title: Dix ans de freelance url: http://www.stpo.fr/blog/dix-ans-de-freelance/ hash_url: d0a49498055bf9571f2b431f92a05aa8

Je me suis rendu-compte il y a quelques jours que ça faisait 10 ans tout rond cette année que j’étais à mon compte. Mon inscription officielle à la MDA remonte en effet au 1er janvier 2005, même si j’ai en réalité commencé le freelance un peu plus tôt, le temps d’obtenir mon numéro d’ordre. Je me suis dit que cet anniversaire était l’occasion d’un petit retour sur mon parcours, avec ses joies et ses peines, en espérant que ça puisse éclairer ceux qui souhaitent se lancer.

Mon cursus est certainement singulier, mais pas exceptionnel pour autant, dans la mesure où beaucoup de professionnels du web de ma « génération » sont comme moi autodidactes. Rappelons à nos jeunes lecteurs qu’à ma sortie du bac en 1998, les formations spécialisées web n’existent tout simplement pas, et que le web lui-même est encore balbutiant…

2004 : la sortie de l’école

Mes études supérieures se sont achevées en 2004 avec un diplôme d’ingénieur en génie informatique de l’UTBM. J’ai fini mon cursus par un projet de fin d’études de six mois à la Gaîté Lyrique, qui était encore en ce temps-là un (authentique) parc d’attraction en ruine en plein cœur de Paris, bien loin du temple de la hype que c’est devenu depuis.

La mission de mon équipe était de réaliser un site web documentaire sur le futur Centre des Arts Numériques de la ville de Paris, qui devait ouvrir dans nos locaux prochainement. C’était nouveau, chaotique et jouissif, et on pouvait monter boire des bières tièdes sur les toits de Paris en plein Réaumur-Sebastopol. Un projet de fin d’études qui détonait un peu avec ceux de mes camarades de promotion, qui s’étaient plus traditionnellement tournés vers des SSII ou des mastodontes de l’industrie.

J’y fais mes armes en photo, en vidéo, en Flash, en Photoshop, je bricole un peu de code, le plus souvent de façon totalement autodidacte, sur des logiciels crackés et sans aucun cadre. Je n’ai pas écrit une ligne de PHP en six ans d’études et je découvre que tout le monde n’utilise que ça dans la vraie vie. Le CSS ? Jamais entendu parler.

Le centre de ma vie n’est pas le web. Dès la sortie du boulot, je file en répète avec mon groupe de ska-core-post-neo-instrumental, je fais de la bande-dessinée pour des fanzines punks, j’enchaîne les illustrations pour divers collectifs artistiques plus ou moins matures. Je copie mes maîtres de l’époque, entre les vestiges de mes lectures adolescentes (Ledroit, Gimenez, Marini), la nouvelle bande-dessinée (Menu, Konture, Trondheim) et le graffiti qui m’influence alors énormément (Mode2, 123Klan ou Daim, parmi beaucoup d’autres).

Le genre de dessins que je fais à l’époque.

Le genre de BD que je fais à l’époque.

Puis l’association pour laquelle je travaille à la Gaîté Lyrique cesse brutalement son activité. Je boucle mon projet de fin d’études comme je peux et j’arrive sur le marché du travail, sans aucun réseau ni la moindre idée de ce que je veux faire dans la vie.

À défaut de mieux, je commence donc à faire ce que font mes semblables arrivés à ce stade : des CV et des entretiens en SSII. Avec mes cheveux sales et mes vêtements trop larges, j’ai le profil parfait de celui qu’on n’a pas envie d’embaucher, et les employeurs potentiels n’ont pas à creuser beaucoup pour deviner que je n’ai pas envie d’être là. Après quelques tentatives pathétiques, j’arrive à la conclusion que je ne parviendrai jamais à m’intégrer dans ce type d’entreprise et je décide de passer à autre chose.

2005-2006 : le freelance RMIste

Un ami de la nébuleuse associative dans laquelle je traîne alors me parle de la MDA, « un super moyen pour pouvoir facturer des trucs facilement ». Je décide de m’inscrire pour pouvoir vendre des flyers à des associations et des pochettes de disque à des groupes. Et comme il se doit, je fais ça n’importe comment, sans aucune préparation ni réflexion.

