title: Le « TravelPorn », nouvel outil de distinction sociale sur les réseaux sociaux
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Qu’advient-il de notre expérience du voyage lorsque, par le biais des réseaux sociaux, celui-ci en est réduit à être une source de construction identitaire portée par une logique de distinction sociale ?
Le concept de travelporn fait écho à l’émergence du foodporn. Cette tendance tient pour référence les plats généreux de Paul Bocuse qualifiés de gastroporn en 1977 par un critique ; puis un article de Rosaline Coward en 1984 qui désigne l’ambivalence du plaisir procuré par des photos de nourritures directement accompagnées par un sentiment de culpabilité (food pornography). Avec l’avènement des réseaux sociaux, c’est surtout l’excès de la gastronomie qui est mis en avant, autant sur son aspect esthétique que calorique.
Appliqué au tourisme, cet excès se retrouve dans le partage des photos issues des voyages qui n’est plus uniquement le témoignage d’une expérience mais une source de construction identitaire portée par la distinction. Avec une vision interprétée par l’artiste, c’est en réalité une déformation de l’expérience touristique, dégoulinante de clichés et de stéréotypes avec des pratiques largement sexuées et sexualisées. C’est donc la tendance au toujours plus qui compose le prestige, avec une intention délibérée de provoquer du désir et de l’envie auprès du spectateur. En fonction du public visé, ce seront les corps, les paysages ou les pratiques qui se verront valorisés. On veut du muscle, du frisson et de la beauté. À l’image du foodporn, le contenu n’est pas culpabilisant pour l’artiste mais pour le spectateur qui, en tant que témoin, ne participe pas à cette expérience et se contente de l’envier.
Le travelporn devient alors un outil de distinction pour valoriser son comportement mais aussi sa classe sociale avec une attention indécente portée sur le luxe, le confort ou la fréquence des départs. Lorsque certains se targuent de voyager à longueur d’année dans des résidences somptueuses, c’est pour susciter le rêve et le plaisir auprès de populations qui n’auront jamais accès à ces pratiques.
Lorgner sur la vie des autres reste une pratique appréciée : la téléréalité, à titre d’exemple, n’y va pas de mainmorte pour exposer régulièrement des modèles de vies animés par la démesure, l’abondance et le superflu. Pour les artistes, c’est se présenter en tout transparence dans des attitudes indécentes, voir irrespectueuses, où pudeur et élégance font bande à part. C’est aussi rajouter l’hashtag #travelporn à ses publications pour accepter l’ironie de la scène et caractériser l’exagération non moins assumée de cette complaisance. Ainsi, l’hashtag revendique sur Instagram près de 2,3 millions de publications. Cependant, toutes ne sont pas portées par l’excès ou le cliché, la réalité des publications non identifiées s’avère bien plus importante tant l’intention n’est pas reconnue ni assumée.
Le travelporn tend à lisser et reproduire les mêmes pratiques touristiques en mutlipliant de faux petits riens récurrents et terriblement réducteurs: mes chaussures face au panorama pour symboliser à la fois mon existence et mon humilité ; un tour de rein face paysage mais résolument face caméra pour confirmer mon ambition et mon assurance. Et, enfin, si je parviens à capter ce subtil rayon de soleil qui reflète mon visage en position du guerrier pour rappeler ma sensibilité et mon épanouissement, alors seulement le voyage sera abouti.
Peut-être que la culture populaire a sa part de responsabilité, à commencer par le cinéma. À grand coups de films exaltés qui nous encouragent à affronter la vie par le mouvement et l’aventure, le sédentarisme est associé à la paresse et se traduira dans le regard des autres par de la condescendance. Non mais oui, c’est bien aussi de se reposer. Finalement, ces contenus deviennent les reflets revendiqués de pratiques touristiques où seule la trace numérique est suffisante pour justifier l’existence et l’expérience du séjour.
