title: Il faut à tout ce monde un grand coup de fouet. Mouvements sociaux et crise politique dans l’Europe médiévale url: http://revueperiode.net/il-faut-a-tout-ce-monde-un-grand-coup-de-fouet-mouvements-sociaux-et-crise-politique-dans-leurope-medievale/ hash_url: abe2982e081926e81c301c72239f5139
Il faut à tout ce monde endurer un grand coup de fouet. Un tel tapage s’annonce que les impies se verront jetés à bas de leurs sièges, et les humbles s’élèveront.
Thomas Müntzer, 15241.
Certes, après ces siècles de luttes, il est clair que l’exploitation reste présente, que c’est surtout sa forme qui a changé : le sur-travail extrait par les maîtres d’aujourd’hui, ici et là, n’est peut-être pas dans un rapport inférieur au travail total que celui que retiraient ceux d’hier. Mais le changement des conditions de l’exploitation ne me semble pas négligeable […] L’important est le mouvement vers la libération […]
Pierre Dockès, Libération médiévale, 1979, p. 7.
Introduction
Une histoire des femmes et de la reproduction au cours de la « transition vers le capitalisme » doit débuter par les luttes que le prolétariat de l’Europe médiévale (petits paysans, artisans, journaliers) mena contre le pouvoir féodal sous toutes ses formes. C’est seulement en évoquant ces luttes, avec leur cortège de revendications, d’aspirations sociales et politiques et leurs pratiques d’opposition, que nous pouvons comprendre le rôle que les femmes jouèrent dans la crise du féodalisme, et pourquoi le capitalisme devait, pour se développer, anéantir leur pouvoir, comme il le fit durant les trois siècles que dura la persécution des sorcières. Sous l’angle de cette lutte, il ressort que le capitalisme ne fut pas le résultat d’une évolution graduelle accouchant les puissances économiques en gestation dans la matrice de l’ordre ancien. Le capitalisme fut la réplique des seigneurs féodaux, des marchands patriciens, des évêques et des papes, à un conflit social pluriséculaire, qui finit par ébranler leur pouvoir et donner « au monde entier une secousse ». Le capitalisme fut la contre-révolution qui réduisit à néant les possibilités ouvertes par la lutte antiféodale. Ces possibilités, si elles étaient devenues réalités, nous auraient épargné l’immense destruction de vies humaines et de l’environnement naturel qui a marqué la progression des rapports capitalistes dans le monde entier. Il faut bien le souligner, parce que cette croyance en une « évolution » depuis le féodalisme vers le capitalisme, tenu pour une forme supérieure de vie sociale, n’a toujours pas disparu.
Mais on ne peut saisir comment l’histoire des femmes recoupe celle du développement capitaliste si l’on ne s’intéresse qu’aux terrains classiques de la lutte des classes, services en travail, taux de salaire, rentes et titres, et si l’on méconnait les nouvelles visions de la vie sociale et la transformation des rapports de genre que ces conflits ont engendrés. Il ne faut pas les minorer. C’est au cours de la lutte antiféodale que nous trouvons trace de la première occurrence connue dans l’histoire européenne d’un mouvement populaire de femmes s’opposant à l’ordre établi et participant de l’élaboration de modèles de vie communautaires alternatifs. La lutte contre le pouvoir féodal produisit aussi les premières tentatives organisées de mettre en cause les normes sexuelles dominantes et d’établir des rapports plus égalitaires entre hommes et femmes. Combinées au refus des servitudes et des relations marchandes, ces formes conscientes de transgression sociale élaboraient une puissante alternative, non seulement au féodalisme, mais aussi à l’ordre capitaliste qui devait supplanter le féodalisme, démontrant qu’un autre monde était possible, et nous imposant de nous demander pourquoi il ne devint pas réalité. Ce chapitre cherche des réponses à cette question, en examinant comment les rapports entre hommes et femmes et la reproduction de la force de travail furent redéfinis en s’opposant à l’ordre féodal.
Il faut également revenir sur les luttes sociales du Moyen Âge parce qu’elles écrivirent un nouveau chapitre dans l’histoire de l’émancipation. À leur apogée, elles revendiquèrent un ordre social égalitaire fondé sur le partage de la richesse et le refus des hiérarchies et du pouvoir autoritaire. Elles devaient rester des utopies. En lieu de royaume céleste, que prophétisaient les prédicateurs hérétiques et millénaristes, la disparition du féodalisme céda la place à la maladie, la guerre, la famine et la mort – les quatre cavaliers de l’Apocalypse tels qu’ils sont représentés dans la célèbre gravure d’Albrecht Dürer, hérauts véritables de la nouvelle époque capitaliste. Il faut néanmoins prendre les tentatives que fit le prolétariat médiéval pour « renverser le monde » au sérieux, car malgré leur échec, elles mirent en crise le système féodal et, en leur temps, elles furent « authentiquement révolutionnaires », car elles n’auraient pu vaincre sans « un remaniement total de l’ordre social2 ». Lire la « transition » du point de vue de la lutte antiféodale du Moyen Âge nous permet aussi de reconstituer les dynamiques sociales sous-jacentes aux enclosures en Angleterre et à la conquête des Amériques. Par cette lecture, nous pouvons surtout faire ressortir quelques-unes des raisons pour lesquelles l’extermination des « sorcières » et l’extension de l’emprise de l’État sur tous les aspects de la reproduction devinrent aux XVIe et XVIIe siècles les pierres angulaires de l’accumulation primitive.
Le servage comme rapport de classe
Si les luttes antiféodales du Moyen Âge apportent quelques éclaircissements sur le développement des rapports capitalistes, leur signification politique intrinsèque n’émergera que si nous les resituons dans le contexte plus large de l’histoire du servage, qui fut le rapport de classes dominant de la société féodale et, jusqu’au XIVe siècle, le point nodal de la lutte antiféodale.
Le servage se développa en Europe entre les Ve et VIIe siècles de notre ère en réaction à l’effondrement du système esclavagiste, sur lequel avait été bâtie l’économie de l’Empire romain. Il fut le résultat de deux phénomènes corrélés. À partir du IVe siècle, dans les territoires romains et les nouveaux États germaniques, les propriétaires fonciers durent octroyer aux esclaves un lopin de terre et leur propre famille, afin d’endiguer leurs révoltes ou leur fuite vers le « maquis », où des communautés de marrons se formaient aux marges de l’empire3. Au même moment, les propriétaires fonciers commencèrent à asservir les paysans libres qui, ruinés par l’expansion de l’esclavage et plus tard par les invasions germaniques, se tournaient vers les seigneurs pour être protégés, fût-ce au prix de leur indépendance. Ainsi, tandis que l’esclavagisme ne fut jamais complètement aboli, un nouveau rapport de classe se développa. Il devait homogénéiser la condition des anciens esclaves et des travailleurs agricoles libres4, asservissant toute la paysannerie. Pendant trois siècles (du ixe au xie siècle), « paysan » (rusticus, villanus) devait être synonyme de « serf » (servus)5.
Le servage représentait un énorme fardeau, tant comme rapport de travail que statut juridique. Les serfs étaient liés aux propriétaires fonciers, leurs personnes et leurs possessions étaient propriété de leurs maîtres et leurs vies étaient régies à tous les égards par la loi de la maison seigneuriale. Néanmoins, le servage redéfinissait le rapport de classes en des termes plus favorables aux travailleurs. Le servage marqua la fin du travail par équipes enchaînées, de la vie dans les ergastula6 et une atténuation des châtiments atroces (colliers de fer, marques au fer rouge, crucifixions) sur lesquels s’appuyait l’esclavage. Dans les domaines féodaux, les serfs étaient soumis à la loi du seigneur, mais leurs infractions étaient jugées sur la base d’accords « coutumiers », et même, par la suite, sur la base d’un système de jury paritaire.
L’aspect le plus important du servage, du point de vue des changements qu’il introduisit dans le rapport maître-serviteur, est qu’il donnait aux serfs un accès direct aux moyens de leur reproduction. En échange du travail qu’ils étaient tenus de faire sur la terre des seigneurs (le demesne), les serfs recevaient une parcelle (manse) qu’ils pouvaient utiliser pour assurer leur subsistance et transmettre à leurs enfants « comme un véritable héritage, moyennant le paiement d’un droit de succession7 ». Comme le montre Pierre Dockès dans Libération médiévale (1979), cet arrangement augmentait l’autonomie des serfs et améliorait leurs conditions de vie, puisqu’ils pouvaient désormais consacrer plus de temps à leur reproduction et négocier l’étendue de leurs obligations, au lieu d’être traités comme des biens meubles soumis à une règle inconditionnelle. Jouissant de l’usage et de la possession effectifs d’un lopin de terre, les serfs pouvaient surtout assurer leur subsistance en toute circonstance et, même à l’apogée de leurs confrontations avec les seigneurs, ils ne pouvaient être aisément contraints par la menace de famine. Il est vrai que le seigneur pouvait expulser les récalcitrants, mais il le faisait rarement, étant donné les difficultés pour recruter de nouveaux travailleurs dans une économie plutôt fermée et la nature collective des luttes paysannes. C’est pourquoi, comme le notait Marx sur le manoir féodal, l’exploitation du travail dépendait toujours de l’usage direct de la force8.
L’expérience d’autonomie dont bénéficiaient les paysans du fait de l’accès direct à la terre recelait aussi un potentiel politique et idéologique. Les serfs en vinrent peu à peu à considérer la terre qu’ils occupaient comme la leur, et à percevoir comme intolérables les limites que l’aristocratie imposait à leur liberté. « La terre à ceux qui la travaillent », cette revendication qui a retenti tout au long du XXe siècle, depuis les révolutions mexicaine et russe jusqu’aux luttes contemporaines contre la privatisation de la terre, est un cri de guerre que les serfs du Moyen Âge n’auraient certainement pas renié. Mais la force des « vilains » provenait du fait que l’accès à la terre était pour eux une réalité.
Avec l’usage de la terre venait aussi l’usage des communaux [commons], prairies, forêts, lacs, pâturages sauvages, qui fournissaient des ressources essentielles à l’économie paysanne (bois de chauffage, bois de charpente pour la construction, étangs à poissons, pâture pour les bêtes) et favorisaient la cohésion et la coopération de la communauté9. Dans le Nord de l’Italie, le contrôle de ces ressources fournissait même la base du développement d’auto-administrations collectives10. Les communaux étaient si importants dans l’économie politique et les luttes de la population rurale du Moyen Âge que leur souvenir excite encore notre imagination, projetant la vision d’un monde où les biens seraient partagés, et où la solidarité, et non le désir d’auto-expansion, pourrait être la substance des rapports sociaux11.
La communauté servile médiévale était loin d’avoir de tels objectifs, et il ne faut pas l’idéaliser comme un exemple de collectivisme. En fait, son exemple nous rappelle que ni « collectivisme » ni « localisme » ne sauraient garantir des rapports égalitaires si la collectivité ne contrôle pas ses moyens de subsistance et si tous ses membres n’y ont pas un accès égal. Ce n’était pas le cas des serfs dans les manoirs féodaux. Malgré la prédominance de formes collectives de travail et de « contrats » collectifs avec les propriétaires fonciers, et malgré le caractère local de l’économie paysanne, le village médiéval n’était pas une communauté d’égaux. Comme le montre une vaste documentation provenant de tous les pays d’Europe
occidentale, il y avait de nombreuses différences sociales à l’intérieur de la paysannerie, qui séparaient les paysans libres et ceux de statut servile, les paysans riches et les paysans pauvres, les paysans munis d’une tenure stable et les ouvriers sans terre travaillant pour un salaire sur le demesne du seigneur, et les hommes et les femmes12.
