title: « La multitude mobilisée en masse est l’unique solution » url: https://www.revue-ballast.fr/frederic-lordon-la-multitude-mobilisee-en-masse-est-lunique-solution/ hash_url: 83a8fca8b84f0b396b4330924c9387dc
Depuis notre dernière rencontre, le philosophe et économiste Frédéric Lordon a publié trois ouvrages : Vivre sans ?, Figures du communisme et En travail. Le premier discutait les thèses autonomes, libertaires et localistes pour mieux louer une transformation globale — « macroscopique » — par la force du grand nombre, qu’il n’hésitait pas à qualifier, positivement, de « Grand Soir » ; le deuxième entendait réhabiliter l’hypothèse communiste et la détacher entièrement, par des esquisses d’avenir concrètes, des crimes commis en son nom au XXe siècle ; le dernier, signé aux côtés du sociologue Bernard Friot, détaillait son soutien au mode d’organisation socio-économique connu sous le nom de « salaire à vie » (mais renommé, par ses soins, « garantie économique générale »). Une évolution qui s’accompagne, chez Lordon, d’une préoccupation désormais centrale pour l’habitabilité de la planète. C’est donc de révolution sociale et d’urgence écologique dont nous discutons avec lui, sur fond de néo-fascisation grandissante.
Après avoir hésité à mobiliser le gros mot de « communisme », vous avez franchi un pas supplémentaire : le « néo-léninisme ». Vous vous empressez de dire que ça n’a rien à voir avec ce qu’on imagine. Avouez quand même que vous ne vous simplifiez pas la tâche !
Je prends plus au sérieux que vous ne croyez ces problèmes d’appellation. Je mesure quand même assez le poids des boulets symboliques qui sont accrochés à certains mots, celui de « communisme » en premier. Ce mot n’est plus un mot : c’est un tombereau d’images automatiques, un arc stimulus-réflexe. Mais alors pourquoi y revenir ? L’idée première c’est de nommer une positivité — c’est-à-dire de sortir du registre du refus, de la négativité des alter‑, des anti- et des post‑, de tous ces mots qui disent ce que nous ne voulons plus, mais ne disent jamais ce que nous voulons. Je gage que vous savez aussi bien que moi ce que coûtent en perte d’allant les stagnations dans le refus, et tout ce qu’on récupère de motricité à l’indication d’une direction positive — c’est-à-dire d’un désir. « Anticapitalisme », oui, ça il faut le dire — et tant de gens en sont encore paralysés. Mais anticapitalisme, ça ne suffit pas. Il faut nommer ce que nous voulons. « Communisme » nomme. Pour l’heure, franchement je ne vois pas de mot plus adéquat. Daniel Guérin, dont vous avez publié un texte il y a peu, nommait ainsi son idéal : Pour le communisme libertaire. J’entends ici « Pour » et « communisme », et j’aime bien.
Et « libertaire » ?
« L’idée première c’est de nommer une positivité — c’est-à-dire de sortir du registre du refus, de la négativité des alter‑, des anti- et des post-. »
Et spécialement avec « libertaire » — le croirez-vous ? Maintenant, que le concours à la belle nomination (à la nomination efficace) reste ouvert, ça ne me gêne pas du tout. Au contraire. Et ceci sans non plus oublier que les imputations de grotesque, de ridicule ou de causes perdues font partie des commencements (ou des recommencements) minoritaires. Et que ça passe à mesure qu’on sort de la minorité, qu’on impose et qu’on fait croître ce qui à l’origine suscitait le rire ou la commisération. Allez savoir où nous en serons dans dix ou quinze ans de réchauffement et d’événements météorologiques extrêmes, qui seront en fait devenus des événements moyens ; où en sera l’idée anticapitaliste qui, pour l’heure, ne passe toujours pas les lèvres de la branche délicate de la gauche radicale ; où en sera le mot « communisme », qui suivra à distance — à mon avis moins ridicule, absurde ou encombrant qu’aujourd’hui. La politique, spécialement la politique communiste, ou révolutionnaire, ou d’émancipation, ici peu importe l’appellation, est une affaire de patience, c’est-à-dire d’anticipations sur des horizons temporels nécessairement plus longs que ceux de la politique dominante, qui a pour elle les « évidences » et les temporalités immédiates. Cependant, les crises organiques ont un pouvoir d’accélération qu’il ne faut pas sous-estimer non plus. Il y a quinze ou vingt ans, dire « capitalisme » ou « capitalistes » faisait de vous, au choix, un malade mental ou un mal décongelé. Pareil il y a cinq ou dix ans avec le mot « bourgeoisie », que les néolibéraux croyaient sans doute définitivement enseveli dans les gravats des années 1970. Avant de déclarer un combat symbolique perdu d’avance, attendons un peu de voir comment les choses tournent — et en ce moment elles tournent de plus en plus vite. Parfait, me direz-vous, mais on n’est pas non plus obligés de charger la barque jusqu’à craquer…
Et nous voici arrivés à Lénine…
Et est-ce qu’on ne pourrait pas se dispenser de lui ? Ici je vais plaider, mais peut-être pas ce que vous croyez. Je plaide l’adresse restreinte, et même locale : à l’usage de notre dé à coudre (tasse de thé, cabine téléphonique ?) de gauche radicale. « Néo-léninisme », c’est pour parler à la gauche radicale. Un orwellien qui passerait par là m’objecterait que le registre indigène de l’entre-soi, spécialement quand il est groupusculaire, n’est pas une idée bien fameuse. Or, dans le débat public élargi, si « communisme » = rigolo, « Lénine » = fou sanguinaire. Ça commence à faire beaucoup. Heureusement, dans le dé à coudre on ne se laisse pas impressionner par le révisionnisme et on connaît un peu d’Histoire. Dire « néo-léninisme » n’y est donc pas un stigmate — simplement un lieu de controverse, si elle est vive. En l’occurrence d’une controverse que je crois névralgique dans la conjoncture présente. Poser le signifiant « léninisme » (en fait néo‑, et le préfixe ne compte pas peu) est une manière de contredire ce que j’appellerais les « politiques de l’intransitivité ».
