L’écoanxiété nous détourne de l’action collective


La première fois que j’ai entendu le mot « écoanxiété », j’ai éclaté de rire et, tout à la fois, je me suis sentie très en colère. Il m’a fait penser à la « radiophobie », concept mis en avant par des experts de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) pour désigner une peur prétendument irrationnelle des radiations [1] : selon ce concept, le problème n’est pas la réalité du danger, mais la perception qu’on en a. Il ne tient qu’à nous de changer notre perception, et tout s’arrangera. J’ai pensé à cette rescapée de Fukushima qui consigne dans son « journal d’une cervelle radioactive » son quotidien impossible dans un Japon plongé dans le déni des conséquences de la radioactivité [2]. Dans les repas de famille, elle n’ose plus demander la provenance du poisson que l’on sert, de peur de jeter un froid, et les médecins lui prescrivent des antidépresseurs en l’exhortant à travailler sur elle.

Comment un concept aussi technicien pourrait-il servir à autre chose qu’à remettre de l’ordre 

Mais, ici, ce n’est pas de déni qu’il s’agit. Comme la « solastalgie », le néologisme du philosophe australien Glenn Albrecht qui désigne la douleur d’avoir perdu un monde qu’on aime, une campagne anéantie par les incendies ou dévastée par les mines de charbon [3], le concept d’écoanxiété n’a pas été créé pour discréditer les personnes les plus conscientes de l’anéantissement des milieux naturels et du réchauffement climatique. Il cherche à nommer un état de fait : de plus en plus d’individus souffrent en découvrant ou en constatant, encore et encore, l’ampleur des dégâts et l’impossibilité de se projeter dans un monde décent à l’horizon de trente ou quarante ans.

Dans Écoanxiété : vivre sereinement dans un monde abîmé (Fayard, 2020), Alice Desbiolles ne fait pas de l’écoanxiété une maladie mentale. Elle dresse le tableau de la crise climatique et de la décimation du vivant pour poser cette question, celle d’un médecin : comment aider ces « personnes rationnelles et lucides dans un monde qui ne l’est pas » à ne pas rester tétanisées et honteuses de leurs pensées dépressives ? Comment contourner, par exemple, « l’hubris impuissante », cette tentation d’avoir l’idée géniale pour tout changer d’un coup, tentation qui, en se heurtant au mur de l’abstraction, vous renvoie direct au néant et à vos passions tristes ? Comment quitter la sidération et la prostration pour vivre et pour être capable d’agir collectivement, politiquement, face au désastre qui monte ?

Et pourtant, ce petit mot, « l’écoanxiété », a quelque chose d’obscène. Lâché dans ce monde-ci, comment un concept aussi technicien pourrait-il servir à autre chose qu’à remettre de l’ordre ? Un monde dont les élites auront plus vite fait de concéder qu’il faut former des bataillons de psychologues pour sortir la jeunesse de son écoanxiété, plutôt que de renoncer à l’exploitation du lithium ou aux gigafactories. Il sert déjà à enfouir ce qui constitue notre condition et notre destin sous une couette (en plume d’oie certifiée) de pensée zen et d’écogestes. Glenn Albrecht déplore que son concept de « solastalgie » ait incontrôlablement été interprété comme une nouvelle maladie mentale destinée à trouver sa place dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, avec, bientôt peut-être, les traitements afférents [4].

Une bombe qu’on aurait désamorcée et démontée 

Ce n’est pourtant pas très étonnant. Tout se passe comme si, au moment où la tristesse, la révolte, l’effroi sont bien là et impossibles à ignorer, il avait fallu leur faire une place quelque part où ça ne dérange pas trop, entre l’eczéma et la crise de la quarantaine. L’écoanxiété me fait l’effet d’une bombe qu’on aurait désamorcée et démontée pour l’entreposer dans le grand vaisselier des déboires personnels, et c’est sans doute cette même impression qui a inspiré aux Tabanards leur chanson hilarante, Desesperanza, dont le clip montre un (faux) Pablo Servigne forcené se cognant la tête contre son ordinateur portable tandis que défilent des images de ruptures de barrages miniers et d’ours polaires errant sur la banquise fondue :

J’arrive plus à jardiner, j’ai trop d’écoanxiété
Dans le canapé, j’mange des chips
En attendant l’apocalypse !…
J’arrive plus à bricoler, j’ai trop d’écoanxiété
J’fous le feu à mon mur de paille
Et j’me casse dans la broussaille, aïe ! Aïe !

Dans les années 1930, les témoins de la montée du fascisme en Europe auraient trouvé très étrange qu’on invente un terme médical pour désigner leur effroi et qu’on leur propose des recettes pour « vivre sereinement dans un monde abîmé ». Quand bien même nous en sommes partie prenante par notre mode de vie, l’économie extractiviste est un régime criminel qui se perpétue par une succession de décisions et d’inactions criminelles. La gestion du Covid-19 nous le montre assez : les responsables de ces causes ont tout intérêt à emballer leurs méfaits dans la ouate thérapeutique, à prescrire nos comportements et à nous culpabiliser, tout en poursuivant l’élevage intensif, la déforestation et la précarisation du personnel de santé. Ne nous laissons pas « assigner à résilience », comme on traite les habitants des territoires radioactifs [5]. « La tâche la plus importante aujourd’hui consiste à faire comprendre aux gens qu’ils doivent s’inquiéter, déclarait le philosophe Günther Anders. Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? » [6]


[1Yves Lenoir, La comédie atomique : l’histoire occultée des dangers des radiations, La Découverte, 2016, p. 216-217.

[2Fukushima et ses invisibles, collectif, les éditions des mondes à faire, 2018.

[3Les émotions de la Terre : des nouveaux mots pour un nouveau monde, Les liens qui libèrent, 2019.

[5Rémi Scoccimarro « 11 mars 2011 : de la vie en préfabriqués à l’assignation à résilience », C. Doumet, M. Ferrier (dir.), Penser avec Fukushima, éd. Cécile Defaut, 2016.

[6Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?, éd. Allia, 2004.


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Source : Celia Izoard pour Reporterre

Photo : © NnoMan/Reporterre
. chapô : manifestation à Rouen après l’incendie de l’usine de Lubrizol, le 2 octobre 2019.