La terre était habituellement donnée aux hommes et transmise par les mâles, même s’il y avait de nombreux cas où les femmes en héritaient et la géraient en leur nom13). Les femmes étaient aussi exclues des fonctions auxquelles les hommes plus fortunés avaient accès et, dans tous les cas, elles avaient un statut de seconde classe14. C’est peut-être la raison pour laquelle leurs noms sont rarement mentionnés dans les registres seigneuriaux, sauf ceux des tribunaux où les infractions des serfs étaient enregistrées. Néanmoins les femmes serves étaient moins dépendantes de leur compagnon mâle, moins différenciées d’eux physiquement, socialement et psychologiquement, et moins asservies aux besoins des hommes que les femmes « libres » ne devaient l’être par la suite dans la société capitaliste.
La dépendance des femmes par rapport aux hommes à l’intérieur de la communauté des serfs était limitée par le fait qu’au-dessus de l’autorité de leurs maris et pères prévalait celle des seigneurs, qui se déclaraient possesseurs des personnes et de la propriété des serfs, et tentaient de contrôler tous les aspects de leur vie, du travail au mariage et au comportement sexuel.
C’est le seigneur qui commandait le travail et les relations sociales des femmes, décidant par exemple si une veuve devait se remarier et qui devait être son époux, revendiquant même dans certaines régions le jus primae noctis, le droit de coucher avec la femme du serf lors de la nuit de noce. L’autorité des serfs hommes sur les femmes de leur famille était en outre limitée par le fait que la terre était généralement attribuée à l’unité familiale, et que les femmes non seulement travaillaient sur celle-ci mais pouvaient disposer des produits de leur travail, et n’étaient pas obligées de dépendre de leurs maris pour leur subsistance. L’association de la femme à la possession de la terre était si bien comprise en Angleterre que « lorsqu’un couple de serfs se mariait, il était courant pour l’homme d’aller rendre la terre au seigneur, la reprenant à la fois en son nom et celui de sa femme15 » En outre, comme le travail sur la ferme servile était organisé sur la base de l’autosubsistance, la division sexuelle du travail y était moins prononcée et moins discriminante que dans la ferme capitaliste. Dans le village féodal, aucune séparation sociale n’existait entre la production de biens et la reproduction de la force de travail : tout travail contribuait à la subsistance de la famille. Les femmes travaillaient dans les champs, en plus d’élever les enfants, de faire la cuisine, de laver, de filer, et de tenir un jardin de simples : leurs activités domestiques n’étaient pas dévalorisées et n’impliquaient pas des rapports différents de ceux des hommes, comme ce devait être le cas ultérieurement, dans une économie monétaire, quand le travail domestique cesserait d’être perçu comme un véritable travail.
En considérant que dans la société médiévale les rapports collectifs l’emportaient sur les rapports familiaux, et que la plupart des tâches que les serves effectuaient (laver, filer, faire les récoltes et soigner les bêtes sur les communaux) se faisaient en coopération avec d’autres femmes, nous comprenons alors que la division sexuelle du travail, loin d’être une source d’isolement, était une source de pouvoir et de protection pour les femmes. Elle était la base d’une socialité et d’une solidarité féminine forte qui permettait aux femmes de tenir tête aux hommes, même si l’Église prêchait la soumission des femmes aux hommes, et que le droit canon sanctifiait le droit pour le mari de battre sa femme.
Cependant, on ne peut traiter de la position des femmes dans le manoir féodal comme si c’était une réalité statique16. Car le pouvoir des femmes et leurs rapports avec les hommes étaient déterminés, à tout moment, par les luttes que leurs communautés menaient contre les propriétaires fonciers, et les changements que ces luttes produisaient dans le rapport maître-serviteur.
La lutte sur les communaux
Vers la fin du XIVe siècle, la révolte de la paysannerie contre les propriétaires fonciers était devenue endémique, massive, et souvent armée. Mais la force organisée dont faisait preuve les paysans à cette période était le résultat d’un long conflit plus ou moins ouvert qui traversa tout le Moyen Âge.
À l’inverse de l’image d’Épinal qui dépeint la société féodale comme un monde figé, où chacun acceptait la place qui lui était assignée dans l’ordre social, la représentation que fait apparaître l’étude du manoir féodal est plutôt celle d’une incessante lutte de classe.
Comme le montrent les registres des tribunaux seigneuriaux en Angleterre, le village médiéval était le théâtre d’une guerre quotidienne17. Elle atteignait quelquefois des moments de grande tension, quand les villageois tuaient le bailli ou attaquaient le château de leur seigneur. Mais le plus souvent il s’agissait de procédures sans fin par lesquelles les serfs tentaient de limiter les abus des seigneurs, de fixer leurs « charges » et de réduire les nombreux tributs dont ils étaient redevables en contrepartie de l’usage de la terre18 .
Le principal objectif des serfs était de garder le contrôle de leur surtravail et de leurs surproduits et d’élargir l’étendue de leurs droits économiques et juridiques. Ces deux aspects de la lutte des serfs étaient étroitement liés, car de nombreuses obligations découlaient du statut légal des serfs. Ainsi, dans l’Angleterre du xiiie siècle, sur les terres laïques comme sur celles de l’Église, des paysans mâles recevaient souvent des amendes pour avoir déclaré n’être pas des serfs mais des hommes libres, une provocation qui pouvait conduire à une procédure acharnée, se poursuivant en appel jusque devant la justice royale19. Des amendes étaient aussi infligées aux paysans pour avoir refusé de cuire leur pain au four banal, ou de moudre leur grain ou leurs olives à leurs moulins, ce qui leur permettait d’éviter les lourdes taxes que les seigneurs imposaient pour l’usage de ces installations20. Mais le terrain le plus important de la lutte des serfs était le travail que les serfs, certains jours de la semaine, devaient effectuer sur la terre des seigneurs. Ces « services en travail » étaient les charges qui affectaient le plus immédiatement la vie des serfs et, durant le XIIIe siècle, ils furent la question centrale dans la lutte des serfs pour leur liberté21.
L’attitude des serfs envers la corvée, comme on appelait aussi les services en travail, se ressent à travers les rubriques des registres des tribunaux seigneuriaux, où étaient enregistrées les peines infligées aux tenanciers. Vers le milieu du xiiie siècle, tous les témoignages montrent une « défection massive » de travail22. Les tenanciers n’allaient pas travailler, ni n’envoyaient leurs enfants travailler sur la terre des seigneurs quand ils étaient requis au moment de la récolte23, ou bien ils allaient aux champs trop tard, de sorte que les récoltes s’abimaient, ou bien ils travaillaient avec négligence, faisant de longues pauses et faisant généralement preuve d’insubordination. D’où pour les seigneurs la nécessité d’une supervision et d’une vigilance constantes et étroites, comme le montre cette recommandation :
Que le bailli et le messier [gardien des moissons] soient tout le temps avec les laboureurs, pour veiller à ce qu’ils travaillent bien et minutieusement, et voir à la fin de la journée combien ils en ont fait […] Et parce que les serviteurs censitaires négligent leur travail, il est nécessaire de se garder de leur fraude ; il est d’autant plus nécessaire qu’ils soient fréquemment surveillés ; et en outre le bailli doit contrôler tout, qu’ils travaillent bien et s’ils ne le font pas bien, qu’ils soient réprimandés24.
Une situation similaire est dépeinte dans Piers Plowman [Pierre le laborieux] (ca. 1362-70), poème allégorique de William Langland, où dans une scène les laboureurs, qui s’étaient activés le matin, passent l’après-midi assis à chanter et, dans une autre scène, des oisifs viennent en masse au moment de la moisson, souhaitant « ne rien faire d’autre que boire et dormir25».
L’obligation de fournir des services militaires en temps de guerre suscitait aussi une forte résistance. Comme le rapporte H. S. Bennett, il fallait toujours employer la force pour recruter dans les villages anglais, et un chef médiéval parvenait rarement à garder ses hommes au combat, car ceux qui s’enrôlaient désertaient à la première occasion, après avoir empoché leur solde. Les registres de soldes de la campagne d’Écosse de l’année 1300 sont exemplaires à ce titre : ils montrent que, alors que 16 000 recrues avaient reçu l’ordre de s’enrôler en juin, à la mi-juillet 7 600 seulement purent être rassemblées, et c’était « le sommet de la vague […] En août il en restait à peine plus de 3 000. En conséquence, le roi dut compter de plus en plus sur des criminels graciés et des hors-la-loi pour renforcer son armée.26»
Une autre source de conflit était l’usage des terres incultes, y compris les bois, les lacs, les collines, que les serfs considéraient comme propriété collective. « Et ainsi nous pouvons aller dans les bois […] », déclaraient les serfs dans une chronique anglaise du milieu du XIIe siècle, « et prendre ce que nous voulons, prendre du poisson dans les étangs et du gibier dans les forêts – Notre volonté sera faite dans les bois, les eaux et les prairies27. »
Les luttes les plus acharnées étaient pourtant celles contre les impôts et les charges provenant du pouvoir juridictionnel de la noblesse. Celles-ci comprenaient la mainmorte (un impôt que le seigneur levait quand un serf mourait), le formariage (un impôt sur le mariage qui augmentait quand un serf épousait quelqu’un d’un autre manoir), le droit du meilleur catel (un impôt sur les successions payé par les parents d’un serf décédé pour le droit d’accès à sa tenure, consistant habituellement en la meilleure bête du défunt), et, la pire de toutes, la taille, une somme d’argent fixée arbitrairement, que les seigneurs pouvaient exiger à leur guise. Le dernier, mais non le moindre, était la dîme, un dixième du revenu du paysan, qui était exigé par le clergé, mais habituellement collecté par les seigneurs au nom du clergé.
Avec le service en travail, ces impôts « contre-nature et contre la liberté » étaient les plus mal acceptés parmi les charges féodales : sans contrepartie en allocations de terre ou autres avantages, ils révélaient tout l’arbitraire du pouvoir féodal. Ainsi, ils suscitaient une résistance acharnée. L’attitude des serfs des moines de Dunstable est à ce titre exemplaire : en 1299, ils déclaraient « préférer descendre en enfer que de s’avouer vaincus sur cette question de la taille », et, « après mainte controverse », ils achetèrent leur liberté vis-à-vis de ceux-ci28. De même, en 1280, les serfs de Hedon, un village du Yorkshire, firent savoir que, si la taille n’était pas abolie, ils préfèreraient aller vivre dans les villes voisines de Revensered et Hull « qui ont de bons ports s’étendant chaque jour, et pas de taille29». Ce n’étaient pas des menaces en l’air. La fuite vers la ville, grande ou petite, était une composante constante de la lutte des serfs, de sorte qu’à maintes reprises, dans certains manoirs anglais, « on rapporte que des hommes sont en fuite, et qu’ils vivent dans les villes voisines ; et bien qu’il soit donné ordre de les ramener, la ville continue à leur donner asile […]30».
À ces formes d’affrontement ouvert, nous devons ajouter les multiples formes invisibles de résistance, pour lesquelles les paysans assujettis se sont partout et à toutes les époques fait connaître : « dissimulation, acquiescement feint, ignorance simulée, défection, petits vols, trafic, braconnage…31 » Ces « formes quotidiennes de résistance », pratiquées avec obstination durant des années, sans lesquelles on ne peut vraiment décrire les rapports de classes, étaient choses courantes dans le village médiéval.
