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<title>Eco-conception, le brouillard à venir (archive) — David Larlet</title>
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<article>
<header>
<h1>Eco-conception, le brouillard à venir</h1>
</header>
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</p>
</nav>
<hr>
<p>
Ce qu’on nomme “éco-conception numérique”, c’est-à-dire, concevoir des services numériques pertinents tout en réduisant leur empreinte environnementale, a commencé à avoir le vent en poupe depuis deux ans. Aujourd’hui, ce champ connait une accélération fulgurante et de nouveaux acteurs arrivent chaque jour. Cette accélération est liée à l’avancée réglementaire et sociale de ces deux dernières années sur le sujet. Des nouveaux fonds publics et des aides y sont dédiés, les cahiers des charges évoluent dans ce sens et des offres se structurent. Bref, ce secteur d’activité arrive à une nouvelle phase de maturité. Ainsi, les acteurs plus anciens se mettent sur la défensive pour protéger leurs “parts de marché” au fur et à mesure que des acteurs “plus larges d’épaules” (ESN, agences de conseil, etc.) affluent. Ce qui était hier un petit marché et surtout un champ de recherche et de pratiques devient un marché plus ou moins important et on assiste, selon moi, à un mouvement de fermeture des savoirs, alimenté par la crainte de voir ses activités phagocytées. Cette crainte est légitime dans le sens où les organisations et personnes en demande (administration publique, collectivités, entreprises du numérique, etc.) n’ont pas le bagage nécessaire pour déterminer si un prestataire est réellement compétent ou non. Dans un mouvement contraire à celui que j’observe aujourd’hui, je souhaite ouvrir ma méthodologie et, en même temps, opérer un bilan critique pour améliorer la demande et donner quelques conseils pour mieux choisir son prestataire.
</p>

<h3>Table des matières</h3>

<p><a href="#existant">Quel existant ?</a><br/>
<a href="#methodo">Marchés et méthodologies</a><br/>
<a href="#optimiser">Est-ce qu’optimiser un service c’est éco-concevoir ?</a><br/>
<a href="#miracle">L’éco-conception numérique n’est pas une solution miracle</a><br/>
<a href="#deficit">Le déficit de formation</a><br/>
<a href="#conseils">Conseils pour les années à venir</a><br/>
<br/></p>
<h3 id="existant">Quel existant ?</h3>

<p>
Quand on commence à s’intéresser au sujet de l’éco-conception numérique on tombe assez rapidement sur quelques documents pratiques comme les 115 bonnes pratiques de GreenIT et Frédéric Bordage, ou le référentiel de bonnes pratiques de l’Institut du Numérique Responsable (INR), ou encore, plus récemment, le guide de l’association “Designers Éthiques”. Le premier est très orienté vers les pratiques de programmation, le second et le troisième inclut en plus d’autres champs comme l’UX design, la stratégie, etc. Toutefois, avant de regarder ces documents techniques il est bien important de comprendre le cadre de l’éco-conception. Celui-ci est normé par des standards ISO comme le 14062:2002 (IEC 62430:2019 maintenant), cependant, cette norme est généraliste à l’éco-conception et n’est pas spécifique au numérique. Cela revient à dire que la conception d’un service numérique peut être appréhendée, d’un point de vue environnemental, comme la création de n’importe quel autre service. Cette assertion est partiellement vraie mais pose aussi des limites réelles à la mise en pratique comme nous allons le voir.
</p>

<h3 id="methodo">Marchés et méthodologies</h3>

<p>
Au cours des quatre dernières années, j’ai été alimenté par une bonne partie de la littérature existante et j’ai surtout piloté des projets d’éco-conception numérique en “conditions réelles” avec différents types de clients. À partir de cette digestion et de cette pratique j’en ai tiré ma méthodologie “sur-mesure” qui correspond à mes connaissances et ma vision des choses. Cette méthodologie a pour but de poser les bases de mon accompagnement en éco-conception et de mettre en lumière les points cruciaux pour les arbitrages tout au long du projet.
</p>

<p>
Dans un premier temps, j’ai sélectionné 3 conditions (ou points de départs) qui n’ont rien d’exceptionnels ou nouveaux :
</p>

<ol class="list">
<li class="list-item">
<p class="item-name">1 → On doit réduire l’empreinte environnementale du service, qu’il soit numérique ou non ;</p>
</li>
<li class="list-item">
<p class="item-name">2 → On doit répondre avec pertinence aux besoins exprimés par les usagers ;</p>
</li>
<li class="list-item">
<p class="item-name">3 → Il faut partir du principe que la numérisation n’est pas forcément la meilleure option pour répondre aux deux premiers points.</p>
</li>
</ol>

<p>
Je tiens à appuyer sur le troisième point et ainsi formuler mon premier conseil : <b>si la personne qui vous accompagne sur l’éco-conception numérique ne questionne pas sincèrement et souvent la numérisation de votre service (ou produit si on parle d’agilité) ou la numérisation de certains fonctions de celui-ci alors il y a de fortes chances qu’elle n’est pas bien compris le but de l’éco-conception</b>. Je ne dis pas que ce questionnement est facile, j’ai moi-même échoué à travailler en profondeur sur cette question sur un gros projet que j’accompagne mais cela ne m’empêche de requestionner régulièrement l’équipe projet là-dessus. À terme, le métier devra mieux s’outiller pour accompagner sur ce questionnement de fond.
</p>

<p>
Dans un second temps, lorsque les conditions sont remplies, je pose sept piliers qui guideront le processus de numérisation :</p>

<ol class="list">
<li class="list-item">
<p class="item-name">→ Le service doit favoriser la durée de vie des équipements ;</p>
</li>
<li class="list-item">
<p class="item-name">→ Le service doit réduire la consommation de ressources (environnement comme informatique) en valeur absolue ;</p>
</li>
<li class="list-item">
<p class="item-name">→ Le service doit favoriser sa propre durée de vie en répondant à des besoins pertinents à moyen et long terme et en facilitant le travail de maintenance et d’évolution ;</p>
</li>
<li class="list-item">
<p class="item-name">→ Le service doit être optimisé pour les conditions d’accès les plus difficiles (équipement ancien ou peu puissant, peu de réseau, données payantes) ;</p>
</li>
<li class="list-item">
<p class="item-name">→ L’éco-conception numérique n’est que la partie d’un cercle vertueux qui intègre accessibilité, respect de la vie privée, open data, logiciel libre, etc… ;</p>
</li>
<li class="list-item">
<p class="item-name">→ Le partage et la documentation du travail effectué doit être la norme, pas l’exception ;</p>
</li>
<li class="list-item">
<p class="item-name">→ Le travail effectué doit être mesuré et doit s’intégrer dans une démarche pré-existante de transformation écologique.</p>
</li>
</ol>

<p>
Tous ces piliers se répondent les uns les autres et doivent donc être pris tous ensemble pour tenir l’édifice du projet. De même, derrière chaque pilier il y a de nombreuses bonnes pratiques, indicateurs, méthodes d’arbitrage que je ne peux pas expliquer ici par manque de temps. Une fois encore, je vais m’appuyer sur un seul pilier, le cinquième, pour fournir un second conseil : <b>l’éco-conception numérique peut être vu dans une couche supplémentaire à un cahier des charges toujours plus complexe. Pour moi il est l’opposé, c’est un prétexte supplémentaire pour mutualiser l’effort et pour faire advenir un environnement numérique de qualité d’un seul mouvement (accessibilité, logiciel libre, sécurité, etc.)</b>. Je ne fais pas d’éco-conception numérique sans amener d’accessibilité web ou sans essayer de “dégafamiser” au maximum le service. Si votre prestataire ne se bat pas sur ce point alors il ne vous rend pas service. Par exemple, proposer un AWS (Amazon Web Services ou autres services cloud de Google ou Microsoft) dans le cadre d’une mission d’éco-conception numérique est un contre-sens pour moi, hors besoins exceptionnels. Ajouter une couche qui va complexifier dans les enjeux de RGPD et de souveraineté sous prétexte qu’Amazon annoncerait des centres de données “verts” est une erreur stratégique. Toute la vertu vient ensemble ou rien ne vient.
</p>

<figure class="img-figure-large"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 68%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-ecoconception-01.svg"></div><figcaption>Récapitulatif de la méthodologie 3+7</figcaption></figure>

<p>
Voilà un bref aperçu de ma méthodologie personnelle, elle n’est pas figée et continuera d’évoluer (de nouveaux piliers vont apparaître). Je ne conseillerais pas de l'utiliser car je l'ai ajustée spécialement par rapport à mes connaissances et à ma vision du sujet. En tout cas, cette introduction aura permis de bien souligner deux conseils qui me semblent clé dans le choix de son prestataire et dans la compréhension d’un accompagnement qualitatif.
</p>

<h3 id="optimiser">Est-ce qu’optimiser un service c’est éco-concevoir ?</h3>

<p>
Lorsque j’accompagne un projet j’utilise la méthodologie présentée ci-dessus pour faire le cadrage. En complément, j’utilise différents indicateurs techniques pour suivre l’évolution du produit. Cela peut paraître contre-intuitif mais je n’intègre pas d’indicateurs environnementaux dans le projet (gCO<sub>2</sub>e, cl d’eau ou autres) car ce sont des ordres de grandeur approximatifs obtenus à partir d’indicateurs techniques que j’intègre dans le suivi. Les indicateurs environnementaux ont, selon moi, une utilité pour la communication <i>a posteriori</i> mais ne sont pas pertinents dans la conduite d’un projet. Si l’on suit bien les piliers et les indicateurs fournis on arrive alors à un service numérique très léger et très optimisé. Par exemple, j’ai récemment aidé à la refonte du site web de <a href="https://commown.coop/" rel="noopener noreferrer">Commown</a> avec <a href="https://timothee.goguely.com/" rel="noopener noreferrer">Timothée Goguely</a> et <a href="https://www.pikselkraft.com/" rel="noopener noreferrer">Derek Salmon</a>. Avec la nouvelle version nous avons divisé le poids moyen des pages par 22, le nombre de requêtes par 4, réduit le temps de la First Contentful Paint (FCP) par 5 et le Time to Interactive (T2I) par 11.
</p>

<figure class="img-figure-large"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 75%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-ecoconception-02.svg"></div><figcaption>Suivi des indicateurs techniques pour la refonte du site web de Commown</figcaption></figure>

<p>
C’est bien mais est-ce que c’est vraiment de l’éco-conception ? Si on enlève l’étape de questionnement sur ce qu’on numérise ou pas alors nous n’avons fait que de l’optimisation. En effet, la comparaison Avant/Après ne donne pas à voir la démarche d’éco-conception, c’est plus la photo sur la ligne d’arrivée que la vidéo de la course. Nous avons travaillé avec Commown en amont pour supprimer au moins la moitié du contenu préexistant, nous avons questionné systématiquement les besoins exprimés et l’intérêt de numériser pour y répondre. Ce processus a été d’autant plus agréable que Commown voulait être conforme au RGAA (Référentiel d’accessibilité web) et dégafamiser au maximum leurs outils. Tout est voulu ensemble donc l’accompagnement a pu être réussi. Au final, les services numériques dont j’ai aidé à l’éco-conception ont des scores quasi-maximum sur les outils de performance web populaires. Alors est-ce que éco-concevoir consiste juste à optimiser un service ?
</p>

<p>
La plupart des métiers du web consiste à optimiser des choses parfois lourdes, tentaculaires et le processus d’optimisation peut lui-même amener à une certaine voracité en ressources informatiques. <b>Si on s’inspire du principe de Pareto l’éco-conception consiste d’une certaine façon à utiliser seulement 20% des ressources données pour répondre à 80% des besoins exprimés par les usagers</b>. C’est ici que s’exprime l’idée de la sobriété numérique. Cette idée concerne autant la conception du service que les dispositifs et flux matériels nécessaires à son fonctionnement. Moins le service fait appel à des ressources externes (dépendances et librairies externes, tiers-parties, etc.) et à des ressources informatiques (puissance CPU/RAM, débit réseau) et plus le service sera résistant en cas de réduction des flux (réseau saturé ou restreint) ou en cas d’évènements exceptionnels (catastrophes naturelles, coupure de câbles, panne serveur, etc.). De même, une démarche d’éco-conception et de sobriété numérique vise à réduire la dépendance à des services monopolistiques qui auront plus tard toute latitude sur leur politique tarifaire et sur les politiques d’accès à leurs services.
</p>

<p>
Il faut donc retenir que l’éco-conception doit être cadrée par des principes desquelles découlent des indicateurs. Des indicateurs sans les principes mentionnés plus haut ne garantissent en rien la qualité d’une démarche d’éco-conception. De plus, une démarche d’éco-conception ne vient jamais seule, elle doit être accompagnée de questionnements sur l’accessibilité, la souveraineté, le respect de la vie privée, la sécurité, etc. Un dernier point me semble particulièrement important : éco-concevoir un service numérique implique aussi de questionner la politique d’achat d’équipements de l’organisation dans laquelle on intervient. C’est hors du périmètre de la mission initiale mais c’est un point essentiel, il est sans doute plus important de convaincre une large entreprise de rallonger la durée de vie de son parc d’équipements numériques que d’éco-concevoir un service (sauf si c’est un service public essentiel). L’idéal c’est de faire les deux à la fois mais ces missions dépassent généralement les compétences d’une agence web.
</p>

<h3 id="miracle">L’éco-conception numérique n’est pas une solution miracle</h3>

<p>
L’éco-conception numérique porte en elle tous les éléments pour faire advenir des pratiques de greenwashing : mauvaise connaissances du sujet par les demandeurs, faible niveau de compétences des prestataires, pression pour mettre en place des actions et positionnement des GAFAM sur le sujet. De plus, <b>entre éco-concevoir un service numérique et communiquer là-dessus, ou mettre en place une vraie stratégie environnementale et repenser fondamentalement son modèle économique, la première option est bien plus simple</b>. Le fait que Volkwagen Canada communique sur la création d’un <a href="https://www.vw.ca/carbonneutralnet/fr/" rel="noopener noreferrer">site web écologique</a> qui fait la promotion de SUV électrique est, d’une part, le coup de départ de ce cycle de greenwashing et, d’autre part, le summum du cynisme car ce site est en aucun cas éco-conçu ni même optimisé (au même titre que les SUV électriques ne sont pas la réponse à la transition énergétique et écologique).
</p>

<p>
Au vu de ce contexte, il me semble que l’éco-conception numérique va être un levier pour des politiques de greenwashing. J’ai vu différentes campagnes, notamment de ClimateAction.Tech, visant à pousser des grandes entreprises à “éco-concevoir” leurs sites web (dans le monde anglo-saxon, cela correspond à réduire la consommation électrique et les émissions de carbone du site). En réponse à cela, <b>il serait extrêmement facile pour Total et consorts d’éco-concevoir leurs services numériques sans absolument rien changer à leurs activités. Ce processus leur permettrait même d’améliorer leur communication d’entreprises à peu de frais car les sites web sont le principal point de contact avec une entreprise maintenant</b>. Ainsi, je ne soutiens pas le principe selon lequel il faudrait proposer activement à des grandes entreprises, qui ne changent leurs actions qu’à la marge, d’éco-concevoir leurs services numériques.
</p>

<p>
Pour moi il est clair que l’éco-conception numérique n’a de sens que dans une stratégie environnementale d’entreprise ambitieuse et cohérente et une volonté de l’appliquer en interne (via le top management et/ou les employés). De ce fait, j’ai travaillé pour des entreprises qui sont déjà alignées dans leur politique environnementale et l’éco-conception et la sobriété numérique ne font que suivre ce mouvement. <b>Selon mon expérience, cette paire n’a pas la force nécessaire pour être moteur d’une stratégie environnementale (pour de nombreuses raisons que je ne peux expliquer ici) et est bien plus facile à mettre en place lorsqu’elle est à l’abri dans le peloton (pour filer la métaphore cycliste)</b>. Pour vérifier la stratégie d’une entreprise qui me contacterait je regarde certes les rapports RSE mais j’observe surtout où sont fléchés les investissements de l’entreprise, c'est bien plus efficace pour voir la stratégie réelle au-delà du vernis de la communication. Au final, l’éco-conception n’engage en rien une entreprise à changer ses activités, c'est pourquoi je préfère refuser de travailler avec le secteur des énergies fossiles ou de l’agro-alimentaire industriel, et me concentrer sur les entreprises avec une stratégie sincère et établie et les administrations publiques.
</p>

