Mark Alizart : « Le climato-scepticisme doit se comprendre comme un fait politique, non comme une opinion » (Coup d’état climatique)


S’il y a un seul essai à lire en ce moment, c’est bel et bien celui de Mark Alizart : le vif et puissant Coup d’état climatique qui vient de paraître aux PUF. C’est de loin la réflexion la plus remarquable et tonique qu’on a pu tenir sur les questions climatiques, et en particulier sur la question de l’usage politique du réchauffement climatique. Pour Mark Alizart, ce réchauffement n’est pas une opinion mais un fait politique majeur qui est au cœur d’un carbo-fascisme qui consume nos sociétés. Inutile de dire que Diacritik est allé à la rencontre de l’essayiste pour s’entretenir avec lui de ce coup d’état climatique comparable à l’incendie du Reichstag et du coup d’état pandémique que laisse augurer le Coronavirus.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre fort et vif essai Le Coup d’état climatique qui vient de paraître. Comment vous est venue l’idée de ce qu’on pourrait presque désigner comme un manifeste politique et qui, avec force et justesse, affirme que la crise écologique est une aubaine pour le capitalisme ? Quel événement particulier en a déclenché plus précisément l’écriture ? Les propos de Greta Thunberg courent tout au long de votre propos : ses prises de position ont-elles pu ouvrir ou plutôt faire résonner vos propres réflexions ?

Le Coup d’État Climatique s’est écrit dans le prolongement de mon précédent livre, Cyptocommunisme. Je m’y intéressais aux liens entre politique et thermodynamique au prisme de Marx. De fil en aiguille, j’ai été amené à creuser la relation entre écologie et socialisme, – la thermodynamique étant la science qui sert aussi de socle à l’écologie. Là-dessus, l’actualité de l’écologie politique s’est greffée à ma réflexion. Greta Thunberg oui, elle m’intéresse beaucoup. Mais c’est surtout l’article de Jean-Baptiste Fressoz paru il y a un dans Libération intitulé « Bolsonaro, Trump, Duterte… La montée d’un carbo-fascisme ? » qui m’a mis sur le chemin du livre, en ce sens qu’il donnait une forme à mon intuition que le climato-scepticisme doit se comprendre comme un fait politique, non comme une opinion.

Pour en venir au cœur du Coup d’état climatique, vous ouvrez sans attendre votre propos par une déclaration qui est elle-même un coup d’éclat, un coup de force dans le champ des études écologiques. De fait, renversant absolument la doxa sur l’environnement, vous déclarez sans ambages : « Il n’y a pas de crise climatique. Il y a une volonté pour que le climat soit en crise. »

Oui je pense qu’il est essentiel de renverser la doxa sur l’environnement, comme vous dites, qui ne veut voir dans le dérèglement climatique qu’une « crise ». En politique, les mots sont essentiels, et le mot de « crise » me semble déjà une défaite, une concession à l’idéologie dominante et surtout à l’idéologie des dominants. La crise c’est ce sur quoi on n’a pas de prise, ce qui nous tombe dessus sans crier gare, ce dont tout le monde peut être tenu pour responsable, autrement dit personne. Or ça fait plus de soixante ans qu’on sait ce qu’on fait au climat et à la biodiversité. Et quand je dis « on » je ne parle pas de trente spécialistes réunis dans un comité Théodule. Les industriels du pétrole et du gaz, c’est-à-dire les pollueurs, et nos gouvernants (ce sont souvent les mêmes) ont été les premiers à s’informer sur le sujet.
« Donc, ils savaient », comme l’a dit Alexandria Ocasio-Cortez, et non seulement ils n’ont rien fait, mais ils ont investi des milliards pour que nous, nous ne sachions pas. Parler de crise, dans ce cas, équivaut à donner un blanc-seing ces gens, à refuser de nommer l’ennemi, partant, à s’empêcher de le combattre. Plutôt que de crise, je suggère qu’il est plus utile de parler « d’affaire » (comme il y a eu l’affaire du sang contaminé, ou de de délit, comme il y a des délits d’initiés) ou encore de « coup », donc, comme il y a des coups d’État.