Influencé par les sites de graffeurs qui bougent de partout et par le boulot de boîtes comme Teamchman ou 2advancedstudios, je me bricole un portfolio en Flash, obscur et mystérieux comme c’est la mode, avec des sons faits à la bouche (ça je ne sais pas si c’était la mode). Je n’ai pas de tarif journalier fixe, je n’ai aucune idée des prix du marché, je ne fais jamais signer de contrats ou de devis et je n’ai jamais entendu parler de seuil de rentabilité. Je fais des sites web complets pour 300 €, souvent au black, formation de la secrétaire aux mises à jour incluse.

Mon portfolio professionnel en 2004.

Mon niveau de vie est extrêmement précaire. Je touche 433 € de RMI mensuel, engloutis instantanément dans les 370 € de mon (pourtant faible) loyer du 18e arrondissement parisien. Les rares piécettes que je glane dans les missions freelances symboliques que j’arrache sont immédiatement absorbées par l’urgence du quotidien. Mais je suis heureux : je passe ma vie à faire de la musique, à dessiner, à voir mes copains.

Je sais maintenant que je veux faire du graphisme, de l’illustration et travailler dans la communication culturelle. Ma formation m’a préparé à des métiers que je n’exercerai jamais, il me faut donc tout réapprendre.

Je passe des nuits entières sur les forums de discussion à échanger avec des illustrateurs bien intentionnés, à absorber toute information intéressante passant à ma portée, à copier les gens que j’admire. Mes maîtres s’appellent alors Sparth, Vyle, Viag, M4de, m@, Marmotte. J’use la tablette graphique qu’on m’a prêtée jusqu’à la corde pour maîtriser les bases de la technique numérique (détail amusant : j’utilise encore cette tablette aujourd’hui, Pochep tu la récupères quand tu veux).

Le genre de speed-painting Photoshop que je faisais en 2004-2005.

La plupart de mes amis font de l’associatif culturel et j’apprends énormément en travaillant pour ce milieu : expositions, sites web, affiches, brochures, recueils, je dis oui à toutes les propositions et bosse la plupart du temps de façon bénévole. Je fais les sites web des groupes de mes potes, de ma copine, tout ce qui passe.

Le genre d’affiches de concerts que je commets en 2006.

Mon niveau est toujours médiocre et mon book objectivement atroce. Malgré tout, une association travaillant pour des gros comptes institutionnels me donne l’opportunité de la rejoindre sur des projets de sites web à forte visibilité : je n’hésite pas une seconde et sans signer quoi que ce soit je me replonge dans PHP, HTML et CSS corps et âme (codant pour l’occasion le pire back-office que l’Unesco ait jamais connu). Mais j’apprends à argumenter face au client, à construire un projet web cohérent, à comprendre combien mes tarifs sont grotesquement bas.

Ce qui n’est pas très grave en l’occurrence, parce que je ne suis pas payé : mon « employeur » (en fait mon client en tant que freelance, chose que je comprendrai bien plus tard) n’a aucune trésorerie et les poches percées, il n’a jamais de quoi me rémunérer et me promet toujours les sous pour plus tard (pour info il était honnête : il m’a payé, bien des années plus tard, tout ce qu’il me devait). J’en suis au point où je fraude dans le métro pour aller bosser.

Un (magnifique) design que j’ai fait pour les bornes interactives de la Cité des Métiers à cette époque.

À l’été 2006, le même ami qui m’avait parlé de la MDA m’annonce que son employeur cherche un freelance pour faire du HTML. Ça fait deux ans que je mange des pâtes à tous les repas, du coup je dis oui : je fais un mois chez eux en freelance, en ayant pris soin de négocier mon tarif/jour (300 € au lieu des 250 qu’ils me proposent). Suite à cette mission réussie, ils m’offrent un CDI, que j’accepte (sans avoir l’idée de négocier mon salaire, on ne se refait pas…).

2006-2011 : le CDI en agence, le freelance à côté

J’atterris donc chez Business Interactif, devenu Digitas depuis, une agence web assez cotée à l’époque. Coup de chance, j’arrive en pleine période faste et j’y rencontre une foule de gens formidables, professionnels aguerris ou plein d’avenir. Mon manager est bien intentionné, mes projets globalement motivants, j’apprends énormément durant les deux ans et demi que j’y passe. Standards, accessibilité, sémantique, Javascript, performances, gestion de projet, je me mets à niveau et deviens objectivement bon dans ce que je fais.