<h3 id="deficit">Le déficit de formation</h3>

<p>
Une des problématiques à laquelle nous allons devoir faire face rapidement est le manque de formation sur le sujet. Je suis à peu près certain qu’un master en sciences environnementales du numérique aurait un grand succès. Cependant, pour être pertinent sur le sujet il faut être multi-disciplinaire : une bonne connaissance des sciences environnementales, de l’infrastructure matérielle et logicielle du secteur numérique, et une bonne culture générale du développement logiciel/web et du design numérique sont de rigueur. Une telle formation demande une plasticité mentale importante pour suivre un projet au niveau macro/meso/micro. Ne couvrant pas moi-même toutes les connaissances demandées je travaille très souvent avec de nombreux collègues pour avoir une approche complète. De même, un arbitrage ne se règle pas que d’un point de vue technique ou de design, tout doit être réfléchi ensemble et cela rend l’exercice extrêmement complexe. <b>Une bonne compréhension du contexte d’application et du scénario d’usage sont un pré-requis à tout bon arbitrage</b>.
</p>

<p>
Les personnes travaillant sur le sujet ont généralement été formées par des formations courtes chez GreenIT, l’INR (via MOOC), Ecoinfo ou DDemain. Cependant 3 jours ne suffisent pas à comprendre le sujet et beaucoup travaillent à côté pour améliorer leurs connaissances. Côté commanditaire, il y a encore peu de personnes qui savent comment écrire un cahier des charges pertinents ou qui savent tout simplement quoi demander parce que le sujet est vaste et complexe. Sans structuration de la formation des futurs professionnels du sujet, le flou continuera encore quelques années.
</p>

<h3 id="conseils">Conseils pour les années à venir</h3>

<p>
Aujourd’hui le couple qu’on appelle l’éco-conception et la sobriété numérique, ou plus globalement <i>digital sustainability</i> en anglais, commence, me semble t-il, une période de greenwashing. Cela ne veut pas dire qu’il y aura pas des gens très compétents pour répondre à ce besoin, mais tout simplement qu’ils seront plus ou moins cachés par des acteurs moins compétents et moins pertinents mais avec les moyens d’être visibles. De même, des acteurs compétents refuseront, par éthique, de travailler avec certaines entreprises avec beaucoup de moyens et peu d’envie de changer leurs activités insoutenables. Alors les acteurs peu compétents mais visibles répondront à leur demande et distordront la pratique. Cela est bien sûr un scénario catastrophe dicté par une dynamique du moins-disant mais cela reste un risque fort, c’est pour cela que je souhaite l’énoncer. J’ai déjà assisté, par proxy, à une présentation de l’entreprise internationale de conseil Cybercom sur la “Digital Sustainability”, cela était tout simplement leur powerpoint pour vendre des solutions cloud (AWS / Azure) mais avec quelques diapositives sur l’alimentation en EnR des serveurs. Je vous laisse admirer cet enchainement de diapositives qui sous-entendrait que le cloud amène les émissions à 0.
</p>

<figure class="img-figure"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 55%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-ecoconception-03.jpg"></div></figure>

<figure class="img-figure"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 55%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-ecoconception-04.jpg"></div></figure>

<figure class="img-figure"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 55%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-ecoconception-05.jpg"></div><figcaption>Captures d'écran de la présentation de Cybercom "Digital Sustainability - How to do IT with net-positive approach?" du 26 mai 2021 (Cybercom)</figcaption></figure>

<p>
Tous les guides pratiques du monde n’ont pas le pouvoir de changer l’appropriation du sujet par des acteurs avec peu de compétences et de convictions ou tout simplement avec une mauvaise compréhension des enjeux. Alors dans le brouillard à venir comment bien choisir avec qui travailler ? <b>Il me semble que le premier test est la capacité du prestataire à questionner la pertinence de la numérisation dans le cadre du projet. Cela permet de faire un premier tri avec les vendeurs de cloud déguisés mais aussi de faire le tri dans les entreprises qui font cela pour la communication</b>. Ensuite, soyez exigeant sur la définition des principes guidant la démarche, si l’on propose des indicateurs sans un cadre bien compris et contraignant alors on pédalera à vide. De plus, <b>si les autres parts vertueuses d’un environnement numérique de qualité ne sont pas intégrées alors on gaspille une partie de l’effort</b>. Finalement, une personne ne suffit pas à porter le poids d’une telle mission et la constitution d’une équipe est généralement nécessaire pour couvrir l’ensemble des problématiques (sciences environnementales, stratégie, design, développement, accessibilité, DevOps, etc.). Alors une mission d’éco-conception permet potentiellement d’ouvrir à la collaboration et à la transmission des savoirs entre pairs (en interne comme en externe). Bref, il va falloir lutter contre le brouillard / brouillage en continuant à ouvrir les connaissances et à trouver les bons alliés pour mutualiser l’énergie nécessaire pour faire advenir un environnement numérique de qualité dans les années à venir.
</p>
</article>


<hr>

<footer>
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// currently iterating on, otherwise the browser will be stuck
// in a infinite loop…
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title: Eco-conception, le brouillard à venir
url: https://gauthierroussilhe.com/post/ecoconception-critique.html
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<p>
Ce qu’on nomme “éco-conception numérique”, c’est-à-dire, concevoir des services numériques pertinents tout en réduisant leur empreinte environnementale, a commencé à avoir le vent en poupe depuis deux ans. Aujourd’hui, ce champ connait une accélération fulgurante et de nouveaux acteurs arrivent chaque jour. Cette accélération est liée à l’avancée réglementaire et sociale de ces deux dernières années sur le sujet. Des nouveaux fonds publics et des aides y sont dédiés, les cahiers des charges évoluent dans ce sens et des offres se structurent. Bref, ce secteur d’activité arrive à une nouvelle phase de maturité. Ainsi, les acteurs plus anciens se mettent sur la défensive pour protéger leurs “parts de marché” au fur et à mesure que des acteurs “plus larges d’épaules” (ESN, agences de conseil, etc.) affluent. Ce qui était hier un petit marché et surtout un champ de recherche et de pratiques devient un marché plus ou moins important et on assiste, selon moi, à un mouvement de fermeture des savoirs, alimenté par la crainte de voir ses activités phagocytées. Cette crainte est légitime dans le sens où les organisations et personnes en demande (administration publique, collectivités, entreprises du numérique, etc.) n’ont pas le bagage nécessaire pour déterminer si un prestataire est réellement compétent ou non. Dans un mouvement contraire à celui que j’observe aujourd’hui, je souhaite ouvrir ma méthodologie et, en même temps, opérer un bilan critique pour améliorer la demande et donner quelques conseils pour mieux choisir son prestataire.
</p>

<h3>Table des matières</h3>
<a href="#existant">Quel existant ?</a><br/>
<a href="#methodo">Marchés et méthodologies</a><br/>
<a href="#optimiser">Est-ce qu’optimiser un service c’est éco-concevoir ?</a><br/>
<a href="#miracle">L’éco-conception numérique n’est pas une solution miracle</a><br/>
<a href="#deficit">Le déficit de formation</a><br/>
<a href="#conseils">Conseils pour les années à venir</a><br/>
<br/>

<h3 id="existant">Quel existant ?</h3>

<p>
Quand on commence à s’intéresser au sujet de l’éco-conception numérique on tombe assez rapidement sur quelques documents pratiques comme les 115 bonnes pratiques de GreenIT et Frédéric Bordage, ou le référentiel de bonnes pratiques de l’Institut du Numérique Responsable (INR), ou encore, plus récemment, le guide de l’association “Designers Éthiques”. Le premier est très orienté vers les pratiques de programmation, le second et le troisième inclut en plus d’autres champs comme l’UX design, la stratégie, etc. Toutefois, avant de regarder ces documents techniques il est bien important de comprendre le cadre de l’éco-conception. Celui-ci est normé par des standards ISO comme le 14062:2002 (IEC 62430:2019 maintenant), cependant, cette norme est généraliste à l’éco-conception et n’est pas spécifique au numérique. Cela revient à dire que la conception d’un service numérique peut être appréhendée, d’un point de vue environnemental, comme la création de n’importe quel autre service. Cette assertion est partiellement vraie mais pose aussi des limites réelles à la mise en pratique comme nous allons le voir.
</p>

<h3 id="methodo">Marchés et méthodologies</h3>
<p>
Au cours des quatre dernières années, j’ai été alimenté par une bonne partie de la littérature existante et j’ai surtout piloté des projets d’éco-conception numérique en “conditions réelles” avec différents types de clients. À partir de cette digestion et de cette pratique j’en ai tiré ma méthodologie “sur-mesure” qui correspond à mes connaissances et ma vision des choses. Cette méthodologie a pour but de poser les bases de mon accompagnement en éco-conception et de mettre en lumière les points cruciaux pour les arbitrages tout au long du projet.
</p>

<p>
Dans un premier temps, j’ai sélectionné 3 conditions (ou points de départs) qui n’ont rien d’exceptionnels ou nouveaux :
</p>
<ol class="list">
<li class="list-item">
<p class="item-name">1 → On doit réduire l’empreinte environnementale du service, qu’il soit numérique ou non ;</p>
</li>
<li class="list-item">
<p class="item-name">2 → On doit répondre avec pertinence aux besoins exprimés par les usagers ;</p>
</li>
<li class="list-item">
<p class="item-name">3 → Il faut partir du principe que la numérisation n’est pas forcément la meilleure option pour répondre aux deux premiers points.</p>
</li>
</ol>
<p>
Je tiens à appuyer sur le troisième point et ainsi formuler mon premier conseil : <b>si la personne qui vous accompagne sur l’éco-conception numérique ne questionne pas sincèrement et souvent la numérisation de votre service (ou produit si on parle d’agilité) ou la numérisation de certains fonctions de celui-ci alors il y a de fortes chances qu’elle n’est pas bien compris le but de l’éco-conception</b>. Je ne dis pas que ce questionnement est facile, j’ai moi-même échoué à travailler en profondeur sur cette question sur un gros projet que j’accompagne mais cela ne m’empêche de requestionner régulièrement l’équipe projet là-dessus. À terme, le métier devra mieux s’outiller pour accompagner sur ce questionnement de fond.
</p>

<p>
Dans un second temps, lorsque les conditions sont remplies, je pose sept piliers qui guideront le processus de numérisation :</p>

<ol class="list">
<li class="list-item">
<p class="item-name">→ Le service doit favoriser la durée de vie des équipements ;</p>
</li>
<li class="list-item">
<p class="item-name">→ Le service doit réduire la consommation de ressources (environnement comme informatique) en valeur absolue ;</p>
</li>
<li class="list-item">
<p class="item-name">→ Le service doit favoriser sa propre durée de vie en répondant à des besoins pertinents à moyen et long terme et en facilitant le travail de maintenance et d’évolution ;</p>
</li>
<li class="list-item">
<p class="item-name">→ Le service doit être optimisé pour les conditions d’accès les plus difficiles (équipement ancien ou peu puissant, peu de réseau, données payantes) ;</p>
</li>
<li class="list-item">
<p class="item-name">→ L’éco-conception numérique n’est que la partie d’un cercle vertueux qui intègre accessibilité, respect de la vie privée, open data, logiciel libre, etc… ;</p>
</li>
<li class="list-item">
<p class="item-name">→ Le partage et la documentation du travail effectué doit être la norme, pas l’exception ;</p>
</li>
<li class="list-item">
<p class="item-name">→ Le travail effectué doit être mesuré et doit s’intégrer dans une démarche pré-existante de transformation écologique.</p>
</li>
</ol>

<p>
Tous ces piliers se répondent les uns les autres et doivent donc être pris tous ensemble pour tenir l’édifice du projet. De même, derrière chaque pilier il y a de nombreuses bonnes pratiques, indicateurs, méthodes d’arbitrage que je ne peux pas expliquer ici par manque de temps. Une fois encore, je vais m’appuyer sur un seul pilier, le cinquième, pour fournir un second conseil : <b>l’éco-conception numérique peut être vu dans une couche supplémentaire à un cahier des charges toujours plus complexe. Pour moi il est l’opposé, c’est un prétexte supplémentaire pour mutualiser l’effort et pour faire advenir un environnement numérique de qualité d’un seul mouvement (accessibilité, logiciel libre, sécurité, etc.)</b>. Je ne fais pas d’éco-conception numérique sans amener d’accessibilité web ou sans essayer de “dégafamiser” au maximum le service. Si votre prestataire ne se bat pas sur ce point alors il ne vous rend pas service. Par exemple, proposer un AWS (Amazon Web Services ou autres services cloud de Google ou Microsoft) dans le cadre d’une mission d’éco-conception numérique est un contre-sens pour moi, hors besoins exceptionnels. Ajouter une couche qui va complexifier dans les enjeux de RGPD et de souveraineté sous prétexte qu’Amazon annoncerait des centres de données “verts” est une erreur stratégique. Toute la vertu vient ensemble ou rien ne vient.
</p>

<figure class="img-figure-large"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 68%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-ecoconception-01.svg"></div><figcaption>Récapitulatif de la méthodologie 3+7</figcaption></figure>

<p>
Voilà un bref aperçu de ma méthodologie personnelle, elle n’est pas figée et continuera d’évoluer (de nouveaux piliers vont apparaître). Je ne conseillerais pas de l'utiliser car je l'ai ajustée spécialement par rapport à mes connaissances et à ma vision du sujet. En tout cas, cette introduction aura permis de bien souligner deux conseils qui me semblent clé dans le choix de son prestataire et dans la compréhension d’un accompagnement qualitatif.
</p>

<h3 id="optimiser">Est-ce qu’optimiser un service c’est éco-concevoir ?</h3>

<p>
Lorsque j’accompagne un projet j’utilise la méthodologie présentée ci-dessus pour faire le cadrage. En complément, j’utilise différents indicateurs techniques pour suivre l’évolution du produit. Cela peut paraître contre-intuitif mais je n’intègre pas d’indicateurs environnementaux dans le projet (gCO<sub>2</sub>e, cl d’eau ou autres) car ce sont des ordres de grandeur approximatifs obtenus à partir d’indicateurs techniques que j’intègre dans le suivi. Les indicateurs environnementaux ont, selon moi, une utilité pour la communication <i>a posteriori</i> mais ne sont pas pertinents dans la conduite d’un projet. Si l’on suit bien les piliers et les indicateurs fournis on arrive alors à un service numérique très léger et très optimisé. Par exemple, j’ai récemment aidé à la refonte du site web de <a href="https://commown.coop/" rel="noopener noreferrer">Commown</a> avec <a href="https://timothee.goguely.com/" rel="noopener noreferrer">Timothée Goguely</a> et <a href="https://www.pikselkraft.com/" rel="noopener noreferrer">Derek Salmon</a>. Avec la nouvelle version nous avons divisé le poids moyen des pages par 22, le nombre de requêtes par 4, réduit le temps de la First Contentful Paint (FCP) par 5 et le Time to Interactive (T2I) par 11.
</p>

<figure class="img-figure-large"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 75%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-ecoconception-02.svg"></div><figcaption>Suivi des indicateurs techniques pour la refonte du site web de Commown</figcaption></figure>

<p>
C’est bien mais est-ce que c’est vraiment de l’éco-conception ? Si on enlève l’étape de questionnement sur ce qu’on numérise ou pas alors nous n’avons fait que de l’optimisation. En effet, la comparaison Avant/Après ne donne pas à voir la démarche d’éco-conception, c’est plus la photo sur la ligne d’arrivée que la vidéo de la course. Nous avons travaillé avec Commown en amont pour supprimer au moins la moitié du contenu préexistant, nous avons questionné systématiquement les besoins exprimés et l’intérêt de numériser pour y répondre. Ce processus a été d’autant plus agréable que Commown voulait être conforme au RGAA (Référentiel d’accessibilité web) et dégafamiser au maximum leurs outils. Tout est voulu ensemble donc l’accompagnement a pu être réussi. Au final, les services numériques dont j’ai aidé à l’éco-conception ont des scores quasi-maximum sur les outils de performance web populaires. Alors est-ce que éco-concevoir consiste juste à optimiser un service ?
</p>

<p>
La plupart des métiers du web consiste à optimiser des choses parfois lourdes, tentaculaires et le processus d’optimisation peut lui-même amener à une certaine voracité en ressources informatiques. <b>Si on s’inspire du principe de Pareto l’éco-conception consiste d’une certaine façon à utiliser seulement 20% des ressources données pour répondre à 80% des besoins exprimés par les usagers</b>. C’est ici que s’exprime l’idée de la sobriété numérique. Cette idée concerne autant la conception du service que les dispositifs et flux matériels nécessaires à son fonctionnement. Moins le service fait appel à des ressources externes (dépendances et librairies externes, tiers-parties, etc.) et à des ressources informatiques (puissance CPU/RAM, débit réseau) et plus le service sera résistant en cas de réduction des flux (réseau saturé ou restreint) ou en cas d’évènements exceptionnels (catastrophes naturelles, coupure de câbles, panne serveur, etc.). De même, une démarche d’éco-conception et de sobriété numérique vise à réduire la dépendance à des services monopolistiques qui auront plus tard toute latitude sur leur politique tarifaire et sur les politiques d’accès à leurs services.
</p>

