Le moment communaliste ?


Les tra­duc­tions de Murray Bookchin se mul­ti­plient, les bio­gra­phies et les essais qui lui sont consa­crés com­mencent à for­mer une pile plus qu’honorable. Peu connu de son vivant, le théo­ri­cien éta­su­nien, usuel­le­ment pré­sen­té comme le « père » de l’é­co­lo­gie sociale, a depuis peu le vent en poupe au sein de la gauche. Mais cet inté­rêt n’est pas sans poser ques­tion : convo­qué pour son pro­jet révo­lu­tion­naire « muni­ci­pa­liste liber­taire » (ou « com­mu­na­liste »), le risque est cer­tain, par la grâce du pré­lè­ve­ment, d’as­sis­ter à la domes­ti­ca­tion de son œuvre. De pas­ser, en clair, d’un appel à ren­ver­ser le capi­ta­lisme à l’in­té­gra­tion citoyen­niste à l’ordre local et natio­nal exis­tant. ☰ Par Elias Boisjean


Une décen­nie après son décès dans le Vermont, voi­ci que la presse mili­tante hexa­go­nale se sai­sit de la théo­rie inté­grale qu’il a léguée : « une nou­velle poli­tique », disait Bookchin, à laquelle il consa­cra sa vie entière. En 2014, Reporterre loue ain­si sa « pen­sée essen­tielle » (quelques mois plus tôt, Besancenot et Löwy fai­saient part, dans l’ouvrage Affinités révo­lu­tion­naires, de leur admi­ra­tion pour le « pion­nier » qu’il fut). L’année sui­vante, Ballast s’entretient avec sa veuve, l’es­sayiste Janet Biehl, et creu­se­ra, jus­qu’à ce jour, la ques­tion com­mu­na­liste. À l’été 2016, Le Monde diplo­ma­tique salue le pen­seur « vision­naire ». Fin 2018, L’Humanité le qua­li­fie de « défri­cheur » et Le Média se demande si le muni­ci­pa­lisme liber­taire ne serait fina­le­ment pas « la solu­tion ». En mars 2019, le men­suel CQFD s’in­ter­roge de savoir qui « a une meilleure pers­pec­tive à offrir » que le muni­ci­pa­lisme bookchinien et l’émission Hors-Série, évo­quant Bookchin au mois de novembre der­nier, pré­vient : « [L]e voi­ci désor­mais (presque) par­tout : son heure est venue. »

« Affaire de ter­rain, d’a­bord. La révo­lu­tion du Rojava, amor­cée en 2012, a pro­pul­sé le pen­seur sur le devant de la scène. »

Si l’on doit aux édi­tions Atelier de créa­tion liber­taire d’avoir intro­duit ses écrits en France à par­tir des années 1980, il a bel et bien fal­lu attendre le mitan des années 2010 pour que Murray Bookchin sus­cite l’at­ten­tion de la gauche fran­çaise — voire euro­péenne. Le 1er décembre 2019, l’initiative Faire Commune éclot à Paris : « Il s’agit d’affirmer notre droit à la ville. Dans ce droit, il y a l’idée d’une vie bonne, d’une vie juste et digne, où l’entraide est une clé de voûte. » Elle invoque une « orga­ni­sa­tion non-capi­ta­liste de la vie », se réclame ouver­te­ment du com­mu­na­lisme et se réfère à Bookchin, au Rojava syrien et au Chiapas zapa­tiste. Le même jour, l’an­cien foot­bal­leur Vikash Dhorasoo, en sa qua­li­té de can­di­dat aux élec­tions muni­ci­pales de 2020, en appelle au com­mu­na­lisme sur un célèbre pla­teau de télé­vi­sion de France 2 — auprès d’une figure de la France insou­mise et au nom de la liste Décidons Paris !, qui convoque éga­le­ment pour « lignée » le Rojava.