Qu’entendez-vous par là ?
Des politiques qui, de propos délibéré, renoncent à toute indication de direction pour se soustraire à l’imputation d’autoritarisme, et cultivent le mouvement pour le mouvement. « Le but est dans le chemin » ou « le cheminement est le chemin » sont implicitement ou explicitement ses maximes. Les derniers qui ont indiqué une direction révolutionnaire sont les bolcheviks, et de ceux-là nous ne voulons plus. C’est vrai que, de la manière bolchevik et de ce qui s’en est suivi, nous ne voulons plus — moi compris, figurez-vous. Pour autant ce dont je ne doute pas non plus, c’est que l’abandon de toute position de direction nous voue à l’échec. « En face », on sait très bien ce qu’on veut et où on va. Pendant que nous nous proposons de cheminer dans le cheminement, eux avancent. De fait, ça fait trente ans que nous les regardons avancer, sans aucune positivité déterminée à leur opposer, sans aucun destin collectif alternatif à proposer.
« Une proposition politique majoritaire est une proposition qui dit explicitement où elle veut aller — ce qui, faut-il le dire, n’a rien à voir avec livrer un plan grandiose, tout armé. »
J’entends parfaitement l’objection qui s’inquiète de ce que les indications directionnelles finissent en confiscation dirigeante. C’est une inquiétude des mieux fondées, nous devons même l’avoir sans cesse en tête. Mais nous devons la mettre en balance avec l’inquiétude symétrique, au moins aussi bien fondée, que l’apologie de l’intransitivité n’arrive jamais nulle part. Or maintenant il urge d’arriver quelque part, c’est-à-dire de viser quelque part, de dire où est ce « quelque part » (pas n’importe où), et en quoi il consiste. « Néo-léninisme » est un nom donné à la position directionnelle : le fait d’assumer de dire quelque chose sur le quelque part, quelque chose de suffisamment défini, même, convaincu qu’à part les pratiquants d’une éthique de l’intransitivité, on ne fait pas venir à soi grand monde en proposant simplement de cheminer pour cheminer. Une proposition politique majoritaire est une proposition qui dit explicitement où elle veut aller — ce qui, faut-il le dire, n’a rien à voir avec livrer un plan grandiose, tout armé, tout ficelé, dont ne resterait plus qu’à recruter des troupes d’exécution.
La proposition destituante, et la proposition « cheminante » qui lui est clairement apparentée, sont des propositions paradoxales, où il est proposé de ne pas proposer — sinon de « s’en aller ». Les travaux du Comité invisible, par exemple, ont compté pour moi, comme pour beaucoup. On peut en dire tout ce qu’on veut mais ça envoyait (ça envoie toujours). Mais je crois que la fuite, la défection, étaient des propositions « d’époque », je veux dire de cette époque où déserter était la seule chose qu’il nous restait quand nous nous voyions dans l’impossibilité de faire quoi que ce soit du (contre) le capitalisme sinon le quitter — mais en le laissant derrière nous (car je n’ai jamais cru à l’hypothèse de la défection générale, qui aurait laissé le capitalisme entièrement déserté et voué à s’effondrer comme une enveloppe vide). De même que la raréfaction du mot « utopie » dans les discours actuels de l’émancipation me semble un excellent signe, le signe que nous n’avons plus pour unique solution de nous réfugier (fuir) dans la fantaisie d’un « sans-lieu » imaginaire (et sans aucune chance de jamais devenir réel), de même, je pense, les « destituants » devraient être heureux que se close le moment de la destitution : car cette clôture signifie que s’en prendre directement au capitalisme, et mettre quelque chose de défini à la place, est une idée qui commence à avoir droit de cité, c’est-à-dire que nous sommes peut-être en train de vaincre la « malédiction de Jameson » au terme de laquelle il était « plus facile de concevoir la fin du monde que la fin du capitalisme ». Je me demande même si la période qui s’ouvre n’a pas pour principe implicite la mise de cette formule cul par-dessus tête.
Quel sens donnez-vous à ce renversement ?