<p>
Il faut donc retenir que l’éco-conception doit être cadrée par des principes desquelles découlent des indicateurs. Des indicateurs sans les principes mentionnés plus haut ne garantissent en rien la qualité d’une démarche d’éco-conception. De plus, une démarche d’éco-conception ne vient jamais seule, elle doit être accompagnée de questionnements sur l’accessibilité, la souveraineté, le respect de la vie privée, la sécurité, etc. Un dernier point me semble particulièrement important : éco-concevoir un service numérique implique aussi de questionner la politique d’achat d’équipements de l’organisation dans laquelle on intervient. C’est hors du périmètre de la mission initiale mais c’est un point essentiel, il est sans doute plus important de convaincre une large entreprise de rallonger la durée de vie de son parc d’équipements numériques que d’éco-concevoir un service (sauf si c’est un service public essentiel). L’idéal c’est de faire les deux à la fois mais ces missions dépassent généralement les compétences d’une agence web.
</p>


<h3 id="miracle">L’éco-conception numérique n’est pas une solution miracle</h3>

<p>
L’éco-conception numérique porte en elle tous les éléments pour faire advenir des pratiques de greenwashing : mauvaise connaissances du sujet par les demandeurs, faible niveau de compétences des prestataires, pression pour mettre en place des actions et positionnement des GAFAM sur le sujet. De plus, <b>entre éco-concevoir un service numérique et communiquer là-dessus, ou mettre en place une vraie stratégie environnementale et repenser fondamentalement son modèle économique, la première option est bien plus simple</b>. Le fait que Volkwagen Canada communique sur la création d’un <a href="https://www.vw.ca/carbonneutralnet/fr/" rel="noopener noreferrer">site web écologique</a> qui fait la promotion de SUV électrique est, d’une part, le coup de départ de ce cycle de greenwashing et, d’autre part, le summum du cynisme car ce site est en aucun cas éco-conçu ni même optimisé (au même titre que les SUV électriques ne sont pas la réponse à la transition énergétique et écologique).
</p>

<p>
Au vu de ce contexte, il me semble que l’éco-conception numérique va être un levier pour des politiques de greenwashing. J’ai vu différentes campagnes, notamment de ClimateAction.Tech, visant à pousser des grandes entreprises à “éco-concevoir” leurs sites web (dans le monde anglo-saxon, cela correspond à réduire la consommation électrique et les émissions de carbone du site). En réponse à cela, <b>il serait extrêmement facile pour Total et consorts d’éco-concevoir leurs services numériques sans absolument rien changer à leurs activités. Ce processus leur permettrait même d’améliorer leur communication d’entreprises à peu de frais car les sites web sont le principal point de contact avec une entreprise maintenant</b>. Ainsi, je ne soutiens pas le principe selon lequel il faudrait proposer activement à des grandes entreprises, qui ne changent leurs actions qu’à la marge, d’éco-concevoir leurs services numériques.
</p>

<p>
Pour moi il est clair que l’éco-conception numérique n’a de sens que dans une stratégie environnementale d’entreprise ambitieuse et cohérente et une volonté de l’appliquer en interne (via le top management et/ou les employés). De ce fait, j’ai travaillé pour des entreprises qui sont déjà alignées dans leur politique environnementale et l’éco-conception et la sobriété numérique ne font que suivre ce mouvement. <b>Selon mon expérience, cette paire n’a pas la force nécessaire pour être moteur d’une stratégie environnementale (pour de nombreuses raisons que je ne peux expliquer ici) et est bien plus facile à mettre en place lorsqu’elle est à l’abri dans le peloton (pour filer la métaphore cycliste)</b>. Pour vérifier la stratégie d’une entreprise qui me contacterait je regarde certes les rapports RSE mais j’observe surtout où sont fléchés les investissements de l’entreprise, c'est bien plus efficace pour voir la stratégie réelle au-delà du vernis de la communication. Au final, l’éco-conception n’engage en rien une entreprise à changer ses activités, c'est pourquoi je préfère refuser de travailler avec le secteur des énergies fossiles ou de l’agro-alimentaire industriel, et me concentrer sur les entreprises avec une stratégie sincère et établie et les administrations publiques.
</p>

<h3 id="deficit">Le déficit de formation</h3>
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Une des problématiques à laquelle nous allons devoir faire face rapidement est le manque de formation sur le sujet. Je suis à peu près certain qu’un master en sciences environnementales du numérique aurait un grand succès. Cependant, pour être pertinent sur le sujet il faut être multi-disciplinaire : une bonne connaissance des sciences environnementales, de l’infrastructure matérielle et logicielle du secteur numérique, et une bonne culture générale du développement logiciel/web et du design numérique sont de rigueur. Une telle formation demande une plasticité mentale importante pour suivre un projet au niveau macro/meso/micro. Ne couvrant pas moi-même toutes les connaissances demandées je travaille très souvent avec de nombreux collègues pour avoir une approche complète. De même, un arbitrage ne se règle pas que d’un point de vue technique ou de design, tout doit être réfléchi ensemble et cela rend l’exercice extrêmement complexe. <b>Une bonne compréhension du contexte d’application et du scénario d’usage sont un pré-requis à tout bon arbitrage</b>.
</p>

<p>
Les personnes travaillant sur le sujet ont généralement été formées par des formations courtes chez GreenIT, l’INR (via MOOC), Ecoinfo ou DDemain. Cependant 3 jours ne suffisent pas à comprendre le sujet et beaucoup travaillent à côté pour améliorer leurs connaissances. Côté commanditaire, il y a encore peu de personnes qui savent comment écrire un cahier des charges pertinents ou qui savent tout simplement quoi demander parce que le sujet est vaste et complexe. Sans structuration de la formation des futurs professionnels du sujet, le flou continuera encore quelques années.
</p>

<h3 id="conseils">Conseils pour les années à venir</h3>
<p>
Aujourd’hui le couple qu’on appelle l’éco-conception et la sobriété numérique, ou plus globalement <i>digital sustainability</i> en anglais, commence, me semble t-il, une période de greenwashing. Cela ne veut pas dire qu’il y aura pas des gens très compétents pour répondre à ce besoin, mais tout simplement qu’ils seront plus ou moins cachés par des acteurs moins compétents et moins pertinents mais avec les moyens d’être visibles. De même, des acteurs compétents refuseront, par éthique, de travailler avec certaines entreprises avec beaucoup de moyens et peu d’envie de changer leurs activités insoutenables. Alors les acteurs peu compétents mais visibles répondront à leur demande et distordront la pratique. Cela est bien sûr un scénario catastrophe dicté par une dynamique du moins-disant mais cela reste un risque fort, c’est pour cela que je souhaite l’énoncer. J’ai déjà assisté, par proxy, à une présentation de l’entreprise internationale de conseil Cybercom sur la “Digital Sustainability”, cela était tout simplement leur powerpoint pour vendre des solutions cloud (AWS / Azure) mais avec quelques diapositives sur l’alimentation en EnR des serveurs. Je vous laisse admirer cet enchainement de diapositives qui sous-entendrait que le cloud amène les émissions à 0.
</p>

<figure class="img-figure"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 55%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-ecoconception-03.jpg"></div></figure>
<figure class="img-figure"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 55%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-ecoconception-04.jpg"></div></figure>
<figure class="img-figure"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 55%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-ecoconception-05.jpg"></div><figcaption>Captures d'écran de la présentation de Cybercom "Digital Sustainability - How to do IT with net-positive approach?" du 26 mai 2021 (Cybercom)</figcaption></figure>

<p>
Tous les guides pratiques du monde n’ont pas le pouvoir de changer l’appropriation du sujet par des acteurs avec peu de compétences et de convictions ou tout simplement avec une mauvaise compréhension des enjeux. Alors dans le brouillard à venir comment bien choisir avec qui travailler ? <b>Il me semble que le premier test est la capacité du prestataire à questionner la pertinence de la numérisation dans le cadre du projet. Cela permet de faire un premier tri avec les vendeurs de cloud déguisés mais aussi de faire le tri dans les entreprises qui font cela pour la communication</b>. Ensuite, soyez exigeant sur la définition des principes guidant la démarche, si l’on propose des indicateurs sans un cadre bien compris et contraignant alors on pédalera à vide. De plus, <b>si les autres parts vertueuses d’un environnement numérique de qualité ne sont pas intégrées alors on gaspille une partie de l’effort</b>. Finalement, une personne ne suffit pas à porter le poids d’une telle mission et la constitution d’une équipe est généralement nécessaire pour couvrir l’ensemble des problématiques (sciences environnementales, stratégie, design, développement, accessibilité, DevOps, etc.). Alors une mission d’éco-conception permet potentiellement d’ouvrir à la collaboration et à la transmission des savoirs entre pairs (en interne comme en externe). Bref, il va falloir lutter contre le brouillard / brouillage en continuant à ouvrir les connaissances et à trouver les bons alliés pour mutualiser l’énergie nécessaire pour faire advenir un environnement numérique de qualité dans les années à venir.
</p>

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<title>Territorialiser les systèmes numériques, l’exemple des centres de données (archive) — David Larlet</title>
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<article>
<header>
<h1>Territorialiser les systèmes numériques, l’exemple des centres de données</h1>
</header>
<nav>
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</p>
</nav>
<hr>
<p>
Comme exprimé précédemment, il me semble que les données globales sur l’empreinte environnementale du numérique, prises seules, perpétuent in fine les discours de dématérialisation et déterritorialisation. J’aimerais à titre d’exemple développer le cas des centres de données, que j’ai mentionné précédemment, comme étude de cas pour observer les défaillances de la vision globale et les enjeux de l'approche territoriale.
</p>

<h3>Table des matières</h3>

<p><a href="#corriger">Corriger la vision globale</a><br/>
<a href="#completer">Compléter la vision globale</a><br/>
<a href="#myopie">Myopie globale</a><br/>
<a href="#vision">Vision territoriale</a><br/>
<a href="#approche">Que faire d’une approche territoriale</a><br/>
<a href="#perspectives">Perspectives</a><br/>
<br/></p>
<h3 id="corriger">Corriger la vision globale</h3>

<p>
D’après les estimations de Masanet et al. et de l’IEA (<i>International Energy Agency</i>), les centres de données représenteraient 1% de la consommation globale d’électricité (205 TWh)<a href="#definition-1" aria-describedby="footnote-label" id="definition"></a>. Cette consommation serait plutôt stable (+6% depuis 2010) malgré une augmentation croissante de la puissance et de la charge de ces centres.
</p>

<figure class="img-figure-xlarge"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 35%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-01.svg"></div><figcaption>Estimation globale et projections de Masanet et al.</figcaption></figure>

<p>
Ce prisme global permet de dire que les centres de données ne sont pas un sujet important dans l’étude de l’empreinte environnementale globale du numérique. Toutefois, les données ainsi présentées posent de nombreuses limites : <b>parler d’électricité ne revient à parler que de la phase d’usage des centres de données et de leur consommation électrique durant cette phase, cela n’est donc qu’une vue très réduite de l’empreinte globale</b>. Ensuite, les jeux de données permettant d’arriver à ces estimations globales sont largement influencés par les données des parcs de centres de données américains. Si l’on garde le prisme réducteur de la consommation d’électricité on observe alors d’autres tendances sur d’autres zones géographiques : la Commission Européenne a publié un rapport en mai 2020 annonçant que la consommation d’électricité annuelle des centres de données (<i>Data centers</i>, DC) en UE28 était passée de 53,9 TWh/a en 2010 à 76,8 TWh/a en 2018, soit 30% d’augmentation<a href="#ue-1" aria-describedby="footnote-label" id="ue-a"></a>. <b>La Commission Européenne estime que la consommation annuelle des DC représentait 2,7% de la consommation annuelle d’électricité en UE28 en 2018 et prévoit que cette consommation augmente de 21% d’ici 2025</b>. Une nouvelle fois, cette consommation n’est pas également répartie sur le territoire européen, 82% de la consommation d’électricité se situe en Europe de l’ouest et du nord. De même, les données asiatiques sur le sujet restent dures à obtenir et à confirmer. Par exemple, à Singapour le Ministère de l’Industrie et du Commerce estime que les 60 centres de données sur son territoire représentent <a href="https://www.channelnewsasia.com/news/business/new-data-centres-singapore-temporary-pause-climate-change-14719154" rel="noopener noreferrer">7% de la consommation d’électricité nationale en 2020</a> (3,8 TWh à peu près). En Chine, Greenpeace estime que la consommation électrique annuelle était de 161 TWh en 2018<a href="#greenpeace-1" aria-describedby="footnote-label" id="greenpeace-a"></a>, et prévoit une très forte augmentation.
</p>

<figure class="img-figure"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 72%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-02.svg"></div><figcaption>Comparaisons des estimations entre Masanet et al. et Montevecchi et al., 2010 et 2018</figcaption></figure>

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On peut tout de suite voir apparaître des creux entre l’estimation globale de Masanet et al. et de l’IEA, et les chiffres reportés indépendamment dans chaque région. Pourquoi un tel écart ? Les estimations globales citées renvoient toujours à des données de consommation électrique des centres de données aux USA (Shehabi et al.<a href="#shehabi-1" aria-describedby="footnote-label" id="shehabi-a"></a>) et utilisent une méthode <i>bottom-up</i> (partir de la consommation unitaire d’un appareil puis multiplier par le nombre d’appareils). La consommation américaine s’est stabilisée grâce à des gains en efficacité, à de nouveaux matériels et à l’augmentation de la taille des centres de données (augmentation des <i>hyperscalers</i>) mais aussi parce que les méthodes de refroidissement ont changé, passant de la climatisation à des circuits d’eau froide (un transfert d’impact). De plus, les approches <i>bottom-up</i> amènent plutôt à des estimations basses (à l’inverse des approches <i>top-down</i>). Généralement, <b>les estimations basses proviennent d’études utilisant les jeux de données américains (Shehabi et al.), les estimations régionales utilisent d’autres sources, comme le Borderstep Institute pour les données européennes par exemple</b>. Du fait des données manquantes, les estimations globales seront toujours complexes à modéliser et il est donc préférable de regarder les estimations régionales qui utilisent des jeux de données plus contextualisés.
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<h3 id="completer">Compléter la vision globale</h3>

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Jusqu'à présent nous n’avons fait que montrer les chiffres données par un prisme réducteur : phase d’usage et consommation d’électricité. Si nous voulons réellement avoir une meilleure idée de l’empreinte des centres de données nous devons alors rajouter les phases de fabrication et de fin de vie et d’autres facteurs environnementaux : consommation d’eau, consommation de ressources “abiotiques” (non vivantes), production de déchets, consommation d’énergie primaire, sans oublier les émissions de gaz à effet de serre liées à tout cela. Toutefois, nous devons faire face à un premier constat, ces données sont très rares et ne sont pas diffusées publiquement. <b>À ma connaissance il n’existe que quelques approches d’analyses de cycle de vie (ACV) publiées “récemment” et de façon ouverte : Whitehead et al. en 2015<a href="#whitehead-1" aria-describedby="footnote-label" id="whitehead-a"></a> et Shah et al. de 2009 à 2014<a href="#shah-1" aria-describedby="footnote-label" id="shah-a"></a></b>. Dans le secteur des centres de données, une publication de 2015 est relativement vieille car les méthodes d’installation, de fabrication et de gestion ont largement changé depuis. <b>Dans cette littérature scientifique, on estime que la phase de fabrication (construction du bâtiment + fabrication des équipements informatiques) représente en moyenne 15% de l’empreinte énergétique et GES d’un centre de données dans un pays à l’électricité “moyennement” carbonée ( env. 150-200gCO2/kWh)</b>. Pour arriver à ce chiffrage on estime que le bâtiment est neuf et durera 20 ans et que les équipements IT sont remplacés tous les 4 à 5 ans. À partir des scopes 3 des GAFAM, une publication récente de chercheurs de Facebook, Harvard et Arizona University<a href="#arizona-1" aria-describedby="footnote-label" id="arizona-a"></a> a estimé que l’impact carbone des centres de données liés aux équipements IT, à la construction et aux infrastructures était plus fort qu’imaginé. Il y aurait donc un intérêt croissant à mieux comprendre ces “oublis”.
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<h4>Construction du bâtiment et des installations</h4>