Le web est alors dans un tournant historique qui me marquera durablement. La puissance de CSS face aux montages « en tables HTML » commence enfin à arriver aux oreilles des décideurs et le web design « moderne » acquiert ses premières lettres de noblesses avec des sites comme CSS Zen Garden ou A List Apart. C’est aussi dans ces années-là que se montent en France les conférences Paris-Web (toujours à l’initiative du même pote, décidément), qui occasionneront de nombreuses rencontres enrichissantes autour des standards et me permettront de continuer à apprendre, toujours et encore, de façon boulimique.

À l’époque je lis également énormément de presse anglo-saxonne (notamment un petit nouveau nommé Smashing Magazine) et je suis toujours actif sur les forums (Café Salé en particulier) pour continuer à me former sur des domaines que je pratique moins au quotidien comme le web design ou l’illustration. Je participe aux artbooks du Café Salé, qui me permettent de me rassurer sur mon niveau en illustration, désormais suffisamment « à jour ». C’est aussi durant cette période que je sors mon premier « vrai » bouquin, un carnet de voyage qui retrace la tournée d’un mois que je viens de faire dans les Balkans avec des groupes de potes.

Une des illustrations que j’ai publiées dans les artbooks du Café Salé.

Je continue le freelance en plus du boulot, le soir et le week-end. C’est pour moi l’occasion de sortir quelques projets qui seront remarqués. À ce niveau-là, le site Marchand de Trucs, que j’ai réalisé avec deux amis, aura été un véritable déclencheur : cité à de nombreuses reprises par diverses publications internationales (parfois prestigieuses), c’est le premier projet que j’assume durablement en tant que designer professionnel indépendant. Je sens que quelque chose s’est enfin débloqué.

Marchand de Trucs, le web design de la gloire.

Deux années passent, et je commence à me sentir à l’étroit chez mon employeur. Je n’ai pas envie de faire carrière dans une seule entreprise, j’ai besoin de voir autre chose. Et mon salaire refuse toujours de décoller, malgré mes touchantes tentatives de sensibilisation de ma hiérarchie.

En 2008, je vais donc voir chez la concurrence et embauche chez Wcube, devenu depuis Publicis Modem. Cette fois-ci je suis en position de force et négocie âprement mon salaire, devenant directement l’employé le mieux payé du pôle intégration (youhou). J’y retrouve des amis et m’en fais de nouveaux, mais un vilain mensonge à l’embauche sur l’emplacement réel des locaux de l’entreprise me fera passer de longs mois dans les mines de sel de Publicis à Suresnes, transformant ma vie quotidienne en calvaire ferroviaire (deux métros, un train et un tram + vingt minutes de marche, aller simple).

J’espérais également pouvoir faire davantage de créa chez ce nouvel employeur (c’est ce que j’avais négocié), mais les grosses agences aiment les petites cases et les métiers spécialisés, et je me rends vite compte qu’il sera difficile de sortir du moule. L’ambiance est moins bon enfant que chez Digitas, le rapprochement avec le monde de la publicité pure (Publicis Dialog partage notre open space) est douloureux et me donne de forts renvois.

Un des rares web designs que j’aurais faits en interne chez Publicis Modem.

Je commence l’année 2011 chez cet employeur avec un projet vérolé jusqu’à l’os, pour un client bouché, dirigé par une chef de projet anémique : ce sera la goutte d’eau, je démissionne sur un coup de tête et me remets en freelance à temps plein.

2011 : Le retour en freelance

Je n’avais jamais douté me remettre en freelance un jour. Je pense que je suis fait pour ça, c’est comme ça que je me sens le plus à l’aise dans ma vie et dans mon boulot. C’est donc assez confiant que je reprends les rênes de mon activité en ce début 2011.

Mon réseau est désormais acquis, je suis resté en bons termes avec la plupart de mes ex-collègues, j’ai un book solide et je commence à avoir un petit nom dans « le milieu ». J’augmente mes tarifs, démarche mon carnet d’adresses et assez rapidement les choses se mettent en place d’elles-mêmes.

