? Féminisme et cause animale (archive)

Source originale du contenu


Texte paru dans le n° 5 (automne 2016) de la revue papier Ballast

En 2016, lors d’un dis­cours don­né en Afrique du Sud en mémoire du mili­tant anti­ra­ciste Steve Biko, l’essayiste communiste et fémi­niste Angela Davis évo­quait, par­mi les mul­tiples com­bats à mener de nos jours, les « êtres sen­tients qui endurent la dou­leur et la tor­ture lorsqu’ils sont trans­for­més en ali­ments » — quatre ans plus tôt, elle avan­çait que la cause ani­male était « l’une des com­po­santes de la pers­pec­tive révo­lu­tion­naire ». Cette arti­cu­la­tion, qui éton­ne­ra peut-être, n’en est pas moins ancienne. À tel point que l’écrivaine éco­fé­mi­niste pat­trice jones a pu affir­mer : « Le mou­ve­ment de libé­ra­tion ani­male est un mou­ve­ment fémi­niste. » Comment expli­quer ce lien his­to­rique ? ☰ Par Christiane Bailey et Axelle Playoust-Braure


Selon les diverses don­nées dis­po­nibles, entre 68 à 80 % des acti­vistes pour les ani­maux seraient des femmes. La démo­gra­phie par­ti­cu­lière du mou­ve­ment de défense des ani­maux en ferait même un des prin­ci­paux mou­ve­ments de femmes après le mou­ve­ment fémi­niste lui-même. Les femmes ont ain­si ten­dance à se pré­oc­cu­per davan­tage des façons dont nos socié­tés traitent les ani­maux : elles consomment moins de viande que les hommes et se montrent plus sus­cep­tibles de refu­ser de pour­suivre des car­rières scien­ti­fiques impli­quant d’infliger des vio­lences sur des ani­maux. Encore aujourd’hui, les pra­tiques et ins­ti­tu­tions cen­trées sur la vio­lence et la mise à mort des ani­maux sont domi­nées par les hommes (éle­vage, chasse, pêche, trappe, abat­tage, bou­che­rie, expé­ri­men­ta­tion, rodéos, cor­ri­da, etc.). L’écrivaine Virginia Woolf remar­quait déjà en 1938, dans Trois gui­nées, que « la vaste majo­ri­té des oiseaux, des ani­maux tués l’ont été par vous et non par nous ». Les femmes res­tent quant à elles majo­ri­taires dans les acti­vi­tés basées sur le fait de se sou­cier des ani­maux et de leur venir en aide — des acti­vi­tés non-rému­né­rées le plus sou­vent, comme la dis­tri­bu­tion de nour­ri­ture aux ani­maux errants, la créa­tion de refuges et de sanc­tuaires, les cam­pagnes d’éducation publique, la créa­tion d’associations de défense des ani­maux, l’opposition à l’expérimentation ani­male, à la chasse, etc.

« Il est dif­fi­cile de racon­ter l’histoire du mou­ve­ment de défense des ani­maux sans racon­ter l’histoire des femmes. »

Ce sou­ci par­ti­cu­lier des femmes pour le sort que nos socié­tés réservent aux ani­maux est, d’ailleurs, si constant qu’il est dif­fi­cile de racon­ter l’histoire du mou­ve­ment de défense des ani­maux sans racon­ter l’histoire des femmes. On pense immé­dia­te­ment aux suf­fra­gettes impli­quées dans le mou­ve­ment contre la vivi­sec­tion et à la célèbre Brown Dog Affair, mais on peut remon­ter beau­coup plus loin. Au XVIIe siècle, Margaret Cavendish, la pre­mière femme à avoir assis­té à une assem­blée de la Royal Society of London, cri­ti­quait déjà l’idéologie de l’exceptionnalisme humain et de la supré­ma­tie humaine chez les phi­lo­sophes Thomas Hobbes et René Descartes. En France, plu­sieurs fémi­nistes enga­gées dans les luttes socia­listes et anar­chistes ont défen­du la cause ani­male, comme Marie Huot, Louise Michel, Séverine et Sophie Zaïkowska. L’histoire des femmes ne serait dès lors pas com­plète sans men­tion­ner le mou­ve­ment de défense des ani­maux — bien que les études fémi­nistes n’aient pas tou­jours por­té atten­tion à la place pré­pon­dé­rante qu’occupent les pré­oc­cu­pa­tions pour les ani­maux dans les écrits fémi­nistes… C’est essen­tiel­le­ment le sujet de l’ouvrage désor­mais clas­sique de Carol J. Adams, The Sexual Politics of Meat — A Feminist-Vegetarian Critical Theory, dont la tra­duc­tion fran­çaise a paru en 2016.