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Généralement <b>l’intégration des impacts liés à la construction d’un centre de données sont optionnels</b> (<a href="https://www.etsi.org/deliver/etsi_es/203100_203199/203199/01.03.01_60/es_203199v010301p.pdf" rel="noopener noreferrer">Norme ETSI 203 199 V.1.3.1, p.39</a>) car considérés comme trop faibles, c’est-à-dire autour de 1%. Cependant, l’augmentation de la taille des centres de données et l’usage récurrent de béton et de métal implique que la construction ne devrait pas être sous-estimée. Cela est d’autant plus important car les projets de construction de centres de données se multiplient : Microsoft a annoncé qu’il veut <a href="https://www.crn.com/news/data-center/microsoft-will-build-up-to-100-new-data-centers-each-yearf" rel="noopener noreferrer">construire 50 à 100 nouveaux centres de données par an</a> jusqu’à une date indéterminée. Les projets de développement de Microsoft sont loin d’être une exception, les investissements s’accumulent dans le secteur : <a href="https://www.crn.com/news/data-center/covid-19-spurs-record-data-center-spending-by-amazon-google-microsoft" rel="noopener noreferrer">37 milliards de dollars ont été dépensés dans le secteur rien qu’au 3e trimestre 2020</a>. De même, la phase de construction peut avoir beaucoup plus d’impacts sur d’autres facteurs environnementaux comme les émissions de particules fines (PM-10) et les rejets toxiques. Finalement, l’achat de l’infrastructure énergétique et de refroidissement (HVAC, CRAV, générateurs, etc.) doit être regarder de près, surtout si leur durée de vie est plus faible que la moyenne.
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<figure class="img-figure"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 50%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-06.jpg"></div><figcaption>Construction d'un centre de données à Clarksville, Tennessee (Google)</figcaption></figure>

<h4>Fabrication des équipements IT</h4>

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Si la construction du bâtiment représente peu de l’empreinte énergétique totale, l’empreinte liée à la fabrication des ordinateurs, serveurs et autres équipements IT n’est pas à sous-estimer. <b>Elle représente généralement la majorité des impacts hors phase d’usage (sauf sur certains facteurs). Cette empreinte se situe autant sur la consommation d’eau (liée à l’extraction et traitement) que sur la consommation de ressources (métaux, etc.) et sur les autres polluants liés (arsenic, cadmium, etc.)</b>. Cette empreinte est aussi importante car le rythme de remplacement des équipements se situe généralement aux alentours des 4 à 5 ans, leur impact est donc “amorti” comptablement sur moins d’années. Les impacts environnementaux eux ne sont pas "amortis" et s'accumulent dans des régions bien précises.
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<h4>Fin de vie des installations</h4>

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La fin de vie des centres de données n’est pas pris en compte dans les analyses alors que cette phase peut être productice d’énormément de déchets. Décommissionner un centre de données, c’est démonter l’ensemble du parc, enlever l’infrastructure électrique, celle de refroidissement, enlever les dalles, etc. <b>À cela se rajoute le fait que la politique de redondance et de sécurité nécessite des équipements sans risques, donc on préfère remplacer plus tôt que prendre le risque de la panne</b>. Par exemple, des générateurs qui ont une durée de vie de 35 à 40 ans peuvent être <a href="https://www.datacenterdynamics.com/en/analysis/what-happens-mechanical-and-electrical-equipment-during-data-center-decommissioning/" rel="noopener noreferrer">décommissionné au bout de 15 ans</a> alors qu’ils n’ont quasiment jamais servi. La fin de vie de l’équipement IT doit aussi poser question au vu des durées de vie relativement faibles.
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<h4>Consommation d’eau</h4>

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Si la consommation d’eau est importante lors de la phase de fabrication des équipements, il y a cependant un autre paramètre à prendre en compte : la génération d’électricité. Produire de l’électricité, via une turbine à vapeur par exemple, utilise de l’eau qui va être évaporé et va donc sauter une étape dans le cycle de l’eau. Les méthodes de génération d’électricité sont donc à prendre en compte pour comprendre l’empreinte hydrique des centres de données. Les États-Unis ont une intensité hydrique de 2,18 L/kWh, la France serait aux alentours de 4 L/kWh. La différence s’explique par la plus grande proportion d’énergie nucléaire et d'hydroélectrique en France. De plus, <b>la consommation d’eau liée au refroidissement des centres de données varie largement en fonction des circuits de récupération d’eau</b>. Il est important de se concentrer sur les prélèvements d’eau sur le réseau municipal pour avoir une idée claire du poids hydrique du refroidissement. Dans un article de 2016, l’Uptime Institute estimait qu’un centre de données de 1 MW consommait 25,5 millions de litres d’eau par an (25 500 m3)<a href="#uptime-1" aria-describedby="footnote-label" id="uptime-a"></a>. Dans un rapport de 2019 pour l’ADEME, Cécile Diguet et Fanny Lopez remontaient que, d’après un opérateur américain, un centre de données de 15 MW consommerait jusqu’à 1,6 millions de litres d’eau par jour (1 600 m3)<a href="#diguet-1" aria-describedby="footnote-label" id="diguet-a"></a>. Comme nous allons le voir plus tard les besoins en eau des nouveaux data centers posent de véritables problématiques territoriales.

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<h4>Consommation d’électricité</h4>

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Si la focale est sur la consommation d’électricité des centres de données, il y a tout de même une subtilité à comprendre. Alors que la plupart des géants américains annoncent que leurs centres de données seront 100% énergies renouvelables, une grosse distinction est de mise sur ce 100% d’énergies renouvelables. <b>Il faut différencier deux approches pour calculer l’empreinte carbone de l’électricité : le <i>location-based</i> ou le <i>market-based</i>. Le <i>location-based</i> désigne l’intensité carbone de l’électricité physiquement consommée par le centre de données. Le <i>market-based</i> désigne l’intensité carbone de l’électricité après abattement comptable entre l’électricté consommée et l’électricité achetée via différentes mécanismes financiers</b>. Parmi ces différents mécanismes on trouve des <i>Renewable Energy Certificates</i> (RECs) qui sont généralement considérés de maigre qualité car ils ne peuvent pas prouver entièrement l’origine de l’électricité. De ce fait, les <i>Power Purchase Agreements</i> (PPAs) sont devenus plébiscités par les géants du numérique. Un PPA peut prendre plusieurs formes, il peut être direct : dans ce cas un acheteur s’engage sur plusieurs années auprès d’un producteur à acheter l’électricité physiquement fournie à ses installations. C’est le type de PPA à privilégier pour que les affirmations d’alimentation en énergies renouvelables soient crédibles. Mais il y a aussi des PPA “virtuels” ou “financiers” qui ne sont pas liés à la livraison physique d’électricité. Dans ce cas, un acheteur s’engage à investir dans la construction d’une centrale d’énergie renouvelable (solaire / vent) et d’acheter de l’électricité future à un certain tarif quand la centrale est en route. Toutefois, ces PPAs virtuels permettent de soustraire comptablement du carbone de leur bilan avant même que les centrales soient construites. Aujourd’hui les GAFAM sont les plus gros acheteurs du monde en PPAs (direct ou virtuel) et façon globale <a href="https://www.iea.org/commentaries/data-centres-and-energy-from-global-headlines-to-local-headaches" rel="noopener noreferrer">le secteur des TIC représente plus de la moitié des PPAs de 2009 à 2019</a>.
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Google semble être le mieux placé pour obtenir ou faire advenir des PPAs directs. Cependant, les affirmations de neutralité carbone sur la plupart de ses centres de données sont liés à des RECs ou à des PPAs virtuels et cela est même visible dans les données fournies par Google. <b>Le géant américain annonce que son centre de données à Eemshaven aux Pays-bas serait 100% alimenté en EnR depuis son ouverture en 2016. Or, sur les matrices de fourniture d'électricité de Google on voit bien que 69% de l'alimentation électrique a été fournie par des EnR. Les 31% restants sont compensés par des RECs ou des PPA virtuels</b>. L'affirmation de Google en préambule n'est donc pas factuellement correcte.
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<figure class="img-figure"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 30%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-07.jpg"></div><figcaption>Affirmation d'alimentation en énergies renouvelables du centre de données Google à Eemshaven, aux Pays-bas</figcaption></figure>

<figure class="img-figure-large"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 65%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-08.jpg"></div><figcaption>Descriptif de l'alimentation en électricité <i>location-based</i> du centre de données d'Eemshaven</figcaption></figure>

<h3 id="myopie">Myopie globale</h3>

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Ce bref résumé de tout ce qui n’est pas compté dans les estimations globales de l’empreinte des centres de données montre qu’il manque énormément de pièces au puzzle. L’absence de données ouvertes et partagées crée une myopie qui sera à terme de plus en plus insoutenable au fur et à mesure que des centaines de centres de données sont et seront construits chaque année. <b>En échangeant avec des spécialistes des analyses de cycle de vie dans le numérique, on arrive à peu près à la même hypothèse que la phase de fabrication (bâtiment + matériel) serait aux alentours de 12 à 15% de l’empreinte totale d’un centre de données (cela est toutefois variable en fonction du mix énergétique du pays)</b>. Cela veut dire que les opérateurs peuvent intégrer autant d’énergie renouvelable qu’ils le souhaitent dans leur consommation électrique, il y aura une part intense en impacts carbone, eau, ressources liés à la construction/fabrication qu’ils pourront difficilement compresser. L’énergie utilisée dans une mine, dans le fret, dans la chaine d’approvisionnement et de production a beaucoup moins de chances d’être renouvelable et de se décarboner. De même, il est essentiel de rappeler tous les autres facteurs environnementaux qui sont complètement oubliés : biodiversité (!), particules fines, écotoxicité, … <b>Finalement, la consommation d’électricité augmente, qu’elle soit renouvelable ou non, pourtant un des objectifs prioritaires de la transition est de réduire notre consommation énergétique et notre empreinte matérielle</b>. D’une part, le problème est que la demande d’électricité très concentrée des centres de données est bloquante pour les territoires dans lesquels ils sont installées. D’autre part, <b>le recours aux énergies renouvelables pour décarboner une consommation croissante augmente drastiquement l’empreinte matérielle de tout le secteur</b>. Les énergies renouvelables populaires comme l’éolien et le solaire ont une empreinte matérielle conséquente et requièrent de nombreuses métaux. L’usage des énergies renouvelables est bien plus pertinent dans le cadre d’une décrue énergétique, pas l’inverse. Auquel cas on ne fera que décarboner la croissance énergétique mais on ne fait pas évoluer la base de nos systèmes énergétiques.
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<figure class="img-figure"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 105%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-03.svg"></div><figcaption>Résumé de toutes les informations manquantes pour mieux évoluer l'empreinte environnementale du secteur des centres de données</figcaption></figure>

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En conclusion préliminaire, cette myopie sur l’électricité et le carbone permet de mettre sous un beau jour le secteur des centres de données. Le jour où on ajoutera au bilan carbone, le bilan d’empreinte eau et le bilan d’empreinte matérielle alors les transferts d’impacts et de pollution seront bel et bien visibles. Encore une fois, nous devons intégrer d’autres facteurs : où sont la biodiversité, les particules fines, l’écotoxicité pour les humains et les milieux ? <b>Le carbone n’est qu’une partie du problème et nous ne pourrons pas cacher éternellement les transferts d’impacts. Cette myopie est d’autant plus flagrante au vu du rythme de construction des centres de données dans les années à venir</b>.
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<h3 id="vision">Vision territoriale</h3>

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Comme montré précédemment la vision globale est aujourd’hui largement incomplète et continue à possiblement perpétuer une vision dématérialisée du secteur numérique. Face à ce constat, ma méthode de recherche a changé pour partir du territoire où se situe mon objet d’étude. Ce faisant, <b>je m’intéresse bien plus aux conditions matérielles du secteur, c’est-à-dire les pré-requis de matières et de flux pour qu’une installation soit construite, déployée et fonctionne</b>. J’avais déjà posé les prémices de ce retournement dans l’article de Sciences du design co-écrit avec Nicolas Nova. Notre proposition tenait à étudier le numérique à travers trois centres concentriques : matérialisation, territorialisation, terrestrialisation. Je m’attache aujourd’hui à poursuivre cette voie via certains travaux en cours comme, par exemple, <a href="http://gauthierroussilhe.com/post/chip-water-taiwan.html" rel="noopener noreferrer">la fabrication des semi-conducteurs à Taiwan et l’approvisionnement en eau</a>. La présente analyse s’inscrit aussi dans cette voie de recherche, d’autant plus que le cas des centres de données est exemplaire pour ce genre de démarches.
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<figure class="img-figure-large"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 60%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-04.svg"></div><figcaption>Cadre d'analyse des "numériques situés"</figcaption></figure>

<h4>Construire et faire fonctionner un centre de données sur un territoire</h4>

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Quels sont les facteurs qui influencent la localisation d’un centre de données ? Pour résumer : <b>l’accès privilégié au réseau électrique (poste source) et au réseau fibre d’internet (dorsale ou backbone) ; des risques naturels faibles (éruptions, inondations, etc.) ; l’accès à un foncier peu cher ; de l’électricité à bas prix ou à tarif privilégié ; et potentiellement l’accès à un réseau d’eau</b>. Quand un opérateur décide de s’installer dans la ville X parce qu’elle répond à ces critères alors il va traditionnellement faire une demande de permis de construire, des études préalables sur les différents points demandés (environnement, risques industriels, etc.), des demandes de travaux civils pour le câblage, une demande de réservation de puissance électrique, un demande d'approvisionnement en eau si nécessaire, et ce ne sont que quelques éléments parmi bien d’autres. Un centre de données va mettre en moyenne 2 ans à se construire ou à rénover un bâtiment existant. Les grands opérateurs de centres de données (Equinix, Interxion, GAFAM, etc.) sont généralement bien reçus par les collectivités car ils véhiculent un discours de progrès et d’innovation, amènent des retombées fiscales plus ou moins conséquentes pour la collectivité, et des promesses d’emplois plus ou moins appuyées.
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<figure class="img-figure-xxlarge"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 62%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-05.jpg"></div><figcaption>Résumé des enjeux territoriaux d'un centre de données d'après la thèse de Clément Marquet, "Binaire Béton : comment les infrastructures numériques aménagent la ville"</figcaption></figure>

<h4>La réservation de puissance électrique</h4>

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Dans la ville X, même si l’arrivée de l’opérateur du centre de données est bien accueillie une première difficulté peut possiblement apparaitre : l’électricité réservée au distributeur. Le réseau électrique est dispatché dans les villes parce ce qu’on appelle des postes sources gérés par le distributeur. En France, Enedis gère cette distribution jusqu’à un certain seuil, RTE s’assure de l’acheminement des très hauts voltages et des grandes demandes de puissances. Un poste source dispose d’une puissance à distribuer (en kVA ou MW) qu’il faut répartir entre résidentiel, tertiaire, industriel, transport, etc. <b>Une industrie va réserver une puissance correspondante à son pic de production et possiblement au développement futur de sa chaine de production. Les opérateurs de centres de données font de même mais dans des ordres de grandeur surprenant par rapport à leur opérations</b>. La réservation de puissance et la consommation étant opaques, il est très dur de comprendre pourquoi les opérateurs réservent autant : soit ils souhaitent occuper le terrain pour éviter une potentielle concurrence électrique, soit cela est lié à des développements futurs très importants. De plus, les opérateurs de centres de données réservent la même puissance sur deux postes sources différents afin d’avoir une ligne de secours si l’un des deux postes sources subit une panne. <b>Lorsque les réservations de puissance amènent les postes sources à bout de leur puissance disponible, le distributeur d’électricité contacte la collectivité pour l’informer de la situation, amenant parfois à la construction d’un nouveau poste source (pour plusieurs millions d’euros et en comptant 10 ans de travaux avant mise en service)</b>.
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Ces conflits d’usage autour de l’électricité ont déjà posé de nombreux problèmes dans les collectivités à Plaine Commune en Seine-Saint-Denis, à Marseille, à Dublin, Francfort et Amsterdam, Stockholm, Helsinski pour ne citer que quelques exemples européens. Par exemple, en 2013, la mairie de Marseille, ayant oublié de réserver la puissance électrique pour une nouvelle ligne de tramway, a du négocier avec un opérateur (Interxion) pour libérer 6 MW de réservation. À Plaine Commune, Clément Marquet a très bien documenté les conflits locaux liés aux centres de données et notamment ceux liés à la réservation de puissance, de la consommation d’électricité croissante et de son inadéquation avec les plans locaux de transition énergétique<a href="#marquet-1" aria-describedby="footnote-label" id="marquet-a"></a>. <b>Le déploiement de nouveaux centres de données toujours plus grands (hyperscalers) met en défaut les schémas de distribution électrique de la plupart des villes qui leur accueillent. À ce titre, les trois hubs européens, <a href="https://www.datacenterdynamics.com/en/news/bill-banning-new-data-center-developments-introduced-in-ireland/" rel="noopener noreferrer">Dublin</a>, <a href="https://www.datacenterdynamics.com/en/news/frankfurt-to-regulate-data-centers/" rel="noopener noreferrer">Francfort</a> et <a href="https://www.datacenterdynamics.com/en/news/amsterdam-pauses-data-center-building/" rel="noopener noreferrer">Amsterdam</a>, ont ordonné ces dernières années l’arrêt de tout nouveau déploiement pendant un an, le temps pour ces villes de repenser leur approvisionnement électrique</b>. En 2020, les centres de données représentaient 11% de la consommation d’électricité en Irlande et, <a href="https://www.eirgridgroup.com/site-files/library/EirGrid/All-Island-Generation-Capacity-Statement-2020-2029.pdf" rel="noopener noreferrer">d’après le distributeur national EirGrid</a>, cette consommation atteindra 27% en 2029 au rythme actuel. Celui-ci soulève aussi le fait que les centres de données pourraient absorder la capacité d’énergie renouvelable sur le réseau ralentissant la transition énergétique du pays. Les moratoires s’accumulent plus ou moins pour les mêmes raisons aux Pays-bas ou à <a href="https://www.datacenterdynamics.com/en/analysis/cracking-green-conundrum-singapore-amid-data-center-moratorium/" rel="noopener noreferrer">Singapour</a>. Par le prisme territorial on peut voir à quel point la consommation d’électricité des centres de données peut être concentrée et poser des véritables problématiques d’aménagement et de planification pour les collectivités. À ce titre, chaque équipe municipale devrait être particulièrement attentive lorsqu’elle sera approchée par un opérateur de centres de données.
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<h4>La consommation d’eau</h4>