Que, non, nous ne voulons pas de la fin du monde ; que, par conséquent, nous commençons à penser très fort à la fin du capitalisme — et au communisme. Nous voyons ici la puissance du levier affectif que va constituer le péril climatique. Non, l’humanité ne se laissera pas mourir. Elle commence à entrevoir qu’elle est en danger, et lorsqu’elle y aura ajouté une idée claire et distincte des causes réelles de ce danger, il nous redeviendra plus facile de penser la mort du capitalisme que notre propre mort ! Nous nous apprêtons à sortir de la résignation. Voilà en définitive ce dont le mot « néo-léninisme » est l’anticipation, et aussi ce dont il est la sténographie : assumer, non la défection, mais la confrontation avec le capitalisme ; poser une direction ; considérer entre autres l’échelle macrosociale et la question des institutions ; penser une stratégie ; la soutenir par une forme ou une autre d’organisation (d’organisations).
Restons encore un peu sur la question des noms. L’écosocialisme s’avance comme une « synthèse dialectique entre le marxisme et l’écologie », pour reprendre la formule de Michael Löwy. Sauf erreur, vous n’employez jamais ce terme. N’est-ce pas pourtant proche de votre démarche ?
« Eh bien oui : un
1936 accompli. Le seul moyen de dissuader la réaction tient dans le spectacle impressionnant de la multitude mobilisée en masse, c’est-à-dire devant le sentiment qu’inspirent à la fois le nombre et son degré de détermination. »
Avec les appellations, on troque souvent un problème pour un autre. « Écosocialisme » est une possibilité de nomination qui n’a pas manqué de me venir à l’esprit et, sur le papier, je la trouve très intéressante. Elle est assurément moins chargée, et même infiniment plus aimable que « communisme ». Justement, c’est peut-être devenu un problème, cette « amabilité » : « écosocialisme » se retrouve communément recyclé dans le discours de formations politiques parlementaires, depuis la FI… jusqu’au PS — évidemment ce dernier cas comme une escroquerie patente. Certes, vous pourriez m’opposer qu’il y a un « Parti communiste », dans les orientations officielles duquel on chercherait en vain la moindre trace de communisme, et que ça n’est donc pas une raison. Un peu quand même. Au reste, pour ma part, « socialisme », je ne sais plus ce que ça veut dire. Bien sûr, les contenus que Michael Löwy donne à l’idée sont, eux, parfaitement clairs, et j’aurais du mal à ne pas m’y reconnaître. Mais puisqu’on évoque une pragmatique de la réception, je crains juste que « écosocialisme » ait par trop les airs d’une catégorie interne à la grammaire capitaliste et ne sonne que comme la énième proposition de l’« infléchir ». On pourrait dire que c’est habile, que ça permet d’avancer masqué et de tromper son monde — je n’aurais rien contre ce genre d’habileté. On peut dire aussi, symétriquement, que ça prépare à toutes les neutralisations. Au total, j’en reviens à un argument assez rustique : « communisme » est ce qui se déduit dans l’ordre de l’affirmation positive d’une prémisse sans équivoque anticapitaliste.
Vous répétez que vous n’avez pas la moindre idée de comment nous pourrions nous diriger vers une société juste. Mais pour s’emparer du pouvoir, il n’y a que deux possibilités : les élections ou le renversement. L’Unité populaire d’Allende ou Castro, le MAS de Morales ou le modèle spartakiste. Vous semblez les écarter de concert : vous espérez que « les fusils n’aient rien à faire dans le processus » tout en affirmant que rien n’adviendra par la seule « voie parlementaire ». Au fond, ne seriez-vous pas partisan d’un néo-1936 ? Un 1936 accompli — les urnes, une mobilisation de masse qui tienne les élus par le col et, cette fois, la révolution sociale.
Je ne les écarte pas de concert, en tout cas pas de manière symétrique. Que le processus électoral « sec » ne puisse rien engendrer, ça oui, j’en suis persuadé — je veux dire « rien engendrer » à la hauteur de ce qui est requis par des temps écocidaires. Qu’on puisse s’épargner les fusils, ça oui, je le souhaite — mais souhaiter est la seule chose que nous puissions faire. Vous connaissez aussi bien que moi l’histoire des expériences de gauche et la manière dont la plupart se sont terminées : soit dans l’absorption « parlementaire », soit dans le sang. Je pense que nous devons être assez d’accord sur le fait que le verrou réside dans la propriété privée lucrative des moyens de production et qu’il ne se trouve aucune solution parlementaire à même de le tirer. Alors quoi d’autre sinon les fusils ? Eh bien oui : un « 1936 accompli » — j’aime beaucoup votre formule. Je pense que le seul moyen de dissuader la réaction tient dans le spectacle impressionnant de la multitude mobilisée en masse, c’est-à-dire devant le sentiment qu’inspirent à la fois le nombre et son degré de détermination. Condition nécessaire seulement, en tout cas unique solution, du moins je n’en vois pas d’autre, pour enrayer l’escalade violente d’une bourgeoisie qui a déjà assez montré dans l’Histoire qu’elle était prête à tout.
Dans Basculements, l’historien Jérôme Baschet — lié au mouvement zapatiste — vous consacre plusieurs pages. Il vous reproche, entre autres choses, de tout miser sur « l’après » révolution et d’empêcher « la possibilité de commencer à construire dès à présent ». Vise-t-il dans le mille ou à côté ?