Ce qui peut expliquer le soin méticuleux avec lequel les charges des serfs étaient spécifiées dans les registres des manoirs :
Par exemple, il est fréquent que [les registres des manoirs] ne spécifient pas uniquement que tel homme doit labourer, ensemencer et herser une acre de la terre du seigneur. Ils disent qu’il doit la labourer avec autant de bœufs qu’il a pour sa charrue, la herser avec son propre cheval et son propre sac […] Les services [aussi] étaient notés dans les moindres détails […] Qu’on se rappelle les tenanciers d’Elton qui admettaient être tenus de mettre en meules sur le pré le foin des seigneurs, et aussi dans sa grange, mais soutenaient qu’ils n’étaient pas tenus par la coutume de le charger dans des charrettes pour le transporter du premier endroit jusqu’au second32.
Dans certaines régions de l’Allemagne, où les charges incluaient des ponctions annuelles d’œufs et de volaille, des tests de bonne santé étaient prévus pour empêcher les serfs de livrer aux seigneurs les plus mauvais de leurs poulets.
La poule est [alors] placée face à une clôture ou une barrière ; si, effrayée, elle a la force de voler ou de grimper par-dessus, le bailli doit l’accepter, elle est en bonne santé. Un oison, de même, doit être accepté s’il est assez développé pour picorer l’herbe sans perdre l’équilibre et choir honteusement33.
Des règlements minutieux de ce genre témoignent de la difficulté d’imposer le « contrat social » médiéval, et de la diversité des terrains d’affrontement possibles pour un tenancier ou un village combattif. Les devoirs et les droits des serfs étaient réglés par des « coutumes », mais leur interprétation était elle aussi l’objet de nombreux litiges. L’« invention de traditions » était une pratique commune dans les affrontements entre seigneurs et paysans, qui s’efforçaient, les uns comme les autres, de les redéfinir ou de les faire tomber dans l’oubli, jusqu’à ce que vienne un temps, vers le milieu du XIIIe siècle, où les seigneurs les firent mettre par écrit.
Liberté et division sociale
Politiquement la première conséquence des luttes des serfs fut l’octroi à de nombreux villages (en particulier dans le nord de l’Italie et en France) de « privilèges » ou « chartes » qui fixaient les charges et accordaient « un élément d’autonomie dans la gestion de la communauté du village », apportant quelquefois de véritables formes d’autogouvernement local. Ces chartes stipulaient les amendes qui pouvaient être infligées par les cours seigneuriales, et établissaient des règles pour les procédures, éliminant ou réduisant ainsi la possibilité d’arrestations arbitraires ou d’autres abus34. Elles allégeaient aussi l’obligation des serfs de s’enrôler comme soldats et abolissaient ou fixaient les limites de la taille. Elles accordaient souvent la « liberté » de « tenir étal », c’est-à-dire de vendre sur le marché local et, plus rarement, le droit d’aliéner la terre. Entre 1177 et 1350, rien qu’en Lorraine, 280 chartes furent octroyées35.
Le résultat le plus important du conflit maître-serf fut toutefois la commutation des services en travail en paiements en argent (rentes en argent, impôts en argent), qui assirent la relation féodale sur une base plus contractuelle. Avec ce développement d’une importance capitale, le servage disparut pratiquement. Cependant, comme de nombreuses « victoires » des travailleurs qui ne satisfont que partiellement les revendications initiales, la commutation détourna les objectifs de la lutte, fonctionnant comme un moyen de division sociale et contribuant à la désagrégation du village féodal.
Aux paysans aisés qui, possédant de grandes superficies, pouvaient gagner assez d’argent pour « s’acheter une lignée » et employer d’autres laboureurs, la commutation a dû apparaître comme un pas important sur la route de l’indépendance économique et personnelle, car les seigneurs perdaient de l’emprise sur leurs tenanciers quand ils ne dépendaient plus directement de leur travail. Mais la majorité des paysans plus pauvres, qui ne possédaient que quelques ares de terre à peine suffisantes pour leur survie, perdirent même le peu qu’ils avaient. Contraints de payer leurs charges en argent, ils entrèrent dans un endettement chronique, empruntant sur leurs récoltes à venir, processus qui amena finalement un grand nombre à perdre leur terre. En conséquence, à partir du XIIIe siècle, quand les commutations se répandirent dans toute l’Europe occidentale, les divisions sociales s’approfondirent dans les zones rurales, et une partie de la paysannerie subit un processus de prolétarisation. Comme l’écrit Bronislaw Geremek :
Dans des documents du XIIIe siècle, de plus en plus nombreuses sont les citations sur les « sans-terre », qui se mettent à pratiquer un élevage marginal, ainsi que sur les « enfants », c’est-à-dire les fils cadets que la ferme familiale ne peut plus nourrir, car elle a été morcelée entre plusieurs membres de la famille. On voit croître sans cesse le nombre de ceux qu’on appelle des « jardiniers », paysans sans terre ou presque, qui trouvent leurs moyens de subsistance en se louant […] Les « brassiers », dans la France méridionale, ne vivent que du travail de leurs mains, en « vendant » la force de leurs bras comme ouvriers journaliers chez des paysans plus riches ou dans des domaines seigneuriaux. Dès le début du XIVe siècle, les registres fiscaux relèvent un nombre toujours croissant de paysans démunis, qu’on appelle dans ces documents des « miséreux », des « pauvres » ou même des « gueux »36.
La commutation en rente en argent eut deux autres conséquences négatives. Premièrement, elle rendit plus difficile pour les producteurs de mesurer leur exploitation, parce qu’aussitôt que les services en travail furent commutés en paiements en argent, les paysans ne purent plus distinguer le travail qu’ils faisaient pour eux-mêmes et celui qu’ils faisaient pour les propriétaires fonciers. La commutation rendit également possible pour les tenanciers désormais libres d’employer et d’exploiter d’autres travailleurs, de sorte que, « dans un développement ultérieur », elle favorisa «progressivement […] à la libre propriété paysanne », transformant « les anciens exploitants du sol », s’employant eux-mêmes, en tenanciers capitalistes37.
La monétisation de la vie économique, alors, ne bénéficia pas à toute la population, contrairement à ce qu’affirment les partisans de l’économie de marché, qui l’accueillent favorablement comme la création d’un nouveau « communal », remplaçant l’asservissement à la terre et introduisant dans la vie sociale les critères d’objectivité, de rationalité, et même de liberté personnelle38. Avec la diffusion des rapports monétaires, il est certain que les valeurs changèrent, même dans le clergé, qui commença à reconsidérer la doctrine aristotélicienne de la « stérilité de l’argent39 » et à réviser ses conceptions sur la charité envers les pauvres comme instrument de rédemption, ce qui n’avait rien d’une coïncidence. Mais ces rapports causèrent destruction et division. L’argent et le marché commencèrent à segmenter la paysannerie en transformant les différences de revenu en différences de classe, et en produisant une masse de pauvres qui ne pouvaient survivre que sur la base de donations périodiques40. C’est aussi à l’influence croissante de l’argent que nous devons attribuer l’attaque systématique que subirent les Juifs, à partir du XIIe siècle, et la dégradation progressive de leur statut légal et social dans la même période. Il y a, en fait, une corrélation révélatrice entre le remplacement des Juifs par leurs concurrents chrétiens en tant que prêteurs d’argent aux rois, aux papes et au haut-clergé, et les nouvelles réglementations discriminatoires (par exemple, le port d’un vêtement distinctif) qui furent adoptées contre eux par le clergé, aussi bien que leur expulsion d’Angleterre et de France. Rabaissés par l’Église, plus tard séparés de la population chrétienne, et forcés de borner leur prêt d’argent (une des rares professions qui leur était accessible) à l’échelon du village, les Juifs devinrent une cible facile pour les paysans endettés, qui souvent déchargeaient sur eux leur colère contre les riches41.
Les femmes aussi, de toutes les classes, furent touchées de façon extrêmement négative par la marchandisation croissante de la vie, car celle-ci devait par la suite réduire leur accès à la propriété et au revenu. Dans les villes marchandes italiennes, les femmes perdirent leur droit à hériter d’un tiers de la propriété de leurs maris (la tertia). Dans les zones rurales, elles furent par la suite exclues de la possession de la terre, particulièrement quand elles étaient célibataires ou veuves. En conséquence, à partir du XIIIe siècle, elles furent à la tête du mouvement d’exode rural, étant les plus nombreuses parmi les ruraux immigrant vers les villes42. À partir du XVe siècle, les femmes constituaient un pourcentage élevé de la population des villes. La plupart d’entre elles y vivaient dans des conditions difficiles, occupant des emplois mal payés de servantes, colporteuses, marchandes au détail (souvent punies d’amende pour défaut de patente), fileuses, membres des corporations inférieures, et prostituées43. Mais la vie dans les centres urbains, au sein de la partie la plus combative de la population médiévale, leur donnait une nouvelle autonomie sociale. Les lois de la ville ne libéraient pas les femmes : peu d’entre elles avaient les moyens d’acheter leur « liberté urbaine », comme on appelait les privilèges liés à la vie citadine. Mais en ville, la subordination des femmes à la tutelle des hommes était réduite, puisqu’elles pouvaient alors vivre seules, ou avec leurs enfants en tant que chefs de famille, ou bien former de nouvelles communautés, partageant souvent leur habitation avec d’autres femmes.
Alors qu’elles étaient généralement les membres les plus pauvres de la société urbaine, les femmes finirent par avoir accès à de nombreuses professions qui plus tard seraient considérées comme des emplois masculins. Dans les villes médiévales, les femmes travaillaient comme forgeronnes, bouchères, boulangères, chandelières, chapelières, brasseuses, cardeuses de laine, et détaillantes44. « À Francfort, entre 1300 et 1500, il y avait approximativement 200 professions qui comprenaient des femmes45 » . En Angleterre, soixante-douze des quatre-vingt-cinq corporations comptaient des femmes dans leurs rangs. Elles étaient dominantes dans certaines corporations, y compris celle de la soie ; dans d’autres, l’emploi des femmes était aussi important que celui des hommes46. À partir du XIVe siècle, les femmes devinrent également maîtresses d’école ou docteurs et chirurgiennes, et commencèrent à concurrencer les hommes passés par l’université, acquérant quelquefois une grande renommée. Seize femmes docteurs, parmi lesquelles plusieurs femmes juives spécialisées en chirurgie ou en médecine de l’œil, étaient employées au XIVe siècle par la municipalité de Francfort, qui, comme d’autres administrations urbaines, offrait à sa population un système de soins publics. Les femmes docteurs, aussi bien que les accoucheuses ou sages-femmes, étaient majoritaires en obstétrique, qu’elles soient payées par les autorités de la ville ou qu’elles assurent elles-mêmes leur subsistance grâce à la rémunération qu’elles recevaient de leurs patients. Après que la césarienne eut été introduite au XIIe siècle, les obstétriciennes furent les seules à la pratiquer47.
À mesure que les femmes acquéraient plus d’autonomie, leur présence dans la vie sociale commença à être enregistrée plus fréquemment : dans les sermons des prêtres qui vilipendaient leur indiscipline48 ; dans les comptes rendus des tribunaux devant lesquels elles dénonçaient ceux qui les avaient maltraitées49 ; dans les ordonnances des villes réglementant la prostitution50 ; parmi les milliers de non-combattants qui suivaient les armées51 ; et par-dessus tout, dans les nouveaux mouvements populaires, en particulier ceux des hérétiques.