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Les opérateurs de centres de données qui misent sur un mode de refroidissement à circuit d’eau froide doivent prélever de l’eau soit dans le réseau d’eau municipal, soit par prélèvement direct dans une nappe souterraine s’ils disposent de leur propre station de pompage. De quel ordre est le prélèvement d’eau d’un centre de données ? Comme dit précédemment, cela dépend de la localisation du centre et du climat. Un centre de données de taille moyenne en Californie consommerait jusqu’à 1 600 m3 par jour. Une partie de cette eau est évaporée et donc ne poursuit donc pas son cycle habituellement, c’est pour cela qu’on dit qu’elle est consommée. Toutefois, <b>différents types d’eau peuvent être utiliser – potable, non-potable, eaux de rejet – et surtout l’eau peut être recyclée pour être utilisée plusieurs fois dans le circuit, ce processus peut porter plusieurs termes – réclamation, recyclage, conservation</b>.
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Pour bien comprendre le prélèvement réel en eau il faut donc regarder les demandes d’approvisionnement en eau fait à la collectivité. Par exemple, à Red Oak, Texas, <a href="https://time.com/5814276/google-data-centers-water" rel="noopener noreferrer">Google demandait 5,5 milliards de litres d’eau à l’année</a> pour un de ces centres de données, soit presque 10% de la consommation annuelle du <i>county</i>. À Mesa, Arizona, un projet centre de données géant, supposément pour Facebook, a fait <a href="https://www.datacenterdynamics.com/en/news/huge-data-center-moves-forward-in-mesa-despite-arizona-water-concerns/" rel="noopener noreferrer">une demande initiale de 6,4 millions de litres d’eau par jour</a>, soit 681 millions de litres par an et et 1,9 milliard par an dans la 3e phase de son développement. Dans la même ville, de nombreux centres de données sont déjà présents, et <b>Google est actuellement en train de construire un centre qui utilisera 3,8 à 15 millions de litres d’eau par jour. La plupart de l’eau provient du fleuve Colorado dont le niveau descend et dont les ressources ont été sur-allouées <a href="https://morrisoninstitute.asu.edu/sites/default/files/the_myth_of_safe-yield_0.pdf" rel="noopener noreferrer">d’après un rapport de l’Université d’Arizona</a></b>. Cependant, la possible insoutenabilité du nouveau projet de centre de données a fait peu de poids face à un projet de 800 millions de dollars avec différentes retombées financières pour la collectivité, le projet de construction a donc été voté à 6 contre 1 au conseil municipal. Le gestionnaire de l’eau de Mesa rapportait que la ville avait consommé 105 milliards de litres d’eau en 2019 et estime pouvoir atteindre (et supporter) 227 milliards en 2040. Cette estimation semble bien optimiste au vu des réserves d’eau dans l’État.
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<figure class="img-figure"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 70%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-09.jpg"></div><figcaption>Système de refroidissement liquide du centre de données d'Apple à Mesa (Tom Tingle / The Republic)</figcaption></figure>

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Une question reste en suspens, pourquoi mettre des centres de données dans des zones désertiques, et généralement en zone de stress hydrique ? Il semblerait qu’il soit plus facile d’évacuer la chaleur dans un climat sec ; mais aussi les déserts sont des zones peu exposés aux risques naturels (tremblements de terre, etc.) ; la possibilité d’avoir de l’énergie solaire abondante ; et un accès à de l’électricité et de l’eau à un prix faible, notamment pour l’eau dans les États américains mentionnés. Il est tout de même dur de comprendre la stratégie à long terme de ce genre d’installations face à des possibles difficultés d’approvisionnement en eau ou une élévation des prix de l’électricité ou de l’eau, ou tout simplement quand le stress hydrique s’accentue rapidement comme en période de sécheresse, ce qui se passe actuellement dans l’ouest américain.
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<h3 id="approche">Que faire d’une approche territoriale</h3>

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Il m’est impossible de lister un à un tous les facteurs environnementaux à prendre en compte au niveau territorial mais je renvoie à l’excellent rapport de Cécile Diguet et Fanny Lopez pour l’ADEME : “L’impact spatial et énergétique des data centers sur les territoires” et à la note récente de Lopez “Data centers: Anticipating and planning digital storage”<a href="#diguet-2" aria-describedby="footnote-label" id="diguet-b"></a>. On pourrait parler de l’occupation des sols liée aux hyperscalers qui vont au-delà des 10 000 m2. Rien qu’à Francfort les centres de données occupent 640 000 m2 et 270 000 m2 sont en projet. C’est ce type de développement agressif qui a poussé Francfort à un moratoire pour réguler le secteur (en plus de la consommation électrique et du manque d’intérêt à récupérer la chaleur fatale). <b>L’infrastructure numérique, notamment celle liée aux GAFAM et opérateurs géants, doit être planifier et réguler par les collectivités mais elle a, jusqu’à présent, bénéficié de nombreux passe-droits</b>. Un opérateur de centres de données ne pourra pas toujours obtenir le terrain, l’électricité et l’eau qu’il souhaite, il devra s’adapter aux contraintes territoriales dont il ne souhaite pas s’occuper. Pour cela, les collectivités doivent être préparées et disposer d’outils. L’obligation de l’ouverture et la centralisation des données de consommation foncière, électrique et hydrique des centres de données seraient un grand pas en avant pour planifier et réguler tout nouveau développement. À ce titre, il me semble que l’approche territoriale permettrait, si les données sont disponibles, de modifier le régime d’exception dont le secteur a bénéficié jusque là.
</p>

<p>
Au niveau environnemental, l’approche territoriale permet de sortir de la mystique des valeurs relatives d’efficacité pour aligner une consommation en valeur absolue à un stock local et à un milieu précis. <b>Un des points faibles dans l’aménagement des centres de données est qu’ils ne peuvent pas être complètement délocalisés, ils doivent être proche de leur “audience”. Ainsi, les impacts environnementaux restent visibles auprès des utilisateurs finaux et peuvent être combattus ou atténués directement soit par la mobilisation citoyenne, soit par l’action légale du territoire ou état concerné</b>. Finalement, l’approche territoriale montre, qu’au délà des discours dans les rapports RSE, l’infrastructure peut directement rentrer en collision avec l’objectifs de transition écologique des territoires où elle s’implante. S’il s’agit d’un jeu à somme nulle, alors l’embellissement environnemental relatif (et surtout comptable) des grands opérateurs se paye au prix de la dégradation des plans de transition locaux.
</p>

<h4>Combiner les approches</h4>

<p>
Nous allons devoir continuer à suivre au mieux possible l’évolution au niveau mondial, mais je ne pense pas que cette approche puisse continuer à vivre seule ou alors elle deviendra potentiellement contre-productive. L’approche territoriale est déjà supportée par de nombreux acteurs et donc être méthodologiquement accentuée pour devenir un standard dans le rapport des données environnementales du numérique. Il ne me semble pas qu’on puisse avancer sur la question environnementale sans intégrer géographie, cartographie, sciences humaines et sociales, études de terrain locales, en somme, faire entrer le qualitatif et des périmètres restreints. <b>La prochaine pièce du puzzle méthodologique sera la connexion entre vision globale et territoriale dans un secteur qui est à la fois concentré et dilué</b>. De nombreuses années de recherche seront nécessaires pour avancer sur cette question.
</p>

<h3 id="perspectives">Perspectives</h3>

<p>
En 2020, <a href="https://www.datacenterdynamics.com/en/news/hyperscale-operator-building-reaches-150-billion-in-a-year-synergy/" rel="noopener noreferrer">150 milliards de dollars ont été investi par les géants du cloud</a>, dont la moitié pour construire des nouveaux centres de données. Les plus gros investissements sont dans l’ordre : Amazon, Microsoft, Google, Facebook, Apple, Alibaba et Tencent. <b>S’il y avait 541 hyperscalers dans le monde en juin 2020, Synergy Research Group estime maintenant qu’il y en aurait 625 aujourd'hui. Comment tous ces nouveaux centres sont installés, quel a été l’impact de leur construction, de la fabrication du matériel, quelles sont leurs demandes locales en électricité et en eau, quels sont les conflits d’usage liés à cela, est-ce que ces développements sont compatibles avec un monde à +2°C ?</b> Quid des réseaux de télécommunication et des équipements utilisateurs ? Nous n'avons ici qu’effleuré la question environnementale sur un des trois tiers techniques et comme vous le voyez, cette question est loin d’être résolue.
</p>

<p>
Au fur et à mesure que les conditions matérielles pour la construction et le fonctionnement de l’infrastructure vont devenir difficilement soutenables, les GAFAM et autres géants vont sûrement développer leur propre infrastructure énergétique et hydrique. Certains d’entre eux s'occupent déjà de la conception de leur propre équipement IT. <b>Cette verticalisation aura le grand défaut d’invisibiliser les consommations réelles de ces infrastructures</b>. Nous pouvons aujourd’hui encore récupérer quelques données des distributeurs d’eau et d’énergie mais lorsqu’Amazon construira ses propres postes sources, <a href="https://www.datacenterdynamics.com/en/news/silicon-valley-power-to-build-60kv-substation-for-amazon-web-services-data-center-in-santa-clara/" rel="noopener noreferrer">comme à Santa Clara</a>, ou Google ses propres stations de pompage alors la boite noire continuera de grossir. Nous comprendrons alors de moins en moins bien l’empreinte environnementale réelle de ces géants autant au niveau global que territorial. Cet effort d’opacification sera supporté par les méthodes de publication des données et de comptabilité qui permettent aujourd’hui de cacher une partie de l’empreinte et ses nombreux transferts d’impacts.
</p>

<div class="footnotes">
<header class="list-header">
<h2 class="visually-hidden" id="footnote-label">Notes de bas de page</h2>
</header>
<ol>
<li id="definition-1">
Masanet et al., "Recalibrating global data center energy-use estimates", Science, 28 février 2020 ; IEA, "Data Centres and Data Transmission Networks", juin 2020 <a href="#definition" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="ue-1">
Montevecchi et al., "Energy-efficient Cloud Computing Technologies and Policies for an Eco-friendly Cloud Market – Final Study Report", European Commission, 2020 <a href="#ue-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="greenpeace-1">
Greenpeace East Asia, "Powering the Cloud: How China’s Internet Industry Can Shift to Renewable Energy”, Greenpeace East Asia et the North China Electric Power University, 2019 <a href="#greenpeace-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="shehabi-1">
Shehabi et al.,“United States data center energy usage report”, Lawrence Berkeley National Laboratory, 2016 <a href="#shehabi-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>

<li id="whitehead-1">
Whitehead et al., "Assessing the environmental impact of data centres part 1: Background, energy use and metrics", Building and Environment 82, 2014 ; Whitehead et al., "Assessing the environmental impact of data centres part 2: Building environmental assessment methods and life cycle assessment", Building and Environment 93, 2015 <a href="#whitehead-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="shah-1">
Shah et al., "Sources of Variability in Data Center Lifecycle Assessment", 2012 IEEE International Symposium on Sustainable Systems and Technology, 2012 <a href="#shah-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="arizona-1">
Gupta et al., "Chasing Carbon: The Elusive Environmental Footprint of Computing", IEEE International Symposium on High-Performance Computer Architecture, 2021 <a href="#arizona-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="uptime-1">
Heslin, “Ignore Data Center Water Consumption at Your Own Peril", Uptime Institute, 2016 <a href="#uptime-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="diguet-1">
Diguet et Lopez, "L’impact spatial et énergétique des data centers sur les territoires", ADEME, 2019 <a href="#diguet-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="marquet-1">
Marquet, "Binaire Béton : quand les infrastructures numériques aménagent la ville", 2019 <a href="#marquet-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="diguet-2">
Lopez et al., "Data centers: Anticipating and planning digital storage", Institut Paris Région, 2021<a href="#diguet-b" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
</ol>
</div>
</article>


<hr>

<footer>
<p>
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<p>
Comme exprimé précédemment, il me semble que les données globales sur l’empreinte environnementale du numérique, prises seules, perpétuent in fine les discours de dématérialisation et déterritorialisation. J’aimerais à titre d’exemple développer le cas des centres de données, que j’ai mentionné précédemment, comme étude de cas pour observer les défaillances de la vision globale et les enjeux de l'approche territoriale.
</p>

<h3>Table des matières</h3>
<a href="#corriger">Corriger la vision globale</a><br/>
<a href="#completer">Compléter la vision globale</a><br/>
<a href="#myopie">Myopie globale</a><br/>
<a href="#vision">Vision territoriale</a><br/>
<a href="#approche">Que faire d’une approche territoriale</a><br/>
<a href="#perspectives">Perspectives</a><br/>
<br/>

<h3 id="corriger">Corriger la vision globale</h3>

<p>
D’après les estimations de Masanet et al. et de l’IEA (<i>International Energy Agency</i>), les centres de données représenteraient 1% de la consommation globale d’électricité (205 TWh)<a href="#definition-1" aria-describedby="footnote-label" id="definition"></a>. Cette consommation serait plutôt stable (+6% depuis 2010) malgré une augmentation croissante de la puissance et de la charge de ces centres.
</p>

<figure class="img-figure-xlarge"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 35%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-01.svg"></div><figcaption>Estimation globale et projections de Masanet et al.</figcaption></figure>

<p>
Ce prisme global permet de dire que les centres de données ne sont pas un sujet important dans l’étude de l’empreinte environnementale globale du numérique. Toutefois, les données ainsi présentées posent de nombreuses limites : <b>parler d’électricité ne revient à parler que de la phase d’usage des centres de données et de leur consommation électrique durant cette phase, cela n’est donc qu’une vue très réduite de l’empreinte globale</b>. Ensuite, les jeux de données permettant d’arriver à ces estimations globales sont largement influencés par les données des parcs de centres de données américains. Si l’on garde le prisme réducteur de la consommation d’électricité on observe alors d’autres tendances sur d’autres zones géographiques : la Commission Européenne a publié un rapport en mai 2020 annonçant que la consommation d’électricité annuelle des centres de données (<i>Data centers</i>, DC) en UE28 était passée de 53,9 TWh/a en 2010 à 76,8 TWh/a en 2018, soit 30% d’augmentation<a href="#ue-1" aria-describedby="footnote-label" id="ue-a"></a>. <b>La Commission Européenne estime que la consommation annuelle des DC représentait 2,7% de la consommation annuelle d’électricité en UE28 en 2018 et prévoit que cette consommation augmente de 21% d’ici 2025</b>. Une nouvelle fois, cette consommation n’est pas également répartie sur le territoire européen, 82% de la consommation d’électricité se situe en Europe de l’ouest et du nord. De même, les données asiatiques sur le sujet restent dures à obtenir et à confirmer. Par exemple, à Singapour le Ministère de l’Industrie et du Commerce estime que les 60 centres de données sur son territoire représentent <a href="https://www.channelnewsasia.com/news/business/new-data-centres-singapore-temporary-pause-climate-change-14719154" rel="noopener noreferrer">7% de la consommation d’électricité nationale en 2020</a> (3,8 TWh à peu près). En Chine, Greenpeace estime que la consommation électrique annuelle était de 161 TWh en 2018<a href="#greenpeace-1" aria-describedby="footnote-label" id="greenpeace-a"></a>, et prévoit une très forte augmentation.
</p>