Là, vous évoquez un cas tout à fait singulier. J’ai lu ce livre, j’ai lu les pages qui m’y sont consacrées. Je dois dire que je n’en suis toujours pas revenu. Quelques mois plus tard j’en suis encore à me demander comment il se peut qu’on procède à une lecture aussi, comment dire, renversante — mais littéralement : qui met tout à l’envers. C’est assez simple : pas un seul des énoncés qui me sont consacrés ne reflète, fût-ce approximativement, ma pensée. Je dois dire que c’est une expérience de la défiguration dont on se souvient. N’étant pas habermassien, je sais que la déformation des idées dans la polémique est la règle bien plus que l’exception, mais il y a tout de même des stades où l’on en reste sans voix. Je pense par exemple à ce passage où Jérôme Baschet me fait dire l’exact contraire de ce que j’écris, puis s’approprie mes propres thèses pour me les retourner comme objections : « On peut bien plutôt soutenir que le pouvoir d’État organise la capture de la puissance de la multitude, l’absence de ceux qu’il est censé représenter et la transmutation de la souveraineté du peuple en souveraineté de l’État ». Voilà, sauf que ça n’est pas « on » qui dit ceci, c’est moi, et que, dans ces conditions, il me semble difficile de me l’opposer. Depuis Imperium, je ne cesse de me référer à la lecture du Traité politique par Alexandre Matheron et d’en répéter la formule centrale que « le pouvoir est la confiscation par le souverain de la puissance de ses sujets ». Toute ma théorie des institutions est une théorie de la capture ! Ici, on se trouve très démuni, au moment où l’on voit s’évanouir la condition élémentaire de réception de la littéralité d’un texte hors de laquelle l’exercice de la discussion n’a simplement plus aucun sens.
« Plus nombreux nous serons à avoir déjà expérimenté le communisme dans la pratique, ici pratique nécessairement locale, plus le communisme, comme formation sociale globale, trouvera déjà préparé un terreau de dispositions favorables. »
Je suis obligé de dire que le reproche de « tout miser sur l’après » et « d’empêcher la possibilité de construire dès à présent » est exactement du même métal. Tout ça est très étrange, vraiment. Depuis Vivre sans ?, confirmée dans Figures du communisme, répétée dans le livre d’entretien avec Bernard Friot, En travail, et en réalité déjà présente dans Imperium — si on veut simplement se donner la peine de le lire —, il y a cette idée non seulement de la multiplicité des échelles, mais de la vertu intrinsèque, de l’absolue nécessité même, pour un communisme bien conçu, de laisser prospérer toutes les expériences locales d’autonomie : parce qu’il y va de sa vitalité, et même de sa viabilité. S’il y a bien un enseignement, mais catégorique, que nous pouvons tirer de l’histoire des « socialismes réels », c’est que l’absorption totale, et totalitaire, de la société dans l’État, et même dans ce qu’on peut appeler un État de caserne, c’est la mort. Seule la vie des associations, ou des « consociations » comme dit Althusius, nous en sauve. Comment faut-il que je le dise (répète) ? Avec un minimum de logique, on en tirera — j’en tire — qu’il y a tout avantage à ce que ces expériences se développent dès maintenant. C’est d’ailleurs le cas, et elles n’ont attendu personne pour ça. Le communisme n’est pas qu’une organisation sociale ou une structure institutionnelle, c’est aussi un habitus, c’est-à-dire un ensemble de dispositions individuelles formées dans la pratique. Or cet habitus n’est pas qu’un effet de l’entrée dans le communisme, il en est aussi une des conditions de possibilité.
En d’autres termes, plus nombreux nous serons à avoir déjà expérimenté le communisme dans la pratique, ici pratique nécessairement locale, plus le communisme, comme formation sociale globale, trouvera déjà préparé un terreau de dispositions favorables à son plein déploiement et à sa viabilité. Ce que je dis en revanche, c’est que, si elle est nécessaire non seulement à sa « préparation » mais aussi à sa vitalité « en régime », la pratique locale du communisme ne suffit pas à son accomplissement, à sa pleine réalisation. Ce que j’entends par communisme n’est ni l’homothétie d’une « commune », je veux dire quelque chose comme une commune portée à l’échelle macroscopique (si cette idée a d’ailleurs un sens — je pense qu’elle est une contradiction dans les termes), ni même de l’ordre d’un réseau de communes, et ceci pour des raisons qui tiennent à des nécessités très profondes de la division du travail, dont le déploiement n’est pas simplement « additif », comme la somme d’une série de contributions locales et séparées, mais « holiste » et suppose des formes d’intégration globale à l’échelle d’une formation sociale entière — je m’en explique en longueur dans Figures et dans En travail, et il est sans doute plus utile ici de renvoyer à ces passages. Pourvu qu’on veuille bien les lire conformément à ce qu’ils disent…
Si, dans Figures du communisme, vous avancez que « Notre heure finira par venir », vous faites état, dans En travail, de votre pessimisme quant à notre avenir proche. « [J]e crains que la fascisation ne soit en marche et que nous ayons passé le point où plus rien ne pourra l’arrêter », lit-on. Depuis la parution du livre, le très médiatique Zemmour, partisan du déplacement forcé de populations, apparaît comme une option possible au second tour de la présidentielle…
Eh bien oui, nous en sommes là. Je parlais à l’instant de la crise organique et des ses propriétés accélératrices. Bien sûr les mûrissements se font dans la moyenne ou longue période, mais tout de même : la liste est interminable des choses qui se sont installées, qu’on aurait crues impossibles il y a encore cinq ans, et qu’une vue rétrospective nous fait regarder avec sidération : police définitivement dégondée, devenue bloc de racisme, de violence et de mensonge, chancre autonome n’obéissant plus qu’à lui-même ; empire croissant d’un énorme groupe multimédias occupé à promouvoir en pleine lumière un candidat ouvertement fasciste (avec la bénédiction passive du CSA) ; groupes néonazis décidés à terroriser la rue quand ça n’est pas à s’armer et à préparer des attentats ; islamophobie déchaînée jusqu’aux plus hauts niveaux de l’État ; maccarthysme dans l’université ; stupéfiant triomphe des idéologues d’extrême droite à imposer leurs thématiques délirantes (« woke », « islamogauchisme », « cancel culture »). Sans doute pourrait-on se demander à bon droit jusqu’où exactement cette imposition est effective, et notamment si elle pénètre la société beaucoup plus loin que les limites du champ médiatique et politique. Que ce dernier ait des effets de loupe aberrante, c’est certain. Que rien ne filtre ni ne « marque » au-delà, hélas je n’y crois pas.
