­ziste, que l’anti-dualisme (au sens où vous l’employez ici) est au cœur de l’ontologie de Spinoza, qui est un natu­ra­lisme inté­gral, une phi­lo­so­phie de l’égalité onto­lo­gique. Le mode fini humain, sim­ple­ment pars natu­rae, par­tie de la nature comme les autres, y est radi­ca­le­ment des­ti­tué de son sta­tut d’exceptionnalité dans l’univers, de ses pré­ten­tions à être « comme un empire dans un empire ». Il relève d’une « qua­li­té d’être » exac­te­ment iden­tique à n’importe quelle autre chose de la nature — éga­li­té onto­lo­gique mais dif­fé­rence ontique, n’est-ce pas ? Égalité d’être mais dif­fé­rences des puis­sances. Différences en tous sens, d’ailleurs, puisque d’un côté Spinoza ne manque pas de rap­pe­ler que « chez les bêtes, on observe plus d’une chose qui dépasse de loin la saga­ci­té humaine », mais que, de l’autre, seuls les humains jouissent des puis­sances de la rai­son. Si la pen­sée de l’écologie se pré­oc­cupe de phi­lo­so­phie, c’est chez Spinoza qu’elle doit aller cher­cher son onto­lo­gie, plus encore si l’on consi­dère qu’elle y trou­ve­ra éga­le­ment une pen­sée de l’interrelation fon­da­men­tale, une pen­sée de ce que les modes finis, pré­ci­sé­ment parce que finis, ne peuvent vivre que dans l’interdépendance. Dois-je en rajou­ter ? Il y a quelques années déjà, un éco­lo­giste radi­cal comme Arne Næss s’en était aper­çu. Quant à moi, je ne pense donc pas faire par­tie des per­sonnes à convaincre en prio­ri­té de l’anti-dualisme — mais je dois comp­ter avec les effets d’une visi­bi­li­té dis­tor­due où mes inter­ven­tions poli­tiques font sys­té­ma­ti­que­ment oublier mes tra­vaux phi­lo­so­phiques. Au reste, je n’aurais nul besoin de me pré­va­loir de Spinoza pour jus­ti­fier d’être sen­sible au sen­sible — on peut par­fai­te­ment l’être sans lui. Il se trouve que je le suis et qu’en plus je suis spi­no­ziste. Simplement je n’éprouve pas le besoin de racon­ter mes petites aven­tures sensibles.

Donc oui, le spi­no­zisme aide à pen­ser phi­lo­so­phi­que­ment l’écologie. Et oui, l’attrition de nos sen­si­bi­li­tés me pré­oc­cupe autant qu’un latou­rien qui piste les loutres. Maintenant la ques­tion poli­tique, c’est : qu’est-ce qu’on fait avec tout ça ? Le déli­cieux Pierre Charbonnier cite Philippe Descola pour rap­pe­ler qu’on ne peut pas « être révo­lu­tion­naire poli­ti­que­ment et conser­va­teur onto­lo­gi­que­ment ». Il va pour­tant fal­loir y arri­ver car, dans l’urgence extrême de l’écocide, mettre la révo­lu­tion poli­tique sous condi­tion de la révo­lu­tion onto­lo­gique est la cer­ti­tude de finir grillés, noyés, suf­fo­qués, pan­dé­miés et tout ce que vous vou­lez. La révo­lu­tion onto­lo­gique (désas­treuse) qui a fait émer­ger la méta­phy­sique du sujet et du libre-arbitre, puis l’a conver­tie en un ima­gi­naire com­mun, a pris des siècles. Celle qui l’annulera pour (re)faire les droits de l’égalité onto­lo­gique et de l’interdépendance géné­rale en pren­dra à peu près autant. Or nous n’avons pas des siècles. Donc on va lais­ser les uni­ver­si­taires (je m’y inclus) pré­pa­rer la révo­lu­tion onto­lo­gique, mais on ne va pas non plus se la racon­ter en tech­ni­co­lor sur les pou­voirs de la phi­lo­so­phie pre­mière, et on va plu­tôt tâcher de trou­ver et rapi­dos de quoi lais­ser une chance à l’humanité de conti­nuer à habi­ter cette pla­nète. Or cette chance pas­se­ra par la posi­tion d’un cer­tain nombre d’actes, à com­men­cer par des actes de nomi­na­tion, et en fait de dési­gna­tion.

Lesquels, par exemple ?

