Peur
J'ai peur de toi.
J'ai toujours eu peur. Aussi loin que j'arrive à me souvenir ou presque. En fait j'ai le souvenir de peine et de douleur. Les gens me font du mal. Facilement. Sur le tard, avec du recul, j'ai fini par admettre que c'est sans le faire exprès, mais je ne l'ai pas toujours compris.
Cette douleur crée une peur forcément. Cette douleur crée de la panique, un réflexe de fuite, le plus souvent morbide avec des envies de disparaître, là, tout de suite. J'ai appris à vivre avec.
J'ai appris à développer une méthode pour y survivre facilement: ne pas me dévoiler, ne pas me lier aux autres, garder une saine distance. Oh, et surtout, ne pas montrer la moindre aspérité, pas d'écarts, pas de coups de gueule, tout dans la moyenne socialement acceptable de mon entourage, à tout prix éviter le conflit, quoi qu'il en coûte de compromis et de négation de moi-même. Tout pour ne pas être rejeté.
Être rejeté par les méchants, par ceux que je ne connais pas, bon, passe encore, il me suffit de les mépriser et ça passe. Mais par mes camarades de jeu, par mon entourage, non.
J'ai donc développé ce personnage assez lisse, facilement reconnaissable, et je l'ai mis sur scène. Il fait le beau en public, pour que je sois accepté, pour que j'ai une petite place où je n'aurais pas peur qu'on me dise de dégager. Et ça marche relativement bien: dans mon univers de geek, même si je n'ose jamais aller vers les autres, on ne me rejette pas. On n'y connaît que le barbu à cravate, on ne sait pas qui je suis, je parais le plus souvent... disons réservé, un peu distant, peut-être arrogant aussi.
Je ne me lie que d'amitiés superficielles. Et si jamais elles risquent de ne plus l'être j'ai peur. Souvent je m'arrête à ça, et si je ne m'en rend compte que trop tard, alors j'ai mal, très facilement. Sans même qu'on me repousse, juste parce que je sais qu'on va me repousser. C'est une certitude, qui fait mal, bien qu'elle soit infondée. La confiance, croire que quelqu'un puisse m'apprécier, ça me prend des années, et le plus souvent je m'en passe.
C'était assez stable. Pas très chaleureux, mais stable. Plutôt coupé de la majorité des gens, mais le plus souvent indolore.
Sortir
Il y a un peu plus d'un an, j'ai décidé de te parler. À toi. Parce que... je ne sais pas. Parce que ça n'avait aucun sens de garder cette distance que je garde toujours quoiqu'il puisse advenir, même saoul à en vomir mes tripes. À toi, il fallait que je parle, c'était forcé. Tu n'imagines pas la dose d'angoisse que j'ai pris dans la tête, à chaque phrase, pendant des mois. La peur. La panique. Épouvantable.
La honte, la peur, l'envie de disparaître, immédiatement, de mourir pour ne plus ressentir ça. Je vis avec depuis longtemps. Il semble que les pensées morbides étaient là avant que je sache écrire si j'en crois les témoignages familiaux, mais peut-être pour d'autres raisons. Pourtant, je ne l'avais pas ressenti aussi fort et aussi souvent que cette année. Mais il fallait que je te parle, à toi. Je l'ai fait. Ça m'a coûté. Je suis content de l'avoir fait. Ça me coûte encore. Mais je veux continuer.
J'ai avancé. J'ai parlé. À toi aussi, là, en train de compter et de te dire que, mais, ça ne fait pas un an qu'on se parle. C'est aussi de toi que je parle, et à toi que je m'adresse.
Je te l'ai dit, que tu me fais peur. Je ne sais pas si tu l'as compris. J'ai une peur panique que tu ne me parles plus. À chaque fois que je te propose qu'on se voit, à chaque mot que je t'adresse, je sais au plus profond de moi que tu as n'importe quoi de plus intéressant à faire, que je te dérange.
Mon cerveau-rationnel sait que tout ça n'a aucun sens. Quand tu croises mon visage dans la foule tu souris. Manifestement, objectivement, ça te fait plaisir de me voir. Et je le sais, et d'ailleurs ça me fait un bien fou de te voir sourire quand tu croises mon regard.
Mais mon cerveau-intuitif n'en croit pas un mot. C'est par politesse, croit-il. En vrai tu t'en fous. Tu as mieux à faire. Je ne peux rien dire ou faire qui puisse t'intéresser. Et j'essaye d'arbitrer l'un contre l'autre.
Nommer
Parce que je ne vais pas bien, on m'a forcé à y réfléchir. Oh, j'aurais pu me jeter sous le métro, samedi matin. J'étais bien parti, je venais de céder à une impulsion de panique juste avant. Trois pas, un geste vif, et c'était bouclé. C'était la même impulsion, ça aurait été très vite. Mais j'ai préféré écouter la voix de la sagesse. Bon, le vrai bon conseil qu'on m'a fait admettre, c'est de consulter, mais je n'en suis pas là. Pour le moment je veux mettre un mot dessus.
Je ne veux pas retourner dans le personnage policé. Enfin, pas pour tout le monde. Pas tout le temps. Pas pour toi, au moins. Même si tu crois que je parle de quelqu'un d'autre.
Et puis au détour de mes lectures, ayant rejeté beaucoup d'autres mots, je suis tombé sur cette page de Wikipedia. Je n'ai pas les bases pour savoir si c'est vraiment de ça que je souffre, je ne suis pas du métier. Mais ça ressemble. Beaucoup.
Je n'ai rien appris de nouveau, sauf que j'ai un mot à mettre dessus. Et que depuis toujours je le gère. Je le gère en prenant sur moi pour venir te parler, pour revenir vers toi alors que j'ai peur et mal d'angoisse et de honte. Je le gère aussi par le personnage public, que je ne peux pas complètement virer si je veux survivre. Si tu m'aides un tout petit peu, il se pourrait même que j'arrive à le gérer facilement.
Au moins, maintenant, j'ai mis un mot dessus. Le kraken dans ma tête a un nom, un visage provisoire, qu'il faudra probablement valider avec un pro, pour voir.
Post-Scriptum
Pour toi, le fan-boy, qui viens me lire, parce que tu lis tout ce que je publie, qui crois que je viens de te livrer un bout de ma vie privée qui ne te concerne pas. Tu te trompes. Ça te concerne. Au premier chef.
Je sais parler sur scène. Je sais expliquer en public. Je sais écrire. Je n'ai pas le trac avant de parler à la radio ou à la télé. Je n'ai pas peur de ça. Mais je suis totalement incapable de venir te dire bonjour, à toi. Alors si toi tu as peur de me parler parce que tu m'as vu à la télé, on ne se parlera jamais. Et ce sera en partie de ta faute. Tu sais maintenant que c'est probablement plus facile pour toi de surmonter ta peur que pour moi.