L’air du temps

Cette per­cée sou­daine ne pro­cède nul­le­ment du hasard. Affaire de ter­rain, d’a­bord. La révo­lu­tion du Rojava, amor­cée en 2012, a pro­pul­sé le pen­seur sur le devant de la scène. C’est qu’Abdullah Öcalan, théo­ri­cien du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire kurde et cofon­da­teur incar­cé­ré du PKK, a lu Bookchin du fond de sa pri­son et fait savoir que ses ana­lyses avaient pesé sur les siennes propres. Mieux : elles contri­buèrent à la muta­tion du Parti des tra­vailleurs du Kurdistan, tro­quant son mar­xisme-léni­nisme indé­pen­dan­tiste contre l’au­to­no­mie communaliste. « Je suis heu­reux qu’[Öcalan] trouve matière, dans mes idées sur le muni­ci­pa­lisme liber­taire, à aider à pen­ser un futur corps poli­tique kurde. […] Mon espoir est que le peuple kurde puisse un jour éta­blir une socié­té libre et ration­nelle qui per­met­tra à son éclat de s’épanouir à nou­veau », écri­vit Bookchin en 2004. À l’ins­tar de l’en­thou­siasme sou­le­vé par l’in­sur­rec­tion zapa­tiste au sein du mou­ve­ment alter­mon­dia­liste dans les années 1990, le Rojava a su ral­lier à sa cause une par­tie de la gauche inter­na­tio­nale (mar­xiste et anar­chiste, pour l’es­sen­tiel). Le « nou­veau socia­lisme » kurde, ou « confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique », repose sur l’a­bo­li­tion du patriar­cat et du mar­ché capi­ta­liste, l’é­co­lo­gie et le pou­voir com­mu­nal décen­tra­li­sé ; il s’est ain­si désan­cré du Moyen-Orient pour deve­nir, après le trots­kysme ou le gué­va­risme, une pro­po­si­tion phi­lo­so­phique et poli­tique dont l’u­ni­ver­sa­li­sa­tion invite à la dis­cus­sion. Le sou­lè­ve­ment des gilets jaunes, salué du Rojava, a enfon­cé le clou : à la faveur d’un enra­ci­ne­ment mili­tant anté­rieur, le muni­ci­pa­lisme liber­taire est appa­ru dans la Meuse, à Commercy (puis lors de l’Assemblée des assem­blées, en charge de coor­don­ner le mou­ve­ment). S’il importe de ne pas for­cer le trait, reste que cela fut per­çu par la gauche de trans­for­ma­tion sociale comme le signe, moins loin­tain, d’un chan­tier poli­tique à inves­tir.

(Torn Around)

Affaire idéo­lo­gique, aus­si — posons ici trois axes. Un : la prise de conscience du péril éco­lo­gique en cours, annon­cé par Bookchin depuis les années 1950, a rebat­tu les cartes : l’a­ve­nir n’est plus un hori­zon mais une menace. Planète rava­gée, extinc­tion de masse des espèces ; voi­là main­te­nant que l’air se vend en bou­teille. Par sa défense d’une éco­lo­gie « sociale » et son rejet de l’environnementalisme et d’une éco­lo­gie mys­tique, roman­tique et réac­tion­naire, Bookchin offre des outils à notre époque : contre les « petits gestes » et les sur­vi­va­listes, il pose que « l’a­ve­nir de la vie sur la pla­nète dépend de l’a­ve­nir de nos socié­tés », c’est-à-dire du capi­ta­lisme et de son dépas­se­ment par la voie révo­lu­tion­naire. Deux : la débâcle du com­mu­nisme d’État, l’in­ca­pa­ci­té anar­chiste à gagner le grand nombre, la prise de pou­voir néo­li­bé­rale et les décu­lot­tées réfor­mistes (de Mitterrand à Tsípras) ont lais­sé hagards celles et ceux qui escomptent en finir avec les inéga­li­tés de classes et les oppres­sions sexistes et racistes qu’elles nour­rissent. La cen­tra­li­sa­tion léni­niste aura, balan­cier oblige, géné­ré son contraire : l’air du temps radi­cal est désor­mais aux foyers, à la séces­sion, aux îlots, aux oasis, aux archi­pels, aux brèches, aux inter­stices, à l’i­ci-et-main­te­nant. Fragmentation des grands récits, funé­railles des solu­tions glo­bales.