Je suis à présent très scrupuleux sur la paperasse, tous mes devis sont dûment signés, je demande des acomptes, je provisionne les sous de mes cotisations, je fais tout comme les grands (merci le bouquin de Yamo, merci Kob-One). J’ai aussi un avocat, que je n’ai pas peur d’appeler si quelqu’un essaie de me la faire à l’envers. Toutes ces précautions me permettent de consacrer davantage de temps effectif à m’appliquer dans mon boulot et ma communication.

Les missions réussies en appellent d’autres, je commence à fidéliser une clientèle heureuse de retrouver un indépendant fiable avec lequel les méthodes de travail sont rodées. Je ne démarche plus, et me paie même le luxe de sélectionner les clients, évinçant sans ménagement ceux qui sentent le pâté.

Je continue à me former, même si j’y consacre moins de temps qu’avant. Nos métiers évoluent vite, j’essaie de ne pas trop me laisser aller et me paie quelques formations pour me mettre à jour. Mon boulot acharné des années précédentes paie et je peux capitaliser sur un savoir et une expertise déjà robustes.

Je travaille de chez moi, ce qui me convient très bien. Ma vie sociale professionnelle se passe à 90 % en ligne, via IRC, IM, Twitter et les forums. J’essaie d’avoir suffisamment de discipline pour ne pas trop glander à la maison, mais aussi (et surtout) pour ne pas trop bosser. Le vrai piège du freelance en télétravail n’est pas l’oisiveté : c’est le burn-out.

Mes journées sont bien remplies, je suis au bureau de 9h du matin (en slip) jusqu’à 20h (habillé) quasiment sans discontinuer, et mon ordinateur reste allumé le week-end. J’arrive grosso-modo à gérer les débordements, mais la pente est glissante et je me force à sortir de chez moi chaque jour, à attraper ma guitare, à aller déjeuner avec des amis.

Je dégage aussi du temps pour mes projets personnels (mais moins que je voudrais) : je sors une BD, je fais encore de l’associatif, je fais un peu de musique.

Faites des livres, c’est super.

Aujourd’hui

Le web est à un nouveau tournant décisif depuis l’avènement du mobile. Une partie de ce que j’y ai aimé à mes débuts a disparu (Flash, pour résumer), ce qui ne manque pas de décourager certains de mes collègues. Mais il y a également chaque jour de nouvelles choses à explorer, autour du responsive notamment (terrain passionnant s’il en est pour un web designer). Tant que mon travail continue à m’intéresser et que mon expertise est recherchée, je continue mon petit bonhomme de chemin.

Certains de mes collègues freelances passent à l’étape « supérieure » (?) et montent leur boîte (avec des salariés j’entends) : grand bien leur fasse mais ça n’arrivera pas dans mon cas. Je ne me sens pas l’âme d’un patron et je n’ai pas envie de gérer de nouvelles piles de paperasse (sans compter que ça peut facilement mal tourner).

Fin 2014, je deviens père, ce qui transforme drastiquement mon existence. Fini le travail à la maison (je prends un bureau partagé à l’extérieur), finies les journées à rallonge (je quitte le boulot à 18h tous les soirs), fini l’ordinateur à la maison (mon poste de travail est loin de ma famille). Mon boulot n’en souffre pas, mais mes projets personnels passent carrément à la trappe : plus de musique, plus de BD, plus d’associatif (ou presque). Mais des sourires en plus : on n’a rien sans rien !

De nouveaux métiers émergent, les formations autour du web sont toujours plus nombreuses et le média s’industrialise à vitesse accélérée. Les jeunes profils qui-en-veulent retournent le web à la recherche d’informations, écrivent cinq nouveaux frameworks Javascript par semaine et font leurs nuits blanches sur du code comme je le faisais il y a dix ans. Ma valeur ajoutée n’est plus là, et je capitalise davantage sur mon expérience du terrain, ma capacité à mener un projet proprement à son terme et la valeur de mon conseil. C’est peut-être ça, vieillir ?

Pour finir

Voilà pour l’essentiel. Tentons une petite morale basée sur cette aventure si vous le voulez bien :