<figure class="img-figure"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 72%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-02.svg"></div><figcaption>Comparaisons des estimations entre Masanet et al. et Montevecchi et al., 2010 et 2018</figcaption></figure>

<p>
On peut tout de suite voir apparaître des creux entre l’estimation globale de Masanet et al. et de l’IEA, et les chiffres reportés indépendamment dans chaque région. Pourquoi un tel écart ? Les estimations globales citées renvoient toujours à des données de consommation électrique des centres de données aux USA (Shehabi et al.<a href="#shehabi-1" aria-describedby="footnote-label" id="shehabi-a"></a>) et utilisent une méthode <i>bottom-up</i> (partir de la consommation unitaire d’un appareil puis multiplier par le nombre d’appareils). La consommation américaine s’est stabilisée grâce à des gains en efficacité, à de nouveaux matériels et à l’augmentation de la taille des centres de données (augmentation des <i>hyperscalers</i>) mais aussi parce que les méthodes de refroidissement ont changé, passant de la climatisation à des circuits d’eau froide (un transfert d’impact). De plus, les approches <i>bottom-up</i> amènent plutôt à des estimations basses (à l’inverse des approches <i>top-down</i>). Généralement, <b>les estimations basses proviennent d’études utilisant les jeux de données américains (Shehabi et al.), les estimations régionales utilisent d’autres sources, comme le Borderstep Institute pour les données européennes par exemple</b>. Du fait des données manquantes, les estimations globales seront toujours complexes à modéliser et il est donc préférable de regarder les estimations régionales qui utilisent des jeux de données plus contextualisés.
</p>

<h3 id="completer">Compléter la vision globale</h3>

<p>
Jusqu'à présent nous n’avons fait que montrer les chiffres données par un prisme réducteur : phase d’usage et consommation d’électricité. Si nous voulons réellement avoir une meilleure idée de l’empreinte des centres de données nous devons alors rajouter les phases de fabrication et de fin de vie et d’autres facteurs environnementaux : consommation d’eau, consommation de ressources “abiotiques” (non vivantes), production de déchets, consommation d’énergie primaire, sans oublier les émissions de gaz à effet de serre liées à tout cela. Toutefois, nous devons faire face à un premier constat, ces données sont très rares et ne sont pas diffusées publiquement. <b>À ma connaissance il n’existe que quelques approches d’analyses de cycle de vie (ACV) publiées “récemment” et de façon ouverte : Whitehead et al. en 2015<a href="#whitehead-1" aria-describedby="footnote-label" id="whitehead-a"></a> et Shah et al. de 2009 à 2014<a href="#shah-1" aria-describedby="footnote-label" id="shah-a"></a></b>. Dans le secteur des centres de données, une publication de 2015 est relativement vieille car les méthodes d’installation, de fabrication et de gestion ont largement changé depuis. <b>Dans cette littérature scientifique, on estime que la phase de fabrication (construction du bâtiment + fabrication des équipements informatiques) représente en moyenne 15% de l’empreinte énergétique et GES d’un centre de données dans un pays à l’électricité “moyennement” carbonée ( env. 150-200gCO2/kWh)</b>. Pour arriver à ce chiffrage on estime que le bâtiment est neuf et durera 20 ans et que les équipements IT sont remplacés tous les 4 à 5 ans. À partir des scopes 3 des GAFAM, une publication récente de chercheurs de Facebook, Harvard et Arizona University<a href="#arizona-1" aria-describedby="footnote-label" id="arizona-a"></a> a estimé que l’impact carbone des centres de données liés aux équipements IT, à la construction et aux infrastructures était plus fort qu’imaginé. Il y aurait donc un intérêt croissant à mieux comprendre ces “oublis”.
</p>

<h4>Construction du bâtiment et des installations</h4>
<p>
Généralement <b>l’intégration des impacts liés à la construction d’un centre de données sont optionnels</b> (<a href="https://www.etsi.org/deliver/etsi_es/203100_203199/203199/01.03.01_60/es_203199v010301p.pdf" rel="noopener noreferrer">Norme ETSI 203 199 V.1.3.1, p.39</a>) car considérés comme trop faibles, c’est-à-dire autour de 1%. Cependant, l’augmentation de la taille des centres de données et l’usage récurrent de béton et de métal implique que la construction ne devrait pas être sous-estimée. Cela est d’autant plus important car les projets de construction de centres de données se multiplient : Microsoft a annoncé qu’il veut <a href="https://www.crn.com/news/data-center/microsoft-will-build-up-to-100-new-data-centers-each-yearf" rel="noopener noreferrer">construire 50 à 100 nouveaux centres de données par an</a> jusqu’à une date indéterminée. Les projets de développement de Microsoft sont loin d’être une exception, les investissements s’accumulent dans le secteur : <a href="https://www.crn.com/news/data-center/covid-19-spurs-record-data-center-spending-by-amazon-google-microsoft" rel="noopener noreferrer">37 milliards de dollars ont été dépensés dans le secteur rien qu’au 3e trimestre 2020</a>. De même, la phase de construction peut avoir beaucoup plus d’impacts sur d’autres facteurs environnementaux comme les émissions de particules fines (PM-10) et les rejets toxiques. Finalement, l’achat de l’infrastructure énergétique et de refroidissement (HVAC, CRAV, générateurs, etc.) doit être regarder de près, surtout si leur durée de vie est plus faible que la moyenne.
</p>

<figure class="img-figure"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 50%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-06.jpg"></div><figcaption>Construction d'un centre de données à Clarksville, Tennessee (Google)</figcaption></figure>

<h4>Fabrication des équipements IT</h4>
<p>
Si la construction du bâtiment représente peu de l’empreinte énergétique totale, l’empreinte liée à la fabrication des ordinateurs, serveurs et autres équipements IT n’est pas à sous-estimer. <b>Elle représente généralement la majorité des impacts hors phase d’usage (sauf sur certains facteurs). Cette empreinte se situe autant sur la consommation d’eau (liée à l’extraction et traitement) que sur la consommation de ressources (métaux, etc.) et sur les autres polluants liés (arsenic, cadmium, etc.)</b>. Cette empreinte est aussi importante car le rythme de remplacement des équipements se situe généralement aux alentours des 4 à 5 ans, leur impact est donc “amorti” comptablement sur moins d’années. Les impacts environnementaux eux ne sont pas "amortis" et s'accumulent dans des régions bien précises.
</p>

<h4>Fin de vie des installations</h4>
<p>
La fin de vie des centres de données n’est pas pris en compte dans les analyses alors que cette phase peut être productice d’énormément de déchets. Décommissionner un centre de données, c’est démonter l’ensemble du parc, enlever l’infrastructure électrique, celle de refroidissement, enlever les dalles, etc. <b>À cela se rajoute le fait que la politique de redondance et de sécurité nécessite des équipements sans risques, donc on préfère remplacer plus tôt que prendre le risque de la panne</b>. Par exemple, des générateurs qui ont une durée de vie de 35 à 40 ans peuvent être <a href="https://www.datacenterdynamics.com/en/analysis/what-happens-mechanical-and-electrical-equipment-during-data-center-decommissioning/" rel="noopener noreferrer">décommissionné au bout de 15 ans</a> alors qu’ils n’ont quasiment jamais servi. La fin de vie de l’équipement IT doit aussi poser question au vu des durées de vie relativement faibles.
</p>

<h4>Consommation d’eau</h4>
<p>
Si la consommation d’eau est importante lors de la phase de fabrication des équipements, il y a cependant un autre paramètre à prendre en compte : la génération d’électricité. Produire de l’électricité, via une turbine à vapeur par exemple, utilise de l’eau qui va être évaporé et va donc sauter une étape dans le cycle de l’eau. Les méthodes de génération d’électricité sont donc à prendre en compte pour comprendre l’empreinte hydrique des centres de données. Les États-Unis ont une intensité hydrique de 2,18 L/kWh, la France serait aux alentours de 4 L/kWh. La différence s’explique par la plus grande proportion d’énergie nucléaire et d'hydroélectrique en France. De plus, <b>la consommation d’eau liée au refroidissement des centres de données varie largement en fonction des circuits de récupération d’eau</b>. Il est important de se concentrer sur les prélèvements d’eau sur le réseau municipal pour avoir une idée claire du poids hydrique du refroidissement. Dans un article de 2016, l’Uptime Institute estimait qu’un centre de données de 1 MW consommait 25,5 millions de litres d’eau par an (25 500 m3)<a href="#uptime-1" aria-describedby="footnote-label" id="uptime-a"></a>. Dans un rapport de 2019 pour l’ADEME, Cécile Diguet et Fanny Lopez remontaient que, d’après un opérateur américain, un centre de données de 15 MW consommerait jusqu’à 1,6 millions de litres d’eau par jour (1 600 m3)<a href="#diguet-1" aria-describedby="footnote-label" id="diguet-a"></a>. Comme nous allons le voir plus tard les besoins en eau des nouveaux data centers posent de véritables problématiques territoriales.

</p>

<h4>Consommation d’électricité</h4>
<p>
Si la focale est sur la consommation d’électricité des centres de données, il y a tout de même une subtilité à comprendre. Alors que la plupart des géants américains annoncent que leurs centres de données seront 100% énergies renouvelables, une grosse distinction est de mise sur ce 100% d’énergies renouvelables. <b>Il faut différencier deux approches pour calculer l’empreinte carbone de l’électricité : le <i>location-based</i> ou le <i>market-based</i>. Le <i>location-based</i> désigne l’intensité carbone de l’électricité physiquement consommée par le centre de données. Le <i>market-based</i> désigne l’intensité carbone de l’électricité après abattement comptable entre l’électricté consommée et l’électricité achetée via différentes mécanismes financiers</b>. Parmi ces différents mécanismes on trouve des <i>Renewable Energy Certificates</i> (RECs) qui sont généralement considérés de maigre qualité car ils ne peuvent pas prouver entièrement l’origine de l’électricité. De ce fait, les <i>Power Purchase Agreements</i> (PPAs) sont devenus plébiscités par les géants du numérique. Un PPA peut prendre plusieurs formes, il peut être direct : dans ce cas un acheteur s’engage sur plusieurs années auprès d’un producteur à acheter l’électricité physiquement fournie à ses installations. C’est le type de PPA à privilégier pour que les affirmations d’alimentation en énergies renouvelables soient crédibles. Mais il y a aussi des PPA “virtuels” ou “financiers” qui ne sont pas liés à la livraison physique d’électricité. Dans ce cas, un acheteur s’engage à investir dans la construction d’une centrale d’énergie renouvelable (solaire / vent) et d’acheter de l’électricité future à un certain tarif quand la centrale est en route. Toutefois, ces PPAs virtuels permettent de soustraire comptablement du carbone de leur bilan avant même que les centrales soient construites. Aujourd’hui les GAFAM sont les plus gros acheteurs du monde en PPAs (direct ou virtuel) et façon globale <a href="https://www.iea.org/commentaries/data-centres-and-energy-from-global-headlines-to-local-headaches" rel="noopener noreferrer">le secteur des TIC représente plus de la moitié des PPAs de 2009 à 2019</a>.
</p>

<p>
Google semble être le mieux placé pour obtenir ou faire advenir des PPAs directs. Cependant, les affirmations de neutralité carbone sur la plupart de ses centres de données sont liés à des RECs ou à des PPAs virtuels et cela est même visible dans les données fournies par Google. <b>Le géant américain annonce que son centre de données à Eemshaven aux Pays-bas serait 100% alimenté en EnR depuis son ouverture en 2016. Or, sur les matrices de fourniture d'électricité de Google on voit bien que 69% de l'alimentation électrique a été fournie par des EnR. Les 31% restants sont compensés par des RECs ou des PPA virtuels</b>. L'affirmation de Google en préambule n'est donc pas factuellement correcte.
</p>

<figure class="img-figure"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 30%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-07.jpg"></div><figcaption>Affirmation d'alimentation en énergies renouvelables du centre de données Google à Eemshaven, aux Pays-bas</figcaption></figure>
<figure class="img-figure-large"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 65%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-08.jpg"></div><figcaption>Descriptif de l'alimentation en électricité <i>location-based</i> du centre de données d'Eemshaven</figcaption></figure>

<h3 id="myopie">Myopie globale</h3>
<p>
Ce bref résumé de tout ce qui n’est pas compté dans les estimations globales de l’empreinte des centres de données montre qu’il manque énormément de pièces au puzzle. L’absence de données ouvertes et partagées crée une myopie qui sera à terme de plus en plus insoutenable au fur et à mesure que des centaines de centres de données sont et seront construits chaque année. <b>En échangeant avec des spécialistes des analyses de cycle de vie dans le numérique, on arrive à peu près à la même hypothèse que la phase de fabrication (bâtiment + matériel) serait aux alentours de 12 à 15% de l’empreinte totale d’un centre de données (cela est toutefois variable en fonction du mix énergétique du pays)</b>. Cela veut dire que les opérateurs peuvent intégrer autant d’énergie renouvelable qu’ils le souhaitent dans leur consommation électrique, il y aura une part intense en impacts carbone, eau, ressources liés à la construction/fabrication qu’ils pourront difficilement compresser. L’énergie utilisée dans une mine, dans le fret, dans la chaine d’approvisionnement et de production a beaucoup moins de chances d’être renouvelable et de se décarboner. De même, il est essentiel de rappeler tous les autres facteurs environnementaux qui sont complètement oubliés : biodiversité (!), particules fines, écotoxicité, … <b>Finalement, la consommation d’électricité augmente, qu’elle soit renouvelable ou non, pourtant un des objectifs prioritaires de la transition est de réduire notre consommation énergétique et notre empreinte matérielle</b>. D’une part, le problème est que la demande d’électricité très concentrée des centres de données est bloquante pour les territoires dans lesquels ils sont installées. D’autre part, <b>le recours aux énergies renouvelables pour décarboner une consommation croissante augmente drastiquement l’empreinte matérielle de tout le secteur</b>. Les énergies renouvelables populaires comme l’éolien et le solaire ont une empreinte matérielle conséquente et requièrent de nombreuses métaux. L’usage des énergies renouvelables est bien plus pertinent dans le cadre d’une décrue énergétique, pas l’inverse. Auquel cas on ne fera que décarboner la croissance énergétique mais on ne fait pas évoluer la base de nos systèmes énergétiques.
</p>

<figure class="img-figure"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 105%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-03.svg"></div><figcaption>Résumé de toutes les informations manquantes pour mieux évoluer l'empreinte environnementale du secteur des centres de données</figcaption></figure>

<p>
En conclusion préliminaire, cette myopie sur l’électricité et le carbone permet de mettre sous un beau jour le secteur des centres de données. Le jour où on ajoutera au bilan carbone, le bilan d’empreinte eau et le bilan d’empreinte matérielle alors les transferts d’impacts et de pollution seront bel et bien visibles. Encore une fois, nous devons intégrer d’autres facteurs : où sont la biodiversité, les particules fines, l’écotoxicité pour les humains et les milieux ? <b>Le carbone n’est qu’une partie du problème et nous ne pourrons pas cacher éternellement les transferts d’impacts. Cette myopie est d’autant plus flagrante au vu du rythme de construction des centres de données dans les années à venir</b>.
</p>

<h3 id="vision">Vision territoriale</h3>
<p>
Comme montré précédemment la vision globale est aujourd’hui largement incomplète et continue à possiblement perpétuer une vision dématérialisée du secteur numérique. Face à ce constat, ma méthode de recherche a changé pour partir du territoire où se situe mon objet d’étude. Ce faisant, <b>je m’intéresse bien plus aux conditions matérielles du secteur, c’est-à-dire les pré-requis de matières et de flux pour qu’une installation soit construite, déployée et fonctionne</b>. J’avais déjà posé les prémices de ce retournement dans l’article de Sciences du design co-écrit avec Nicolas Nova. Notre proposition tenait à étudier le numérique à travers trois centres concentriques : matérialisation, territorialisation, terrestrialisation. Je m’attache aujourd’hui à poursuivre cette voie via certains travaux en cours comme, par exemple, <a href="http://gauthierroussilhe.com/post/chip-water-taiwan.html" rel="noopener noreferrer">la fabrication des semi-conducteurs à Taiwan et l’approvisionnement en eau</a>. La présente analyse s’inscrit aussi dans cette voie de recherche, d’autant plus que le cas des centres de données est exemplaire pour ce genre de démarches.
</p>

<figure class="img-figure-large"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 60%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-04.svg"></div><figcaption>Cadre d'analyse des "numériques situés"</figcaption></figure>