Nous connaissons la valeur des contenus visuels dans la perception de l’expérience touristique. Elles valorisent les atouts de la destination et construisent des imaginaires autour d’une réalité touristique. Elles sont à la fois inspirationnelles et aspirationnelles et illustrent la première étape du voyage qui repose dans la représentation mentale de la destination. Dans cette recherche de perfection, c’est l’imaginaire du voyageur qui se retrouve modifié. Les couleurs sont saturées, le folklore est surexposé et le plaisir imprègne chaque partie des clichés partagés. Chacun a déjà gouté à cette amertume lorsque nous arrivons sur une destination qui n’est finalement pas à la hauteur de l’image partagée sur les réseaux sociaux.
Ainsi, le travelporn participe à une représentation erronée de ce que devrait être le voyage. De plus, la viralité des images influence le comportement des touristes en favorisant l’émergence de nouveaux sites touristiques. Face à des visibilités soudaines, certaines destinations se retrouvent débordées par les flux de voyageurs venus immortaliser leur photo fétiche. WWF tente d’y remédier avec des géolocalisations fictives pour préserver l’anonymat des lieux. D’autres territoires font le choix du démarketing pour s’effacer et se contenter de leur notoriété (Amsterdam, Marseille). A Puerto Princesa (Philippines), on va même jusqu’à modifier les cartes touristiques produites pour occulter t certains points d’intérêts sensibles. Le travelporn ne se constitue pas uniquement au détriment de la spontanéité du voyageur mais modifie aussi l’identité et l’équilibre des destinations.
Nous pouvons orienter ces remarques sur les acteurs qui participent aussi au partage de contenus sur les réseaux sociaux. Alors que nous demandons plus de transparence dans les campagnes marketing à de nombreuses industries (agroalimentaire, cosmétiques, textiles), il semble qu’en matière de tourisme, continuer de « vendre du rêve » puisse rester monnaie courante. Avec l’usage des filtres et des retouches, et par argument d’autorité, nous faisons confiance à l’image renvoyée par ces opérateurs. Si elle est déformée, elle participe de la désillusion créée face à des destinations photogéniques qui perdent de leur grandeur une fois les artifices dissimulés. Alors même que nous identifions une évolution des envies et des habitudes des touristes allant du contemplatif vers le participatif, certains acteurs identifient dans la photo retouchée le seul moyen de valoriser le produit touristique.
Cette aberration se retrouve dans les publicités d’agences de voyages, des hébergeurs ou des prestataires d’activités qui identifient dans le toujours plus des codes positifs capables d’attirer les foules. Enfin, entre les images aseptisées et la présentation brute d’une destination, le curseur est assez large pour proposer de nouvelles manières de valoriser les activités.
D’ailleurs, cette indécence ne se retrouve plus uniquement dans la simple visibilité des supports visuels, mais dans le développement de projets totalement déconnectés des préoccupations du secteur qui tendront à stigmatiser – encore – l’activité touristique. Ainsi, pour les plus vaillants, il est possible de prendre une douche à bord de l’A380 d’Emirates, de partager des photos enlacées avec des animaux sauvages et de danser dans les plus grands paquebots de croisières du monde. La règle du toujours plus s’expose également dans des projets fous comme le Jurassic Park d’Elon Musk ou la préparation d’un complexe aquatique accolé aux temples d’Angkor. L’excès devient la règle et le besoin d’originalité pousse des opérateurs à élaborer des absurdités, portées par des ambitions financières plus que par le discernement.
En tant que voyageur, peut-être est-il temps de se raisonner et de comprendre l’impact que peut comporter le simple partage de photos. Il est indéniable que l’usage des réseaux sociaux reste un levier d’action primordiale pour les opérateurs touristiques et un outil de construction personnelle parfois nécessaire. Cependant, sans doute faut-il déconstruire le mythe du vacancier dans sa capacité à partager ses souvenirs de voyage. Ces excès liés au travelporn cristallisent des attitudes débordantes et questionnent la manière dont nous souhaitons valoriser nos expériences touristiques.