On ne doit plus pou­voir dire que ce qui détruit la pla­nète c’est « le-chan­ge­ment-cli­ma­tique » sans rien ajou­ter der­rière, sans faire obser­ver que le chan­ge­ment cli­ma­tique ne tombe pas du ciel, sans poser la ques­tion de savoir « alors d’où ? », « de quoi ? », et même « de qui ? » — et répondre sans finas­ser. Récemment, sur France Culture, un haut lieu des « concer­nés du vivant », on était très inquiet du chan­ge­ment cli­ma­tique et de ce que « ça n’avance pas assez » sur ce front. COP 21, 22, … 26, rien qui bouge. Et la jour­na­liste (ou chro­ni­queuse, ou ani­ma­trice de l’émission) de s’interroger à voix haute : « Pourquoi, donc, est-ce que ça n’avance pas assez ? » Eh bien vous le croi­rez si vous vou­drez, mais c’est « à cause du sta­tu quo ». « Ça » reste en l’état parce qu’il y a du « sta­tu quo ». Enlevons le lati­nisme : « Ça reste en l’état parce que ça reste en l’état. » Voilà où conduit de ne pas nom­mer, de ne pas dési­gner, de ne pas dire : ça mène à ces choses qui me donnent envie d’attaquer ma radio au pio­let (mais je dois être trop sen­sible). Pour ce qui me concerne, je sais main­te­nant très clai­re­ment à quoi contri­buer (il va fal­loir s’y mettre à beau­coup) : à for­cer le débat public. Le for­cer à dire « capi­ta­lisme », « la cause est le capi­ta­lisme », « l’écocide est capi­ta­liste », « il n’y a pas de solu­tion capi­ta­liste à l’écocide capi­ta­liste », « donc… ». Tant que les Sensibles ne vou­dront pas sor­tir du bois et dire, répé­ter, bas­si­ner, mar­te­ler, sans trêve — et pas une fois de temps en temps plan­qué au détour d’une phrase ou en le réser­vant aux publics favo­rables — que nous n’avons plus le choix que d’être anti­ca­pi­ta­listes, ils ne seront pas à la hau­teur d’une alarme qu’ils sont para­doxa­le­ment par­mi les plus qua­li­fiés à tirer.

L’anthropologue Bruno Latour vous dirait cer­tai­ne­ment : « Ce que ne com­prend pas la gauche qui veut repé­rer des camps à l’ancienne — entre, gros­so modo, capi­ta­lisme et anti­ca­pi­ta­lisme —, c’est que la révo­lu­tion a eu lieu et elle s’appelle l’Anthropocène. Nous ne sommes plus devant une révo­lu­tion à faire, mais devant une révo­lu­tion déjà faite ». Vous ne pre­nez donc pas acte ?

« Tant que les Sensibles ne vou­dront pas sor­tir du bois et dire, répé­ter, bas­si­ner, mar­te­ler, sans trêve que nous n’avons plus le choix que d’être anti­ca­pi­ta­listes, ils ne seront pas à la hau­teur d’une alarme qu’ils sont para­doxa­le­ment par­mi les plus qua­li­fiés à tirer. »

Tout ce que je viens de dire atteste que je prends acte — mais de quoi ? en quels termes ? C’est ça toute la ques­tion. Oui, je prends acte qu’une révo­lu­tion a eu lieu. Non je ne prends pas acte que le mot adé­quat pour la nom­mer soit « Anthropocène ». « Anthropocène » nous dit que la cause de l’écocide c’est « l’homme » — par­don : « l’Homme ». Ah bon ? On se croi­rait reve­nu avant les Thèses sur Feuerbach : « l’Homme » — cette chose qui n’existe nulle part sinon dans la tête des phi­lo­sophes idéa­listes. Non, ce qui a fou­tu en l’air le cli­mat et détruit la pla­nète, ça n’est pas « l’Homme », ce sont les hommes capi­ta­listes. Andreas Malm a fait litière de cet absurde « Anthropocène » dont le nom même n’est qu’un évi­te­ment : un de ces stra­ta­gèmes géla­ti­neux typiques de l’idéalisme mora­liste, qui fait tou­jours tout pour igno­rer les forces maté­rielles et les forces sociales, les hégé­mo­nies et les conflits, les rap­ports sociaux et les rap­ports de force, et qui fina­le­ment nous laisse quoi comme pos­si­bi­li­té ? Réformer l’Homme ? On sait déjà com­ment ça se finit : par le tri des déchets et l’apologie des « petits gestes » qui « per­met­tront de tout chan­ger ». Or voi­là : les petits gestes pour tout chan­ger sont pré­ci­sé­ment des béquilles pour tout recon­duire, donc pour ne rien chan­ger. Ou alors on va créer le par­le­ment de la Loire, du bois de Saint-Cucufa ou du Gave de Pau ? Le capi­tal tremble sur ses bases. Je pour­rais dire que tout ce texte un peu éner­vé du blog du Diplo auquel vous faites réfé­rence a été sous la gou­verne d’une image unique : l’hilarité des hommes du Medef. Je pense qu’ils ne doivent pas en croire leurs yeux ni leurs oreilles. Une « gauche radi­cale » pareille, c’est tota­le­ment ines­pé­ré, même dans leurs rêves les plus fous. En ces matières je pense qu’on peut se fier à des cri­tères très rus­tiques mais très sûrs : quand quelque chose contra­rie le capi­tal, il ne rit pas du tout, il fait don­ner ses médias (j’entends : ses médias, conve­na­ble­ment agen­cés par lui, donnent d’eux-mêmes), et la requa­li­fi­ca­tion des contra­riants en fous dan­ge­reux (désor­mais on dit « radi­ca­li­sés », une expres­sion très com­mode qui sert à plein de choses) ne se fait pas attendre.