<h4>Construire et faire fonctionner un centre de données sur un territoire</h4>
<p>
Quels sont les facteurs qui influencent la localisation d’un centre de données ? Pour résumer : <b>l’accès privilégié au réseau électrique (poste source) et au réseau fibre d’internet (dorsale ou backbone) ; des risques naturels faibles (éruptions, inondations, etc.) ; l’accès à un foncier peu cher ; de l’électricité à bas prix ou à tarif privilégié ; et potentiellement l’accès à un réseau d’eau</b>. Quand un opérateur décide de s’installer dans la ville X parce qu’elle répond à ces critères alors il va traditionnellement faire une demande de permis de construire, des études préalables sur les différents points demandés (environnement, risques industriels, etc.), des demandes de travaux civils pour le câblage, une demande de réservation de puissance électrique, un demande d'approvisionnement en eau si nécessaire, et ce ne sont que quelques éléments parmi bien d’autres. Un centre de données va mettre en moyenne 2 ans à se construire ou à rénover un bâtiment existant. Les grands opérateurs de centres de données (Equinix, Interxion, GAFAM, etc.) sont généralement bien reçus par les collectivités car ils véhiculent un discours de progrès et d’innovation, amènent des retombées fiscales plus ou moins conséquentes pour la collectivité, et des promesses d’emplois plus ou moins appuyées.
</p>

<figure class="img-figure-xxlarge"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 62%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-05.jpg"></div><figcaption>Résumé des enjeux territoriaux d'un centre de données d'après la thèse de Clément Marquet, "Binaire Béton : comment les infrastructures numériques aménagent la ville"</figcaption></figure>

<h4>La réservation de puissance électrique</h4>
<p>
Dans la ville X, même si l’arrivée de l’opérateur du centre de données est bien accueillie une première difficulté peut possiblement apparaitre : l’électricité réservée au distributeur. Le réseau électrique est dispatché dans les villes parce ce qu’on appelle des postes sources gérés par le distributeur. En France, Enedis gère cette distribution jusqu’à un certain seuil, RTE s’assure de l’acheminement des très hauts voltages et des grandes demandes de puissances. Un poste source dispose d’une puissance à distribuer (en kVA ou MW) qu’il faut répartir entre résidentiel, tertiaire, industriel, transport, etc. <b>Une industrie va réserver une puissance correspondante à son pic de production et possiblement au développement futur de sa chaine de production. Les opérateurs de centres de données font de même mais dans des ordres de grandeur surprenant par rapport à leur opérations</b>. La réservation de puissance et la consommation étant opaques, il est très dur de comprendre pourquoi les opérateurs réservent autant : soit ils souhaitent occuper le terrain pour éviter une potentielle concurrence électrique, soit cela est lié à des développements futurs très importants. De plus, les opérateurs de centres de données réservent la même puissance sur deux postes sources différents afin d’avoir une ligne de secours si l’un des deux postes sources subit une panne. <b>Lorsque les réservations de puissance amènent les postes sources à bout de leur puissance disponible, le distributeur d’électricité contacte la collectivité pour l’informer de la situation, amenant parfois à la construction d’un nouveau poste source (pour plusieurs millions d’euros et en comptant 10 ans de travaux avant mise en service)</b>.
</p>

<p>
Ces conflits d’usage autour de l’électricité ont déjà posé de nombreux problèmes dans les collectivités à Plaine Commune en Seine-Saint-Denis, à Marseille, à Dublin, Francfort et Amsterdam, Stockholm, Helsinski pour ne citer que quelques exemples européens. Par exemple, en 2013, la mairie de Marseille, ayant oublié de réserver la puissance électrique pour une nouvelle ligne de tramway, a du négocier avec un opérateur (Interxion) pour libérer 6 MW de réservation. À Plaine Commune, Clément Marquet a très bien documenté les conflits locaux liés aux centres de données et notamment ceux liés à la réservation de puissance, de la consommation d’électricité croissante et de son inadéquation avec les plans locaux de transition énergétique<a href="#marquet-1" aria-describedby="footnote-label" id="marquet-a"></a>. <b>Le déploiement de nouveaux centres de données toujours plus grands (hyperscalers) met en défaut les schémas de distribution électrique de la plupart des villes qui leur accueillent. À ce titre, les trois hubs européens, <a href="https://www.datacenterdynamics.com/en/news/bill-banning-new-data-center-developments-introduced-in-ireland/" rel="noopener noreferrer">Dublin</a>, <a href="https://www.datacenterdynamics.com/en/news/frankfurt-to-regulate-data-centers/" rel="noopener noreferrer">Francfort</a> et <a href="https://www.datacenterdynamics.com/en/news/amsterdam-pauses-data-center-building/" rel="noopener noreferrer">Amsterdam</a>, ont ordonné ces dernières années l’arrêt de tout nouveau déploiement pendant un an, le temps pour ces villes de repenser leur approvisionnement électrique</b>. En 2020, les centres de données représentaient 11% de la consommation d’électricité en Irlande et, <a href="https://www.eirgridgroup.com/site-files/library/EirGrid/All-Island-Generation-Capacity-Statement-2020-2029.pdf" rel="noopener noreferrer">d’après le distributeur national EirGrid</a>, cette consommation atteindra 27% en 2029 au rythme actuel. Celui-ci soulève aussi le fait que les centres de données pourraient absorder la capacité d’énergie renouvelable sur le réseau ralentissant la transition énergétique du pays. Les moratoires s’accumulent plus ou moins pour les mêmes raisons aux Pays-bas ou à <a href="https://www.datacenterdynamics.com/en/analysis/cracking-green-conundrum-singapore-amid-data-center-moratorium/" rel="noopener noreferrer">Singapour</a>. Par le prisme territorial on peut voir à quel point la consommation d’électricité des centres de données peut être concentrée et poser des véritables problématiques d’aménagement et de planification pour les collectivités. À ce titre, chaque équipe municipale devrait être particulièrement attentive lorsqu’elle sera approchée par un opérateur de centres de données.
</p>

<h4>La consommation d’eau</h4>
<p>
Les opérateurs de centres de données qui misent sur un mode de refroidissement à circuit d’eau froide doivent prélever de l’eau soit dans le réseau d’eau municipal, soit par prélèvement direct dans une nappe souterraine s’ils disposent de leur propre station de pompage. De quel ordre est le prélèvement d’eau d’un centre de données ? Comme dit précédemment, cela dépend de la localisation du centre et du climat. Un centre de données de taille moyenne en Californie consommerait jusqu’à 1 600 m3 par jour. Une partie de cette eau est évaporée et donc ne poursuit donc pas son cycle habituellement, c’est pour cela qu’on dit qu’elle est consommée. Toutefois, <b>différents types d’eau peuvent être utiliser – potable, non-potable, eaux de rejet – et surtout l’eau peut être recyclée pour être utilisée plusieurs fois dans le circuit, ce processus peut porter plusieurs termes – réclamation, recyclage, conservation</b>.
</p>

<p>
Pour bien comprendre le prélèvement réel en eau il faut donc regarder les demandes d’approvisionnement en eau fait à la collectivité. Par exemple, à Red Oak, Texas, <a href="https://time.com/5814276/google-data-centers-water" rel="noopener noreferrer">Google demandait 5,5 milliards de litres d’eau à l’année</a> pour un de ces centres de données, soit presque 10% de la consommation annuelle du <i>county</i>. À Mesa, Arizona, un projet centre de données géant, supposément pour Facebook, a fait <a href="https://www.datacenterdynamics.com/en/news/huge-data-center-moves-forward-in-mesa-despite-arizona-water-concerns/" rel="noopener noreferrer">une demande initiale de 6,4 millions de litres d’eau par jour</a>, soit 681 millions de litres par an et et 1,9 milliard par an dans la 3e phase de son développement. Dans la même ville, de nombreux centres de données sont déjà présents, et <b>Google est actuellement en train de construire un centre qui utilisera 3,8 à 15 millions de litres d’eau par jour. La plupart de l’eau provient du fleuve Colorado dont le niveau descend et dont les ressources ont été sur-allouées <a href="https://morrisoninstitute.asu.edu/sites/default/files/the_myth_of_safe-yield_0.pdf" rel="noopener noreferrer">d’après un rapport de l’Université d’Arizona</a></b>. Cependant, la possible insoutenabilité du nouveau projet de centre de données a fait peu de poids face à un projet de 800 millions de dollars avec différentes retombées financières pour la collectivité, le projet de construction a donc été voté à 6 contre 1 au conseil municipal. Le gestionnaire de l’eau de Mesa rapportait que la ville avait consommé 105 milliards de litres d’eau en 2019 et estime pouvoir atteindre (et supporter) 227 milliards en 2040. Cette estimation semble bien optimiste au vu des réserves d’eau dans l’État.
</p>

<figure class="img-figure"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 70%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-datacenter-09.jpg"></div><figcaption>Système de refroidissement liquide du centre de données d'Apple à Mesa (Tom Tingle / The Republic)</figcaption></figure>

<p>
Une question reste en suspens, pourquoi mettre des centres de données dans des zones désertiques, et généralement en zone de stress hydrique ? Il semblerait qu’il soit plus facile d’évacuer la chaleur dans un climat sec ; mais aussi les déserts sont des zones peu exposés aux risques naturels (tremblements de terre, etc.) ; la possibilité d’avoir de l’énergie solaire abondante ; et un accès à de l’électricité et de l’eau à un prix faible, notamment pour l’eau dans les États américains mentionnés. Il est tout de même dur de comprendre la stratégie à long terme de ce genre d’installations face à des possibles difficultés d’approvisionnement en eau ou une élévation des prix de l’électricité ou de l’eau, ou tout simplement quand le stress hydrique s’accentue rapidement comme en période de sécheresse, ce qui se passe actuellement dans l’ouest américain.
</p>

<h3 id="approche">Que faire d’une approche territoriale</h3>
<p>
Il m’est impossible de lister un à un tous les facteurs environnementaux à prendre en compte au niveau territorial mais je renvoie à l’excellent rapport de Cécile Diguet et Fanny Lopez pour l’ADEME : “L’impact spatial et énergétique des data centers sur les territoires” et à la note récente de Lopez “Data centers: Anticipating and planning digital storage”<a href="#diguet-2" aria-describedby="footnote-label" id="diguet-b"></a>. On pourrait parler de l’occupation des sols liée aux hyperscalers qui vont au-delà des 10 000 m2. Rien qu’à Francfort les centres de données occupent 640 000 m2 et 270 000 m2 sont en projet. C’est ce type de développement agressif qui a poussé Francfort à un moratoire pour réguler le secteur (en plus de la consommation électrique et du manque d’intérêt à récupérer la chaleur fatale). <b>L’infrastructure numérique, notamment celle liée aux GAFAM et opérateurs géants, doit être planifier et réguler par les collectivités mais elle a, jusqu’à présent, bénéficié de nombreux passe-droits</b>. Un opérateur de centres de données ne pourra pas toujours obtenir le terrain, l’électricité et l’eau qu’il souhaite, il devra s’adapter aux contraintes territoriales dont il ne souhaite pas s’occuper. Pour cela, les collectivités doivent être préparées et disposer d’outils. L’obligation de l’ouverture et la centralisation des données de consommation foncière, électrique et hydrique des centres de données seraient un grand pas en avant pour planifier et réguler tout nouveau développement. À ce titre, il me semble que l’approche territoriale permettrait, si les données sont disponibles, de modifier le régime d’exception dont le secteur a bénéficié jusque là.
</p>

<p>
Au niveau environnemental, l’approche territoriale permet de sortir de la mystique des valeurs relatives d’efficacité pour aligner une consommation en valeur absolue à un stock local et à un milieu précis. <b>Un des points faibles dans l’aménagement des centres de données est qu’ils ne peuvent pas être complètement délocalisés, ils doivent être proche de leur “audience”. Ainsi, les impacts environnementaux restent visibles auprès des utilisateurs finaux et peuvent être combattus ou atténués directement soit par la mobilisation citoyenne, soit par l’action légale du territoire ou état concerné</b>. Finalement, l’approche territoriale montre, qu’au délà des discours dans les rapports RSE, l’infrastructure peut directement rentrer en collision avec l’objectifs de transition écologique des territoires où elle s’implante. S’il s’agit d’un jeu à somme nulle, alors l’embellissement environnemental relatif (et surtout comptable) des grands opérateurs se paye au prix de la dégradation des plans de transition locaux.
</p>

<h4>Combiner les approches</h4>
<p>
Nous allons devoir continuer à suivre au mieux possible l’évolution au niveau mondial, mais je ne pense pas que cette approche puisse continuer à vivre seule ou alors elle deviendra potentiellement contre-productive. L’approche territoriale est déjà supportée par de nombreux acteurs et donc être méthodologiquement accentuée pour devenir un standard dans le rapport des données environnementales du numérique. Il ne me semble pas qu’on puisse avancer sur la question environnementale sans intégrer géographie, cartographie, sciences humaines et sociales, études de terrain locales, en somme, faire entrer le qualitatif et des périmètres restreints. <b>La prochaine pièce du puzzle méthodologique sera la connexion entre vision globale et territoriale dans un secteur qui est à la fois concentré et dilué</b>. De nombreuses années de recherche seront nécessaires pour avancer sur cette question.
</p>

<h3 id="perspectives">Perspectives</h3>
<p>
En 2020, <a href="https://www.datacenterdynamics.com/en/news/hyperscale-operator-building-reaches-150-billion-in-a-year-synergy/" rel="noopener noreferrer">150 milliards de dollars ont été investi par les géants du cloud</a>, dont la moitié pour construire des nouveaux centres de données. Les plus gros investissements sont dans l’ordre : Amazon, Microsoft, Google, Facebook, Apple, Alibaba et Tencent. <b>S’il y avait 541 hyperscalers dans le monde en juin 2020, Synergy Research Group estime maintenant qu’il y en aurait 625 aujourd'hui. Comment tous ces nouveaux centres sont installés, quel a été l’impact de leur construction, de la fabrication du matériel, quelles sont leurs demandes locales en électricité et en eau, quels sont les conflits d’usage liés à cela, est-ce que ces développements sont compatibles avec un monde à +2°C ?</b> Quid des réseaux de télécommunication et des équipements utilisateurs ? Nous n'avons ici qu’effleuré la question environnementale sur un des trois tiers techniques et comme vous le voyez, cette question est loin d’être résolue.
</p>

<p>
Au fur et à mesure que les conditions matérielles pour la construction et le fonctionnement de l’infrastructure vont devenir difficilement soutenables, les GAFAM et autres géants vont sûrement développer leur propre infrastructure énergétique et hydrique. Certains d’entre eux s'occupent déjà de la conception de leur propre équipement IT. <b>Cette verticalisation aura le grand défaut d’invisibiliser les consommations réelles de ces infrastructures</b>. Nous pouvons aujourd’hui encore récupérer quelques données des distributeurs d’eau et d’énergie mais lorsqu’Amazon construira ses propres postes sources, <a href="https://www.datacenterdynamics.com/en/news/silicon-valley-power-to-build-60kv-substation-for-amazon-web-services-data-center-in-santa-clara/" rel="noopener noreferrer">comme à Santa Clara</a>, ou Google ses propres stations de pompage alors la boite noire continuera de grossir. Nous comprendrons alors de moins en moins bien l’empreinte environnementale réelle de ces géants autant au niveau global que territorial. Cet effort d’opacification sera supporté par les méthodes de publication des données et de comptabilité qui permettent aujourd’hui de cacher une partie de l’empreinte et ses nombreux transferts d’impacts.
</p>


<div class="footnotes">
<header class="list-header">
<h2 class="visually-hidden" id="footnote-label">Notes de bas de page</h2>
</header>
<ol>
<li id="definition-1">
Masanet et al., "Recalibrating global data center energy-use estimates", Science, 28 février 2020 ; IEA, "Data Centres and Data Transmission Networks", juin 2020 <a href="#definition" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="ue-1">
Montevecchi et al., "Energy-efficient Cloud Computing Technologies and Policies for an Eco-friendly Cloud Market – Final Study Report", European Commission, 2020 <a href="#ue-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="greenpeace-1">
Greenpeace East Asia, "Powering the Cloud: How China’s Internet Industry Can Shift to Renewable Energy”, Greenpeace East Asia et the North China Electric Power University, 2019 <a href="#greenpeace-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="shehabi-1">
Shehabi et al.,“United States data center energy usage report”, Lawrence Berkeley National Laboratory, 2016 <a href="#shehabi-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>