Ainsi, selon vous, il faut cesser d’être piégé par une manière de fatalisme résigné afin de saisir combien le capitalisme ne subit pas l’effondrement mais qu’il le désire, le prépare et en fait sa visée intime ? En quoi, dites-vous, la crise climatique n’est-elle pas une conséquence du capitalisme aveugle mais son but ultime ?

Il y a deux manières, classiquement, d’aborder les relations entre le capitalisme et le dérèglement climatique. La première, affectionnée par la droite, consiste à nier tout lien entre les deux, au nom du fait que le capitalisme n’y a pas intérêt parce que ça lui coûterait trop cher (en perte nette d’activité, ou en primes d’assurance contre les dégâts environnementaux tels que les incendies ou la montée des eaux). La seconde, en cours à gauche, est du parti opposé. Elle pense que le capitalisme détruit bel et bien le climat, mais bizarrement, elle n’arrive jamais à imaginer que ce puisse être autrement qu’involontairement, ou mû par des pulsions folles. Et pour cause. Elle n’imagine qu’on puisse avoir un motif rationnel à scier la branche sur laquelle on est assis. Aussi bien, elle rejoint le point de vue libéral : il n’y a pas ou il ne peut pas y avoir d’intérêt à détruire le climat, outre des intérêts qui ne se comprennent pas eux-mêmes (et qu’il s’agira donc pour la gauche de « rééduquer »). C’est ignorer que le rapport coût/bénéfice du dérèglement climatique peut faire l’objet d’un calcul parfaitement rationnel, et qu’il est en réalité absolument en faveur du second terme de l’alternative, le bénéfice. Lutter contre le réchauffement, c’est engloutir des milliards de dollars, disrupter tout le fonctionnement de l’économie fossile, qui n’est pas fait que de pétrole, mais aussi de ventes d’armes, d’influence géopolitique, et même d’équilibre financier (via les pétrodollars, qui sont l’épine dorsale du système monétaire international depuis la remise en cause des accords de Brettons Woods dans les années 1970), pour un résultat incertain, au pire, et, au mieux, pour préserver le statu quo. Laisser faire, à l’inverse, c’est économiser ces milliards tout de suite, et surtout en récupérer le triple derrière. Certes, le désastre écologique risque de causer des crises et des krachs mais, d’abord, on peut gagner beaucoup d’argent en misant sur la baisse des indices (c’est la leçon du Big Short), et surtout, il suffit d’être du bon côté de table quand les cours redécollent. Naomi Klein l’a montré à l’occasion du passage de l’ouragan Katrina : après la dévastation, il y a eu la gentrification, rendue possible par l’expropriation de fait d’une population pauvre et noire. La crise climatique, c’est la possibilité d’un Katrina à l’échelle de la planète. Vladimir Poutine ne s’en cache pas : il espère le réchauffement climatique pour s’ouvrir la voie du passage du Nord Est à ses bateaux gaziers. Les courtiers qui ont obtenu la privatisation de l’eau en Australie n’en font pas mystère non plus : les canicules font monter le prix de leurs réserves aquifères, ils ont donc tout intérêt à ce qu’elles aient lieu. Toutes les crises à venir ont le potentiel de permettre la privatisation d’encore plus d’eau, la vente à prix exorbitants de semences résistantes à des agriculteurs victimes de sécheresse, la confiscation de gisements de matières premières d’États faillis, le négoce d’armes avec des dictateurs menacés par leurs populations affamées. Le gagnant, ici, est le dernier debout à la table, comme au poker. Celui-là rafle toute la mise. Alors franchement, les populations qui seront ruinées et les PME qui seront détruites au passage ne pèsent pas lourd, pas davantage que les millions de soldats qui furent sacrifiés dans les tranchées de 1914.

Comment dans ces conditions extrêmes, celles d’un désastre qui ne cesse d’arriver mais en même temps uniquement pour l’instant sous des micro-formes, le capitalisme se maintient-il ? Est-ce qu’il n’existe pas néanmoins un risque, à force d’entrer dans le désastre climatique, qu’il risque lui-même sa disparition ?