Le végétarisme : un impensé du féminisme

La Politique sexuelle de la viande d’Adams n’a rien d’un trai­té de phi­lo­so­phie morale ou d’éthique ani­male ; il s’agit avant tout d’une cri­tique des fémi­nistes qui ont igno­ré la « parole végé­ta­rienne » des auteures qui les ont pré­cé­dées. Adams reproche aux études fémi­nistes de n’avoir pas suf­fi­sam­ment fait atten­tion à ce fil d’Ariane qui par­court les textes de ce cor­pus : plu­sieurs autrices expriment en effet — direc­te­ment ou à tra­vers leurs per­son­nages — une pré­oc­cu­pa­tion pour le sort que nos socié­tés réservent aux ani­maux, s’opposent au fait d’emprisonner et de tuer des ani­maux pour pro­duire de la nour­ri­ture dont nous n’avons pas besoin et relient fré­quem­ment leur propre oppres­sion à celle que subissent les ani­maux. Si femmes et ani­maux par­tagent une proxi­mi­té his­to­rique et maté­rielle de fait, c’est avant tout qu’elles et ils par­tagent un adver­saire com­mun : le patriar­cat, ce der­nier les assi­gnant à une place spé­ci­fique dans l’ordre du monde. Indissociable du supré­ma­tisme humain et de l’idéologie huma­niste, le patriar­cat pola­rise les indi­vi­dus selon une hié­rar­chie de valeurs qui place en haut de la pyra­mide des êtres l’humain mâle, blanc, adulte, maître de lui-même et en pleine capa­ci­té de ses moyens phy­siques et intel­lec­tuels.

En mobi­li­sant cer­taines carac­té­ris­tiques bio­lo­giques — telles que le sexe ou l’espèce — cen­sées reflé­ter la « nature » spé­ci­fique de l’individu por­teur de ces carac­té­ris­tiques, ces idéo­lo­gies supré­ma­tistes tentent de jus­ti­fier des inéga­li­tés de trai­te­ments et autres dif­fé­rences de consi­dé­ra­tion des inté­rêts. La fémi­ni­té et l’animalité sont per­çues comme des pro­prié­tés déter­mi­nantes pour les indi­vi­dus qui les portent, pro­prié­tés s’éloignant du modèle domi­nant. Tandis que les hommes sont asso­ciés au ration­nel, au cultu­rel, à la domi­na­tion des émo­tions et de la nature, les femmes sont asso­ciées au corps, aux émo­tions, aux intui­tions ou aux ins­tincts (à l’irrationalité), à la pas­si­vi­té — et donc situées plus près des ani­maux et de la nature que les hommes. Femmes et ani­maux seraient ain­si « natu­rel­le­ment » relégué·e·s au second plan, considéré·e·s comme des êtres de seconde classe. Comme le sou­tient la phi­lo­sophe amé­ri­caine Lori Gruen, la com­mu­nau­té de des­tin et la soli­da­ri­té entre les femmes, les peuples autoch­tones, les groupes raci­sés et les ani­maux autre­ment qu’humains sont le résul­tat de l’histoire com­mune du patriar­cat, de la supré­ma­tie blanche, du colo­nia­lisme et de la supré­ma­tie humaine.

« Tandis que les hommes sont asso­ciés au ration­nel, au cultu­rel, à la domi­na­tion des émo­tions et de la nature, les femmes sont asso­ciées au corps, aux émo­tions, aux intui­tions ou aux ins­tincts. »

Au niveau idéo­lo­gique, les jus­ti­fi­ca­tions tra­di­tion­nelles de l’oppression de cer­tains groupes humains s’appuient fré­quem­ment sur la domi­na­tion consi­dé­rée natu­rel­le­ment juste des ani­maux autre­ment qu’humains. On retrouve expli­ci­te­ment cette idée dans plu­sieurs textes clas­siques de la pen­sée occi­den­tale, notam­ment chez Aristote : « La nature ne fait rien en vain ; il n’y a point d’imperfection dans son ouvrage. Elle a donc créé tout ce qui peuple et orne la terre pour les besoins de l’homme. Il suit de là que l’art de la guerre est un moyen d’acquisition natu­relle, car la chasse est une par­tie de cet art ; ain­si la guerre est une espèce de chasse aux bêtes et aux hommes nés pour obéir mais qui se refusent à l’esclavage. Il semble que la nature imprime le sceau de la jus­tice à de pareilles hos­ti­li­tés. » À ses yeux, la domi­na­tion de cer­tains humains sur d’autres (la supré­ma­tie des êtres « ration­nels » et « civi­li­sés » sur les êtres humains « bar­bares » et « nés pour obéir ») est jus­ti­fiée parce qu’elle est le pro­lon­ge­ment natu­rel de la domi­na­tion natu­rel­le­ment juste des ani­maux ration­nels sur les ani­maux pri­vés de logos. Il serait non seule­ment juste que les êtres infé­rieurs (femmes, esclaves, ani­maux, enfants) obéissent aux êtres supé­rieurs (les hommes propriétaires/citoyens) et servent leurs inté­rêts, mais ce serait éga­le­ment mutuel­le­ment béné­fique : « Il est pré­fé­rable pour tous les ani­maux domes­tiques d’être diri­gés par des êtres humains. Parce que c’est de cette manière qu’ils sont gar­dés en vie. De la même manière, la rela­tion entre le mâle et la femelle est par nature telle que le mâle est supé­rieur, la femelle, infé­rieure, que le mâle dirige et que la femelle est diri­gée. Il en est néces­sai­re­ment de même chez tous les hommes. Ceux qui sont aus­si éloi­gnés des hommes libres que le corps l’est de l’âme, ou la bête de l’homme […], ceux-là sont par nature des esclaves ; et pour eux, être com­man­dés par un maître est une bonne chose. »

