L’hypothèse Mélenchon


Si vous me suivez un tant soit peu, vous savez que je ne suis pas un immense fan de la démocratie représentative, pour le dire avec des gants. J'avais même écrit un article il y a de cela 5 ans, Le deuil de la démocratie représentative, qui avait eu son petit succès d'estime, et où j'y décrivais le cheminement qui m'avait mené à la conviction que notre système politique était intrinsèquement vicié. Conviction que nous sommes énormément à partager, me semble-t-il.

Vous savez aussi que ce n'est pas mon genre d'aller culpabiliser les abstentionnistes, bien au contraire. Je n'ai certainement pas la prétention de dicter une quelconque conduite à qui que ce soit, de vous dire quoi faire ou quoi penser. Je vais simplement vous exposer où j'en suis, moi, à quelques semaines du premier tour de l'élection présidentielle en France. D'autres articles ont été publiés en ce sens, je ne suis donc pas le seul à en être là.

Je pense qu'en l'état actuel des choses, des rapports de force, de l'offre politique… je pense que l'hypothèse Mélenchon est la meilleure. Je vais même aller plus loin : si je continue d'exécrer ce système où on vote pour le « moins pire » avec l'obligation systématique de renier ses convictions profondes, je dois bien dire ce « moins pire » là est significativement « moins pire » que les autres en passe d'accéder au second tour. De plusieurs ordres de grandeurs, même.

Si je faisais dans le dramatique, j'irais même jusqu'à dire que c'est un peu notre dernier espoir. Car qu'avons-nous en face ? Le renforcement et la victoire implacable du capitalisme prédateur, que ce soit par sa variante néolibérale assumée (Macron ou Pécresse) ou par sa variante fascisante mais non moins néolibérale (Le Pen ou Zemmour).

Ne nous y trompons pas : le premier quinquennat de Macron que nous venons de vivre, aussi brutal et violent qu'il ait été, n'était qu'un échauffement. J'étais loin du compte dans le texte, pourtant alarmiste, que j'avais publié quelques jours après son élection de 2017. La couleur est déjà annoncée : cinq ans de plus, et ce sera la fin des services publics déjà à l'agonie, la conclusion de décennies de casse sociale et de destruction du modèle français issu du Conseil National de la Résistance. La promesse de travailler jusqu'à ce que mort s'ensuive pour les pauvres et en toile de fond la fuite en avant écocide, inique et autoritaire. Ses cousins d'extrême-droite nous ferons peu ou prou la même chose maquillée d'un coup de peinture tricolore, le combo réactionnaire/raciste/sexiste/homophobe en bonus.

Mes convictions politiques se situent plus du côté de l'anarcho-socialisme (aucun lien avec le PS, cela va sans dire), et je me sens immensément plus proche de la ligne d'un Philippe Poutou qui considère qu'un changement profond ne peut venir du système électoral bourgeois mais uniquement de l'imposition d'un rapport de force par la classe laborieuse et par les mouvements sociaux. Pourtant, je sens aussi à quel point la bourgeoisie, qu'elle soit macroniste ou lepeniste, n'a plus aucune limite dans le déchaînement de violence pour faire taire les mouvements sociaux, et à quel point les victoires de ces mouvements sociaux se font de plus en plus rare. À quel point nous perdons, partout, tout le temps. Quel avenir y-a-t-il pour le mouvement social ? S'il y en a un, il n'est assurément pas dans l'hypothèse Macron ou l'hypothèse Le Pen. Il se situe, peut-être, dans l'hypothèse Mélenchon. Pour aller au plus pessimiste : quand bien même renierait-il la majorité de son programme, Mélenchon resterait un adversaire mille fois préférable à Macron pour le mouvement social.

Je ressens à quel point tout le monde est fatigué, exténué par les cinq ans que nous venons passer sous Macron. Les choses s'accélèrent tellement que ces cinq ans en ont paru dix. Nous avons vu passer la crise des Gilets Jaunes, le Covid et maintenant la guerre en Ukraine. Qu'attendre des cinq ans qui viennent ? Que sera le monde en 2027 ? Au milieu de tout cela, quel pays sera le nôtre après 10 ans de macronisme ? Partout, les risques d'effondrement systémique du capitalisme se traduisent par un durcissement du pouvoir bourgeois dont nous avons déjà pu observer les prémices :

Les puissances du capitalisme sont en train de se rendre compte que leur modèle est fondamentalement incompatible avec la démocratie, et que les faux jeux d’alternance sont terminés : le choix sera vite fait, s’il y a quelque chose à sacrifier, ce sera la démocratie, pas le capitalisme.