Le désastre ne fait courir aucun risque au capitalisme, et ceux qui pensent le contraire, que la société post-effondrement sera une société post-croissance où nous vivrons en harmonie dans des écovillages solidaires sont victimes d’une forme de pensée magique particulièrement nocive. En réalité, non seulement le désastre ne lui fait courir aucun risque, mais il a même vocation à l’entretenir. Le capitalisme n’est pas du tout le « toujours plus » et la croissance infinie, comme on aime à le caricaturer, – « les arbres ne montent pas jusqu’au ciel » c’est un proverbe de trader avant d’être la devise du club de Rome. Le capitalisme, c’est une série de destruction-créatrices, comme l’a dit Schumpeter, où la destruction joue un rôle aussi important que la création. Non seulement parce qu’elle permet de profiter de l’embellie qui va suivre la chute, mais parce qu’elle permet de purger le système. C’est que le capitalisme est essentiellement une production de richesse fictive, par endettement. Dans la phase de croissance, le capitaliste « prend le risque », ce qui justifie qu’il encaisse des dividendes. Mais il vient un moment où le risque dépasse ce que l’investisseur peut assumer, parce que l’endettement croît à une vitesse géométrique, alors que le dividende croît à une vitesse arithmétique. Alors doit venir le moment de la destruction qui désigne, en réalité, le moment du transfert du risque. Un krach, ou une guerre, c’est le risque dont le capitaliste se débarrasse en le passant au petit porteur et au contribuable. Là où les gains étaient privatisés, les pertes sont nationalisées, comme on dit. Nous vivons ce moment. L’endettement a atteint des proportions dantesques. Le taux de rendement plafonne. Il s’agit maintenant de savoir qui va régler l’addition, ou plus exactement comment on va se débarrasser de toute cette mauvaise dette. Il faut donc un désastre. Et c’est là que le désastre écologique tombe à point nommé. Y compris, paradoxalement, pour se débarrasser de la dette fossile elle-même. On parle en effet toujours d’en finir avec les énergies fossiles. Mais qui paiera la dette monstrueuse des compagnies pétrolières quand elles s’effondreront ? Si les écologistes pensent que ce seront les banquiers, ils se bercent d’illusion. On en finira avec les énergies fossiles quand les banquiers auront trouvé le moyen de se débarrasser de leurs créances douteuses sur nous. D’ici là, rien ne changera.

Une des images les plus frappantes et les plus justes de votre fort essai est le parallèle sinon l’identité politique que vous dressez entre les récents grands feux de la forêt amazonienne allumés par des industriels et l’incendie du Reichstag par les Nazis en 1933 : vous dites ainsi que « la crise écologique est l’arme d’un crime parfait : un coup d’état ne nécessitant de tirer aucun coup de feu ». Que permet, tout d’abord, selon vous, ce coup d’état climatique sans militaire ? Et est-ce que, de manière plus générale, il ne s’agit pas également de suggérer que le capitalisme repose avant tout sur la manipulation des foules, l’intoxication factuelle et finalement une désinformation généralisée ?

Le dérèglement climatique n’offre pas que des opportunités de s’enrichir financièrement. Il offre aussi une occasion rêvée d’en finir avec ce vieux caillou dans la chaussure du capitalisme qu’est la démocratie. Partout dans le monde ont déjà poussé des régimes « illibéraux » qui ne sont empêchés de verser dans le fascisme pur et simple que parce qu’ils doivent ménager des populations qui sont encore attachées à certain formalisme démocratique. Ces régimes ont besoin d’une crise de grande ampleur pour opérer cette bascule, et là encore le dérèglement climatique peut y pourvoir. En particulier, on peut s’attendre à ce qu’une des conséquences les plus notables du désastre écologique soit de mettre sur la voie de l’exode des centaines des millions de réfugiés climatiques. Que deviendront les nations européennes quand elles auront à gérer cet afflux, alors qu’elles tirent déjà à balles réelles sur la poignée de malheureux qui se présentent déjà à ses portes ? Leurs populations demanderont d’elles-mêmes l’instauration de la loi martiale. Elles se réfugieront dans le fascisme de leur plein gré. Ce n’est pas pour rien si les extrêmes-droites de tous les pays sont désormais climatosceptiques, alors qu’elles ont tant vanté par le passé « la terre qui ne ment pas ». J’ai la conviction que leur but est de dissuader les opinions publiques de s’intéresser sérieusement au climat afin d’en arriver à cette situation de crise dont elles savent qu’elle leur permettra de prendre le pouvoir sans même avoir à tirer un coup de feu, du moins un coup de feu sur autre chose qu’un réfugié. Ce n’est pas pour rien si le vieux best-seller rance de Jean Raspail qui s’intitule Le Camp des Saints circule de nouveau dans ces milieux, jusqu’aux États-Unis, où sa lecture est désormais recommandée par Samuel Huntington en personne, le théoricien du « choc des civilisations ». Ce livre qui raconte une invasion migratoire qui disloque l’Europe a précisément été écrit pour mobiliser les « patriotes » à défendre leurs frontières le jour où l’événement serait appelé à se produire pour de vrai. On mesure à peine l’état mental de ces gens qui pensent que l’heure d’en découdre « pour de bon » avec l’ennemi arrive. Il teinte complètement leur manière d’appréhender toutes les questions politiques, en particulier celle du dérèglement climatique. Pour mémoire, le climat était aussi l’inspiration du tueur de Christchurch en Nouvelle-Zélande.