« Puis le natif du Bronx, héri­tier d’une famille ouvrière juive russe, de mar­quer ses dis­tances avec l’anarchisme pour ache­ver de struc­tu­rer son grand pro­jet poli­tique. »

Tout en reje­tant avec la der­nière éner­gie le tota­li­ta­risme révo­lu­tion­naire et ses pou­voirs pro­duc­ti­vistes bureau­cra­tiques, Bookchin a com­bat­tu la « tyran­nie de l’ab­sence de struc­ture » et la haine des ins­ti­tu­tions, le mépris des pro­grammes et l’a­ven­tu­risme, le culte de l’ac­tion et le pri­mat du rêve, l’hé­gé­mo­nie de Foucault sur la théo­rie cri­tique et l’é­loge exis­ten­tiel du way of life, la glo­ri­fi­ca­tion de l’es­thé­tique et de l’é­phé­mère. Jusqu’au der­nier d’entre ses jours, il a tenu à rap­pe­ler que toute poli­tique d’é­man­ci­pa­tion est affaire de masses et d’orga­ni­sa­tion. Lutter par le bas sans jamais s’i­so­ler du grand nombre ni avan­cer sans savoir où cela nous mène­ra : un équi­libre théo­rique et pra­tique aujourd’­hui sin­gu­lier, offrant en outre une feuille de route acces­sible à qui le sou­haite. Trois : l’as­pi­ra­tion démo­cra­tique des citoyens ordi­naires et la défiance sub­sé­quente à l’en­droit des « élites » et des « oli­garques » des quatre coins de la pla­nète a ravi­vé, aux côtés de la per­cée popu­liste « de gauche », la cri­tique de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive. Des occu­pa­tions de places au RIC récla­mé par nombre de gilets jaunes, l’exi­gence est una­nime : la poli­tique doit reve­nir à la base. « Les mots de l’ex­pres­sion démo­cra­tie repré­sen­ta­tive se contre­disent mutuel­le­ment », affir­mait Bookchin dès les années 1980. Le com­mu­na­lisme, pour par­tie héri­tier de la cité d’Athènes, tombe alors à pic.

Aller à la source

Au lec­teur sou­cieux de la bio­gra­phie du pen­seur, un copieux ouvrage existe aux édi­tions L’Amourier : Écologie ou catas­trophe, la vie de Murray Bookchin. Au lec­teur que le temps contraint, nous ren­voyons aux pré­sentes colonnes. Disons ici seule­ment ceci : né en 1921, dis­pa­ru en 2006, celui que l’Internationale situa­tion­niste qua­li­fiait en son temps de « cré­tin confu­sion­niste » (une « erreur », nous confie­ra Raoul Vaneigem à l’été 2019) fut tour à tour mili­tant com­mu­niste ortho­doxe, trots­kyste et anar­chiste. Puis le natif du Bronx, enfant d’une famille ouvrière juive russe, de mar­quer ses dis­tances avec l’anarchisme pour ache­ver de struc­tu­rer son vaste pro­jet poli­tique : le muni­ci­pa­lisme liber­taire, ou com­mu­na­lisme. La syn­thèse d’une vie de mili­tan­tisme et de réflexion — pour ce faire, Bookchin affir­ma pui­ser dans « le meilleur du mar­xisme et de l’anarchisme ». Du pre­mier, il conser­va la ratio­na­li­té et le désir d’appréhender sys­té­mi­que­ment le monde ; du second, sa pers­pec­tive fédé­ra­liste et sa cri­tique de l’État comme des hié­rar­chies.

(Torn Around)