De la même façon que le patriar­cat tente de nous faire croire que la subor­di­na­tion des femmes est à leur propre béné­fice, on intro­duit l’idée qu’un « contrat natu­rel » ou un « contrat domes­tique » s’est éta­bli entre les humains et les ani­maux domes­ti­qués qui nous « offrent » leurs corps et nous « donnent » accès à leurs ser­vices repro­duc­tifs (leurs enfants, leur lait mater­nel, leurs œufs) en échange de nos soins et de notre pro­tec­tion. Il n’est pas rare, d’ailleurs, que les figures de la fémi­ni­té et de l’animalité soient asso­ciées dans nos repré­sen­ta­tions quo­ti­diennes : la page Facebook « Je suis une pub spé­ciste » révèle ain­si l’omniprésence du « car­no­sexisme » dans la culture popu­laire. Dans les publi­ci­tés, notam­ment, ce ne sont pas seule­ment les femmes qui sont ani­ma­li­sées (repré­sen­tées aux côtés de coupes de viande ou lit­té­ra­le­ment pré­sen­tées comme des mor­ceaux de viande), mais éga­le­ment les ani­maux des­ti­nés à la consom­ma­tion qui sont fémi­ni­sés et donc sexua­li­sés (pou­lets en talons hauts, dindes en biki­ni, cochons avec du rouge à lèvres, etc.). Les slo­gans accom­pa­gnant ces images sont sou­vent peu sub­tils : on les aime « juteuses », « sau­vages », « dodues », etc. Ces ani­maux anthro­po­mor­phi­sés (ou plu­tôt fémi­ni­sés) sont repré­sen­tés comme des vic­times consen­tantes qui dési­rent, au fond, être consom­mées. Ils sont, comme les femmes dans les socié­tés patriar­cales, repré­sen­tés comme étant au ser­vice des hommes et lit­té­ra­le­ment réduits à leur corps (sans égard à leur propre vie psy­cho­lo­gique).

Adams sou­tient que les ani­maux sont des « réfé­rents absents » qui dis­pa­raissent en tant qu’individus (un cochon, une vache) pour deve­nir des objets (du porc, du bœuf, des cuisses, des poi­trines, etc.). En repré­sen­tant les ani­maux et les femmes comme des (mor­ceaux de) corps dénués de sub­jec­ti­vi­té, on ren­force l’idée qu’ils et elles n’ont qu’une valeur ins­tru­men­tale et non intrin­sèque. Ils et elles sont lit­té­ra­le­ment réduit·e·s à leur fonc­tion uti­li­taire pour les hommes (au double sens d’humain et de mas­cu­lin). Femmes et ani­maux sont chosifié·e·s, instrumentalisé·e·s, approprié·e·s et ne s’appartiennent pas. C’est ain­si leur posi­tion de dominé·e·s qui crée leur condi­tion com­mune. Les fémi­nistes ont offert trois réponses typiques à cette asso­cia­tion aux ani­maux. Certaines ont reje­té leur asso­cia­tion au corps, aux émo­tions, aux ani­maux et à la « nature », récla­mant leur pleine appar­te­nance au groupe domi­nant, à la sphère mas­cu­line, la ratio­na­li­té, etc. D’autres se sont oppo­sées à l’idée que l’émancipation des femmes devaient pas­ser par « la mas­cu­li­ni­sa­tion des femmes » (Vandana Shiva) et ont plu­tôt ten­té de ren­ver­ser la hié­rar­chie de valeurs en reva­lo­ri­sant les acti­vi­tés consi­dé­rées typi­que­ment fémi­nines (le care, le sou­ci et le soin des autres, l’attention aux besoins, etc.) et en déva­lo­ri­sant cor­ré­la­ti­ve­ment la sphère des valeurs mas­cu­lines. À ces deux ten­dances asso­ciées au fémi­nisme libé­ral et au fémi­nisme cultu­rel ou radi­cal, d’autres ont cher­ché une troi­sième voie en s’attaquant plu­tôt à la logique de la domi­na­tion elle-même et aux dua­lismes qui la sous-tendent.