Un des points les plus remarquables de votre réflexion consiste à s’interroger avec vigueur sur le projet politique que sert la crise écologique. Pour vous, ainsi que le suggère le rapprochement avec l’incendie du Reichstag, il apparaît comme fasciste mais d’un fascisme qui ne s’assimile pas à celui des années 1930. Il rejoint ce que vous nommez avec Jean-Baptiste Fressoz le « carbofascisme » qui renvoie à ces mouvements populistes avant tout fondés sur l’éloge des énergies fossiles. Ma question sera double : en quoi, par exemple, Trump se distingue-t-il par son carbofascisme ? Pourquoi le fascisme qui fait constamment l’éloge de l’identité et de l’appartenance à la terre se caractérise-t-il toujours pourtant par sa haine viscérale de l’écologie ? Enfin comment classer Macron qui n’affiche pas particulièrement de grandes ambitions écologiques : son populisme ne permet-il pas de le classer parmi les carbofascistes ?

Emmanuel Macron est un néo-libéral. Le néo-libéralisme est la croyance, théorisée par les sociétaires du Mont-Pélerin, que le marché ne peut fonctionner de manière optimale qu’à la condition que les populations soient privées de toute capacité politique d’agir dessus. C’est donc une sorte de nouage entre autoritarisme et libéralisme, mais dans un cadre finalement assez traditionnel, celui de l’alliance entre le grand capital et la classe moyenne. Le fascisme c’est autre chose. Ça désigne quelque chose que Trotski a bien défini qui est la dissolution de cette alliance naturelle entre la grande bourgeoisie capitaliste et la classe moyenne au profit d’une nouvelle alliance entre la grande bourgeoise et la petite bourgeoisie déclassée, voire le sous-prolétariat, afin de prendre en étau ladite classe moyenne et lui imposer le fardeau de la mauvaise dette. Ce renversement d’alliance caractérise proprement le trumpisme et d’autres régimes qu’on a vu grandir depuis quelques années. Ces régimes qu’on appelle à tort populistes sont des régimes à structure fasciste, puisqu’ils sont dirigés par des ploutocrates, comme Donald Trump, ou Boris Johnson plus récemment, portés au pouvoir par une base électorale constituée de déclassés de la mondialisation, à qui a été faussement promis que la destruction de la classe moyenne irait de pair avec leur ascension. La seule particularité du fascisme actuel, par rapport au fascisme des années 1930, est qu’il s’articule à la question climatique, en effet. Autrement dit, il ne propose plus l’apocalypse militaire à ses ennemis (qui veut encore mourir pour une cause, même celle-là ?), mais l’anéantissement climatique (c’est plus tranquille, on n’a rien à faire qu’attendre). Pour la pensée carbofasciste ou écofasciste, comme elle se nomme parfois elle-même, le dérèglement climatique a vocation à punir simultanément la classe moyenne urbaine et le reste du monde non-blanc : la classe moyenne urbaine (les « élites » ou les « bobos ») en disruptant les villes, trop sophistiquées pour faire face à des tempêtes, des canicules, et surtout dépendantes des approvisionnements alimentaires produits à la campagne par les déclassés ; les non-blancs parce que d’évidence, les pays les plus sensibles aux écarts de température et d’hygrométrie ne se trouvent pas dans les zones tempérées. Le classisme et le racisme, qui sont les deux composantes traditionnelles du fascisme, trouvent ainsi à se réaliser dans le dérèglement climatique, qui devient ainsi non seulement inévitable, mais souhaitable.