« Que
Grand remplacementprenne sa place au centre du débat public nous rappelle une fois de plus la vitesse propre aux processus de crise organique. »
Ce printemps, je formais de sombres anticipations avec des images de cortèges défilant aux cris de « mort aux Arabes » : j’ai peur de ne pas avoir peur pour rien. Que « Grand remplacement », qui était une idée réservée à la macération d’une poignée de paranoïaques racistes, prenne sa place au centre du débat public comme une idée « certes possiblement controversée mais méritant discussion », suffit en soi à donner une idée de la dégradation fulgurante de l’ambiance politique générale, et nous rappelle une fois de plus la vitesse propre aux processus de crise organique. Le passage inexorable des « crans » successifs, la rapidité avec laquelle ils sont franchis, sont à mes yeux caractéristiques de ces dérèglements, on pourrait même dire de ces affolements collectifs qui font les dynamiques de fascisation. Pour ne pas emprunter le lexique toujours problématique du normal et du pathologique, je vais le dire en termes spinozistes : les périodes de fascisation sont des moments où la puissance du corps collectif s’effondre — et vous voyez aussitôt que la puissance ne se mesure pas à l’agitation ou aux seules intensités, qui sont indéniablement très hautes ces jours-ci.
La puissance, pour Spinoza, c’est l’aptitude d’un corps à faire ce qui est requis par sa persévérance, non pas au sens statique de l’autoconservation, mais au sens dynamique du développement de la vie dans la plus haute connaissance de soi, de sa situation et des choses. Par exemple, un corps politique puissant, aujourd’hui, organiserait toute sa réflexion et toute sa discussion collectives autour d’un livre, celui d’Hélène Tordjmann, La Croissance verte contre la nature, qui pose la question, la question d’importance vitale, celle de savoir ce que vaut la promesse capitaliste de nous sauver de l’écocide capitaliste — spoiler : rien. Les prochaines décennies sont déjà calées sur cette promesse en toc, et l’on sait combien « l’innovation » est un prétexte à la patience (« on ne trouve pas en un jour », « mais on s’y met très fort », « ça va venir », « mais il faut attendre », « encore un peu », « on a déjà bien avancé »). Comme le montre le travail d’Hélène Tordjmann, ou dans un autre genre celui de Guillaume Pitron, l’innovation capitaliste, en matière de « solution environnementale », n’est qu’un gigantesque jeu de permutations où un nettoyage ici se paye immanquablement d’une re-salissure ailleurs — dans le meilleur des cas, car il y a de quoi être saisi d’effroi à certaines idées « innovatrices » de la géo-ingénierie. Voilà ce que nous devrions discuter sans trêve, voilà ce qui devrait être à la une de tous les médias — et pas seulement la déploration sans suite du changement climatique.
Au lieu de quoi…
… Au lieu de quoi le corps politique, ayant remis l’organisation de sa conversation à des médias capitalistes — dont certains ouvertement fascisés, et les autres à la remorque par les saines voies de la concurrence —, s’hystérise sur des objets proprement délirants, entre woke et Grand remplacement. De la même manière qu’aujourd’hui on relit, interloqué, le désastre médiatique et politique des années 1930, gageons que dans cinquante ans on observera avec le même mélange de consternation et d’incompréhension les errements des années 2020, avec ce supplément de perplexité qu’impliquera la deuxième occurrence, et ce supplément d’abattement du fait qu’il n’y a décidément aucun processus d’apprentissage dans l’Histoire, pas même lorsque l’humanité se trouve en proie à des questions existentielles, vitales.
On pourrait vous objecter que tous les médias ne parlent pas que de ça.