Nous verrons plus loin le rôle que les femmes jouèrent dans les mouvements hérétiques. Il suffira de dire ici qu’en réaction à l’indépendance nouvelle des femmes, on assiste à un contrecoup misogyne, particulièrement manifeste dans les satires des fabliaux, où l’on trouve les premières traces de ce que les historiens ont qualifié de « lutte pour savoir qui porte la culotte ».
Les mouvements millénaristes et hérétiques
Le prolétariat sans-terre en plein essor qui apparut dans le sillage de la commutation fut le protagoniste (aux XIIe et XIIIe siècles) des mouvements millénaristes. On trouve en son sein, à côté des paysans paupérisés, tous les misérables de la société féodale : prostituées, prêtres défroqués, journaliers des villes et des campagnes52. La brève incursion des millénaristes sur la scène historique a laissé peu de traces, et elles nous content une histoire de révoltes éphémères et d’une paysannerie poussée à la violence par la pauvreté et par les prêches incendiaires du clergé qui accompagnaient le déclenchement des croisades. Mais leur rébellion a inauguré un nouveau type de luttes, se projetant déjà au-delà des frontières du manoir et stimulées par des aspirations à un changement global. Il n’est pas surprenant que l’essor du millénarisme soit allé de pair avec la diffusion de prophéties et de visions apocalyptiques annonçant la fin du monde et l’imminence du Jugement dernier, « non comme des visions d’un avenir plus ou moins lointain qu’on devait attendre, mais comme des évènements imminents dans lesquels les hommes vivant à l’époque pouvaient jouer un rôle actif53. »
Le mouvement déclenché par l’apparition du pseudo-Baudouin dans les Flandres en 1224-1225 fut un exemple typique de millénarisme. L’homme, un ermite, affirmait être le populaire Baudouin IX qui avait été tué à Constantinople en 1204. Cela ne pouvait être vérifié, mais sa promesse d’un monde nouveau provoqua une guerre civile durant laquelle les ouvriers flamands du textile devinrent ses plus ardents partisans54. Ces pauvres (tisserands, foulons) serraient les rangs autour de lui, probablement convaincus qu’il leur apporterait or, argent et une réforme sociale radicale55. De même, le mouvement des pastoureaux (bergers), paysans et travailleurs des villes qui déferlèrent sur le Nord de la France vers 1251, brûlant et pillant les maisons des riches, revendiquant une amélioration de leur condition56, et le mouvement des flagellants qui, partant de l’Ombrie (Italie), se répandit dans plusieurs pays en 1260, date à laquelle, selon la prophétie de l’abbé Joachim de Fiore, le monde était supposé finir57.
Ce ne fut pourtant pas le mouvement millénariste, mais l’hérésie populaire qui exprima le mieux la recherche par le prolétariat médiéval d’une alternative concrète aux rapports féodaux et sa résistance à l’expansion de l’économie monétaire.
L’hérésie et le millénarisme sont souvent traités comme une seule question, mais si l’on ne peut tracer une frontière précise, il y a des différences entre les deux mouvements.
Les mouvements millénaristes étaient spontanés, sans structure organisationnelle ou programme. Généralement ils étaient suscités par un événement spécifique ou un individu charismatique mais aussitôt qu’ils se heurtaient à la force, ils s’effondraient. Le mouvement hérétique au contraire était une tentative consciente de créer une nouvelle société. Les principales sectes hérétiques avaient un programme social qui réinterprétait aussi la tradition religieuse, et elles étaient bien organisées du point de vue de leur reproduction, la dissémination de leurs idées, et même leur auto-défense. Elles perduraient assez longtemps, ce qui n’est pas surprenant, malgré la persécution extrême dont elles étaient l’objet, et elles jouèrent un rôle crucial dans la lutte antiféodale.
Aujourd’hui, on sait peu de choses sur les nombreuses sectes hérétiques (cathares, Vaudois, Pauvres de Lyon, spirituels, apostoliques) qui pendant plus de trois siècles se développèrent parmi les « classes inférieures » d’Italie, de France, des Flandres et d’Allemagne, dans ce qui fut indubitablement le plus important mouvement oppositionnel du Moyen Âge58. La cause en est principalement la férocité avec laquelle ils furent persécutés par l’Église, qui n’épargna pas ses efforts pour effacer toute trace de leurs doctrines. On appela à des croisades contre les hérétiques, comme celle mobilisée contre les albigeois59, de même qu’on appela à des croisades pour libérer la Terre sainte des « infidèles ». Des hérétiques furent brûlés par milliers sur le bûcher, et pour éradiquer leur présence le pape créa une des institutions les plus perverses qui ait jamais été attestée dans l’histoire de la répression d’État : la Sainte Inquisition60.
Néanmoins, comme Henry C. Lea (parmi d’autres) l’a montré dans sa somme sur la persécution de l’hérésie, même sur la base des rares documents dont nous disposons, le rôle de la résistance hérétique dans la lutte antiféodale, ses activités et ses croyances, telles que nous pouvons nous les représenter aujourd’hui est impressionnant61.
Bien qu’elle ait subi l’influence des religions orientales rapportées en Europe par les marchands et les croisés, l’hérésie populaire était moins une déviation par rapport à la doctrine orthodoxe qu’un mouvement de contestation, aspirant à une démocratisation radicale de la vie sociale62. L’hérésie était l’équivalent de la « théologie de la libération » pour le prolétariat médiéval. Elle fournissait un cadre aux revendications de rénovation spirituelle et de justice sociale populaires, défiant à la fois l’Église et l’autorité séculière au nom d’une vérité supérieure. Elle dénonçait les hiérarchies sociales, la propriété privée et l’accumulation de richesse, et elle propageait une conception nouvelle, révolutionnaire, de la société qui, pour la première fois au Moyen Âge, redéfinissait tous les aspects de la vie quotidienne (travail, propriété, reproduction sexuelle, et la position des femmes), posant la question de l’émancipation dans en termes vraiment universels.
Le mouvement hérétique offrait aussi une structure collective alternative qui avait une dimension internationale, permettant aux membres des sectes de mener une vie plus autonome et de bénéficier d’un vaste réseau de soutiens, composé de contacts, d’écoles, et de refuges sur lesquels compter pour une aide ou un conseil quand le besoin s’en faisait sentir. En fait, il n’est pas exagéré de dire que le mouvement hérétique fut la première « internationale prolétarienne », étant donné l’importance des sectes (en particulier les cathares et les vaudois) et les liens qu’elles établissaient, s’appuyant sur les foires commerciales, les pèlerinages et les passages de frontière permanents des réfugiés générés par la persécution.
À la racine de l’hérésie populaire, on trouve l’idée que Dieu ne parlait plus par la bouche du clergé, du fait de sa cupidité, de sa corruption et de son comportement scandaleux. Les deux principales sectes se présentaient ainsi comme les « véritables églises ». Mais le défi des hérétiques était en premier lieu un défi politique, puisque défier l’Église, c’était affronter à la fois le pilier idéologique du pouvoir féodal, le plus grand propriétaire foncier en Europe, et une des institutions portant la plus grande responsabilité dans l’exploitation quotidienne de la paysannerie. À partir du xie siècle, l’Église était devenue un pouvoir despotique qui se servait de sa prétendue investiture divine pour gouverner avec une poigne de fer et remplir ses coffres par des moyens d’extorsion illimités. Vendre des absolutions, des indulgences et des offices religieux, appeler les fidèles à l’église uniquement pour leur prêcher la sainteté de la dîme, et faire commerce de tous les sacrements, c’étaient là des pratiques courantes depuis le pape jusqu’au curé du village, à tel point que la corruption des clercs devint proverbiale dans toute la chrétienté. Les choses dégénérèrent à tel point que le clergé ne voulait plus enterrer un mort, baptiser ou donner l’absolution des péchés à moins de recevoir une rémunération. Même la communion devint une occasion de marchander, et « [S]i un malheureux résistait à une exigence injuste, on l’excommuniait, et il devait payer ensuite non seulement ce qu’on lui avait réclamé à tort, mais une amende pour que son excommunication fût levée63 ».
Dans ce contexte, la propagation des doctrines hérétiques ne canalisa pas seulement le mépris que les gens avaient envers le clergé : elle leur donna confiance dans leurs idées et favorisa leur résistance à l’exploitation cléricale. Suivant l’exemple du Nouveau Testament, les hérétiques professaient que le Christ n’avait pas de propriété, et que si l’Église voulait retrouver son pouvoir spirituel, elle devrait se séparer de tous ses biens. Ils enseignaient aussi que les sacrements n’étaient pas valides s’ils étaient administrés par des prêtres en état de péché, que les formes extérieures de culte, bâtiments, images, symboles,
devaient être rejetés parce que seule comptait la conviction intérieure. Ils exhortaient aussi le peuple à ne pas payer la dîme, et niaient l’existence du purgatoire, dont l’invention avait été pour le clergé une source de gain à travers les messes rémunérées et la vente d’indulgences.
À son tour, l’Église utilisa l’accusation d’hérésie pour attaquer toute forme d’insubordination sociale et politique. En 1337, quand les ouvriers drapiers d’Ypres (Flandres) prirent les armes contre leurs employeurs, ils ne furent pas seulement pendus en tant que rebelles : ils étaient également condamnés par l’Inquisition et brûlés comme hérétiques64. On rapporte aussi que des femmes tisserands furent menacées d’excommunication pour ne pas avoir livré promptement le produit de leur travail aux marchands ou pour ne pas avoir fait leur travail correctement65. En 1234, pour punir ses paysans tenanciers qui refusaient de payer la dîme, l’évêque de Brême appela à une croisade contre eux « comme s’ils étaient des hérétiques66 » . Mais les hérétiques furent aussi persécutés par les autorités séculières, de l’empereur aux patriciens urbains, qui se rendaient compte que les hérétiques, en appelant à la « vraie religion », pouvaient être subversifs et mettaient en question les bases de leur pouvoir.
Tout autant qu’une critique des hiérarchies sociales et de l’exploitation économique, l’hérésie était une dénonciation de la corruption cléricale. Comme le montre Gioacchino Volpe, le rejet de toute forme d’autorité et un fort sentiment anticommercial étaient des éléments communs parmi les sectes. Nombre d’hérétiques partageaient l’idéal de pauvreté apostolique67 et le désir de retourner à une vie collective simple qui avait caractérisé l’Église primitive. Certains, comme les Pauvres de Lyon et les frères du Saint-Esprit, vivaient d’aumônes. D’autres assuraient leur subsistance par le travail manuel68. D’autres encore expérimentèrent le « communisme », comme les premiers taborites de Bohème, pour lesquels l’établissement de l’égalité et de la propriété collective était aussi important que la réforme religieuse69. À propos des Vaudois, un inquisiteur rapportait aussi qu’« ils évitent toute forme de commerce pour éviter mensonges, escroqueries et serments », et les décrivait allant pieds-nus, emmitouflés de laine, ne possédant rien, et détenant toutes choses en commun, comme les apôtres70. Mais ce sont les mots de John Ball, le dirigeant intellectuel de la révolte des paysans anglais de 1381, qui expriment le mieux le contenu social de l’hérésie : « nous sommes faits à l’image de Dieu, mais nous sommes traités comme des bêtes », et il ajoutait : « Rien n’ira bien en Angleterre […] tant qu’il y aura des gentilshommes et des serfs71 ».
