title: L’humain du futur url: https://www.hypothermia.fr/2020/01/lhumain-du-futur/ hash_url: 47f2c0c2984a00e8a6041232f4e87e1f

J’ai oublié le nom de ce mec dans ma promo de fac, mais je me souviens encore nettement de ce qu’il dégageait. J’avais du mal à ne pas m’arrêter au cliché qu’il incarnait : Cheveux gras, lunettes aux verres épais, toujours en t-shirt et totalement effacé au fond des amphis – et pourtant, il irradiait de lui une assurance paisible qui était presque dérangeante. Je me rappelle surtout d’un étrange déjeuner au restau U où, se retrouvant assis face à moi et le temps de vider son plateau, il m’a déversé dans un flux ininterrompu de parole (majoritairement la bouche pleine) l’entièreté de sa raison de vivre : le transhumanisme.

Je vois encore ses yeux s’illuminer d’une excitation fébrile alors qu’il m’expliquait à quel point il se réjouissait que nous connaîtrions une révolution fondamentale de l’espèce humaine de notre vivant. C’était sûr, argumentait-il, qu’on en avait fini de l’évolution naturelle tant on est désormais capable de prendre les choses en main – allongeant son discours à grands renforts d’exemples dont je ne savais s’ils étaient piochés dans des publications scientifiques ou des romans de science fiction : réalité augmentée, membres robotiques, conscience informatisée, mutations contrôlées… Tout ceci nous permettant de dépasser notre condition pour nous modifier à notre guise, voire même atteindre l’immortalité. Cela fait des années que je n’ai plus pensé à cette personne et à cette discussion, jusqu’à regarder ce documentaire dans lequel notre échange aurait pu tenir une place de choix.

Video ThumbnailJ'ai oublié le nom de ce mec dans ma promo de fac, mais je me souviens encore nettement de ce qu'il dégageait. J'avais du mal à ne pas m'arrêter au cliché qu'il incarnait : Cheveux gras, lunettes aux verres épais, toujours en t-shirt et totalement effacé au fond des amphis - et pourtant, il irradiai

Sélection contre-nature est sans doute le documentaire le plus captivant, déroutant et perturbant que j’ai vu depuis bien longtemps. Ses quatre épisodes proposent de faire le tour d’une question épineuse en plus d’un point : si l’être humain pouvait modifier à loisir son génome pour transcender sa nature, devrait-il le faire ? Spoiler alert : le futur est maintenant, cette technologie existe, et certains tarés avant-gardistes l’expérimentent déjà sur eux-mêmes dans leurs garages. Entre en scène CRISPR/Cas9.

Cette nouvelle méthode de manipulation moléculaire permet très facilement de modifier le génome d’un organisme pour y insérer ou supprimer des éléments. On peut ainsi imaginer guérir des maladies génétiques en remplaçant les éléments défectueux ou manquants du génome, jusqu’à fantasmer flouter la frontière entre espèces en ajoutant à l’une quelques fonctionnalités de l’autre. Quid du charabia scientifique pour lequel Wikipédia remplit très bien son office ; ce qui m’a marquée durant le visionnage de ce documentaire, c’était de me sentir habitée par ce curieux sentiment d’enthousiasme scientifique émerveillé mêlé de terreur absolue digne des pires cauchemars. Car de soigner des maladies à éradiquer l’entièreté de l’espère humaine, il pourrait n’y avoir qu’un pas…

Le documentaire a le mérite de ne pas imposer de narration et ne semble pas pousser vers une prise de parti trop subjective. Au contraire, il propose au spectateur des interviews de nombreuses personnes en contact avec cette technologie, de l’inventrice circonspecte au malade désespéré, de l’entrepreneur avide à l’avocat décontenancé. K et moi ne cessions d’appuyer sur le bouton pause pour débattre de chaque nouvel argument avancé, et je me surprends souvent à y référer dans mon quotidien. Il faut dire que, question humanité augmentée, je commence à construire un joli petit dossier de mon côté.

« Voilà, vous êtes en partie femme, en partie robot, en partie vache ! » s’est amusée ma chirurgienne en novembre. Nous faisons face à une radio qui couronnait de succès un problème médical dans lequel je suis empêtrée depuis des années. J’ai dépensé une partie non négligeable de 2019 (et de mon compte en banque, merci la Suisse) en passant de médecin en médecin qui croisaient photos, radios et bistouris pour me guérir, voire me transformer. Pour faire court, on a retiré un morceau de mon corps qui était défaillant pour le remplacer par une structure en métal plantée directement dans l’os. Ce dernier a été renforcé pour l’occasion par une greffe de particules osseuses d’origine bovine. Quelques touches de céramique pour compléter le tout, et me voici une toute nouvelle Eli cyborg.

À droite, un os naturel. À gauche, une greffe artificielle. Source : Geistlich Pharma

À la fin du mois, je participerai à un essai clinique qui m’ajoutera une dimension robotique. Pour répondre aux besoins de l’étude, on me plantera dans l’épiderme un capteur que je devrai porter durant une semaine, ce qui me permettra de mesurer régulièrement mon taux de glycémie en toute simplicité avec mon smartphone. Une révolution pour les personnes diabétiques parait-il, et pour moi un confort d’éviter de multiples piqûres sur toute la période de suivi. À quand le FitBit-bilan-sanguin-analyse-d’urines ? L’humain est déjà augmenté par des pièces rapportées, il n’est que logique que son évolution s’accélérera dans cette direction.