Tel était, selon ses propres mots, l’ob­jec­tif alloué au com­mu­na­lisme : « rem­pla­cer l’État, l’urbanisation, la hié­rar­chie et le capi­ta­lisme par des ins­ti­tu­tions de démo­cra­tie directe et de coopé­ra­tion ». Bookchin ima­gi­na toutes les étapes néces­saires à l’a­vè­ne­ment d’une révo­lu­tion sociale — enten­du que celle-ci gisait sous les ruines de l’Espagne, de Moscou ou du Chili. Ainsi s’é­noncent-elles à grands traits : créer des pôles muni­ci­pa­listes locaux (récep­tifs, au besoin, aux spé­ci­fi­ci­tés cultu­relles du ter­ri­toire) ; mettre en place des assem­blées démo­cra­tiques (règle majo­ri­taire, pleine liber­té d’ex­pres­sion) ; tra­vailler à leur exten­sion par des reven­di­ca­tions audibles du tout-venant ; géné­ra­li­ser l’é­du­ca­tion popu­laire ; s’emparer des mai­ries ; mailler le pays et arti­cu­ler l’in­té­gra­li­té des com­munes nou­vel­le­ment auto­gou­ver­nées ; ins­ti­tuer un Congrès de délé­gués — ou « Commune des com­munes confé­dé­rées » — afin de cen­tra­li­ser ce qui doit l’être ; s’armer ; expro­prier les pos­sé­dants par la muni­ci­pa­li­sa­tion de l’é­co­no­mie ; vider l’État — c’est-à-dire le « contrôle social pro­fes­sion­nel, sys­té­ma­tique et orga­ni­sé » — de sa légi­ti­mi­té régu­la­trice et donc de sa puis­sance ; le ren­ver­ser au terme d’un pro­bable affron­te­ment final et s’en­ga­ger, en paral­lèle de la créa­tion d’une nou­velle Internationale, dans le plein déploie­ment du com­mu­nisme liber­taire éco­lo­giste. On en trou­ve­ra le détail dans la pré­sente revue.

Bookchin citoyenniste ?

« Des espaces de dia­logue par­ti­ci­pa­tifs, concer­tés et, pour les plus ambi­tieux d’entre eux, éthiques n’y suf­fi­ront pro­ba­ble­ment pas. »

En 2019, le men­suel Silence, qui œuvre à la pro­mo­tion de la non-vio­lence et à l’« éla­bo­ra­tions d’utopies », pré­sente Bookchin comme sa « grande source d’inspiration ». La même année, Pablo Servigne, chef de file de la col­lap­so­lo­gie et sym­pa­thique par­ti­san d’une réha­bi­li­ta­tion de la « spi­ri­tua­li­té » en poli­tique, invite à le « lire et relire ». Extinction Rebellion, porte-dra­peau de la non-vio­lence verte, des soins éner­gé­tiques et des bulles régé­né­ra­trices, le cite à son tour dans l’une de ses lettres d’information. Au mois de novembre paraît un Guide du muni­ci­pa­lisme, sous-titré Pour une ville citoyenne, apai­sée, ouverte : il est coor­don­né par le par­ti Barcelona en común (lui-même com­po­sé de mili­tants de Podemos, de la Gauche unie et alter­na­tive ou de l’Initiative pour la Catalogne Verts), coécrit par la fille de Bookchin et la mai­resse de Barcelone, Ada Colau, et par­rai­né, en France, par Commonspolis (« un think-do tank au ser­vice des réseaux et cultures pour le chan­ge­ment […] [et la] trans­for­ma­tion non-vio­lente des conflits par la construc­tion de poli­tiques citoyennes »). L’Institut de la concer­ta­tion et de la par­ti­ci­pa­tion citoyenne pro­meut quant à lui le muni­ci­pa­lisme dans le cadre des élec­tions fran­çaises de 2020 : citant Bookchin, il enjoint à ren­for­cer le pou­voir des citoyens (« notam­ment par le biais de dis­po­si­tifs ambi­tieux de concer­ta­tion publique et de dia­logue entre les par­ties pre­nantes »), accroître « la cohé­sion de notre socié­té », refon­der la démo­cra­tie et débattre « avec une exi­gence d’ou­ver­ture et de bien­veillance ». Aux côtés d’Europe Ecologie – Les Verts, les Groupes d’ac­tion muni­ci­pa­listes éco­lo­gistes et sociaux (GAMES) se reven­diquent même­ment du théo­ri­cien éta­su­nien et, se pré­sen­tant comme « une pla­te­forme citoyenne, créa­tive et col­la­bo­ra­tive », aspirent tout autant à pré­sen­ter des listes en 2020.

