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title: « On avait raison » : chez les complotistes, l’art du triomphalisme sélectif url: https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2021/04/25/on-avait-raison-chez-les-complotistes-l-art-du-triomphalisme-selectif_6077975_4355770.html hash_url: 246f7c9e77

Un rassemblement antimasques à Salt Lake City, en septembre 2020.
Un rassemblement antimasques à Salt Lake City, en septembre 2020. RICK BOWMER / AP

« Encore une fois, les complotistes avaient raison. » Ces dernières semaines, cette affirmation triomphale est devenue l’un des éléments de langage favoris de la complosphère. Exemples ? « Le passeport vaccinal arrive au Royaume-Uni. C’était une “conspirationil y a quelques mois », ironise Aldo Sterone, un influent compte conservateur. « Les “complotistesavaient raison, depuis longtemps », corrobore le sulfureux blogueur Etienne Chouard. « Le Figaro vire complotiste », jubile le blog Le Libre Penseur, qui estime que le quotidien national confirme un de ses billets.

Accidents vaccinaux, réhabilitation de la thèse du virus sorti d’un laboratoire, ou encore élaboration d’un passeport sanitaire : tous ces événements ont été interprétés comme des signaux que leur contre-discours conspirationniste était dans le vrai. En toile de fond, une conception très politique et noire de la réalité : le gouvernement œuvrerait secrètement à tuer les libertés, et les laboratoires pharmaceutiques à vendre des produits dangereux.

« C’est un classique des complotistes », témoigne Stéphane, dit Aclès, pilier repenti de la sphère covidosceptique :

« J’ai déjà vu ces affirmations, mais c’était des trucs faux, genre sur les variants, sur les traitements, etc. [Ils affirment que] “les complotistes avaient raison” alors qu’en fait, les articles ne disent absolument pas ce qu’ils disent. C’était déformé. Mais ça me confortait dans l’idée qu’il y avait un complot, cela validait mes certitudes. »

Arrangements avec les faits

Dans le détail, cette rhétorique s’autorise en effet certaines libertés avec les faits. Par exemple sur l’existence du passeport. Conviée sur BFM-TV, Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’industrie, a insisté sur le fait qu’il s’agissait d’un passeport sanitaire au sens large, et non d’un passeport vaccinal, car « ce n’est pas seulement le vaccin qui est pris en compte, c’est le fait de prouver que l’on est protégé et que l’on protège des autres ». La présentation d’un test négatif ou une immunité liée à une précédente infection peuvent ainsi suffire.

De même, pour les effets secondaires et les décès liés aux vaccins. Ces drames humains très médiatisés demeurent extrêmement rares : de l’ordre d’un cas tous les 3 millions pour AstraZeneca, alors que le risque de mourir du Covid-19 est de 100 pour un million chez une personne ayant entre 55 à 59 ans.

La balance bénéfice-risque reste donc largement positive. Pour Marie-Antoinette Sevestre-Pietri, présidente de la Société française de médecine vasculaire, interrogée par Le Parisien, « il est important de rassurer ; la fréquence des thromboses post-vaccination est beaucoup plus faible que celle en population générale ». Chez les personnes hospitalisées, le Covid-19 provoque d’ailleurs des thromboses dans 8 % des cas.

« Il est impossible de déterminer si le SARS-CoV-2 est le résultat d’une émergence zoonotique naturelle ou d’une fuite accidentelle »

Quant à l’origine du virus, si la piste du laboratoire chinois de Wuhan n’est plus écartée avec autant de vigueur qu’au printemps 2020, aucune certitude n’existe. « Sur la base des données actuellement disponibles, il est impossible de déterminer si le SARS-CoV-2 est le résultat d’une émergence zoonotique naturelle ou d’une fuite accidentelle depuis des souches expérimentales », concluait une étude de phylogénétique française publiée en février 2021. La revue Scientific American ajoute que le nombre et la rapidité de ses mutations depuis sa découverte accrédite plutôt la thèse d’un virus sauvage. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a jugé que la thèse d’un accident de laboratoire était « extrêmement improbable », mais l’opacité des autorités chinoises et leur opposition à une enquête indépendante entretient toutefois le soupçon.

« Ce qui intéresse, c’est l’euphorie d’avoir eu raison »

Pour autant, ces arrangements qui relèvent du détail ou de la nuance montrent que le complotisme moderne n’a plus grand-chose à voir avec les thèses loufoques d’antan. Il se nourrit désormais d’une zone grise incertaine et complexe, qui le rend plus dur à contredire. « Il n’y a plus de chercheur ni de journaliste qui peut prétendre tracer une frontière étanche entre ce qui relève du conspirationnisme et ce qui n’en est pas », regrette Emmanuelle Danblon, professeure de rhétorique et d’argumentation à l’Université libre de Bruxelles.