C’est vrai. Mais tous ceux qui parlent d’autre chose, et notamment d’urgence climatique, j’entends parmi les médias mainstream, sont absolument rivés à la promesse capitaliste du salut par « l’innovation ». Et pour cause : la mise en question du capitalisme, l’idée qu’il est le « problème » et certainement pas la « solution », cette idée fait l’objet d’une forclusion radicale dans ces milieux où le capitalisme est comme une nature, c’est-à-dire une condition essentielle dont le projet d’en sortir n’a même pas de sens.
Dans un texte récent et polémique, vous avez d’ailleurs dénoncé la célébration tous azimuts du « vivant ». Dans En travail, vous qualifiez toutefois l’idée de « crise du sensible » — qui, chez le philosophe Baptiste Morizot, désigne l’appauvrissement de notre relation au monde végétal et animal — d’idée « tout à fait juste ». Ça alors, Lordon anti-dualiste, ce serait chose possible ?
« De la même manière qu’on relit, interloqué, le désastre médiatique et politique des années 1930, gageons que dans cinquante ans on observera avec le même mélange de consternation et d’incompréhension les errements des années 2020. »
Évidemment, c’est un trait d’humour de votre part ! Je vous rappelle que je suis spinoziste, que l’anti-dualisme (au sens où vous l’employez ici) est au cœur de l’ontologie de Spinoza, qui est un naturalisme intégral, une philosophie de l’égalité ontologique. Le mode fini humain, simplement pars naturae, partie de la nature comme les autres, y est radicalement destitué de son statut d’exceptionnalité dans l’univers, de ses prétentions à être « comme un empire dans un empire ». Il relève d’une « qualité d’être » exactement identique à n’importe quelle autre chose de la nature — égalité ontologique mais différence ontique, n’est-ce pas ? Égalité d’être mais différences des puissances. Différences en tous sens, d’ailleurs, puisque d’un côté Spinoza ne manque pas de rappeler que « chez les bêtes, on observe plus d’une chose qui dépasse de loin la sagacité humaine », mais que, de l’autre, seuls les humains jouissent des puissances de la raison. Si la pensée de l’écologie se préoccupe de philosophie, c’est chez Spinoza qu’elle doit aller chercher son ontologie, plus encore si l’on considère qu’elle y trouvera également une pensée de l’interrelation fondamentale, une pensée de ce que les modes finis, précisément parce que finis, ne peuvent vivre que dans l’interdépendance. Dois-je en rajouter ? Il y a quelques années déjà, un écologiste radical comme Arne Næss s’en était aperçu. Quant à moi, je ne pense donc pas faire partie des personnes à convaincre en priorité de l’anti-dualisme — mais je dois compter avec les effets d’une visibilité distordue où mes interventions politiques font systématiquement oublier mes travaux philosophiques. Au reste, je n’aurais nul besoin de me prévaloir de Spinoza pour justifier d’être sensible au sensible — on peut parfaitement l’être sans lui. Il se trouve que je le suis et qu’en plus je suis spinoziste. Simplement je n’éprouve pas le besoin de raconter mes petites aventures sensibles.
Donc oui, le spinozisme aide à penser philosophiquement l’écologie. Et oui, l’attrition de nos sensibilités me préoccupe autant qu’un latourien qui piste les loutres. Maintenant la question politique, c’est : qu’est-ce qu’on fait avec tout ça ? Le délicieux Pierre Charbonnier cite Philippe Descola pour rappeler qu’on ne peut pas « être révolutionnaire politiquement et conservateur ontologiquement ». Il va pourtant falloir y arriver car, dans l’urgence extrême de l’écocide, mettre la révolution politique sous condition de la révolution ontologique est la certitude de finir grillés, noyés, suffoqués, pandémiés et tout ce que vous voulez. La révolution ontologique (désastreuse) qui a fait émerger la métaphysique du sujet et du libre-arbitre, puis l’a convertie en un imaginaire commun, a pris des siècles. Celle qui l’annulera pour (re)faire les droits de l’égalité ontologique et de l’interdépendance générale en prendra à peu près autant. Or nous n’avons pas des siècles. Donc on va laisser les universitaires (je m’y inclus) préparer la révolution ontologique, mais on ne va pas non plus se la raconter en technicolor sur les pouvoirs de la philosophie première, et on va plutôt tâcher de trouver et rapidos de quoi laisser une chance à l’humanité de continuer à habiter cette planète. Or cette chance passera par la position d’un certain nombre d’actes, à commencer par des actes de nomination, et en fait de désignation.
Lesquels, par exemple ?