Empruntons à Frédéric Lordon la défi­ni­tion qu’il for­mule du citoyen­nisme puis­qu’elle épuise ce qu’il convient d’en dire. « [Q]ui débat pour débattre, mais ne tranche rien, ne décide rien et sur­tout ne clive rien. Une sorte de rêve démo­cra­tique coton­neux pré­ci­sé­ment conçu pour que rien n’en sorte. » Et crai­gnons la citoyen­ni­sa­tion de Bookchin — crainte par­ta­gée, du reste, par l’es­sayiste et agri­cul­teur Floréal M. Romero dans son récent ouvrage Agir ici et main­te­nant : sous cou­vert de com­mu­na­lisme, l’ac­ces­sion aux mai­ries appa­raît comme un simple « recy­clage de la social-démo­cra­tie ». Il ne fait pour­tant aucun doute que Bookchin misait sur l’é­che­lon élec­to­ral muni­ci­pal (et seule­ment lui) pour per­mettre aux assem­blées de mettre la main sur villes et vil­lages. Seulement voi­là : c’é­tait un levier, non une fin en soi. Dans l’une des pré­faces qu’il rédi­gea à La Société à refaire, Bookchin nota qu’il ne sau­rait être ques­tion de se « born[er] à une simple pra­tique élec­to­rale ». « La seule solu­tion qui existe, c’est de le détruire [le capi­ta­lisme], car il incarne tous les maux — des valeurs patriar­cales à l’ex­ploi­ta­tion de classe », écri­vait-il encore. L’entreprise com­mu­na­liste ne souffre d’au­cune équi­voque sitôt qu’on lit l’au­teur avec le soin néces­saire : abo­li­tion du capi­ta­lisme, des classes sociales, du cri­té­rium de la crois­sance, de l’État, de la police, de l’ar­mée, de la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion, des hié­rar­chies au sein de l’es­pèce humaine (de genre et de race) et de la domi­na­tion de cette der­nière sur l’en­semble du monde ani­mal et végé­tal. Il y a fort à parier que des espaces de dia­logue « par­ti­ci­pa­tifs », « concer­tés » et, pour les plus ambi­tieux d’entre eux, « éthiques » n’y suf­fi­ront pas. Pas plus que l’éco­no­mie sociale et soli­daire, le com­merce équi­table et les seuls cir­cuits courts coopé­ra­tifs chers à nos muni­ci­pa­listes.

(Torn Around)

Le pouvoir, donc les armes

Prenons la France et ses bien­tôt 67 mil­lions d’ha­bi­tants. Les effec­tifs de la Police natio­nale ? 150 000 hommes et femmes, à peu de choses près. La gen­dar­me­rie ? 100 000. L’armée de terre ? Plus de 110 000. La puis­sance de feu — dont il n’est plus à démon­trer qu’elle frap­pe­ra les par­ti­sans de la jus­tice et de l’é­ga­li­té sitôt qu’ils repré­sen­te­ront une menace sub­stan­tielle pour l’ordre capi­ta­liste — appa­raît ain­si dans toute sa net­te­té. Le Chili du libé­ral Piñera tire à balles réelles ; la France du libé­ral Macron crève des yeux, arrache des mains, moleste pom­piers et lycéens : cela sans même le début d’une richesse répar­tie ou d’un sem­blant de dépri­va­ti­sa­tion. Une ZAD ne tient que tant que la troupe se tient à l’ex­té­rieur ; un pré­sident trop volon­taire se voit sans délai refroi­di et rem­pla­cé par son plus fidèle lieu­te­nant (disons Compaoré). Toute pro­po­si­tion anti­ca­pi­ta­liste dont le pré­am­bule ne dénoue pas la ques­tion des forces armées s’a­vère par consé­quent nulle et non ave­nue. Lénine, lequel avait au moins pour lui d’a­li­gner logi­que­ment deux idées, n’é­cri­vait pas en vain, à la veille de la prise du pou­voir des bol­che­viks, qu’il fau­dra ins­tau­rer pour la sur­vie de la révo­lu­tion le « rem­pla­ce­ment de la police par une milice popu­laire » — laquelle ne ferait « qu’un avec l’ar­mée » (autre­ment dit : « arme­ment géné­ral du peuple sub­sti­tué à l’ar­mée per­ma­nente »).