Après avoir dressé le panorama politique de ce que le cynisme capitaliste fait à la planète, le second moment déterminant de votre essai consiste à proposer des pistes d’action pour combattre le carbofascisme. En quoi vous paraissait-il, tout d’abord, nécessaire de ne pas en  demeurer au simple constat ? Dans Agir, Jean-Luc Nancy remarquait il y a peu qu’à un moment, celui qui écrit se doit d’agir : avez-vous le sentiment que votre réflexion prend désormais cette part d’action citoyenne qui se donnait déjà néanmoins à lire dans Cryptocommunisme ?

On pourrait se contenter de faire des constats si le dérèglement climatique était simplement une crise. Alors, écrire serait en soi un acte. Alerter, informer, « éveiller les consciences » suffirait. Mais si comme je l’ai dit plus haut, nous ne sommes pas face à une crise, mais face à un coup, la responsabilité de l’intellectuel ne peut plus s’arrêter là. S’il n’est nul besoin de sortir les climatosceptiques et les carbo-fascistes de leur sommeil dogmatique, parce qu’ils ont les yeux parfaitement ouverts et qu’ils font seulement semblants de dormir pour nous faire perdre notre temps, alors il faut s’engager en effet. C’est ce que j’ai décidé de faire avec ce livre et dans ma vie. « Dont acte », comme on dit.

Mark Alizart © Hannah Assouline / éditions PUF

Cette action possible que convoque Le Coup d’état climatique prend un modèle politique très peu sollicité par nos contemporains et qui pourtant a su se montrer d’une efficacité incontestable : Act Up, le mouvement de lutte contre le Sida fondé en France par Didier Lestrade et que le film 120 Battements par minute de Robin Campillo a contribué à remettre en lumière récemment.
Ma question ici sera double : en quoi les mouvements écologistes doivent-ils s’inspirer des actions fortes et marquantes d’Agit Prop à la manière d’Act Up ? Est-ce qu’Extinction Rebellion, dont les actions coups de poing ont marqué ses derniers mois l’opinion publique, sont proches de ce que vous recherchez ? Quelles seraient, selon vous, les limites de ce mouvement ?

Act Up peut nous inspirer parce qu’elle a hérité d’une situation qui ressemble beaucoup à la nôtre. Dans les années 1980, l’épidémie de sida était aussi décrite comme une simple « crise », une crise sanitaire. Les associations d’aides s’attachaient ainsi à accompagner du mieux qu’elles pouvaient les malades qui en souffraient, à informer les autres des dangers qu’elles encouraient, et à prier pour que les États et les laboratoires trouvent un remède le plus tôt possible. Act Up a très bien compris que les choses n’étaient pas aussi simples, que le sida n’était pas une « crise » justement, et que les associations pourraient donc l’attendre longtemps leur remède, car le sida était aussi une opportunité politique de se débarrasser de toute une catégorie de population qui ne formait pas une clientèle électorale lucrative, ni pour la gauche, ni pour la droite de l’époque : nommément les gays, mais aussi les toxicos et les prisonniers. Derrière les campagnes d’Etat lénifiantes pour le port du préservatif qui invisibilisaient les vraies victimes du sida au profit d’une représentation consensuelle et fun de la sexualité, Act Up a vu qu’il y avait une hypocrisie qui n’aurait de fin que si elle était dénoncée pour ce qu’elle était. Aussi bien, elle a choisi de désigner les vraies victimes, au lieu de les taire, ce qui a eu pour effet immédiat de lui permettre de désigner des meurtriers. Et je veux croire que c’est cette stratégie de rupture qui lui a permis d’obtenir des succès extraordinaires. Sitôt que les hommes politiques n’ont plus été traité seulement d’incompétents, mais de criminels ; sitôt que les patrons de laboratoire se sont retrouvés éclaboussés de faux sang, la bonhommie mensongère du « Protégez-vous » à cédé le pas à une vraie panique de classe qui a donné des effets concrets sur la recherche médicale et le bien-être des malades. Il me semble que nous en sommes-là aussi du mouvement écologiste. Après avoir recherché la consensualité, après avoir passé beaucoup de temps à informer et à alerter, les Verts comprennent qu’il faut maintenant cliver. Ils comprennent qu’ils ont en face d’eux des ennemis, et pas seulement des ignorants ou des incapables. Mais il reste beaucoup de chemin à faire encore pour que la rupture soit consommée.