« Nous ne sommes pas des animaux ! »

« Chercher à s’émanciper au détri­ment d’un être plus vul­né­rable est, pre­miè­re­ment, fon­da­men­ta­le­ment injuste, mais c’est aus­si impos­sible en rai­son des liens entre les oppres­sions qui se ren­forcent mutuel­le­ment. »

Les femmes ont donc été, comme les ani­maux, sym­bo­li­que­ment et même léga­le­ment assi­mi­lées à des pro­prié­tés. En rai­son de cette his­toire qui les a asso­ciées aux ani­maux pour mieux les domi­ner, plu­sieurs femmes ont cher­ché à s’émanciper en niant cette asso­cia­tion. « Nous ne sommes pas des ani­maux ! », peut-on lire sur une pan­carte que tenait la fémi­niste amé­ri­caine Andrea Dworkin lors d’une mani­fes­ta­tion contre la por­no­gra­phie dans les rues de New York. Évidemment, Dworkin ne cherche pas à nier que les femmes sont des ani­maux. Le terme « ani­mal » n’a ici rien d’un concept bio­lo­gique ou scien­ti­fique : il ren­voie plu­tôt à une construc­tion sociale, une éti­quette, un sté­réo­type uti­li­sé pour assi­gner un indi­vi­du ou un groupe d’individus à un stig­mate mépri­sable dans le but de légi­ti­mer, de rendre mora­le­ment accep­table leur subor­di­na­tion. Les fémi­nistes qui cri­tiquent l’instrumentalisation et l’appropriation des femmes ne s’opposent sou­vent seule­ment qu’à un seul terme de la com­pa­rai­son femmes/animaux : si elles s’insurgent à l’idée que les femmes soient trai­tées comme du « bétail », elles ne s’opposent pas à la façon dont ce même « bétail » est trai­té… Cela laisse entendre que l’exploitation sexuelle des femmes humaines est mora­le­ment condam­nable, mais pas celle des femelles des autres espèces. Il serait ain­si légi­time d’infliger des vio­lences sexuelles aux corps fémi­nins qui n’appartiennent pas à notre groupe bio­lo­gique dans le but de s’approprier leur chair, leur lait mater­nel, leurs œufs et leurs enfants. En insis­tant sur l’idée que nous sommes « tous humains » et que nous ne sommes « pas des ani­maux », les membres des groupes humains subor­don­nés ont ain­si ten­té de récla­mer leur appar­te­nance au groupe domi­nant et aux droits et pri­vi­lèges qui y sont asso­ciés, sans remettre en cause l’exploitation des ani­maux qui ne sont pas humains, sans ques­tion­ner le prin­cipe même d’une hié­rar­chie entre indi­vi­dus.

Combattre la logique de la domination

Plusieurs fémi­nistes cri­tiquent cette volon­té de s’émanciper aux dépens d’un groupe encore plus mar­gi­na­li­sé. Elles s’opposent à l’idée que l’émancipation des femmes doit — et peut — se faire au détri­ment des autres indi­vi­dus subor­don­nés. Et s’en prennent notam­ment aux fémi­nistes qui ont reven­di­qué leur volon­té de par­ti­ci­per à la chasse et à la guerre ou n’ont pas hési­té à faire avan­cer leur car­rière scien­ti­fique en pra­ti­quant la vivi­sec­tion, dans le but de mon­trer qu’elles n’étaient pas « trop sen­sibles » et pou­vaient être aus­si vio­lentes, impi­toyables, « ration­nelles » et domi­na­trices que les hommes. Pour des fémi­nistes comme Carol J. Adams, Josephine Donovan, Lori Gruen et Greta Gaard, le but du fémi­nisme n’est pas sim­ple­ment de faire grim­per les femmes dans les éche­lons de pou­voir éta­tique ou cor­po­ra­tif, de les faire accé­der éga­le­ment à la main-d’œuvre au ser­vice du capi­tal, mais de trans­for­mer radi­ca­le­ment l’organisation de nos socié­tés. Chercher à s’émanciper au détri­ment d’un être plus vul­né­rable est, pre­miè­re­ment, fon­da­men­ta­le­ment injuste (et contraire au fémi­nisme en tant que com­bat contre toutes les formes d’oppression), mais c’est aus­si impos­sible en rai­son des liens entre les oppres­sions qui se ren­forcent mutuel­le­ment.