La secte hérétique qui eut le plus d’influence, les cathares, était aussi unique dans l’histoire des mouvements sociaux européens du fait de son aversion pour la guerre (y compris les croisades), sa condamnation de la peine capitale (qui provoqua la première déclaration explicite de l’Église en faveur de la peine de mort72 ) et leur tolérance à l’égard des autres religions. Le sud de la France, leur bastion avant la croisade contre les albigeois, « était un havre sûr pour les Juifs alors que l’antisémitisme montait en Europe ; [là] une fusion de la pensée cathare et de la pensée juive engendra la kabbale, la tradition du mysticisme juif73 ». Les cathares rejetaient aussi le mariage et la procréation et étaient strictement végétariens, à la fois parce qu’ils refusaient de tuer des animaux et parce qu’ils voulaient éviter toute nourriture, comme les œufs ou les viandes, résultant de la génération sexuelle.
Cette attitude négative envers la natalité a été attribuée à l’influence exercée sur les cathares par des sectes dualistes orientales comme les Pauliciens, une secte d’iconoclastes qui rejetait la procréation en tant qu’acte par lequel l’âme est prise au piège du monde matériel74 , et, surtout, les Bogomiles, qui au Xe siècle faisaient du prosélytisme dans la paysannerie des Balkans. Mouvement populaire « né parmi les paysans que leur misère physique rendait conscients de la perversité des choses75 », les bogomiles prêchaient que le monde visible est l’œuvre du diable (puisque dans l’œuvre de Dieu, le bien devrait être premier) et refusaient d’avoir des enfants pour ne pas faire entrer de nouveaux esclaves dans ce « pays de tribulations », comme ils appelaient la vie terrestre dans un de leurs pamphlets76.
L’influence des bogomiles sur les cathares est bien établie77, et il est probable que le rejet du mariage et de la procréation par les cathares provenait d’un même refus d’une vie « dégradée en survie78 », plutôt que d’un « désir de mort » ou d’un mépris de la vie. C’est ce que suggère le fait que l’antinatalisme cathare n’ait pas été associé à une conception dégradée de la femme et de la sexualité, comme c’est souvent le cas avec les philosophies qui méprisent la vie et le corps. Les femmes avaient une place importante dans les sectes. Quant à l’attitude des cathares envers la sexualité, il semble que, tandis que les « parfaits » s’abstenaient de tout rapport, on n’attendait pas des autres membres qu’ils pratiquent l’abstinence sexuelle, et certains méprisaient l’importance que l’Église assignait à la chasteté, affirmant qu’elle impliquait une surévaluation du corps. Certains hérétiques attribuaient une valeur mystique à l’acte sexuel, le traitant même comme un sacrement. Ils prêchaient que la pratique sexuelle, plutôt que l’abstinence, était le meilleur moyen de parvenir à un état d’innocence. Ainsi, ironiquement, les hérétiques furent persécutés à la fois comme des ascètes extrêmes et des libertins.
Les croyances des cathares en matière sexuelle étaient à l’évidence une élaboration sophistiquée de thèmes développés à travers la rencontre avec les religions hérétiques orientales, mais la popularité dont elles jouissaient et l’influence qu’elles exercèrent sur d’autres hérésies exprime aussi une réalité empirique plus vaste enracinée dans les conditions de mariage et de reproduction au Moyen Âge.
Nous savons que dans la société médiévale, du fait de la disponibilité limitée de terres et des restrictions protectionnistes que les corporations imposaient à l’entrée dans les métiers, il n’était ni possible ni souhaitable pour les paysans ou pour les artisans d’avoir beaucoup d’enfants. Les communautés de paysans et d’artisans s’efforçaient effectivement de contrôler le nombre de leurs enfants. La méthode la plus courante pour atteindre cet objectif était le report du mariage, événement qui, même chez les chrétiens orthodoxes, avait lieu à un âge tardif (s’il avait lieu), la règle étant « pas de terre, pas de mariage79 ». Un grand nombre de jeunes gens, par conséquent, devaient pratiquer l’abstinence ou défier l’interdiction par l’Église du sexe hors mariage. On est fondé à imaginer que le rejet de la procréation par les hérétiques a pu trouver un écho chez eux. En d’autres termes, on peut concevoir que dans les codes hérétiques de la sexualité et de la reproduction on puisse en fait voir les traces d’une tentative médiévale de contrôle des naissances. Ceci expliquerait pourquoi, quand la croissance de la population devint une question sociale majeure, dans une période de grave crise démographique et de pénurie de main-d’œuvre à la fin du XIVe siècle, l’hérésie fut associée aux crimes de la reproduction, spécialement la « sodomie », l’infanticide et l’avortement. Ceci non pas pour suggérer que les doctrines hérétiques en matière de reproduction eurent un impact démographique décisif, mais au contraire que, au moins deux siècles durant, un climat politique s’installa en Italie, en France et en Allemagne, qui associait à l’hérésie toute forme de contraception (y compris la sodomie). Il faut aussi comprendre la menace que les doctrines sexuelles des hérétiques représentaient pour l’orthodoxie au regard des efforts de l’Église pour établir son contrôle sur le mariage et la sexualité. Une telle emprise lui permettait de soumettre tout individu, de l’empereur au paysan le plus pauvre, à son examen minutieux et à sa discipline.
La politisation de la sexualité
Comme l’a montré Mary Condren dans son étude de la pénétration du christianisme dans l’Irlande celtique, The Serpent and the Goddess [Le Serpent et la Déesse] (1989), la tentative de l’Église de réguler le comportement sexuel était ancienne. Très tôt (après que le christianisme fut devenu une religion d’État au IVe siècle), le clergé identifia le pouvoir que le désir sexuel donnait aux femmes sur les hommes, et chercha sans cesse à l’exorciser en identifiant sainteté et évitement des femmes et du sexe. Expulser les femmes de tout moment de la liturgie et de l’administration des sacrements, tenter d’usurper les pouvoirs magiques d’enfantement par l’emploi d’un vêtement féminin et faire de la sexualité un objet de honte, tels furent les moyens par lesquels une caste patriarcale tenta de briser le pouvoir des femmes et l’attirance érotique. Dans ce processus, « la sexualité fut investie d’une signification nouvelle, [elle] devint l’objet de la confession, où les moindres détails des fonctions corporelles les plus intimes devenaient un sujet de discussion » et où « les différents aspects du sexe étaient séparés entre pensée, parole, intention, mouvements involontaires et actes sexuels effectifs pour former une science de la sexualité80 ».
Les pénitentiels, manuels qui, à partir du VIIe siècle, furent publiés en tant que guides pratiques pour les confesseurs, sont un terrain privilégié pour reconstruire les canons de l’Église en matière sexuelle. Dans le premier tome de son Histoire de la sexualité81, Foucault insiste sur le rôle que ces manuels jouèrent dans la production du sexe en tant que discours et d’une conception plus polymorphe de la sexualité au XVIIe siècle. Mais les pénitentiels jouaient déjà un rôle décisif dans la production d’un nouveau discours sur le sexe au Moyen Âge. Ces ouvrages démontrent que l’Église cherchait à imposer un véritable catéchisme sexuel, prescrivant minutieusement les positions autorisées pendant le rapport (en fait, une seule était permise), les jours où l’on pouvait pratiquer le sexe, avec qui il était autorisé et avec qui il était défendu.
Ce contrôle sexuel s’intensifia au XIIe siècle quand les conciles de Latran de 1123 et 1139 lancèrent une nouvelle croisade contre le mariage et le concubinage des clercs, alors pratique courante82. Ils firent du mariage un sacrement, dont les vœux ne pouvaient être dissous par aucun pouvoir terrestre. À cette époque, les limitations imposées à l’acte sexuel par les pénitentiels furent également réitérées83. Puis, quarante ans plus tard, avec le IIIe concile de Latran de 1179, l’Église intensifia son attaque contre la « sodomie », visant à la fois les homosexuels et le sexe en dehors de la procréation84, et pour la première fois elle condamna l’homosexualité (« cette incontinence contre nature »)85.
Avec l’adoption de cette législation répressive, la sexualité était complètement politisée. Nous n’avons pas encore l’obsession morbide avec laquelle l’Église catholique abordera plus tard les questions sexuelles. Mais déjà, à partir du XIIe siècle, elle va non seulement jeter un œil dans la chambre à coucher de ses ouailles, mais encore faire de la sexualité une affaire d’État. Les choix sexuels non orthodoxes des hérétiques doivent donc aussi être considérés comme des attitudes anti-autoritaires, une tentative d’arracher leur corps à l’emprise du clergé. Un exemple clair de cette rébellion anticléricale fut l’essor, au XIIIe siècle, de nouvelles sectes panthéistes, comme les amauriciens et les frères du Saint-Esprit, qui prêchaient, contre les efforts de l’Église pour contrôler le comportement sexuel, que Dieu est en chacun de nous et, par conséquent, qu’il nous est impossible de pécher.
Les femmes et l’hérésie
Un des traits les plus saillants du mouvement hérétique est le statut élevé qu’il conférait aux femmes. Comme le résume Gioacchino Volpe, dans l’Église les femmes n’étaient rien, alors qu’elles étaient là considérées comme égales : elles avaient les mêmes droits que les hommes, et pouvaient avoir une vie et une mobilité sociales (aller et venir, prêcher) dont elles ne disposaient nulle part ailleurs au Moyen Âge86. Dans les sectes hérétiques, surtout chez les cathares et les Vaudois, les femmes avaient le droit d’administrer les sacrements, de prêcher, de baptiser et même d’acquérir les ordres sacerdotaux. On rapporte que Valdès abandonna l’orthodoxie parce que son évêque refusait d’autoriser les femmes à prêcher, et l’on dit des cathares qu’ils vénéraient une figure féminine, la Dame de Pensée, qui influença Dante pour la conception de Béatrice87. Les hérétiques autorisaient aussi les hommes et les femmes à partager le même domicile, même s’ils n’étaient pas mariés, puisqu’ils ne craignaient pas que cela conduise nécessairement à une certaine promiscuité. Les hommes et femmes hérétiques vivaient souvent librement ensemble, tels des frères et sœurs, à la façon les communautés agapiques de l’Église primitive. Les femmes formaient aussi leurs propres communautés. Un cas typique fut celui des béguines, femmes laïques de la classe moyenne urbaine qui vivaient ensemble (en particulier en Allemagne et dans les Flandres), grâce leur travail, hors du contrôle des hommes et sans se soumettre à une règle monastique88.
Il n’est pas surprenant que la présence des femmes dans l’histoire de l’hérésie n’ait pas d’équivalent dans les autres aspects de la vie médiévale89. Selon Gottfried Koch, dès le Xe siècle elles formaient une grande partie des bogomiles. Au XIe siècle, ce sont de nouveau les femmes qui donnèrent vie aux mouvements hérétiques en France et en Italie. À cette époque les femmes hérétiques étaient issues des rangs des plus humbles serfs, et elles constituaient un véritable mouvement de femmes se développant dans le cadre des différents groupes hérétiques90. Les femmes hérétiques sont aussi présentes dans les registres de l’Inquisition : de certaines nous savons qu’elles furent brûlées, pour d’autres qu’elles furent « emmurées » pour le reste de leur vie.