Reprenons : je prends acte qu’une révo­lu­tion a eu lieu. Elle n’est pas celle de l’« Anthropocène », mais celle du Capitalocène, c’est-à-dire l’œuvre du capi­ta­lisme et des capi­ta­listes. Je prends acte sur­tout de ce qu’une autre révo­lu­tion doit impé­ra­ti­ve­ment suivre, celle-ci si nous ne vou­lons pas ter­mi­ner cal­ci­nés — en réa­li­té nous ter­mi­ne­rons plu­tôt à nous entre­tuer pour les der­nières flaques d’eau. Quand j’y repense, je trouve la phrase de Latour hal­lu­ci­nante : arrê­tez de pour­suivre la révo­lu­tion, elle a déjà eu lieu ! Oui, seule­ment ça a été la révo­lu­tion des capi­ta­listes, ce qui me sem­ble­rait un puis­sant mobile non pas pour lâcher l’idée de révo­lu­tion mais pour la pour­suivre dere­chef, d’autant plus vigou­reu­se­ment, et dans la direc­tion exac­te­ment opposée.

Vous évo­quez Andreas Malm. Nous l’avons ren­con­tré il y a peu et, à la ques­tion de savoir à quoi bon une révo­lu­tion sociale et éco­lo­giste dans un ou deux pays si les États pol­lueurs conti­nuent, par­tout ailleurs, de pol­luer l’air mon­dial, il nous a répon­du qu’il séchait un peu. Ajoutant : « il est effec­ti­ve­ment dif­fi­cile d’imaginer cette tran­si­tion dans des pays iso­lés ». Voilà qui nous ramène à vos pré­cé­dents tra­vaux sur l’internationalisme… On com­mence quand même sans les autres ?

Oui, la lec­ture des livres d’Andreas Malm m’a été une puis­sante pro­pul­sion, et c’est peu dire que j’ai trou­vé en lui un cama­rade, spé­cia­le­ment dans le déploie­ment de la consé­quence stra­té­gique. Il devait y avoir des affi­ni­tés pré­cons­ti­tuées parce qu’on m’a fait décou­vrir après le texte du Diplo son livre The Progress of This Storm [indis­po­nible en fran­çais, ndlr] où visi­ble­ment le par­le­ment des cours d’eau lui fait le même effet qu’à moi. Quant à votre ques­tion, je vais le dire sans détour : je sèche autant que Malm. Et pour­tant je réponds « oui ! », sans hési­ter. Je me per­mets aus­si de rap­pe­ler qu’un cha­pitre de Figures du com­mu­nisme est consa­cré à cette dif­fi­cile ques­tion, qu’à défaut de résoudre j’essaie de repo­ser dans les coor­don­nées qui me semblent adé­quates. C’est-à-dire pas celles de ce que j’ai appe­lé dans le pas­sé « l’internationalisme ima­gi­naire », cet inter­na­tio­na­lisme abs­trait, tout entier pétri de ver­tuisme et qui, entre autres choses, ne répond jamais à la ques­tion de la mor­pho­lo­gie poli­tique : l’internationalisme abs­trait pour­ra-t-il jamais nous pro­po­ser une image de ce qui lui semble la seule com­mu­nau­té poli­tique admis­sible, soit la com­mu­nau­té mon­diale du genre humain uni­fié ? Moi je ne crois pas à ça, et je suis encore moins déci­dé à l’attendre l’arme au pied. Par consé­quent je me plie à l’idée qu’il nous fau­dra comp­ter encore un moment avec des enti­tés poli­tiques dis­tinctes. Si c’est un pro­blème pour le com­mu­nisme ? Évidemment oui ! Car, sauf hypo­thèse héroïque (déli­rante) tablant sur le mou­ve­ment syn­chro­ni­sé de tous les pays, il aura bien à com­men­cer quelque part. Sans doute peut-on espé­rer que des effets d’émulation inter­na­tio­naux se feront connaître, mais je sug­gère de ne pas trop comp­ter des­sus non plus — on se sou­vient que ça n’a pas trop sui­vi après 1917, dans un contexte pour­tant autre­ment favo­rable que le nôtre —, en tout cas de ne pas en faire une condi­tion sine qua non.