« Toute pro­po­si­tion anti­ca­pi­ta­liste dont le pré­am­bule ne dénoue pas la ques­tion des forces armées s’a­vère par consé­quent nulle et non ave­nue. »

Que sou­tient la doc­trine com­mu­na­liste en l’es­pèce ? Dans Un autre futur pour le Kurdistan ?, l’es­sayiste Pierre Bance a sou­li­gné l’in­flexion de Bookchin : sa stra­té­gie du pour­ris­se­ment pro­gres­sif de l’État (années 1970) évo­lua en stra­té­gie de la confron­ta­tion (années 1990). Entendre qu’il fau­dra affron­ter le pou­voir éta­tique à chaque avan­cée com­mu­nale, tout en s’é­chi­nant à le tenir à dis­tance autant qu’il est pos­sible, ceci jus­qu’à la grande bataille révo­lu­tion­naire. Le « second » Bookchin n’en dou­tait plus : le déploie­ment démo­cra­tique consti­tue­ra une menace aux yeux de l’État et ce der­nier atta­que­ra (« [J]e ne crois pas non plus que la bour­geoi­sie va abdi­quer volon­tai­re­ment son sta­tut, encore moins sa main­mise sur la socié­té ! », lan­çait-il en 1996). En l’ab­sence de forces d’au­to­dé­fense, l’ex­pé­rience com­mu­na­liste se trou­ve­rait dès lors « à [s]a mer­ci ». D’où l’im­pé­ra­tif, expli­ci­te­ment for­mu­lé par sa com­pagne et exé­gète Janet Biehl, de « for­mer une milice pour rem­pla­cer la police et l’ar­mée » dans tous les sec­teurs pas­sés sous le contrôle des assem­blées. Une milice (ou « garde civique », pour employer un terme moins néga­ti­ve­ment conno­té à l’heure qu’il est) entiè­re­ment aux ordres de la popu­la­tion et dotée d’of­fi­ciers élus. La ten­sion entre les com­munes et l’État, lit-on dans Le Municipalisme liber­taire, est même « dési­rable » : à mesure que le com­mu­na­lisme s’é­ten­dra au sein des fron­tières natio­nales, accu­mu­lant par là même force pou­voir (un « pou­voir paral­lèle », un « contre-pou­voir » : un « pays dans le pays », résume Romero), l’État, pro­gres­si­ve­ment délé­gi­ti­mé, sera conduit à réagir. Le face-à-face qui s’en­sui­vra cer­tai­ne­ment déter­mi­ne­ra qui de la révo­lu­tion démo­cra­tique ou de l’ordre sta­to­ca­pi­ta­liste l’emportera.

Ce que Bookchin nom­mait « vider l’État » mérite alors toute notre atten­tion : une insur­rec­tion fron­tale, esti­mait-il, est condam­née à l’é­chec au regard des effec­tifs répres­sifs en pré­sence. Il faut donc, par le patient pro­ces­sus com­mu­na­liste, saper « maté­riel­le­ment et mora­le­ment » l’en­semble des ins­ti­tu­tions éta­tiques afin, le jour venu, de pro­vo­quer sa chute « sans trop de dif­fi­cul­tés ». « Que le peuple dis­pose ou non du pou­voir repose fina­le­ment sur la ques­tion de savoir s’il dis­pose d’armes », assu­rait Bookchin, liant ain­si, fidèle à son ins­pi­ra­tion grecque, la démo­cra­tie popu­laire à l’au­to­dé­fense. En 1995, dans From urba­ni­za­tion to cities, il en pré­ci­sait les contours : « [U]ne garde civile com­po­sée de patrouilles tour­nantes, à des fins de police, et des contin­gents mili­taires bien entraî­nés pour répondre aux menaces exté­rieures. »

*

On peut ne pas suivre Bookchin dans l’en­semble de ses déve­lop­pe­ments (Biehl elle-même estime qu’il est pré­fé­rable de construire le com­mu­na­lisme sans remettre en cause l’État-nation) ; on gagne à dis­cu­ter ses thèses et leur appli­ca­tion géo­gra­phique et tem­po­relle ; on a même toute lati­tude de balayer son œuvre d’un revers de la main ; on ne sau­rait, en revanche, enrô­ler Bookchin sans sai­sir la cohé­sion d’en­semble de sa doc­trine. Qui, on l’a com­pris, ne bar­guigne pas : inté­grer un conseil muni­ci­pal, voire diri­ger une ville, n’est d’au­cun secours si cela ne par­ti­cipe pas d’une trans­for­ma­tion glo­bale sans « com­pro­mis avec cet ordre social ». Donc de la fin du règne capi­ta­liste au pro­fit d’une « socié­té com­mu­niste liber­taire ». Rien moins.