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On le surnommait « Coolman ». Il était bien habillé (enfin, selon les critères des années 90), savait danser et séduisait les filles sans le moindre effort. C’était moi, au collège.
Enfin, non, ce n’était pas moi. C’était un alter ego totalement fantasmé, diamétralement opposé à moi, que j’avais créé dans un récit de fiction totalement décousu qui mettait en scène, sous des masques largement transparents, mon entourage de collégien. Ces feuillets s’étant retrouvés je ne sais plus comment entre les mains de mes camarades, ils circulèrent rapidement, provoquant un grand enthousiasme, sans doute moins dû à la qualité de l’œuvre elle-même qu’au plaisir que chacun éprouvait à se trouver ainsi mis en scène. La réaction extrêmement positive me cause une grande surprise. J’avais toujours créé, écrit, dessiné, mais sans tellement susciter autour de moi l’intérêt que j’aurais pu souhaiter. Je ne tentais guère de partager mes créations, de toute façon, persuadé qu’elles n’intéresseraient que moi. Mais de ce jour où je goûtai au nectar de la gloire (aussi minime soit-elle), ma vie changea : je pouvais intéresser les autres grâce à mes écrits, ils pouvaient m’aider à créer un pont entre eux et moi, au-delà de ce que j’avais toujours perçu comme un précipice de différences irréconciliables. Depuis ce temps, pour le meilleur et pour le pire, cette motivation ne m’a pas quitté.
J’ai réitéré la même expérience plusieurs fois au long de mes études. Pendant mon année de classé prépra, j’ai rédigé les Khrôniques, roman expérimental autofictionnel qui m’a rapporté le même genre de succès. Puis j’ai co-fondé un journal étudiant satirique qui mettait en scène profs et étudiants de mon école. J’ai même fini, à force d’inventer et de me confondre avec des personnages nettement plus à l’aise socialement que moi, par réussir à gagner quelques galons de coolitude. Tout semblait aller pour le mieux. Ou du moins, vers le mieux.
Mais mes études sont arrivées à un terme, et quand j’ai intégré le monde du travail, les choses se sont compliquées. Plus question de montrer mes productions, de peur qu’elles arrivent sous les yeux du patron. D’une part, je ne voulais pas qu’il se doute que je caressais d’autres ambitions que celle d’être l’employé modèle. D’autre part, nombre de mes œuvres servaient de défouloir contre la hiérarchie et le système. J’étais de nouveau condamné à créer pour moi seul, ou presque. Mais j’avais pris goût au partage de mes œuvres, et je ne pouvais plus revenir en arrière. Heureusement, Internet arriva à ma rescousse. Des communautés s’y créaient rapidement, qui rassemblaient créateurs et lecteurs, offrant à la fois la possibilité d’un nouveau public à conquérir et la promesse d’une confrérie d’auteurs avec qui créer des liens d’amitié.
Ma conquête du public stagna rapidement. Mes plus gros succès, encore une fois, furent sans aucun doute ceux qui flattaient l’ego du lecteur en l’intégrant à ma création. Je remarquais aussi rapidement une différence fondamentale avec mes confrères : s’ils disaient dans leur immense majorité produire pour leur plaisir personnel, je trouvai ma motivation dans le partage avec un public. Et j’en tirais une certaine fierté. Je me démenais à créer et entretenir des liens avec chacun des membres de ce public, et si j’approchais les autres créateurs, c’était avec le sentiment permanent de leur être inférieur, comme un enfant qui vient soumettre au jugement d’adultes son dessin maladroit. Il faut dire que je me heurtai violemment à ce que je jugeais être l’illégitimité de mes productions : les autres créateurs avaient des vies plus intéressantes, des sentiments plus exaltants, des idées plus brillantes. Peu importait ce que je tentais d’insuffler dans mes strips, BD ou romans, cela me semblait toujours puéril, présomptueux, voire déplacé. Le sentiment de ma propre imposture créa une nécessité à déguiser, le plus souvent sous le masque de la comédie, mes expériences et mes pensées avant de les présenter à un public. Un comportement qui m’encombre d’ailleurs encore aujourd’hui, et que je tente de battre en brèche à chaque ligne de ce texte.
Il m’est toujours difficilement imaginable que quelqu’un puisse s’intéresser à ce qui se passe en moi, et encore moins s’y identifier ou en tirer un enseignement. J’ai dans mes archives nombre de textes sur des sujets d’actualité, ou qui me tiennent à cœur, la plupart inachevés, certains prêts à être publiés, mais stoppés dans leur diffusion au dernier moment, parce que je redoutais les réactions qu’ils susciteraient. Ce n’était pas tant que je craignais d’être contredit, ou qu’on me démontre mes erreurs… C’est que j’étais persuadé que j’allais être corrigé et ridiculisé, renvoyé à ma place d’enfant naïf, par les adultes qui peuplent le monde. Pire encore, pour parachever mon humiliation, je m’imagine tentant de répondre à ces critiques. Car j’ai toujours été, jusqu’à présent, incapable de recevoir une critique ou un contre-argument sans y répondre. La création ayant toujours eu pour but que de créer un lien entre moi et les autres êtres humains, je ne peux donc refuser cet échange. Et c’est sans doute là ma plus grande erreur. Regardant autour de moi les comportements des autres artistes, (reconnus ou pas, mais du moins assumant avec aisance leur rôle), je réalise que publier, c’est sans doute avant tout : apprendre à ne pas répondre. Mettre à disposition ses œuvres, ses idées, ses opinions, même ses sentiments les plus intimes, sans tenter de les adapter à un public, sans tenter de prévoir les réactions, et surtout, sans prévoir de réagir à ces dernières. En somme, avoir une démarche artistique, et non un processus marketing. Se contenter d’apporter sa matière intime sur la place publique, et laisser ceux qu’elles pourraient intéresser s’y servir, les accepter ou les refuser, les utiliser ou les abandonner, les diffuser ou les détourner. Il y en aura sans doute pour en rire ou les discréditer. Ils pourront se détourner et aller chercher ailleurs des œuvres qui leur correspondent mieux. Le but de l’artiste ne doit pas être de plaire à tous, ni même au plus grand nombre. C’est une évidence à la limite du cliché, mais il m’aura fallu des décennies pour saisir ce qu’elle implique pour l’artiste. Mes œuvres sont légitimes parce que je les estime légitimes. Ça ne veut pas dire qu’elles sont bonnes. Je suis un artiste, parce que je décide de l’être, aussi légitime que les auteurs de la Pléiade ou les peintres du Louvre. Pas aussi doué, mais aussi légitime. Je dois créer ce qui me semble nécessaire, ce qui me semble juste.
Le publier.
Puis passer à la suite, sans me retourner.