De nom­breuses fémi­nistes sou­tiennent ain­si que plu­sieurs formes d’oppression humaine (patriar­cat, escla­vage, colo­nia­lisme, capacitisme) sont étroi­te­ment liées à la domi­na­tion consi­dé­rée « natu­rel­le­ment juste » des humains sur les autres ani­maux. L’exploitation, la domi­na­tion et l’oppression des ani­maux faci­litent et encou­ragent les vio­lences envers les humains parce qu’elles four­nissent les condi­tions maté­rielles et idéo­lo­giques de l’oppression des membres de groupes humains mar­gi­na­li­sés et étran­gers. Par « condi­tions maté­rielles », il suf­fit de pen­ser aux chaînes, aux armes, aux fouets et aux cages qui per­mettent de bri­mer la liber­té et l’intégrité phy­sique d’un indi­vi­du, de lui impo­ser notre auto­ri­té et de for­cer l’obéissance ain­si qu’aux tech­niques de contrôle de la repro­duc­tion des ani­maux domes­ti­qués des­ti­nés à la bou­che­rie ou au tra­vail for­cé. Ces tech­niques ont sou­vent été déve­lop­pées pour asser­vir les ani­maux pour être ensuite uti­li­sées pour asser­vir d’autres humains (Frederick Douglass, un esclave du sud des États-Unis, explique notam­ment com­ment il a été ven­du dans les mêmes encans à bes­tiaux aux côtés des cochons, des vaches et des che­vaux).

« Les ani­maux du monde ont leur propre rai­son d’exister. Ils n’ont pas été faits pour les humains plus que les per­sonnes noires ont été faites pour les blanches ou les femmes pour les hommes. »

Ce sont aus­si les mêmes ins­ti­tu­tions poli­tiques, éco­no­miques et juri­diques qui légi­ti­ment et encou­ragent la subor­di­na­tion, l’appropriation et l’exploitation des ani­maux et des groupes humains subor­don­nés, notam­ment en les consi­dé­rant comme des pro­prié­tés ou des mar­chan­dises, comme des « choses légales » et non des « per­sonnes légales ». Les fémi­nistes anti­spé­cistes s’opposent donc à l’idée qu’il existe des indi­vi­dus qui sont « des esclaves par nature », qu’il exis­te­rait une hié­rar­chie méta­phy­sique des indi­vi­dus au som­met de laquelle trô­ne­raient les « êtres ration­nels et auto­nomes » qui auraient le « droit natu­rel » de com­man­der aux indi­vi­dus « infé­rieurs », « non-ration­nels », aux « êtres de nature », pro­gram­més par des « déter­mi­nismes bio­lo­giques ». Selon elles, tout indi­vi­du devrait avoir droit au res­pect de sa vie, de sa liber­té, de son auto­no­mie et de son inté­gri­té phy­sique, peu importe son groupe bio­lo­gique ou social, peu importe son degré d’intelligence ou ses capa­ci­tés ou inca­pa­ci­tés cog­ni­tives, et sans égard à leur uti­li­té pour le groupe domi­nant. Comme le sou­tient la fémi­niste afro-amé­ri­caine Alice Walker dans sa fameuse pré­face au livre de Marjorie Spiegel, The Dreaded Comparison: Human and Animal Slavery : « Les ani­maux du monde ont leur propre rai­son d’exister. Ils n’ont pas été faits pour les humains plus que les per­sonnes noires ont été faites pour les blanches ou les femmes pour les hommes. » En recon­nais­sant l’injustice du spé­cisme, ces fémi­nistes iden­ti­fient un enne­mi com­mun à com­battre : la hié­rar­chi­sa­tion arbi­traire des indi­vi­dus et l’idée d’une domi­na­tion « natu­rel­le­ment juste ». Le véga­nisme se pré­sente alors comme une pra­tique de résis­tance au patriar­cat et à la tyran­nie humaine. Refuser d’exploiter les ani­maux, leur recon­naître une sub­jec­ti­vi­té et des inté­rêts propres revient en quelque sorte à « déso­béir » au patriar­cat, ce qui per­met d’affirmer sa propre sub­jec­ti­vi­té, sa capa­ci­té à remettre en cause un ordre du monde jusque là impo­sé et pré­sen­té comme immuable.