Extinction Rebellion a fait des erreurs stratégiques majeures en s’attaquant aux commuters du métro londonien, plutôt qu’aux MPs et aux Lords lors de leurs dernières actions. Greta Thunberg refuse encore trop de désigner des coupables au nom du fait que « l’urgence climatique transcende tous les partis ». Beaucoup d’intellectuels ici aussi sont dans un état d’entre-deux. Les mêmes qui ont très justement rappelé ces dernières années que « le climat est politique », que la crise climatique est bien plus qu’une simple catastrophe naturelle, puisqu’elle est articulée à notre mode de production capitaliste, à des choix de société inégalitaires, à des luttes raciales mêmes, les mêmes semblent avoir un mal fou à penser réciproquement une « politique pour le climat » (a fortiori que leurs ennemis font déjà de la politique avec le climat). Alors des grands discours sur le vivre-ensemble, la décroissance, l’anthropocène, et même le capitalocène, ou encore l’abolition de la séparation entre humains et non-humains, ça on n’en manque pas. Mais des livres qui pensent la condition des non-humains au prisme de la guerre que se livrent les humains entre eux, des livres qui racontent comment gagner cette guerre, et comment la nommer comme telle, déjà, j’en vois moins et ça manque. Heureusement, il y a des exceptions. Je citerais La nature est un champ de bataille, de Razmig Keucheyan, un livre qui m’a beaucoup inspiré, et deux autres livres parus juste après le mien : Abondance et liberté, de Pierre Charbonnier, qui réinscrit avec puissance l’écologie dans la question des rapports sociaux et productifs, et, en anglais, Climate Change and the Nation State, du spécialiste en stratégie américain Anatol Lievin, qui parle concrètement du rôle que pourrait jouer l’armée dans le cadre de lutte contre le réchauffement climatique, un sujet qui me semble essentiel, si l’on doit prendre au pied de la lettre la notion d’état d’urgence écologique. Après tout, Trotski a bien créé l’Armée Rouge. Pourquoi les écologistes ne devraient-ils pas avoir leur Armée Verte ? Pourquoi un tel silence sur le régalien, un tel tabou sur la question de la puissance, chez les Verts ? Pensent-ils vraiment qu’ils vont vaincre le complexe militaro-industriel américain, russe ou chinois en triant leurs déchets ou ne prenant plus l’avion ? On voit bien où sont les Bossuet de l’écologie. Où est son Clausewitz ?

Enfin ma dernière question voudrait porter sur la question d’actualité qui nous agite actuellement, celle du Coronavirus. D’aucuns font remarquer que le virus, par le confinement drastique qu’il entraîne, a eu paradoxalement, dans toute sa violence, des effets sur le milieu : baisse des émissions de CO2 en Italie, France et Chine et en Italie encore les eaux des canaux sont redevenues presque limpides. En quoi ce virus est-il aussi un terrible révélateur des carences économiques et écologiques ? Démasque-t-il selon vous le carbofascisme que vous évoquez dans Le Coup d’état climatique ?