Pouvons-nous dire que cette forte présence féminine dans les sectes hérétiques fut responsable de la « révolution sexuelle » des hérétiques ? Ou bien faut-il supposer que l’incitation à l’« amour libre » était une ruse masculine pour obtenir un accès facile aux faveurs sexuelles des femmes ? Il n’est pas facile de répondre à ces questions. Mais nous savons que les femmes cherchaient effectivement à contrôler leur fonction reproductive, car on trouve dans les pénitentiels de nombreuses références à l’avortement et à l’usage de contraceptifs par les femmes. Lorsqu’on pense à la future criminalisation de telles pratiques dans la période de la chasse aux sorcières, il est frappant de constater que les contraceptifs étaient appelés « potions de stérilité » ou maléfices91, et il allait de soi que les utilisateurs en étaient les femmes.
Au début du Moyen Âge, l’Église considérait encore ces pratiques avec une certaine indulgence, admettant que les femmes pouvaient vouloir limiter leurs grossesses pour des motifs économiques. Ainsi, dans le Decretum, rédigé par Burchard, évêque de Worms (autour de 1010), on trouve la question rituelle :
Avez-vous fait ce que certaines femmes ont accoutumé de faire lorsqu’elles ont forniqué et veulent tuer leur progéniture : elles mettent en œuvre leurs maleficia et leurs herbes pour tuer ou pour faire passer leur embryon, ou, si elles n’ont pas encore conçu, s’arrangent pour ne pas concevoir ?92
À la suite de celle-ci, il était stipulé que la coupable devait faire pénitence pendant dix ans, mais on notait aussi que « il y avait une grande différence selon qu’elle était une pauvre petite femme et qu’elle avait agi à cause de la difficulté à alimenter [l’enfant], ou qu’elle avait agi pour dissimuler un crime de fornication93 ».
Les choses changèrent cependant du tout au tout dès que le contrôle des femmes sur la reproduction sembla menacer la stabilité économique et sociale, comme ce fut le cas après la catastrophe démographique, conséquence de la peste noire qui, entre 1347 et 1352, détruisit plus du tiers de la population européenne94.
Nous verrons plus loin quel rôle joua ce désastre démographique sur la « crise du travail » de la fin du Moyen Âge. Ici, notons seulement que, après l’épidémie de peste, les aspects sexuels de l’hérésie passèrent encore plus au premier plan dans sa persécution, grotesquement caricaturés d’une façon qui anticipe les représentations ultérieures du sabbat des sorcières. À partir du milieu du XIVe siècle, les procès-verbaux des inquisiteurs ne se contentaient plus d’accuser les hérétiques de sodomie et de licence sexuelle. Dès lors, les hérétiques étaient accusés d’adorer les animaux, y compris l’infâmant bacium sub cauda (le baiser sous la queue), et de s’adonner à des rituels orgiaques, des vols nocturnes et des sacrifices d’enfants95. Les inquisiteurs annoncèrent aussi l’existence d’une secte d’adorateurs du diable appelés lucifériens. Ce processus correspondit à la transition entre la persécution de l’hérésie et la chasse aux sorcières, durant laquelle la figure de l’hérétique devint de plus en plus celle d’une femme, de sorte qu’au début du XVe siècle, la cible principale de la persécution contre les hérétiques devint la sorcière.
Toutefois, ce ne fut pas la fin du mouvement hérétique. Sa dernière manifestation vint en 1533, avec la tentative des anabaptistes de faire de la ville allemande de Münster une cité de Dieu. Cette tentative fut écrasée par un bain de sang, suivi d’une vague de représailles impitoyables qui affectèrent les luttes prolétariennes dans toute l’Europe96.
Jusqu’alors, ni les persécutions féroces ni la diabolisation de l’hérésie n’avaient pu prévenir la propagation des croyances hérétiques. Comme l’écrit Antonino de Stefano, l’excommunication, la confiscation des biens, la torture, la mort sur le bûcher, le lancement de croisades contre les hérétiques, aucune de ces mesures ne put saper l’« immense vitalité et popularité » de la haeretica pravitatis (le mal hérétique)97.
« Il n’y a pas une commune », écrivait Jacques de Vitry au début du XIIIe siècle, « où l’hérésie n’ait eu ses partisans, ses défenseurs et ses croyants. » Même après la croisade de 1215 contre les albigeois, qui détruisit les bastions cathares, l’hérésie (avec l’Islam) resta le principal ennemi et la première menace auxquels l’Église dut faire face. Ses recrues venaient d’horizons divers : la paysannerie, les rangs inférieurs du clergé (qui s’identifiaient aux pauvres et apportaient dans leurs luttes le langage de l’Évangile), les citadins des petites villes, et même la petite noblesse. Mais l’hérésie populaire était d’abord un phénomène des classes inférieures. L’environnement où elle prospérait était le prolétariat rural et urbain : paysans, cordonniers et ouvriers du textile « auxquels elle prêchait l’égalité, entretenant leur esprit de révolte par des prédictions prophétiques et apocalyptiques98 ».
Nous entrevoyons la popularité des hérétiques à partir des procès que l’Inquisition menait encore dans les années 1330 dans la région de Trente (Italie du Nord) contre ceux qui avaient donné l’hospitalité aux apostoliques, quand leur chef, Fra Dolcino, avait traversé la région trente ans auparavant99.
À l’époque de son passage, beaucoup de portes s’étaient ouvertes pour donner asile à Dolcino et ses disciples. À nouveau, en 1304, quand Fra Dolcino, annonçant la venue d’un règne béni de pauvreté et d’amour, fonda une communauté dans les montagnes du Verceliese (Piémont), les paysans locaux, déjà en révolte contre l’évêque de Vercelli, lui apportèrent leur soutien (Mornese et Buratti 2000). Pendant trois ans les dolciniens résistèrent aux croisades et au blocus organisés contre eux par l’évêque — les femmes en habits masculins luttant aux côtés des hommes. À la fin, ils furent vaincus uniquement par la faim et par la supériorité écrasante des forces que l’Église mobilisait contre eux100. Le jour où les troupes rassemblées par l’évêque de Vercelli l’emportèrent finalement sur eux, « plus d’un millier d’hérétiques périrent dans les flammes, ou dans la rivière, ou par l’épée, de la plus cruelle des morts. » La compagne de Dolcino, Margherita, fut lentement brûlée sous ses yeux parce qu’elle refusait d’abjurer. Dolcino lui-même fut lentement traîné sur les routes de montagne et peu à peu mis en pièces, pour donner un exemple salutaire à la population locale101.
Luttes urbaines
Non seulement les hommes comme les femmes faisaient cause commune dans le mouvement hérétique, mais aussi les paysans et les travailleurs urbains. Il existe plusieurs raisons à cette communauté d’intérêts entre gens dont on peut penser qu’ils avaient par ailleurs des préoccupations et des aspirations différentes. En premier lieu, un rapport étroit existait entre la ville et la campagne au Moyen Âge. De nombreux citadins étaient d’anciens serfs qui étaient partis ou avaient fui vers la ville dans l’espoir d’une vie meilleure. Tout en exerçant leurs métiers, ils continuaient à travailler la terre, en particulier au moment des récoltes. Leurs pensées et leurs désirs portaient profondément l’empreinte de la vie au village et de leur rapport à la terre. Les paysans et les travailleurs urbains se trouvèrent aussi réunis par la soumission aux mêmes maîtres politiques, puisqu’à partir du XIIIe siècle (en particulier dans le nord et le centre de l’Italie) la noblesse terrienne fit cause commune avec les marchands patriciens urbains, leur union venant opérer comme une structure de pouvoir unitaire. Cette situation suscitait parmi les travailleurs des préoccupations et une solidarité communes. Ainsi, chaque fois que les paysans se révoltaient, ils trouvaient à leurs côtés les artisans et les journaliers, aussi bien que la masse croissante des pauvres urbains. Ce fut le cas pendant la révolte paysanne en Flandre maritime qui commença en 1323 et se termina en juin 1328, après que le roi de France et la noblesse flamande eurent battu les révoltés à Cassel en 1327. Comme l’écrit David Nicholas, « la capacité des révoltés à poursuivre le conflit pendant cinq ans n’est concevable qu’à la lumière de la participation de la ville102 ». Il ajoute que, fin 1324, les paysans en révolte avaient été rejoints par les artisans d’Ypres et de Bruges.
Bruges, alors sous le contrôle d’un groupe de tisserands et de foulons, prit la direction de la révolte des mains des paysans […] Une guerre de propagande commença, les moines et les prédicateurs expliquant aux masses qu’une nouvelle ère était venue et qu’ils étaient les égaux des aristocrates103 .
Une autre alliance entre travailleurs et urbains fut celle des Tuchins, un mouvement de « brigands » opérant dans les montagnes du centre de la France, où des artisans s’organisèrent d’une façon typique des populations rurales104 .
C’était une aspiration commune au nivellement des différences sociales qui unissait les paysans et les artisans. Norman Cohn la fait apparaître dans différents documents :
Les proverbes des pauvres qui déplorent que « [l] e pauvre laboure tout le temps, souffre et travaille et pleure. Jamais il ne rit de plein cœur. Le riche rit et chante […] » Les mystères où il est proclamé que « [c]hacun devrait détenir autant de biens qu’autrui, et nous ne possédons rien que nous puissions dire nôtre. Les grands possèdent tous les biens de la terre et les pauvres n’ont rien que souffrance et malheur […] » Les satires les plus lues qui dénonçaient le fait que « [m] agistrats, prévôts, bedeaux et maires, presque tous vivent de rapine… tous se nourrissent du sang des pauvres et ne rêvent que de les dépouiller… ils les plument tout vifs. Le fort vole le faible […] ». Ou encore : « De braves travailleurs fabriquent le pain d’orge, mais jamais ils ne l’ont sous la dent. Ils ne recueillent que le son, et du bon vin ils ne boivent que la lie, et des bons habits ils ne reçoivent que les dépouilles. Tout ce qui est bon et savoureux va aux nobles et prêtres […]105».
Ces griefs montrent combien le ressentiment populaire était profond contre les inégalités qui existaient entre les « gros oiseaux » et les « petits oiseaux », les « gras » et les « maigres », comme on désignait les riches et les pauvres dans la langue politique florentine du XIVe siècle. « [L]es choses ne peuvent bien aller en Angleterre ni iront jusques à tant que les biens iront tout de commun […] » proclamait John Ball, alors qu’il s’efforçait de mener campagne au cours de la Révolte des paysans anglais de 1381106.
Comme nous l’avons vu, les principales expressions de cette aspiration à une société plus égalitaire étaient l’exaltation de la pauvreté et la communauté des biens. Mais l’affirmation d’une perspective égalitaire transparaissait aussi dans une nouvelle attitude envers le travail, d’autant plus clairement au sein des sectes hérétiques. D’un côté on assiste à une stratégie de « refus du travail », comme celle adoptée par les vaudois français (les Pauvres de Lyon), et les membres de certains ordres conventuels (franciscains, spirituels), qui, souhaitant être libres des préoccupations séculières, comptaient sur la mendicité et le soutien de la communauté pour leur survie. De l’autre côté, nous avons une nouvelle valorisation du travail, en particulier le travail manuel, dont les formulations les plus explicites se trouvent dans la propagande des Lollards anglais, quand ils rappelaient à leurs disciples que « [les nobles] ont le séjour et les beaux manoirs, et nous n’avons la peine et le travail, […] [mais c’est] de notre labeur ce dont ils tiennent les états107 ».