« On attend Godot et la révo­lu­tion pla­né­taire syn­chro­ni­sée ? Non : on com­mence quelque part, et on œuvre à la propagation. »

Partons donc de la seule hypo­thèse « réa­liste » : quelque part, ça s’est pré­sen­té — la fenêtre his­to­rique pour une révo­lu­tion com­mu­niste. Voilà com­ment pour ma part j’attrape les pro­blèmes du « com­mu­nisme dans un seul pays » : non par la ver­tu inter­na­tio­na­liste mais par la divi­sion du tra­vail — j’admets : c’est moins avan­ta­geux. Même grand, un pays ne peut inter­na­li­ser la tota­li­té de la divi­sion du tra­vail adé­quate à ses réqui­sits maté­riels — quand bien même ceux-ci sont dras­ti­que­ment revus à la baisse, comme le com­mande de parer d’urgence à l’écocide. Il s’ensuit un pro­blème double : le pays com­mu­niste iso­lé conti­nue de devoir s’insérer dans la divi­sion inter­na­tio­nale du tra­vail, c’est-à-dire dans un envi­ron­ne­ment capi­ta­liste, adverse, vis-à-vis duquel cette posi­tion de dépen­dance est d’emblée une vul­né­ra­bi­li­té, à plus forte rai­son de ce que, dans cet envi­ron­ne­ment, cer­tains pro­ta­go­nistes sont déter­mi­nés à lui faire la peau. L’hégémon éta­su­nien en tête bien sûr, dont on sait quel trai­te­ment il a réser­vé aux expé­riences qui, sans même rompre avec le capi­ta­lisme, se pro­po­saient d’en inflé­chir signi­fi­ca­ti­ve­ment le cours, sous la ban­nière reven­di­quée du socia­lisme. Devoir s’insérer dans la divi­sion inter­na­tio­nale du tra­vail dans un cli­mat d’hostilité presque géné­rale n’est pas une affaire des plus simples. Et encore moins de faire face, iso­lé­ment, aux entre­prises de désta­bi­li­sa­tion de puis­sances pour qui lais­ser faire, et, qui sait, réus­sir une expé­rience hors des clous du capi­ta­lisme, est sim­ple­ment incon­ce­vable. Ici il m’arrive sou­vent de pen­ser à Rousseau et à son pro­jet de consti­tu­tion pour la Corse, dans lequel il don­nait aux insu­laires cet excellent conseil d’en finir avec la « gran­deur natio­nale » et son ima­gi­naire : rape­tis­ser jusqu’à dis­pa­raître de la scène inter­na­tio­nale, s’en faire oublier… et enfin avoir la paix. Oui mais voi­là, plus on rape­tisse, plus l’internalisation de la divi­sion est défi­ciente, et l’insertion dans les échanges inter­na­tio­naux impé­ra­tive. La conclu­sion pénible est qu’on ne se retire pas comme on veut de la scène géoé­co­no­mique — donc géo­po­li­tique. Elle est là qui nous res­sai­sit, d’une manière ou d’une autre, quoi que nous en ayons.

Retour à la case départ : on ne peut pas comp­ter sur la syn­chro­nie spon­ta­née des conjonc­tures révo­lu­tion­naires natio­nales, mais l’effort pour induire des répliques ailleurs, dans d’autres pays, avec les­quels com­men­cer à for­mer un bloc (et, par­tant, un ensemble de divi­sion du tra­vail plus auto­nome) est à l’évidence une prio­ri­té stra­té­gique du com­mu­nisme-tran­si­toi­re­ment-dans-un-seul-pays. Dont, pour ma part, je pense qu’il est un risque à cou­rir inévi­ta­ble­ment, sauf à devoir attendre un évé­ne­ment coor­don­né inter­na­tio­na­le­ment (qui ne se pro­dui­ra jamais). Il ne faut pas se lais­ser mettre en panne par l’argument des exter­na­li­tés de pol­lu­tion : bien sûr, avec un seul pays com­mu­niste à la sur­face du globe, les don­nées d’ensemble de l’écocide ne sont que mar­gi­na­le­ment modi­fiées puisque tout le reste de la pla­nète conti­nue de s’autodétruire joyeu­se­ment (donc de détruire toute la pla­nète). Et alors ? On en tire la conclu­sion que tout est vain ? On attend Godot et la révo­lu­tion pla­né­taire syn­chro­ni­sée ? Non : on com­mence quelque part, et on œuvre à la propagation.