De la pathologisation à la criminalisation du souci pour les animaux

Porter atten­tion au carac­tère gen­ré du mou­ve­ment de défense des ani­maux est essen­tiel puisque cette étroite asso­cia­tion entre les femmes et le mou­ve­ment de défense des ani­maux peut avoir nui aux deux causes à la fois. D’un côté, dans une socié­té où l’exploitation, l’oppression et la mise à mort non-cri­mi­nelle des ani­maux sont consi­dé­rées tout à fait nor­males et natu­relles (ce sont des acti­vi­tés éco­no­miques comme les autres), le fait que les femmes aient été asso­ciées à la défense des autres ani­maux a été une occa­sion de plus pour les repré­sen­ter comme étant irra­tion­nelles, fri­voles, pué­riles, trop émo­tion­nelles (pour avoir la légi­ti­mi­té de prendre part aux débats poli­tiques). Inversement, dans une socié­té patriar­cale, ce qui est asso­cié aux femmes est consi­dé­ré secon­daire, voire même ouver­te­ment mépri­sé et déni­gré, asso­cié à du « sen­ti­men­ta­lisme » et de l’« enfan­tillage ». Représenter le mou­ve­ment de défense des ani­maux comme « une cause de bonnes femmes » a contri­bué à ne pas le prendre au sérieux. Autrement dit, dans des socié­tés qui sou­tiennent à la fois la supré­ma­tie humaine et le patriar­cat, l’association entre le mou­ve­ment des droits des ani­maux et le mou­ve­ment des droits des femmes a ser­vi à dis­cré­di­ter les deux causes.

Une des stra­té­gies favo­rites des défen­seurs de la vivi­sec­tion a d’ailleurs été de cibler la démo­gra­phie du mou­ve­ment anti-vivi­sec­tion­niste, comme s’il suf­fi­sait, pour réfu­ter une cause (sociale, morale et poli­tique), de mon­trer qu’il s’agit sur­tout d’une pré­oc­cu­pa­tion de femmes. Les ten­ta­tives visant à dis­cré­di­ter et dépo­li­ti­ser la cause ani­male sur des bases à la fois sexistes et capa­ci­tistes ne sont nulle part plus évi­dentes que dans la médi­ca­li­sa­tion et la patho­lo­gi­sa­tion des mili­tantes pour les ani­maux. Le mou­ve­ment fémi­niste est fami­lier de l’accusation d’hystérie por­tée contre les femmes qui refu­saient de se sou­mettre à l’autorité des hommes et ne par­ve­naient pas à s’épanouir dans les rôles sociaux aux­quelles elles étaient confi­nées, mais ignore encore lar­ge­ment le fait que le corps médi­cal a éga­le­ment ten­té de diag­nos­ti­quer le sou­ci pour les ani­maux comme une patho­lo­gie men­tale affec­tant par­ti­cu­liè­re­ment les femmes. C’est ain­si qu’en France le Guide pra­tique des mala­dies men­tales de 1893 inclut une entrée sur la zoo­phi­lie : « Certaines per­sonnes ont pour les ani­maux une affec­tion exa­gé­rée à laquelle ils sacri­fie­raient tous les êtres humains. C’est à cette caté­go­rie de malades qu’appartiennent les anti-vivi­sec­tion­nistes, qui comptent sur­tout des femmes par­mi leurs adeptes. » Aux États-Unis, en 1909, le jour­na­liste Charles Dana inven­te­ra la notion de « psy­chose zoo­phile » pour stig­ma­ti­ser et dis­cré­di­ter les mili­tantes anti-vivi­sec­tion­nistes en les fai­sant pas­ser pour des « folles ». Ces ten­ta­tives de patho­lo­gi­ser et de médi­ca­li­ser le sou­ci pour les ani­maux sont des façons de dépo­li­ti­ser la dis­si­dence des femmes mili­tant pour les ani­maux. Comme le sou­tient Adams, les études fémi­nistes ont elles-mêmes contri­bué à cette répres­sion en igno­rant le végé­ta­risme des auteures qu’elles étu­dient ou en l’assimilant à des troubles ali­men­taires sans dimen­sion morale et poli­tique. La dépo­li­ti­sa­tion de la cause ani­male est encore mani­feste dans la façon dont le véga­nisme est vu comme un simple régime ali­men­taire, un « choix per­son­nel » ou un « mode de vie » et non pas comme un acte poli­tique d’opposition aux ins­ti­tu­tions fon­dées sur l’exploitation, l’oppression et la mise à mort des ani­maux.

