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Les certitudes sont si pressées: elles n’ont pas le temps de se questionner. C’est qu’elles sont trop sollicitées : il leur faut séduire, rassurer, classer, impressionner, condamner, contrôler, résumer, effacer les nuances pour clouer le bec du premier venu.
Elles nous paraissent indispensables. Comment voudriez-vous faire sans certitudes ? La moindre conversation peut tourner au calvaire si vous êtes en panne de vérités toutes faites à asséner et de ces leçons à partager. Et comment voudriez-vous trouver un emploi si vous vous mettez à réfléchir quand on vous interroge ? Un ton incertain ou une attention aux nuances jouera contre vous et fera lever les yeux de votre public vers le ciel : il n’a pas de temps à perdre avec la moindre bafouille, incompatible avec le leadership aujourd’hui si essentiel. Des tas de méthodes vous sont offertes pour ne plus vous questionner et devenir enfin sûr de vous !
Dans de nombreux secteurs de la vie, le pitch est devenu le sésame incontournable : cet exercice oratoire à haute vitesse consiste à vous présenter ou à présenter de manière convaincante votre projet en moins de 5 minutes, souvent 2 ou 3. Dans l’univers des start-ups, on dispense des méthodes pour apprendre à pitcher comme il faut. Dans les universités, les doctorant·e·s sont invité·e·s à présenter la thèse sur laquelle ils travaillent durant 3 ans… en 180 secondes. Des speed dating sont organisés pour les célibataires comme pour les recruteurs et chercheurs d’emploi. Autant dire que si l’on veut réussir socialement (sans forcément chercher ce qu’on entend par là), il faut avoir une confiance totale en certaines opinions et éviter de bafouiller. L’attitude hésitante sera perçue comme le premier signe annonciateur d’une faiblesse définitivement préjudiciable.
Il y a cependant quelque chose d’intrigant dans cette injonction généralisée à l’assurance et à la « confiance en soi » : personne n’ignore que l’assurance en société est une stratégie de pouvoir à l’égard des autres ou un manque de lucidité à l’égard de soi-même, tant pour l’assuré·e que pour ses interlocuteurs et on continue de la valoriser avec une candeur stupéfiante, et ce, dès l’école. Seulement, l’on s’impatiente et l’on s’irrite dès que l’on a affaire à quelqu’un qui questionne ce qu’il est en train de dire.
Et pourtant, questionner ce que l’on est en train de dire, n’est-ce pas précisément penser en acte, c’est-à-dire non pas répéter fidèlement une idée qu’on a déjà pensée hier ou avant hier, mais la repenser, l’explorer, la réinterroger, en cherchant par exemple des faits qui l’illustrent, la précisent ou l’invalident. La pensée bafouille parce que l’acte de réfléchir coïncide avec celui de questionner, ce qui l’enracine dans une posture d’abasourdissement face aux tensions de la réalité. Il faut bien bafouiller si l’on veut fuir les généralités rapides. Il faut bien bafouiller si l’on fixe son attention sur les nuances et les singularités que l’on cherche à penser au moment où l’on parle.
Au fond, on se méprend sur le bafouillement. Il n’est pas le symptôme d’un manque de confiance en soi, d’une incapacité à choisir entre des options, mais le signe d’une pensée qui ne veut pas trahir le réel. Bafouiller, c’est chercher dans les interstices silencieux des mots le jaillissement d’une phrase qui ne fasse pas violence à la réalité. Voilà qui demande du temps, de la patience, tant pour bafouiller que pour écouter. Voilà pourquoi la plupart de nos bavardages ne débouchent que rarement sur des conversations. L’intérêt d’une conversation se conjugue avec le temps qu’on a pu prendre de bafouiller et de se reprendre soi-même, grâce à la confiance d’autrui. Vue sous cet angle, le retournement est cocasse : nous voyons dans le bafouillement le signe d’un manque de confiance en soi, mais il faudrait peut-être y voir un appel à la confiance d’autrui. Laisser le temps à quelqu’un de s’exprimer en bafouillant, c’est l’encourager avec confiance à nous apprendre quelque chose que notre impatience habituelle nous fait manquer.
Pour illustrer mes remarques, je songe aux entretiens audio ou vidéo donnés par Patrick Modiano : vous peinerez à y déceler une phrase achevée ! Et certain·e·s n’écouteront que leur impatience. Pourtant, écouter les silences qu’offre une pensée qui tâtonne, c’est entrer en elle et ainsi se donner une chance de comprendre les bribes de sens qu’elle suggère. Le silence n’est jamais vide : il est plein de ce qu’il rend possible en creux. Dans la musique comme dans la pensée, entre deux mots, entre deux notes,s’étire un silence rempli de la beauté de ce qu’on entend avant, pendant et après lui.
En écrivant cette bafouillante digression – l’acte d’écrire permet de bafouiller tranquillement devant son ordinateur sans craindre l’impatience de quiconque – je réalise qu’il s’agit là d’une caractéristique revendiquée par la philosophie socratique. Là où les sophistes excellaient dans l’art de faire bafouiller l’adversaire par un argument efficace et faux, le philosophe choisit de vivre en cherchant quelque chose qui ne soit pas faux, se donnant le temps de tituber pour ne pas retomber dans des certitudes. Le geste de philosopher se dresse contre les impératifs de l’éloquence.
Bafouiller pour commencer à philosopher.