Video ThumbnailJ'ai oublié le nom de ce mec dans ma promo de fac, mais je me souviens encore nettement de ce qu'il dégageait. J'avais du mal à ne pas m'arrêter au cliché qu'il incarnait : Cheveux gras, lunettes aux verres épais, toujours en t-shirt et totalement effacé au fond des amphis – et pourtant, il irradiai

« Bien sûr qu’une nouvelle technologie doit permettre de faire avancer la médecine, si c’est pour aider des malades et sauver des gens je suis totalement pour l’édition génomique ! Mais tu ne crois pas que ça devient dangereux quand on envisage de l’utiliser pour de pures raisons esthétiques ou de confort ? » On peut en effet totalement imaginer se gonfler les muscles sans effort à coup d’injection de gènes de taureau plutôt que de boulotter de la whey, ou encore augmenter ses capacités de mémoire en sélectionnant les morceaux génétiques qui semblent être favorisés dans les champions en la matière. « Oui mais c’est contre nature ! » peut-on s’exclamer. Prière alors d’arracher le stérilet niché dans mes entrailles, d’écorcher le tatouage qui orne mon dos, de me recoller à la tronche le grain de beauté qu’on a retiré de mon nez la semaine dernière et de sectionner les quelques piercings qui me traversent la peau. On a depuis bien longtemps accès aux technologies nécessaires pour s’éditer soi-même ou se faciliter la vie par chirurgie ou intégration de bouts de métal ; il n’est pas nouveau que les technologies utilisées pour soigner soient également applicables à des personnes complètement saines, pas forcément à des fins médicales, et avec des risques plus ou moins contrôlés.

Radiographies de bassins de femmes. Haut : Présence d’une coupe menstruelle (Source : Radiopaedia) | Bas : Présence d’un dispositif intra-utérin ayant entraîné une complication (Source : Wikicommons)

« Oui mais jusqu’à aujourd’hui ça restait extérieur donc réversible ; là avec l’édition génomique, tu changes à jamais directement ce que produit ton propre corps ! » Le contre-exemple qui me vient immédiatement à l’esprit a déjà plus d’un siècle, et nous est imposé à tous depuis notre plus jeune âge : c’est bien de la reprogrammation de notre fonctionnement qu’on parle lorsqu’on nous vaccine, forçant notre corps à produire les anticorps qui nous permettent de nous défendre. Et mis à part quelques dégénérés, nul ne remet en question le bénéfice de nous injecter un organisme modifié pour modifier notre propre système immunitaire.

« Ouais, enfin avec l’édition génomique on touche à un autre niveau quand même, on peut carrément modifier l’espèce entière ! Ça te ne te perturbe pas, qu’on puisse ainsi jouer à Dieu ? » Ce à quoi je peux répondre ce que m’a lâché un jour mon encadrant de thèse : « Tu sais, les vaches désormais c’est des plantes : on les sélectionne, croise et élève comme on fait pousser du maïs. » Mais il y a toujours ce fossé entre animal et humain, n’est-ce pas ? Alors je peux directement citer ce médecin dans le documentaire qui, ayant assisté au premier accouchement d’enfant conçu par fécondation in vitro, indiquait que de nombreuses personnes à l’époque considéraient ces bébés comme des enfants du diable ; aujourd’hui, plus de 8 millions de personnes sont nées grâce à une FIV. Forcer la nature nous paraît toujours horriblement dangereux, jusqu’à ce que la pratique nous paraisse suffisamment évidente et éprouvée. Et si la technologie existe, je suis convaincue par la nature humaine qu’elle sera irrémédiablement utilisée, pour le meilleur comme pour le pire.

Le transhumanisme est un mouvement culturel et intellectuel international prônant l’usage des sciences et des techniques afin d’améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains.

Wikipedia

D’après la définition ci-dessus, je peux d’ores et déjà me proclamer transhumaine.

Je l’admets, ce dialogue intérieur est quelque peu artificiel et me positionner en tant qu’avocat du diable ne me persuade guère. Mes contre-exemples sont boitillants, et ne font pas vraiment le poids face à la terreur que m’inspire cette révolution qu’est l’édition génomique. C’est peut-être ça, vieillir : passer de l’envie que le monde change à l’angoisse que ça arrive ?

Le documentaire permet très rapidement de comprendre les dangers de cette technologie, le risque des dérives environnementales et eugénistes, le jeu de dominos incontrôlable et la boîte de Pandore contenant tout un imbroglio éthique qu’on n’est pas prêts de résoudre (si tant est que ça soit possible). K a réussi à brillamment résumer son opinion sur le sujet : « Chacun fait ce qu’il veut de lui-même tant que ça n’affecte pas l’autre ». Et c’est exactement sur ce point que je trouve ce documentaire brillant : en nous montrant à quel point tous ces problèmes soulevés sont fondamentalement liés à notre nature humaine, toute autant idéaliste que cupide.

Parce qu’en écoutant ces docteurs scientifiques fous et ces crétins dans leur garage, comme j’ai été bien trop rapide à les étiqueter, on réalise qu’il ne s’agit pas juste de faire des chiots qui brillent dans le noir ou d’avoir des biscotos plus épais. On prend conscience que toute nouvelle technologie est une source d’inégalité, on réalise la dimension sociétale et le cauchemar capitaliste, on comprend l’horreur des systèmes de santé et le lobby des essais cliniques, on identifie les combats perdus d’avance et ceux auxquels on aimerait croire.

Vous l’aurez compris, si vous avez accès à Netflix je ne peux que recommander ce documentaire qui ne peut pas vous laisser indifférent. J’espérais qu’écrire un article à ce sujet allait m’en libérer un peu l’esprit, je crois au final être reconnaissante qu’il continue à m’habiter. Pour le moment, j’ai surtout envie de fuir la réalité en me cachant dans tout un tas d’œuvres de fiction que ce sujet m’a donné envie de redécouvrir. En attendant d’en discuter ?

Bienvenue à Gattaca

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