On ne doit plus pouvoir dire que ce qui détruit la planète c’est « le-changement-climatique » sans rien ajouter derrière, sans faire observer que le changement climatique ne tombe pas du ciel, sans poser la question de savoir « alors d’où ? », « de quoi ? », et même « de qui ? » — et répondre sans finasser. Récemment, sur France Culture, un haut lieu des « concernés du vivant », on était très inquiet du changement climatique et de ce que « ça n’avance pas assez » sur ce front. COP 21, 22, … 26, rien qui bouge. Et la journaliste (ou chroniqueuse, ou animatrice de l’émission) de s’interroger à voix haute : « Pourquoi, donc, est-ce que ça n’avance pas assez ? » Eh bien vous le croirez si vous voudrez, mais c’est « à cause du statu quo ». « Ça » reste en l’état parce qu’il y a du « statu quo ». Enlevons le latinisme : « Ça reste en l’état parce que ça reste en l’état. » Voilà où conduit de ne pas nommer, de ne pas désigner, de ne pas dire : ça mène à ces choses qui me donnent envie d’attaquer ma radio au piolet (mais je dois être trop sensible). Pour ce qui me concerne, je sais maintenant très clairement à quoi contribuer (il va falloir s’y mettre à beaucoup) : à forcer le débat public. Le forcer à dire « capitalisme », « la cause est le capitalisme », « l’écocide est capitaliste », « il n’y a pas de solution capitaliste à l’écocide capitaliste », « donc… ». Tant que les Sensibles ne voudront pas sortir du bois et dire, répéter, bassiner, marteler, sans trêve — et pas une fois de temps en temps planqué au détour d’une phrase ou en le réservant aux publics favorables — que nous n’avons plus le choix que d’être anticapitalistes, ils ne seront pas à la hauteur d’une alarme qu’ils sont paradoxalement parmi les plus qualifiés à tirer.
L’anthropologue Bruno Latour vous dirait certainement : « Ce que ne comprend pas la gauche qui veut repérer des camps à l’ancienne — entre, grosso modo, capitalisme et anticapitalisme —, c’est que la révolution a eu lieu et elle s’appelle l’Anthropocène. Nous ne sommes plus devant une révolution à faire, mais devant une révolution déjà faite ». Vous ne prenez donc pas acte ?
« Tant que les Sensibles ne voudront pas sortir du bois et dire, répéter, bassiner, marteler, sans trêve que nous n’avons plus le choix que d’être anticapitalistes, ils ne seront pas à la hauteur d’une alarme qu’ils sont paradoxalement parmi les plus qualifiés à tirer. »
Tout ce que je viens de dire atteste que je prends acte — mais de quoi ? en quels termes ? C’est ça toute la question. Oui, je prends acte qu’une révolution a eu lieu. Non je ne prends pas acte que le mot adéquat pour la nommer soit « Anthropocène ». « Anthropocène » nous dit que la cause de l’écocide c’est « l’homme » — pardon : « l’Homme ». Ah bon ? On se croirait revenu avant les Thèses sur Feuerbach : « l’Homme » — cette chose qui n’existe nulle part sinon dans la tête des philosophes idéalistes. Non, ce qui a foutu en l’air le climat et détruit la planète, ça n’est pas « l’Homme », ce sont les hommes capitalistes. Andreas Malm a fait litière de cet absurde « Anthropocène » dont le nom même n’est qu’un évitement : un de ces stratagèmes gélatineux typiques de l’idéalisme moraliste, qui fait toujours tout pour ignorer les forces matérielles et les forces sociales, les hégémonies et les conflits, les rapports sociaux et les rapports de force, et qui finalement nous laisse quoi comme possibilité ? Réformer l’Homme ? On sait déjà comment ça se finit : par le tri des déchets et l’apologie des « petits gestes » qui « permettront de tout changer ». Or voilà : les petits gestes pour tout changer sont précisément des béquilles pour tout reconduire, donc pour ne rien changer. Ou alors on va créer le parlement de la Loire, du bois de Saint-Cucufa ou du Gave de Pau ? Le capital tremble sur ses bases. Je pourrais dire que tout ce texte un peu énervé du blog du Diplo auquel vous faites référence a été sous la gouverne d’une image unique : l’hilarité des hommes du Medef. Je pense qu’ils ne doivent pas en croire leurs yeux ni leurs oreilles. Une « gauche radicale » pareille, c’est totalement inespéré, même dans leurs rêves les plus fous. En ces matières je pense qu’on peut se fier à des critères très rustiques mais très sûrs : quand quelque chose contrarie le capital, il ne rit pas du tout, il fait donner ses médias (j’entends : ses médias, convenablement agencés par lui, donnent d’eux-mêmes), et la requalification des contrariants en fous dangereux (désormais on dit « radicalisés », une expression très commode qui sert à plein de choses) ne se fait pas attendre.
Reprenons : je prends acte qu’une révolution a eu lieu. Elle n’est pas celle de l’« Anthropocène », mais celle du Capitalocène, c’est-à-dire l’œuvre du capitalisme et des capitalistes. Je prends acte surtout de ce qu’une autre révolution doit impérativement suivre, celle-ci si nous ne voulons pas terminer calcinés — en réalité nous terminerons plutôt à nous entretuer pour les dernières flaques d’eau. Quand j’y repense, je trouve la phrase de Latour hallucinante : arrêtez de poursuivre la révolution, elle a déjà eu lieu ! Oui, seulement ça a été la révolution des capitalistes, ce qui me semblerait un puissant mobile non pas pour lâcher l’idée de révolution mais pour la poursuivre derechef, d’autant plus vigoureusement, et dans la direction exactement opposée.
Vous évoquez Andreas Malm. Nous l’avons rencontré il y a peu et, à la question de savoir à quoi bon une révolution sociale et écologiste dans un ou deux pays si les États pollueurs continuent, partout ailleurs, de polluer l’air mondial, il nous a répondu qu’il séchait un peu. Ajoutant : « il est effectivement difficile d’imaginer cette transition dans des pays isolés ». Voilà qui nous ramène à vos précédents travaux sur l’internationalisme… On commence quand même sans les autres ?