Ce virus ne me semble être révélateur de rien qu’on n’a pas déjà connu dans le passé, à savoir que les épidémies mettent à nu la structure sociale des nations et, de fait, leurs choix en matière d’éducation, de santé, de protection de l’environnement, etc. Ce qui m’intéresse plus est de savoir comment il va reconfigurer le paysage politique. A cet égard, je ne suis pas particulièrement optimiste. Je ne crois pas en particulier que d’un coup la conscience qu’il nous faut sauver la planète s’imposera naturellement à nos gouvernants quand tout sera retombé, ou que le néo-libéralisme sortira un drapeau blanc, comme j’ai pu le lire ici ou là. Tout au contraire, je crois qu’on verra les partis populistes autoritaires sortir renforcés de l’épisode, au moins dans un premier temps. Il y aura des demandes pour un nouvel hygiénisme, comme après l’épidémie de choléra de 1832 qui a justifié la destruction de Paris par le baron Haussmann. On verra les pouvoirs publics, au nom de leurs populations mêmes, imposer un contrôle social encore plus strict sur nos corps, notamment via le numérique. Il y aura aussi une demande pour le rétablissement des frontières, auquel je ne suis même pas sûr que l’Europe survive. Il y aura aussi des remèdes de cheval qui devront être administrés à une économie en lambeaux dont les ingrédients se dévoilent déjà ici et de l’autre-côté de l’Atlantique : non pas du tout le renforcement des services publics ou la fin des économies fossiles, mais l’injection massive de liquidités dans les banques, les industries du transport et les grandes sociétés, comme après la crise de 2008, au frais du contribuable bien sûr, ainsi que le détricotage des 35h ou le renforcement des pouvoirs de police et de gouvernement pour gérer les émeutes de la pauvreté qui ne manqueront pas d’avoir lieu (en Angleterre, le parlement ne sera plus réuni pendant 6 mois, comme dans la Hongrie d’Orban). Bref, je crois qu’on va assister à une sorte de répétition générale de ce que je décris dans le Coup d’État climatique, appelons-le un « coup d’Etat pandémique », une mise à l’essai de cet « État d’exception » dont Giorgio Agamben a parlé récemment pour aussitôt se voir taxé d’avoir sombré dans le complotisme, comme si le seul fait de dire aujourd’hui qu’il y a quelque chose comme une lutte des classes et quelque chose comme des manœuvres pour la gagner devait ressortir automatiquement du conspirationnise, et pas de la pure et simple lucidité, – mais ça aussi, c’est un des grands triomphes du capitalisme que d’avoir réussi à nous convaincre que l’Etat ne peut vouloir que notre bien et que toute pensée qui lui prête d’autres intentions est délirante et passible d’enfermement psychiatrique. Cependant, tout n’est pas noir. Un premier point positif, c’est qu’une situation politique à ce point clarifiée va permettre la réémergence d’un vrai clivage. Les droites dures, extrêmes, molles et libérales vont fusionner, si bien qu’un boulevard va s’ouvrir à gauche. Ensuite, je crois que la réhabilitation de l’expertise va faire beaucoup de bien. On est tous là à écouter des médecins en boucle sur les chaînes infos, et on réalise qu’on est bien content qu’ils existent. Or l’expertise c’est vraiment l’ennemi numéro 1 du carbofascisme, qui a besoin de tenir tout le monde dans l’obscurité le plus longtemps possible pour arriver à ses fins, et qui y est parvenu jusqu’à présent, en ringardisant les savants et en intimidant les lanceurs d’alerte. Enfin, et c’est peut-être le point le plus important, la pandémie va permettre de développer le discours que j’évoquais plus haut, en parlant d’Act Up : on va enfin pouvoir dire sans passer pour un illuminé que quiconque ne s’emploie pas à « aplanir la courbe » en matière de climat, comme on le dit aujourd’hui de l’épidémie, n’est pas seulement un idiot, un sceptique ou un endormi, mais bel et bien un meurtrier. On va enfin pouvoir dire ces mots que l’écologie a tant de mal encore à prononcer. On va enfin pouvoir nommer un ennemi. Tout le monde va comprendre ça : qu’il y a un danger, une courbe exponentielle de risque, des moyens de l’arrêter, et que si les responsables ne se donnent pas ces moyens de l’arrêter, ils en sont les complices. Cette pédagogie de la guerre est, à mon sens, ce que le virus va nous laisser de plus précieux, après avoir causé tant de dévastation et de peine. Or je suis convaincu que sitôt que ce Rubicon-là aura été franchi, celui du discours, celui des mots, toutes les digues qui retiennent les partis écologistes d’accéder au pouvoir sauteront. Et que nous pourrons le construire, ce monde de demain.

Mark Alizart, Le Coup d’état climatique, Presses Universitaires de France, « Perspectives critiques », février 2020, 88 p., 9 € 90 (Le livre peut être acheté directement sur le site des PUF en édition numérique pour 7 € 49)