? Longing for a calling (archive)

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Noëlie me laissait parfois l’accompagner sur le chemin de retour du collège. Faire un détour jusque chez elle ne me dérangeait pas – je la trouvais si jolie et fière, j’espérais secrètement qu’elle déteindrait sur moi en la talonnant. Son trajet traversait une place entourée des immeubles les plus hauts de la ville. Parfois, elle m’y défiait d’un regard complice : « Allez, on crie ? » Nous nous plantions alors au beau milieu du carrefour, répétions ensemble « 3, 2, 1… » et hurlions à pleins poumons avant de détaler, laissant l’écho de nos cris rebondir sur les murs.

J’ai redécouvert l’essence du cri il y a quelques années, durant ce cours sur la voix auquel je pense encore souvent aujourd’hui. Dans une petite salle aux murs insonorisés, le prof nous avait invités à nous laisser aller aussi fort que nous le pouvions « … pour cracher nos démons et leur faire si peur qu’ils ne reviendront pas de si tôt ». Une des participantes a lâché qu’il serait chouette d’avoir toujours à portée une pièce capitonnée où évacuer le trop plein. J’ai répondu que ma voiture remplissait merveilleusement cet office.

Peu avant Noël encore, interrompant un long trajet vers mes racines, je me suis garée sur une aire d’autoroute déserte et j’ai expulsé du plus haut de mes cordes vocales une pelote de nœuds qui me rongeait l’estomac depuis la veille. Le cri remplit intégralement l’espace à l’intérieur, faisant fuir tout le reste. Une thérapie de choc qui fait toujours ses preuves lorsque j’ai besoin d’une décompression d’urgence.

Gjallarhorn – Kulning

Ce morceau est hérité de ma période musicale mystico-électro-médiévale adolescente, qui refait encore régulièrement surface dans mes oreilles. Je trouvais une telle satisfaction dans ce cri inhumain si mélodieux. L’écouter me tenait au seuil des univers parallèles que cette sirène me faisait miroiter par son chant surnaturel. Je pensais que sa voix était un don unique, un talent inné. J’étais loin de savoir qu’avec de la pratique, il serait tout à fait à ma portée.

Le kulning est une technique particulière de chant traditionnellement utilisée par les bergères de pays nordiques pour rappeler leurs troupeaux sur de longues distances. C’est cette vidéo virale de Jonna Jinton qui m’en a fait retomber amoureuse, et m’a questionnée sur son enseignement. Jonna incarnant le cliché de la belle suédoise vivant d’amour, de nature et d’eau fraîche dans sa maison au cœur des vastes étendues nordiques – je me suis instinctivement dit que le secret de ce chant devait être jalousement gardé et transmis de mère en fille Viking. Quelque chose qui m’était donc complètement inaccessible.

J’ai retrouvé le kulning un peu par hasard il y a quelques mois, en première partie du concert d’Amenra. Je n’étais clairement pas enchantée par Myrkur, qui m’insupportait par les maniérismes de son jeu de scène et la saturation extrême de ses instrumentalisations. J’ai toutefois été médusée de reconnaître ces lignes mélodiques suraiguës si envoûtantes au beau milieu d’un ses morceaux, ravivant aussitôt ma passion. De la Suède j’avais basculé au Danemark ; d’ici la Suisse il ne restait qu’un pas à faire, non ?

Ce chant m’est ainsi devenu une véritable lubie ces dernières années. Je me demandais comment il était possible de produire un tel son sans se vriller les cordes vocales, et regrettais fort avoir la voix bien trop grave pour atteindre des notes aussi élevées. J’aurais tellement voulu apprendre, moi aussi, à appeler les vaches – malgré la crainte d’être une Copy of A ou de risquer l’appropriation culturelle, l’envie était si forte. Même si nombre de mes noyaux centraux sont des pièces rapportées, j’apprends encore à reconnaître cette dernière comme un guide, comme l’a si bien exprimé Alexandra Franzen dans un article auquel je reviens souvent :

Jealousy can be a teacher if you lean in… close.
And if you’re willing to feel it, explore it and hunt for the patterns.
The root of the word “jealousy” is actually an Old French word, jalousie, meaning “enthusiasm, love, longing”.

Lors d’une de mes dernières recherches à ce sujet et parce qu’Internet est un univers merveilleux, je suis miraculeusement tombée sur la chaîne Youtube de Maria Misgeld, professeur de chant qui a publié de nombreuses petites vidéos tutorielles sur l’apprentissage du kulning. Il ne m’en a pas fallu plus pour franchir le pas. Dès le lendemain, je me suis mise à la tâche : chaque trajet quotidien en voiture était rempli de ses enregistrements et de mes vocalises.

Je me suis cassé la voix dès le premier jour, voulant bien évidemment brûler les étapes pour arriver au plus vite au résultat tant espéré. Sans échauffement ni conditionnement, le son s’est coincé dans ma gorge et mes cordes vocales ont cédé sous trop de pression. Il m’a fallu quelques jours pour me rétablir, puis quelques uns pour comprendre comment positionner exactement ma langue et mon palais. Quelques autres encore pour réussir à faire naviguer le son dans ma cavité buccale, et quelques uns enfin pour réussir à le moduler sans trop trébucher. Je suis encore en train d’apprendre à quel point je ne peux protéger ma voix qu’en m’y abandonnant pleinement, sans chercher à trop la contrôler ou la retenir.

Dans un espace aussi confiné que ma voiture, je n’arrivais absolument pas à savoir si j’étais sur la bonne voi[e|x]. J’arrivais certes de plus en plus aisément à atteindre les notes que je souhaitais, mais j’avais plutôt l’impression de sonner comme une chèvre au bord de l’agonie. Il faut dire que le son si spécifique au kulning est très désagréable de près, à la limite de l’insupportable tant il est fort et frontal. De face il n’y a aucune douceur, aucune harmonie, simplement le cri. Son intérêt réside dans l’écho renvoyé par la distance, qui en révèle de multiples dimensions.

Alors j’ai roulé jusqu’à un coin de montagne isolé, j’ai enfilé mes raquettes toutes neuves, j’ai grimpé jusqu’à avoir une jolie vue, j’ai planté mon trépied dans la neige, j’ai déclenché l’enregistrement, et je me suis lancée du plus fort que me permettaient mon inhibition naturelle et mon petit registre débutant.

Le kulning n’a pas de paroles articulées ni de partition imposée. J’y retrouve le plaisir d’improviser selon l’humeur du jour, l’audace du moment, le retour de l’écho. Maria Misgeld indiquait que c’est un chant profondément personnel et thérapeutique ; pas deux chanteurs n’auront le même style, et chaque chant unique sera un cliché instantané des états d’âme du lokk, comme on appelle ceux qui le pratiquent. Cracher nos démons, qu’il disait.

Je n’ai pas attiré plus de vaches lors de mon second essai, malgré ma recherche d’un endroit où la résonance serait encore plus amplifiée. J’ai par contre reçu en net écho depuis la vallée un « Ferme ta gueuuuuule ! » bien placé… Qui n’a pas réussi à effacer mon sourire. Les bases sont là : je pourrai les développer en voiture, ou dès que je trouverai de vastes étendues sans âme qui vive ni risque d’avalanche pour pratiquer en toute tranquillité. Ce qui ajoute un argument de taille à mes dernières envies de voyages, qu’il m’est grand temps de penser à concrétiser.