Oui, la lecture des livres d’Andreas Malm m’a été une puissante propulsion, et c’est peu dire que j’ai trouvé en lui un camarade, spécialement dans le déploiement de la conséquence stratégique. Il devait y avoir des affinités préconstituées parce qu’on m’a fait découvrir après le texte du Diplo son livre The Progress of This Storm [indisponible en français, ndlr] où visiblement le parlement des cours d’eau lui fait le même effet qu’à moi. Quant à votre question, je vais le dire sans détour : je sèche autant que Malm. Et pourtant je réponds « oui ! », sans hésiter. Je me permets aussi de rappeler qu’un chapitre de Figures du communisme est consacré à cette difficile question, qu’à défaut de résoudre j’essaie de reposer dans les coordonnées qui me semblent adéquates. C’est-à-dire pas celles de ce que j’ai appelé dans le passé « l’internationalisme imaginaire », cet internationalisme abstrait, tout entier pétri de vertuisme et qui, entre autres choses, ne répond jamais à la question de la morphologie politique : l’internationalisme abstrait pourra-t-il jamais nous proposer une image de ce qui lui semble la seule communauté politique admissible, soit la communauté mondiale du genre humain unifié ? Moi je ne crois pas à ça, et je suis encore moins décidé à l’attendre l’arme au pied. Par conséquent je me plie à l’idée qu’il nous faudra compter encore un moment avec des entités politiques distinctes. Si c’est un problème pour le communisme ? Évidemment oui ! Car, sauf hypothèse héroïque (délirante) tablant sur le mouvement synchronisé de tous les pays, il aura bien à commencer quelque part. Sans doute peut-on espérer que des effets d’émulation internationaux se feront connaître, mais je suggère de ne pas trop compter dessus non plus — on se souvient que ça n’a pas trop suivi après 1917, dans un contexte pourtant autrement favorable que le nôtre —, en tout cas de ne pas en faire une condition sine qua non.
« On attend Godot et la révolution planétaire synchronisée ? Non : on commence quelque part, et on œuvre à la propagation. »
Partons donc de la seule hypothèse « réaliste » : quelque part, ça s’est présenté — la fenêtre historique pour une révolution communiste. Voilà comment pour ma part j’attrape les problèmes du « communisme dans un seul pays » : non par la vertu internationaliste mais par la division du travail — j’admets : c’est moins avantageux. Même grand, un pays ne peut internaliser la totalité de la division du travail adéquate à ses réquisits matériels — quand bien même ceux-ci sont drastiquement revus à la baisse, comme le commande de parer d’urgence à l’écocide. Il s’ensuit un problème double : le pays communiste isolé continue de devoir s’insérer dans la division internationale du travail, c’est-à-dire dans un environnement capitaliste, adverse, vis-à-vis duquel cette position de dépendance est d’emblée une vulnérabilité, à plus forte raison de ce que, dans cet environnement, certains protagonistes sont déterminés à lui faire la peau. L’hégémon étasunien en tête bien sûr, dont on sait quel traitement il a réservé aux expériences qui, sans même rompre avec le capitalisme, se proposaient d’en infléchir significativement le cours, sous la bannière revendiquée du socialisme. Devoir s’insérer dans la division internationale du travail dans un climat d’hostilité presque générale n’est pas une affaire des plus simples. Et encore moins de faire face, isolément, aux entreprises de déstabilisation de puissances pour qui laisser faire, et, qui sait, réussir une expérience hors des clous du capitalisme, est simplement inconcevable. Ici il m’arrive souvent de penser à Rousseau et à son projet de constitution pour la Corse, dans lequel il donnait aux insulaires cet excellent conseil d’en finir avec la « grandeur nationale » et son imaginaire : rapetisser jusqu’à disparaître de la scène internationale, s’en faire oublier… et enfin avoir la paix. Oui mais voilà, plus on rapetisse, plus l’internalisation de la division est déficiente, et l’insertion dans les échanges internationaux impérative. La conclusion pénible est qu’on ne se retire pas comme on veut de la scène géoéconomique — donc géopolitique. Elle est là qui nous ressaisit, d’une manière ou d’une autre, quoi que nous en ayons.
Retour à la case départ : on ne peut pas compter sur la synchronie spontanée des conjonctures révolutionnaires nationales, mais l’effort pour induire des répliques ailleurs, dans d’autres pays, avec lesquels commencer à former un bloc (et, partant, un ensemble de division du travail plus autonome) est à l’évidence une priorité stratégique du communisme-transitoirement-dans-un-seul-pays. Dont, pour ma part, je pense qu’il est un risque à courir inévitablement, sauf à devoir attendre un événement coordonné internationalement (qui ne se produira jamais). Il ne faut pas se laisser mettre en panne par l’argument des externalités de pollution : bien sûr, avec un seul pays communiste à la surface du globe, les données d’ensemble de l’écocide ne sont que marginalement modifiées puisque tout le reste de la planète continue de s’autodétruire joyeusement (donc de détruire toute la planète). Et alors ? On en tire la conclusion que tout est vain ? On attend Godot et la révolution planétaire synchronisée ? Non : on commence quelque part, et on œuvre à la propagation.