« Le platisme et les reptiliens, c’est folklorique, mais aujourd’hui, la différence entre l’esprit critique nécessaire en démocratie et le complotisme est impossible à [appréhender]. »

Pour autant, ce type de discours ne relève pas de l’évaluation objective de la réalité, précise-t-elle, mais d’une jouissance très narcissique :

« Il y a un effet de dévoilement lié à la réalisation d’une prédiction, qui produit une forme de jubilation n’ayant pas grand-chose à voir avec la vérité. Car ce qui intéresse les complotistes, c’est l’euphorie d’avoir eu raison, d’avoir été prophétique. Il faut séparer ce sentiment des discussions scientifiques en cours, qui sont légitimes en démocratie. »

« En public, les complotistes sont toujours dans la certitude »

Au fond, ces discours triomphalistes relèvent le plus souvent d’un combat militant. Ils s’appuient d’ailleurs volontiers sur des articles de vérification vieux de plusieurs mois, rendus partiellement ou totalement obsolètes par les avancées politiques, sanitaires ou scientifiques. Ainsi de cette vérification de France Info d’avril 2020, établissant qu’il n’était « pas prévu qu’un vaccin soit obligatoire pour obtenir un visa Schengen », trahi aujourd’hui par les réflexions très officielles de l’Union européenne sur un passe sanitaire. Ou de cet article des Décodeurs de juillet 2020 affirmant qu’un prélèvement par un écouvillon, lors d’un test PCR, ne franchit pas la barrière hématoencéphalique, que des internautes estiment depuis contredit par un communiqué de l’Académie de médecine du 8 avril 2021 relatant quelques rares incidents.

Francis Lalanne invite à (…) puiser dans les « archives qui s’avèrent fausses »

Des cibles de prédilection pour les conspirationnistes, comme l’illustre le chanteur Francis Lalanne, invitant ses 10 000 abonnés à sortir « les fake news des médias » en puisant dans les « archives qui s’avèrent fausses ». L’intéressé n’a pas donné suite aux demandes d’entretien du Monde. « C’est bénéfique qu’il fasse des tweets du genre, car l’argument est assez faible, et montre sa mauvaise foi », estime Samuel Buisseret, alias MrSam, ancien adepte des théories du complot luttant désormais contre leur biais, sur sa chaîne YouTube MrSam.

« Nombre de complotistes sont intelligents et de bonne foi, et voient bien que si on fait la même chose avec leurs propres archives, cela fera juste 0-0. »

De fait, de l’introduction de puces 5G dans les vaccins à la prophétie de l’adoubement de Donald Trump le 20 janvier, en passant par le déni précoce de toute possibilité de deuxième ou de troisième vague épidémique, les exemples d’affirmations conspirationnistes péremptoires ayant fait pschitt ne manquent pas. Mais elles sont passées sous silence désormais, à quelques exceptions près, comme la chaîne QAnon Les DéQodeurs, qui admet s’être trompée pour le 20 janvier. Cela ne l’a pas empêchée de consacrer un live entier, mi-avril, à toutes les évolutions de l’actualité leur ayant donné raison – selon eux.

Une posture

Plus en profondeur, le discours selon lequel les complotistes auraient raison depuis le début relève en fait d’une posture, estime Emmanuelle Danblon. « Ils construisent un éthos, c’est-à-dire une manière de se présenter en public, qui consiste à toujours être dans la certitude, ne jamais douter. En période de pandémie, c’est très rassurant, et il y a un jeu de miroir inversé envers ceux qui aident à développer l’esprit critique, les scientifiques, les journalistes. Ils nous présentent comme démunis. C’est difficile à accepter, mais il le faut. »

« C’est la construction du raisonnement et la preuve qui doivent servir de juge de paix »

A travers ce discours, c’est aussi la question de la rigueur du raisonnement scientifique qui se pose. Car même quand un énoncé complotiste finit par être avéré, ce qui peut arriver, cela nous renseigne-t-il vraiment sur une capacité à analyser le réel ? « Au tir à l’arc, on peut atteindre la cible par hasard, comme on peut être un excellent archer et rater le mille. Ce qui est important ce n’est pas le résultat, mais la méthode », résume Samuel Buisseret. Et de donner l’exemple de ce bot (logiciel) Twitter, qui, au milieu de centaines de prédictions générées aléatoirement et toutes erronées, avait « prédit » les attentats du 13 novembre. C’est la démarche scientifique, la construction du raisonnement et la preuve qui doivent servir de juge de paix, explique M. Buisseret.

Ce « monstre qui sourit à notre porte », comme surnomme le complotisme Mme Danblon, a ainsi quelque chose à nous apprendre ou nous rappeler. « Il ne faut pas opposer des faibles, des imbéciles, à des malins, des courageux qui résisteraient au non-sens. C’est une fable que l’on se raconte pour se rassurer. » Le complotisme est plutôt un miroir de nos propres tentations :

« La science alimente elle aussi la machine à interprétation que nous sommes. Nous formulons des hypothèses, nous donnons du sens aux événements, et dans ce premier mouvement, nous sommes tous conspirationnistes. La différence, c’est que l’on essaie de mettre ces thèses au défi de la réalité, pour vérifier que l’on ne s’est pas trompé. »

Le complotisme a ainsi rarement raison pour de bonnes raisons. Sauf quand il nous rappelle l’importance de savoir avoir tort.