Vous me pardonnerez cette auto-citation de mon article Nous ne ferons pas barrage. Au passage, je persiste et je signe : nous ne ferons pas barrage. Car ce serait faire preuve d'une naïveté confondante que de se figurer Macron en un rempart au risque de fascisation de la société que représentent Le Pen et Zemmour : à bien des égards, il en a été le premier artisan ces cinq dernières années. Les prétextes pour rogner un peu plus sur nos droits et nos libertés ne manquent et ne manqueront pas : pandémies, guerres, crises énergétiques, chômage de masse, etc.

On me dira peut-être que le risque autoritaire chez un Mélenchon existe. Peut-être, mais face à un mégalomane comme Macron qui s'est mis en scène comme un roi dès les premières minutes avec son coup d'éclat devant la pyramide du Louvre, avec sa cour de dévots qui le surnomment Jupiter, je pense qu'on a de la marge. Surtout, Mélenchon est entouré, et même bien entouré. Je ne suis, comme beaucoup, pas un fan du bonhomme, de ses excès de caractères et de sa tendance à dire des conneries qui offrent des boulevards à ses adversaires (sans parler de sa fan-base qui semble en compétition avec celle de l'UPR pour être la plus insupportable). En même temps, si ça veut dire un gouvernement avec des gens comme Clémentine Autain, François Ruffin, Mathilde Panot ou Adrien Quatennens, je pense que je m'en accommoderai. Quand en face on a des Darmanin, des Blanquer et des Schiappa, le choix est vite fait.

J'ajoute que la mesure phare du programme de Mélenchon consiste au passage à une VIe République par la convocation d'une assemblée constituante. Bien sûr, je ne me fais pas d'illusions, ce n'est pas la société idéale anarchiste autogérée/décroissance/socialisée dont je rêve qui en ressortira. En même temps, la perspective d'une amélioration, même à la marge, d'un système aussi moisi que notre république actuelle, suffit à me donner envie de nous donner cette chance. Parce que si je garde ma méfiance sur les travers que pourrait prendre une VIe République mal formée, je n'imagine en tout cas aucun progrès social dans l'état actuel des institutions de la Ve. Si une nouvelle constitution doit s'écrire, quel que soit le processus, on ne manquera pas de faire entendre notre voix, quitte à gueuler plus fort que ce à quoi Mélenchon s'attend.

Bon, alors je sais, vous allez me faire remarquer que selon les quelques sondages réalisés en ce sens, Macron battrait tout de même Mélenchon à plate couture s'ils se rencontraient au deuxième tour. Peut-être. Sans doute. Encore que… beaucoup de choses peuvent changer entre deux tours, dans un contexte aussi bouillonnant. Et quand bien même… paraît-il qu'il battrait n'importe qui. Alors dans ce cas, ne serait-ce que l'idée d'un débat d'entre-deux-tours Macron-Mélenchon, ça ne vous donne pas un tout petit peu envie ? Juste d'avoir un affrontement sur deux visions de la société aussi diamétralement opposées, au lieu de laisser un clown imbécile d'extrême-droite dérouler un tapis rouge à Macron comme ce fut le cas pendant le pitoyable débat d'entre-deux-tours de 2017 ?

Allez, même, un petit plaisir coupable… mais rien que voir les gueules que tireraient des Ruth Elkrief et des Christophe Barbier au soir du premier tour en découvrant la tête de Mélenchon à côté de celle de Macron, je pense que ça rembourserait mon bulletin de vote.

Alors voilà, je ne vous dis pas de voter Mélenchon, ni même de voter tout court ; je ne suis pas magiquement devenu un partisan forcené du système représentatif de notre république ; je ne crois pas à l'homme providentiel et à toutes ces conneries. Pourtant, je vais voter Mélenchon, parce qu'il y a une chance, une minuscule chance de nous offrir au moins une respiration dans ce merdier. Les sondages restent déprimants mais la marche n'est pas si haute, il s'en est déjà fallu de peu en 2017.

Je me doute que cet article ne va pas plaire à une bonne partie de mon lectorat. Passer son temps à se la raconter « anarchiste » pour finir par inciter les gens à aller gentiment aux urnes ? Honnêtement, je me tamponne de la « pureté » du militantisme et de l'idéologie. Le monde, la politique, tout ça, c'est le bordel, et on avance au coup par coup, comme on peut. On ne crache certainement sur aucune victoire, même modeste. Je suis peut-être un anarchiste, mais alors un anarchiste opportuniste : peu importe le moyen, si ça apporte un pouième de progrès social, je prends.

Je vois le capitalisme, ce système de prédation qui détruit d'un même mouvement l'être humain et ses conditions de vie sur Terre, comme un immense mur qui nous enferme et que nous devons abattre. Est-ce qu'un Mélenchon président serait la boule de démolition qui nous permettrait de le mettre à terre ? Évidemment que non. Mais c'est l'hypothèse d'une fissure ; d'un début d'effritement ; d'un espoir de vacillement.

Car en face, ne nous faisons aucune illusion : cinq ans de Macron, de Le Pen, de Pécresse ou de Zemmour, et ce mur aura des miradors.