« Anita Krajnc a été arrê­tée au mois d’octobre 2016 pour avoir don­né de l’eau à boire à des cochons dans un camion de trans­port en route vers l’abattoir. »

De nos jours, on accuse moins les acti­vistes pour les ani­maux d’être « folles » et « névro­sées » que d’être « extré­mistes », voire même « ter­ro­ristes ». Autrement dit, on tente moins de médi­ca­li­ser le sou­ci pour le sort des ani­maux que de le cri­mi­na­li­ser. Anita Krajnc — une femme qui a fon­dé en Ontario le Save Movement — a été arrê­tée au mois d’octobre 2016 pour avoir don­né de l’eau à boire à des cochons dans un camion de trans­port en route vers l’abattoir. Aux États-Unis, les acti­vistes pour les droits des ani­maux et la pro­tec­tion de l’environnement sont au som­met des menaces ter­ro­ristes inté­rieures. À la suite du pas­sage de l’Animal Enterprise Terrorism Act (AETA) en 2006, des lois « ag-gag » [ou lois « agri­cul­ture bâillon­née », ndlr] ont été pas­sées dans plu­sieurs États amé­ri­cains afin de cri­mi­na­li­ser les dom­mages éco­no­miques aux entre­prises exploi­tant les ani­maux ain­si que la pro­duc­tion, la pos­ses­sion et la dis­tri­bu­tion d’enregistrements dans les éle­vages et les laboratoires. Avec ces lois ciblant expli­ci­te­ment les lan­ceurs d’alerte (whist­le­blo­wers) en les empê­chant de dévoi­ler ce qui se passe dans les indus­tries exploi­tant les ani­maux, nous devons recon­naître que nous vivons dans un monde qui ne cri­mi­na­lise pas la vio­lence envers les ani­maux, mais les ten­ta­tives de leur venir en aide et de nuire à ceux qui les exploitent.

Au-delà du véganisme : venir en aide aux animaux

Plusieurs fémi­nistes mili­tant pour les ani­maux ne se contentent pas d’être véganes et de mini­mi­ser leur par­ti­ci­pa­tion à la vio­lence envers les ani­maux, mais consi­dèrent que nous avons le devoir de nous oppo­ser acti­ve­ment à l’exploitation et la mise à mort ins­ti­tu­tion­na­li­sée des ani­maux et de leur venir en aide, même si cela peut impli­quer de déso­béir aux lois. Elles uti­lisent plu­sieurs méthodes d’actions directes pour aider les ani­maux, dont les sau­ve­tages à visage décou­vert (« open rescues ») qui per­mettent de dévoi­ler les hor­ribles condi­tions de vie et de mort des ani­maux et de les libé­rer pour les héber­ger et les soi­gner dans des sanc­tuaires et des refuges. Leur but est non seule­ment d’éduquer la popu­la­tion sur le sort que nous réser­vons aux autres ani­maux, de faire voir le visage des ani­maux et des acti­vistes qui leur viennent en aide, mais éga­le­ment de per­mettre aux ani­maux de pro­fi­ter de leur vie comme ils l’entendent et de déve­lop­per des rela­tions inter­per­son­nelles et sociales selon leurs propres termes. Les sanc­tuaires pour ani­maux domes­ti­qués des­ti­nés à la bou­che­rie offrent une rare oppor­tu­ni­té d’apprendre ce que les ani­maux veulent, quel genre de vie ils aime­raient mener et quel type de rela­tions ils aime­raient avoir les uns avec les autres, s’ils en avaient la chance, et d’offrir un aper­çu de ce à quoi pour­raient res­sem­bler des rela­tions humaines-ani­males justes et res­pec­tueuses.

Pour les fémi­nistes enga­gées dans le mou­ve­ment de libé­ra­tion ani­male, il ne s’agit pas néces­sai­re­ment de for­cer la rena­tu­ra­li­sa­tion ou l’extinction des ani­maux domes­ti­qués, mais de déve­lop­per des rela­tions non-oppres­sives et non-exploi­tantes avec ces ani­maux qui font par­tie de nos socié­tés depuis des mil­lé­naires, mais qui sont trai­tés comme une caste infé­rieure au ser­vice des domi­nants. Les fémi­nistes anti­spé­cistes ne demandent pas de mieux régle­men­ter le com­merce des ani­maux, mais d’y mettre fin. Leur but n’est pas de réfor­mer les pra­tiques et ins­ti­tu­tions fon­dées sur l’exploitation et la mise à mort des ani­maux, mais de les abo­lir. Les ani­maux ne sont pas des mar­chan­dises qu’on devrait pou­voir ache­ter et vendre. Ils ne sont pas des pro­prié­tés, ni des « res­sources natu­relles » qu’on devrait sim­ple­ment exploi­ter de façon plus durable. Ils sont des indi­vi­dus à part entière, doués d’une vie men­tale, affec­tive et sociale, et qui devraient pou­voir vivre leurs vies comme ils l’entendent.