Indubitablement, l’appel à la « valeur du travail », une innovation dans une société dominée par une classe militaire, fonctionnait avant tout comme un rappel de la nature arbitraire du pouvoir féodal. Mais cette nouvelle conscience démontre aussi l’émergence de nouvelles forces sociales qui jouèrent un rôle crucial dans l’effondrement du système féodal.
Cette valorisation du travail reflète la formation d’un prolétariat urbain, composé en partie de compagnons et d’apprentis travaillant sous la direction de maîtres artisans, produisant pour le marché local, mais principalement de travailleurs salariés à la journée employés par des riches marchands dans des industries d’exportation. Au tournant du XIVe siècle, on pouvait trouver dans l’industrie textile à Florence, à Sienne et dans les Flandres, des concentrations atteignant 4 000 de ces travailleurs à la journée (tisserands, foulons, teinturiers). Pour eux, la vie dans les villes était seulement un nouveau type de servage, cette fois sous la loi des marchands de textile, qui exerçaient un contrôle des plus stricts sur leurs activités et une domination de classe des plus despotiques. Les travailleurs salariés urbains ne pouvaient former aucune association et il leur était interdit de se réunir dans un lieu quelconque et pour n’importe quelle raison. Ils ne pouvaient porter ni armes ni même les outils de leur profession, et ils ne pouvaient faire grève sous peine de mort108. À Florence, ils n’avaient aucun droit civil : à la différence des compagnons, ils ne faisaient partie d’aucune guilde ou corporation, et ils étaient exposés aux abus les plus cruels aux mains des marchands qui, outre le contrôle du gouvernement de la ville, avaient leur tribunal privé et, en toute impunité, les espionnaient, les arrêtaient, les torturaient et les pendaient au moindre signe de troubles109.
C’est parmi ces travailleurs que nous trouvons les formes les plus extrêmes de protestation sociale et la plus grande adhésion aux idées hérétiques110. Tout au long du XIVe siècle, en particulier dans les Flandres, les travailleurs du textile se lançaient constamment dans des révoltes contre l’évêque, la noblesse, les marchands, et même les principales corporations. À Bruges, quand les guildes principales gagnèrent en puissance en 1348, les travailleurs de la laine continuèrent à se révolter contre eux. À Gand, en 1345, une révolte de la bourgeoisie locale fut débordée par une rébellion des tisserands, qui essayèrent d’établir une « démocratie ouvrière » fondée sur la suppression de toutes les autorités, à l’exception des travailleurs manuels111. Battus par une impressionnante coalition de forces (y compris le prince, la noblesse, le clergé, la bourgeoisie), les tisserands essayèrent à nouveau en 1378, année où ils réussirent à établir ce que l’on a appelé (en exagérant peut-être un peu) la première « dictature du prolétariat » connue de l’histoire. Selon Prosper Boissonnade, leur objectif était de :
soulever les compagnons contre les patrons, les salariés contre les grands entrepreneurs, les paysans contre les seigneurs et les clercs. On prétendit qu’ils avaient médité l’extermination de toute la classe bourgeoise, à l’exception des enfants de [moins de] six ans, de même que celle de la noblesse112.
Ils ne furent vaincus que lors de la bataille rangée de Roosebeke en 1382, au cours de laquelle 26 000 d’entre eux perdirent la vie113.
Les évènements de Bruges et Gand n’étaient pas des cas isolés. En Allemagne et en Italie aussi les artisans et les ouvriers se révoltaient à la première occasion, forçant la bourgeoisie locale à vivre dans un constant état de peur. À Florence, les travailleurs prirent le pouvoir en 1379, conduits par les ciompi, les ouvriers journaliers de l’industrie textile de Florence114 Ils établirent eux aussi un gouvernement ouvrier, mais celui-ci ne dura que quelques mois avant d’être totalement vaincu en 1382115. Les ouvriers de Liège, aux Pays-Bas, eurent plus de succès. En 1384, la noblesse et les riches (« les grands », comme on les appelait), « se sentant incapables de continuer une résistance qui durait depuis plus d’un siècle, finirent par capituler116».
« Depuis lors, les métiers dominèrent exclusivement dans la ville », devenant les arbitres du gouvernement municipal117. Les artisans avaient aussi apporté leur soutien aux paysans révoltés, en Flandres maritimes, dans une lutte qui dura de 1313 à 1328, et que Pirenne décrit comme « un véritable essai de révolution sociale118 ». Là, selon un contemporain flamand dont l’allégeance de classe est évidente, « [l] a peste de l’insurrection fut telle […] que les hommes prirent la vie en dégoût119 ». Ainsi, de « 1320-1332, les “bonnes gens” d’Ypres supplient le roi de France de ne pas faire démolir l’enceinte intérieure de la ville dans laquelle ils résident et qui les protège contre le “commun”120. »
La peste noire et la crise du travail
La peste noire fut un tournant dans le cours des révoltes médiévales, elle tua en moyenne entre 30 et 40 % de la population européenne121. Venant au lendemain de la Grande famine de 1315 – 22, qui affaiblit la résistance de la population à la maladie122, cet effondrement démographique sans précédent changea profondément la vie sociale et politique de l’Europe, inaugurant de fait une nouvelle ère. La maladie se répandant, le nivellement qu’elle produisit renversa les hiérarchies sociales. La familiarité avec la mort sapa également la discipline sociale. Confrontés à la possibilité d’une mort imminente, les gens ne se préoccupaient plus de travailler ou de suivre les règles sociales et sexuelles, mais essayaient de jouir de la vie, faisant la fête aussi longtemps qu’ils le pouvaient sans penser à l’avenir.
Mais la conséquence la plus importante de la peste fut l’intensification de la crise du travail générée par le conflit de classe, car la décimation de la force de travail rendait le travail extrêmement rare, augmenta son coût de façon drastique, et renforça la détermination des gens à briser les chaînes du régime féodal.
Comme le souligne Christopher Dyer, la raréfaction de main-d’œuvre provoquée par l’épidémie fit bouger les rapports de pouvoir à l’avantage des classes inférieures. Quand la terre était rare, les paysans pouvaient être contrôlés par la menace de l’expulsion. Mais après que la population eut été décimée et la terre fut devenue abondante, les menaces des seigneurs cessèrent d’avoir un effet sérieux, les paysans pouvant maintenant se déplacer librement et trouver de nouvelles terres à cultiver123. Tandis que les récoltes pourrissaient et que le bétail errait dans les champs, les paysans et les artisans devinrent tout à coup maîtres de la situation. Un symptôme de ce nouveau développement fut la multiplication des grèves du loyer, renforcée par la menace d’un exode massif vers d’autres terres ou vers la ville. Comme les registres des manoirs l’enregistraient laconiquement, les paysans « refusaient de payer » (negant solvere). Ils déclaraient aussi qu’ils « ne suivraient plus les coutumes » (negant consuetudines), et ignoraient les ordres des seigneurs de réparer leurs maisons, curer les fossés ou faire la chasse aux serfs fugitifs124.
À la fin du XIVe siècle, le refus de la rente et des services était devenu un phénomène collectif. Des villages entiers s’organisaient conjointement pour arrêter de payer les amendes, les impôts et la taille, et ne reconnaissaient plus les services commutés, ou les injonctions des cours de justice seigneuriales, qui étaient le principal instrument du pouvoir féodal. Dans ce contexte, le montant de rente et de services refusé prenait moins d’importance que le fait que le rapport de classe sur lequel était fondé l’ordre féodal était subverti. Voici comment un écrivain du début du XVIe siècle, dont les mots reflètent le point de vue de la noblesse, résumait la situation :
Les paysans sont trop riches […] et ne savent pas ce que veut dire obéissance, ils ne tiennent aucun compte de la loi, ils voudraient qu’il n’y eût pas de nobles […] et ils aimeraient décider quelle rente nous devrions tirer de nos terres125.
En réponse au coût croissant du travail et à l’effondrement de la rente féodale, il y eut diverses tentatives pour augmenter l’exploitation du travail, soit par la restauration des services en travail, soit, dans certains cas, par le rétablissement de l’esclavage. À Florence, l’importation d’esclaves fut autorisée en 1366126. De telles mesures ne firent qu’aiguiser le conflit de classe. En Angleterre, ce fut une tentative de la noblesse de contenir le coût du travail, au moyen d’un Statut du travail limitant le salaire maximum, qui provoqua la Révolte paysanne de 1381. Celle-ci se répandit de région en région et se termina avec des milliers de paysans marchant depuis le Kent vers Londres « pour parler au roi127». De même en France, entre 1379 et 1382, il y eut « un vent de révolution128 ». Des insurrections prolétariennes éclatèrent à Béziers, où quarante tisserands et tresseurs de corde furent pendus. À Montpellier, les travailleurs en révolte proclamèrent qu’« à Noël nous vendrons de la viande de chrétien à six sous la livre ». Des révoltes éclatèrent à Carcassonne, Orléans, Amiens, Tournai, Rouen et enfin à Paris, où en 1413 une « démocratie ouvrière » arriva au pouvoir129. En Italie, la révolte la plus importante fut celle des Ciompi. Elle commença en juillet 1382, quand les travailleurs du textile de Florence forcèrent pour un temps la bourgeoisie à leur donner une participation au gouvernement et à déclarer un moratoire sur toutes les dettes contractées par des salariés ; ils proclamèrent alors ce qui était essentiellement une dictature du prolétariat [« Le peuple de Dieu »], même si elle fut bientôt écrasée par les forces combinées de la noblesse et de la bourgeoisie130.
« Le temps est venu », la phrase récurrente des lettres de John Ball, illustre bien l’esprit du prolétariat européen à la fin du XIVe siècle, une époque où, à Florence, la roue de la Fortune commençait à apparaître sur les murs des tavernes et des boutiques, pour symboliser l’imminent changement du destin.
Au cours de ce processus, l’horizon politique et les dimensions organisationnelles de lutte des paysans et des artisans s’élargirent. Des régions entières se révoltèrent, formant des assemblées et recrutant des armées. À certains moments, les paysans s’organisèrent en bandes, attaquant les châteaux des seigneurs et détruisant les archives où étaient conservées les traces écrites de leur servitude. Au XVe siècle la confrontation entre les paysans et la noblesse se transforma en véritables guerres, comme celle des remensas en Espagne, qui dura de 1462 à 1486131. En Allemagne un cycle de « guerres des paysans » commença en 1476 avec la conjuration conduite par Hans le joueur de fifre. Ce cycle alla s’amplifiant en quatre sanglantes révoltes conduites par le Bundschuh [« Union Paysanne », littéralement, « Union du soulier », à cause de l’image d’un soulier de paysan sur les bannières des conjurés], entre 1493 et 1517, et culminant en une guerre à part entière qui dura de 1522 à 1523, se répandant dans quatre pays132.
Dans tous ces cas, les rebelles ne se contentaient pas de revendiquer des limitations au régime féodal, ou de négocier de meilleures conditions de vie. Leur but était de mettre fin au pouvoir des seigneurs. Comme les paysans anglais le proclamèrent pendant la Révolte des paysans de 1381, « la vieille loi doit être abolie ». Effectivement, au début du XVe siècle, en Angleterre au moins, le servage ou vilainage avait déjà presque complètement disparu, bien que la révolte eût été politiquement et militairement vaincue, et ses chefs sauvagement exécutés133.
Ce qui suivit a été décrit comme « l’âge d’or du prolétariat européen134 », bien loin de la représentation canonique du XVe siècle qui fut immortalisée dans l’iconographie comme un monde emporté dans un danse macabre et soumis au memento mori.