Publicité pour les pan­ta­lons Mr Leggs

Libération humaine et animale : solidarité du mouvement féministe et de la cause animale

Les fémi­nistes devraient se mon­trer plus soli­daires du mou­ve­ment de défense des ani­maux, mépri­sé pour des rai­sons sou­vent sexistes (et capa­ci­tistes) et subis­sant actuel­le­ment une forte répres­sion poli­tique. Il ne s’agit pas sim­ple­ment d’établir des liens logiques entre le sexisme, le spé­cisme, le racisme et le capa­ci­tisme (comme c’est le cas chez le phi­lo­sophe Peter Singer), mais des liens concrets, à la fois maté­riels, his­to­riques et idéo­lo­giques, en mon­trant com­ment les diverses formes d’oppression s’alimentent ou se ren­forcent réci­pro­que­ment. Tenter d’émanciper les humains tout en gar­dant les ani­maux à l’état d’esclavage et en ren­for­çant l’idée qu’ils ne sont que des mar­chan­dises et des res­sources à notre dis­po­si­tion est non seule­ment injuste, mais c’est éga­le­ment impos­sible puisque la vio­lence consi­dé­rée natu­rel­le­ment juste envers les ani­maux four­nit le modèle sur lequel se sont appuyés et s’appuient encore plu­sieurs formes de domi­na­tion humaine. Politiser l’alimentation et ces­ser de nor­ma­li­ser la mise à mort des ani­maux pour pro­duire de la nour­ri­ture dont on n’a pas besoin est essen­tiel, par res­pect pour les ani­maux domes­ti­qués des­ti­nés à la bou­che­rie et envers les ani­maux sau­vages.

« Démanteler l’industrie de l’élevage devrait être au cœur des luttes sociales et envi­ron­ne­men­tales actuelles. »

Depuis les années 1970, les êtres humains ont cau­sé la dis­pa­ri­tion de plus de la moi­tié des popu­la­tions d’animaux sau­vages ver­té­brés (52 %), prin­ci­pa­le­ment par leur exploi­ta­tion directe (pêche et chasse) et par la perte de leurs habi­tats, en grande par­tie due à l’augmentation du nombre d’animaux d’élevage. Démanteler l’industrie de l’élevage devrait être au cœur des luttes sociales et envi­ron­ne­men­tales actuelles puisque l’élevage d’animaux des­ti­nés à la bou­che­rie est une des causes prin­ci­pales de l’appauvrissement des sols, de la pol­lu­tion et du gas­pillage de l’eau, de l’émission de gaz à effet de serre, de la dis­pa­ri­tion ou de la dégra­da­tion des habi­tats des ani­maux sau­vages, ain­si que de la défo­res­ta­tion et du déve­lop­pe­ment de résis­tance aux antibiotiques. Ce n’est pas seule­ment une ques­tion de jus­tice envers les ani­maux, mais éga­le­ment une ques­tion de jus­tice ali­men­taire et de jus­tice inter­gé­né­ra­tion­nelle. L’élevage acca­pare déjà la plus grande par­tie des terres agri­coles (78 %) tout en four­nis­sant seule­ment 13 % des calo­ries et moins de 30 % des pro­téines globales. Les pêche­ries mon­diales — qui dévastent les océans à un point tel qu’on pré­voit qu’il y aura, en 2050, plus de plas­tique que de pois­sons dans les océans — ne pro­duisent pour leur part que 6.5 % des pro­téines et 1 % des calo­ries mon­diales. Principalement des­ti­née aux mieux nan­tis, la viande menace la sécu­ri­té ali­men­taire mon­diale puisque ces ani­maux entrent en com­pé­ti­tion désor­mais direc­te­ment avec les humains pour leur eau et leur nour­ri­ture (95 % du soja culti­vé dans le monde est des­ti­né aux ani­maux d’élevage). Malgré l’impact néga­tif déjà énorme des 70 mil­liards d’oiseaux et de mam­mi­fères engrais­sés et tués chaque année, l’ONU pré­voit que la pro­duc­tion mon­diale de viande devrait aug­men­ter de 50 % à 70 % d’ici à 2050. Cette sombre pré­dic­tion rend urgente une tran­si­tion glo­bale vers une ali­men­ta­tion végé­ta­lienne, au centre de tout espoir de déve­lop­per une ali­men­ta­tion plus juste, plus éco­lo­gique et plus res­pec­tueuse des humains et des ani­maux qui par­tagent la pla­nète avec nous.

Féminisme et anti­spé­cisme ne doivent pas être per­çus comme deux luttes sépa­rées mais comme des mou­ve­ments soli­daires qui se battent contre des formes de domi­na­tion liées par un agen­da lar­ge­ment com­mun. Les fémi­nistes, et plus géné­ra­le­ment les militant·e·s pro­gres­sistes, ne peuvent faire l’impasse d’une remise en ques­tion de la vio­lence envers les autres ani­maux : ne pas remettre en ques­tion le spé­cisme revient à contri­buer aux mêmes sché­mas de vio­lence, d’arbitraire et d’injustice que ceux qui fondent le patriar­cat, la supré­ma­tie blanche et le capa­ci­tisme.