Thorold Rogers a donné une image idéalisée de cette période dans sa fameuse étude sur les salaires et les conditions de vie dans l’Angleterre médiévale. « Jamais, » écrivait Rogers, « les salaires [en Angleterre] ne furent aussi élevés et la nourriture aussi bon marché135». Les travailleurs étaient quelquefois payés pour tous les jours de l’année, alors qu’ils ne travaillaient pas le dimanche et les principaux jours fériés. Ils étaient aussi nourris par leurs employeurs, et on leur versait un viatique pour l’aller-retour du domicile au travail, à tant par mile d’éloignement. En plus, ils exigeaient d’être payés en argent, et ne voulaient travailler que cinq jours par semaine.
Comme nous le verrons, on peut raisonnablement douter de la réalité de cette corne d’abondance. Pour une large fraction de la paysannerie occidentale, et pour les ouvriers urbains, le XVe siècle fut cependant une période de puissance sans précédent. Non seulement la rareté de main-d’œuvre leur donnait l’avantage, mais le spectacle de leurs employeurs en concurrence pour leurs services renforça leur sens de leur propre valeur et effaça des siècles d’avilissement et d’asservissement. Le « scandale » des hauts salaires que les travailleurs revendiquaient n’était dépassé aux yeux des employeurs que par l’arrogance nouvelle dont ils faisaient preuve : leur refus de travailler, ou de continuer à le faire après avoir satisfait leurs besoins (ce qu’ils pouvaient faire en moins de temps à cause de leurs salaires plus élevés), leur détermination obstinée à ne se louer que pour des tâches limitées, et non pour des périodes prolongées, leur prétention à d’autres avantages en sus du salaire, et leur manière ostentatoire de se vêtir qui, selon les dires d’observateurs contemporains de la société, les rendaient impossibles à distinguer des seigneurs. « Les serviteurs sont maintenant les maîtres, et les maîtres sont les serviteurs », déplorait John Gower dans le Mirour de l’omme [Le Miroir de l’homme, rédigé en anglo-normand] (1378), « le paysan prétend imiter les manières de l’homme libre, et se donne son apparence dans les vêtements qu’il porte136 ».
La condition des sans-terres s’améliora aussi après la peste noire137. Ce n’était pas seulement un phénomène anglais. En 1348, les chanoines de Normandie déploraient ne pouvoir trouver personne pour cultiver leurs terres qui ne demandât au moins ce que six serviteurs avaient gagné au début du siècle. Les salaires doublèrent et triplèrent en Italie, en France et en Allemagne138. Dans les pays du Rhin et du Danube, le salaire agricole journalier devint l’équivalent en pouvoir d’achat du prix d’un porc ou d’un mouton, et ces taux salariaux s’appliquaient aussi aux femmes, car la différence entre les rentrées d’argent des hommes et des femmes avait radicalement baissé au lendemain de la peste noire.
Le prolétariat européen parvint non seulement à un niveau de vie qui resta sans équivalent jusqu’au XIXe siècle, mais cela signifiait aussi la disparition du servage. À la fin du XIVe siècle, l’asservissement à la terre avait pratiquement disparu139. Partout les serfs furent remplacés par des fermiers libres [dont la tenure pouvait être en copyhold, dont l’acte était copié dans les registres du manoir, ou en leasehold, bail à très long terme] qui n’accepteraient de travailler que contre une rémunération substantielle.
La politique sexuelle, le développement de l’État et la contre-révolution
À la fin du XVe siècle, une contre-révolution était pourtant déjà en route à tous les niveaux de la vie politique et sociale. Tout d’abord, les autorités politiques s’employèrent à assimiler les travailleurs masculins les plus jeunes et les plus rebelles, au moyen d’une politique sexuelle qui leur procurait du sexe gratuit, et déplaçait le conflit de classe sur le conflit avec les femmes prolétaires. Comme l’a montré Jacques Rossiaud dans La Prostitution médiévale (1988), en France, les autorités municipales décriminalisèrent le viol en pratique, pourvu que les victimes fussent des femmes de la classe inférieure. À Venise au XIVe siècle, le viol d’une femme prolétaire non mariée n’entraînait guère plus qu’une remontrance, même dans les cas, fréquents, où il impliquait une agression en bande140. Il en allait de même dans la plupart des villes françaises. Là, le viol en bande de femmes prolétaires devint une pratique courante perpétrée ouvertement et bruyamment la nuit, en groupes de deux à quinze, entrant par effraction dans les maisons de leurs victimes, ou les traînant à travers les rues, sans même tenter de se cacher ou de se dissimuler. Ceux qui prenaient part à ce « sport » étaient des jeunes travailleurs journaliers, ou des domestiques, et les fils désargentés de familles respectables, tandis que les femmes visées étaient des jeunes filles pauvres, femmes de chambre ou blanchisseuses, au sujet desquelles courait la rumeur qu’elles étaient « conservées » par leurs maîtres141. En moyenne, la moitié des jeunes hommes de la ville, à un moment ou un autre, prenaient part à ces agressions, que Rossiaud décrit comme une forme de protestation de classe, un moyen pour les hommes prolétaires, forcés de repousser leur mariage pendant de nombreuses années du fait de leur situation économique, de récupérer « leur dû » et prendre leur revanche sur les riches. Mais les résultats furent dévastateurs pour tous les travailleurs, car le viol de femmes pauvres soutenu par l’État sapait la solidarité de classe qui avait été conquise dans la lutte antiféodale. Il n’est pas surprenant que les autorités aient considéré les troubles générés par une telle politique (les bagarres, la présence de bandes de jeunes rôdant dans les rues la nuit à la recherche d’une aventure et perturbant la tranquillité publique) comme un moindre prix à payer en échange de la diminution des tensions sociales, obnubilées par leur peur des insurrections urbaines et par l’idée que les pauvres, s’ils prenaient le dessus, prendraient leurs femmes et les mettraient en commun142.
Pour les femmes prolétaires, si cavalièrement sacrifiées par les maîtres comme par les serviteurs, le prix à payer était incalculable. Une fois violées, elles pouvaient difficilement retrouver leur place dans la société. Leur réputation étant détruite, elles devaient quitter la ville ou se tourner vers la prostitution143. Mais elles n’étaient pas les seules touchées. La légalisation du viol créa un climat d’intense misogynie qui avilissait toutes les femmes sans distinction de classe. Elle rendait aussi la population insensible à la perpétuation de la violence contre les femmes, jetant les bases de la chasse aux sorcières qui commença à la même époque. C’est à la fin du XIVe siècle qu’eurent lieu les premiers procès de sorcières, et que pour la première fois l’Inquisition enregistra l’existence d’une hérésie exclusivement féminine, une secte d’adoratrices du diable.
L’institutionnalisation de la prostitution, à travers l’ouverture de bordels municipaux qui bientôt proliférèrent à travers toute l’Europe, représenta un autre aspect cette politique sexuelle, source de division, que menaient les princes et les autorités municipales pour tempérer la contestation des travailleurs. Autorisée par le régime de hauts salaires de l’époque, la prostitution gérée par l’État était considérée comme un remède efficace contre l’agitation des jeunes prolétaires, qui pouvaient dans « la grande maison », comme on nommait le bordel d’État en France, jouir d’un privilège réservé auparavant aux hommes plus âgés144. Le bordel municipal était aussi considéré comme un remède contre l’homosexualité145, qui dans plusieurs villes d’Europe (par exemple Padoue et Florence) était largement et publiquement pratiquée mais qui, au lendemain de la peste noire, commençait à être crainte comme une cause de dépopulation146.
Ainsi, entre 1350 et 1450, des bordels gérés par la collectivité, financés par l’impôt, furent ouverts dans chaque ville ou village en Italie et en France, en nombres bien supérieurs à ceux atteints au XIXe siècle. Amiens à elle seule comptait 53 bordels en 1453. De plus, toutes les restrictions et pénalités contre la prostitution furent éliminées. Les prostituées pouvaient maintenant solliciter leurs clients partout dans la ville, même devant l’église pendant la messe. Elles n’étaient plus tenues à un code vestimentaire particulier ou au port de marques distinctives, parce que la prostitution était officiellement reconnue comme un service public147.
Même l’Église en vint à concevoir la prostitution comme une activité légitime. On croyait que le bordel géré par l’État fournissait un antidote aux pratiques sexuelles orgiaques des sectes hérétiques, et un remède à la sodomie, aussi bien qu’un moyen de protéger la vie de la famille.
Il est difficile rétrospectivement de dire jusqu’à quel point jouer la « carte du sexe » permit à l’État de discipliner et diviser le prolétariat médiéval. Ce qui est sûr, c’est que ce « new deal » sexuel faisait partie d’un processus plus vaste, qui, en réponse à l’intensification des conflits sociaux, conduisait à une centralisation de l’État, unique agent à même de faire face à la généralisation de la lutte et de préserver le rapport de classe.
Dans ce processus, comme nous le verrons plus tard dans cet ouvrage, l’État devint le gestionnaire en dernière instance des rapports de classe, et le garant de la reproduction de la force de travail, fonction qu’il a continué de remplir jusqu’à nos jours. À ce titre, les fonctionnaires de l’État promulguèrent des lois dans de nombreux pays qui mirent des limites au coût du travail (en fixant le salaire maximum), interdirent le vagabondage (dorénavant durement sanctionné)148, et encouragèrent les travailleurs à se reproduire.
Finalement la montée du conflit de classe entraîna une nouvelle alliance entre la bourgeoisie et la noblesse, sans laquelle les révoltes du prolétariat auraient pu ne pas être vaincues. Il est difficile, en fait, d’accepter ce que disent les historiens, quand ils affirment que ces luttes n’avaient aucune chance de succès du fait de l’étroitesse de leurs horizons politiques et de la « nature confuse de leurs revendications ». En réalité, les objectifs des paysans et des artisans étaient tout à fait transparents. Ils revendiquaient que « caskuns devroit avoir autant d’avoir li uns que li autres149 » et, pour parvenir à ce but, ils s’unissaient avec tous ceux « qui n’avaient rien à perdre », agissant de concert dans différentes régions, ne craignant pas d’affronter les armées bien entraînées de la noblesse, malgré leur manque de compétences militaires.
S’ils furent vaincus, ce fut parce que toutes les forces du pouvoir féodal, la noblesse, l’Église et la bourgeoisie, s’unirent en dépit leurs traditionnelles divisions, motivées par leur peur commune de la rébellion prolétarienne. En fait, l’image dont nous avons héritée, celle d’une bourgeoisie perpétuellement en guerre contre la noblesse, et porteuse de l’appel à l’égalité et à la démocratie sur son étendard, est une falsification. À partir de la fin du Moyen Âge, où que l’on regarde, de la Toscane à l’Angleterre et aux Pays-Bas, nous voyons la bourgeoisie déjà alliée à la noblesse dans la répression des classes inférieures150.
Car la bourgeoisie percevait chez les paysans, les tisserands et cordonniers démocrates des villes un ennemi bien plus dangereux que la noblesse, un ennemi contre lequel il valait la peine pour les bourgeois de sacrifier jusqu’à leur précieuse autonomie politique. Ainsi, c’est la bourgeoisie urbaine, après deux siècles de luttes menées pour obtenir la pleine souveraineté à l’intérieur des murs de ses villes, qui rétablit le pouvoir de la noblesse, en se soumettant volontairement à l’autorité du prince, premier pas sur le chemin vers l’État absolu.