<li id="whitehead-1">
Whitehead et al., "Assessing the environmental impact of data centres part 1: Background, energy use and metrics", Building and Environment 82, 2014 ; Whitehead et al., "Assessing the environmental impact of data centres part 2: Building environmental assessment methods and life cycle assessment", Building and Environment 93, 2015 <a href="#whitehead-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="shah-1">
Shah et al., "Sources of Variability in Data Center Lifecycle Assessment", 2012 IEEE International Symposium on Sustainable Systems and Technology, 2012 <a href="#shah-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="arizona-1">
Gupta et al., "Chasing Carbon: The Elusive Environmental Footprint of Computing", IEEE International Symposium on High-Performance Computer Architecture, 2021 <a href="#arizona-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="uptime-1">
Heslin, “Ignore Data Center Water Consumption at Your Own Peril", Uptime Institute, 2016 <a href="#uptime-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="diguet-1">
Diguet et Lopez, "L’impact spatial et énergétique des data centers sur les territoires", ADEME, 2019 <a href="#diguet-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="marquet-1">
Marquet, "Binaire Béton : quand les infrastructures numériques aménagent la ville", 2019 <a href="#marquet-a" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
<li id="diguet-2">
Lopez et al., "Data centers: Anticipating and planning digital storage", Institut Paris Région, 2021<a href="#diguet-b" aria-label="Back to content">↩</a>
</li>
</ol>
</div>

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<title>Paradoxes et enjeux environnementaux de la numérisation (archive) — David Larlet</title>
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<h1>Paradoxes et enjeux environnementaux de la numérisation</h1>
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</p>
</nav>
<hr>
<p>
Cela fait un peu moins de 4 ans que j’ai commencé à travailler sur la question des impacts environnementaux du secteur numérique. Durant ces quelques années, j’ai pu contribuer de façon très modeste à la recherche et au discours public. J’ai assisté ou participé à des réunions entre différents acteurs privés et publics (comité d’experts, ateliers internes, commissions, etc..) où j’ai pu observé un jeu complexe autour du rapprochement entre numérique et écologie. Alors que le sujet est en train de finir une nouvelle phase législative avec le projet de loi étudié en Parlement, il me semble intéressant de partager quelques observations et perspectives. Ce point d’étape est d’autant plus nécessaire que la fin de cette phase législative indique une nouvelle appropriation du sujet par des acteurs économiques plus ou moins importants, prêts à se partager les budgets débloqués et les nouvelles “opportunités d’affaire”. Cette appropriation peut déformer durablement le sujet initial, il est donc important de bien définir où se situent les valeurs et les frontières de ce champ. Cette rétrospective s’organisera en plusieurs articles afin d’aller traiter des grandes thématiques : une vision globale sur les paradoxes et les enjeux du sujet (ici), <a href="limites-debat.html" rel="noopener noreferrer" target="_blank">les limites du débat</a>, une critique et <a href="ecoconception-critique.html" rel="noopener noreferrer" target="_blank">des conseils sur l’éco-conception numérique</a>, et finalement <a href="territoires-centres-de-donnees.html" rel="noopener noreferrer" target="_blank">des perspectives de recherche possiblement plus fertiles</a>.
</p>

<h3>Table des matières</h3>

<p><a href="#paradoxe">Curieux paradoxes</a><br/>
<a href="#conseil">Quelques conseils de recherche</a><br/>
<a href="#prospective">Intuitions</a><br/>
<a href="#mettrefin">Mettre fin au régime d'exception</a><br/>
<br/></p>
<h3 id="paradoxe">Curieux paradoxes</h3>

<p>
Mon travail consiste en partie à comprendre et décrire la structuration matérielle du secteur numérique dans le cadre de la transition écologique. À ce titre, j’ai pu relever plusieurs paradoxes qui me semblent important de partager. Ces paradoxes ne sont pas forcément solvables dans la situation actuelle. Cependant, l’absence de solution n’empêche pas de reconnaître leur présence et déterminer des stratégies de contournement pour les désamorcer à long-terme.
</p>

<p>
Lorsqu’on “hérite” du secteur numérique d’un point de vue environnemental, il me semble qu’il y a deux grands mouvements à opérer : déconstruire le discours de la dématérialisation qui accompagne ce secteur depuis 30 ans – cela implique de bien décrire les conditions matérielles des infrastructures et des services numériques ; contre les hypothèses “anti-géographiques” comme le concept de village global emprunté à Marshall McLuhan qui impliquerait que les réseaux de communication nous permettraient de faire disparaitre les distances et de créer un espace unique et indifférencié, sans histoire et sans géographie – cela implique alors de “territorialiser” la matérialité du numérique : les infrastructures numériques ne sont pas également réparties sur Terre et agissent dans des territoires précis où elles concentrent leurs impacts.
</p>

<h4>Empreinte globale et territorialisation</h4>

<p>
Avec le temps j’en suis venu à estimer que <b>l’estimation globale de l’empreinte environnementale du secteur numérique ne vise pas tant à contrer les discours de dématérialisation et antigéographiques du secteur, mais d’une certaine façon les poursuit</b>. Je m’explique : les estimations globales produites portent généralement sur des tiers techniques (<i>data centers</i>, réseaux de transmission, équipements utilisateurs) et des facteurs d’impact (consommation d’énergie primaire ou d’électricité, émissions de gaz à effet de serre, consommation d’eau et de ressources). Toutefois, quand on dit, par exemple, que les <i>data centers</i> représentent 1% de la consommation d’électricité mondiale ou que le secteur numérique émet 2 à 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre on ne dit pas grand chose finalement car on ne dit pas où et de quelle façon. N’importe quel chiffre global présuppose que la pression s’exerce de façon uniforme sur un globe où se perpétue alors une vision éthérée et non-géographique des activités numériques. En fait, les 1% de consommation d’électricité des <i>data centers</i> sont peu au niveau global mais sont très concentrés dans certaines zones. Si on préfère approcher la question via un méthode territoriale on peut enfin comprendre que la demande d’énergie des <i>data centers</i> est très concentrée et pose de réelles questions d’aménagement urbain pour de nombreuses villes en Europe ou aux États-Unis : schéma de distribution électrique, réseaux d'eau, artifilisation des sols, etc. Dans un monde idéal, une estimation globale devrait toujours être accompagnée d’une mise en situation territoriale (donc des données qualitatives) afin de comprendre concrètement les enjeux face à nous. C’est un changement de méthode que je précise dans <a href="territoires-centres-de-donnees.html" rel="noopener noreferrer" target="_blank">le quatrième article de cette série</a>.

</p>

<h4>Obtenir des données environnementales</h4>

<p>
Un des plus gros problèmes lorsqu’on essaye de modéliser l’empreinte environnementale du secteur numérique c’est la disponibilité et l’existence des données sur le sujet. <b>Les chaines de production, d’approvisionnement et de distribution, et les infrastructures du numérique sont structurellement opaques</b> et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, la complexité des appareils fabriqués augmente largement le nombre de fournisseurs impliqués. Là où certaines infrastructures demandent peu de matériaux différents mais en grande quantité, le fabrication de systèmes numériques demande de nombreux métaux différents mais dans des quantités relativement moyennes (sauf pour les grands métaux). 50 métaux dans un smartphone c’est presque autant de fournisseurs qui sous-traitent à d’autres personnes qui sous-traitent à d'autres personnes, etc… Depuis 2013, Fairphone a difficilement réussi à remonter les chaines d'approvisionnement de 10 métaux utilisés pour leur smartphone. Deuxièmement, la sous-traitance mentionnée plus haut est le résultat d’une course au moins-disant imposée par les géants du secteur qui souhaitent réduire et maitriser leur coûts au maximum. Dans un iPhone 6, les matières premières représentent un coût de 1,03 $ <a href="https://www.statista.com/chart/10719/materials-used-in-iphone-6/" rel="noopener noreferrer" target="_blank">d'après 911 Metallurgist</a>. On peut donc difficilement imaginer que leur extraction puisse se faire avec un grand soin et en toute considération des limites planétaires. Troisièmement, c’est un secteur hyper-concurrentiel où les grands acteurs placent la plupart de leurs données sous clause de confidentialité. <b>L'agrégation des données reste aussi un bon moyen de rendre les données inexploitables car ce n’est pas tant la somme de l’addition qui est intéressante dans notre domaine mais les éléments additionnés et leur détermination individuelle</b>.
</p>

<!-- <p>
Quel serait alors le prix de la transparence et de la remontée des données ? Jusqu’à présent j’ai rencontré peu d’acteurs qui étaient optimistes sur l’ouverture à court terme des données environnementales du secteur. À défaut d'ouverture réelle des données, il s’agirait alors de réduire la taille des chaines de production et d’approvisionnement et donc d’augmenter le coût unitaire des matériaux et, <i>in fine</i>, des composants. Voici notre seconde paradoxe, <b>des chaines d’approvisionnement opaques et mondialisées sont le résultat de modèles économiques agressifs. Le prix de l’obtention et de la transparence des données sera des chaines d’approvisionnement moins étendues et plus chères, des garanties nationales d’achat, et un rapatriement des impacts environnementaux plus près de chez nous (crassiers, pollutions des milieux, etc.)</b>. Guillaume Pitron évoquait déjà ce constat il y a quelques années dans "La Guerre des métaux rares". Néanmoins, les technologies numériques, telles qu’elles ont été historiquement structurées, restent résolument globales. Rendre local la chaine opératoire (au sens anthropologique) d’un système numérique demande un effort conséquent et donc des contraintes originales (ruptures d’approvisionnement, nouvelle donne sociale et/ou écologique, etc.) difficiles à imaginer aujourd’hui. C’est le constat que nous rappelle Ulrich Brand dans son dernier livre “The Imperial Way of Living” : le mode de vie “moderne” (abondance matérielle, etc.) requiert plus d’espace que celui définit par nos frontières et nécessite donc l’exploitation de ressources et d’humains à l’extérieur de l’espace national : un empire. En ce sens, le développement actuel du numérique et son opacité structurelle perpétue nos modes de vie “impériaux”.
</p>
-->

<h4>Numérique jetable et durable</h4>

<p>
Si l’on s’intéresse à réduire l’empreinte écologique du secteur numérique on comprend assez rapidement qu’il faut produire moins d’équipements et les faire durer le plus longtemps possible. Il faut donc favoriser la standardisation des composants, la réparabilité des appareils et la distribution des savoirs techniques. Pour le dire différemment, on déduit qu’il faut prendre soin des systèmes numériques et que cela est finalement proche d’autres pratiques dans l’informatique (logiciel libre, réseaux auto-gérés, etc.). <b>Ce “prendre soin” implique, me semble t-il, deux choses : un relatif abandon de la course à la puissance (informatique et/ou managériale), les systèmes durables s’accommodent rarement de systèmes uniquement taillés pour la puissance et la, toujours éphèmère, performance maximum ; et une certaine technophilie, dans le sens où on apprécie ces systèmes non pas pour les discours majoritaires aujourd’hui (progrès technique, contrôle et puissance) mais pour les outils fragiles qu’ils sont</b>. Cette connaissance de leur fragilité devrait amener à ne pas forcer l’adoption de ces systèmes dans tous les contextes, surtout ceux dans lesquels ils n’ont pas de pertinence concrète. <b>“Prendre soin” des systèmes numériques pourrait potentiellement s’opposer au projet de tout-numérisation (forcer la numérisation de toutes les activités dans tous les contextes)</b>.
</p>

<figure class="img-figure-large"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 65%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-paradoxes-02.jpg"></div><figcaption>Nouveaux possesseurs d'un iPhone XS à Sydney (Crédit : The Sun)</figcaption></figure>

<p>
De nombreuses personnes se réclament technophiles car elles s’équipent régulièrement des dernières générations d’appareils numériques (smartphones, montres, enceintes, téléviseurs, etc.). Il ne me semble pas que ces actions témoignent d’une certaine affection des systèmes numériques mais plutôt d’une affection pour la praticité qu’apportent ces systèmes et parfois sur ce que la possession de ces appareils disent sur leur possesseur (statut social, etc.). Dans ce cas leur renouvellement est banal et leur “jetabilité” inscrite dans leur usage. Voilà, un paradoxe intéressant : <b>ceux qui pourraient réclamer une certaine forme de technophilie, une technophilie de consommation et de puissance, sont potentiellement ceux qui participent à perpétuer un numérique “jetable”, contribuant ainsi à la mise à mort prématurée des systèmes numériques, bien loin de leur amour annoncé</b>.
</p>

<h4>Droits numériques des non-numérisés</h4>

<p>
Je souhaiterais terminer cette première liste avec un dernier paradoxe qui reprend ce qui a été dit plus haut. On parle souvent de “droit numérique” ou <i>digital rights</i> pour garantir un accès égal aux réseaux et aux services numériques, le respect de la vie privée des internautes, la lutte contre la censure, etc. Cependant, est-ce que le droit numérique ne devrait pas en creux défendre les droits de ceux qui ne souhaitent pas utiliser des moyens numériques ? Si un service public essentiel est entièrement numérisé (absence d’espaces physiques de médiation et d'accès), qui défend les droits de ceux qui veulent accéder au service par un moyen conventionnel ? Qui garantit que la numérisation d’un service n’amène pas à sa disparition physique et donc à sa disparition pour tous ceux qui n’ont pas les moyens pratiques de connexion, les moyens socio-économiques et culturels, ou parce que des conditions locales ne le permettent pas ? Les récentes inondations à Zhengzhou en Chine a fait tombé une partie du réseau internet locale, <a href="https://gnews.org/1416347/" rel="noopener noreferrer" target="_blank">bloquant les paiements quotidiens via Alipay, l'accès à des vélos via QR</a>, etc. <b>Donc, est-ce le droit numérique sert aussi à assurer que des citoyens ont toujours une alternative crédible à tout service ou produit entièrement numérisé ?</b> En même titre que le code de la route régit les règles de circulation et la relation entre véhicules de tout type (vélo, voiture,…) sur des routes variées, est-ce que le droit numérique devrait régir l’accès de plein droit à ceux qui ont choisi de naviguer différemment ?
</p>

<h3 id="conseil">Quelques conseils de recherche</h3>

<p>
Au-delà de dessiner les contours de certains paradoxes du secteur numérique, il est important de donner quelques conseils sur la façon d’approcher la recherche sur ce sujet, que l’on fasse par curiosité ou passion ou dans le cas d’une recherche académique.
</p>

<h4>Une étude de cas n’est pas de la recherche empirique</h4>

<p>
Le secteur numérique comprend une multitude d’acteurs avec d’importants moyens et notamment les moyens de relayer leur propre recherche académique, ou non-académique, ou leurs publications. Face à l’absence de données ouvertes on peut être tenté d’utiliser les études de cas fournies par des équipementiers, des entreprises de conseil ou autres. <b>Il faut toutefois rappeler que les études de cas professionnelles ne sont pas de la recherche empirique et ne sont pas soumis au processus de publication scientifique</b>. De plus, ces études de cas ont aussi pour objet de mettre en valeur le déploiement de tel ou tel système dans une optique de promotion. Les aspects plus opaques du déploiement, la maintenance ou même l’usage dans le temps du système en question sont rarement remontés. Finalement, une étude de cas ne peut pas être utilisée pour extrapoler les conséquences du déploiement d’un système car chaque contexte de déploiement est trop particulier (culture, langue, ressources, management, etc.) pour être standardisé au niveau global.
</p>

<h4>Ne croyez pas (trop) les annonces dans le secteur</h4>

<p>
Le secteur du numérique et des nouvelles technologies est perpétuellement remué à grands coups d’articles promettant la révolution d’une chose ou de l’autre. De telles affirmations emphatiques font parfois l’objet de rapports pour soutenir ces annonces. Ce mécanisme d'agitation de l’espace médiatique permet d’attirer les capitaux nécessaires à ces entreprises mais n’est pas là pour tracer une quelconque feuille de route ou rendre compte des faits avec précision. Certains technologies sensées révolutionner le monde ne sortiront jamais des laboratoires pour x raisons ou seront utilisés pour un projet beaucoup moins glorieux que celui annoncé. L’intégration concrète de nouvelles technologies numériques semble plutôt regrouper des processus laborieux, lents et bien plus ennuyeux qu’on l’imagine. <b>Bref, si l’entreprise multinationale X affirme qu’elle va révolutionner le secteur ou le service Y grâce à la technologie Z dans N années, il y a de fortes chances qu’elle cherche juste plus de capitaux pour se financer ou à créer un marché</b>.
</p>

<h4>Soyez attentifs aux régimes de visibilité et d’opacité dans le secteur</h4>

<p>
Tous les spécialistes le répètent à chaque fois, le secteur est très opaque. Il est dur d’obtenir des informations pertinentes et des données utilisables pour la recherche. <b>Un jeu de clair-obscur est observable entre les informations et données qui sont mises en visibilité à outrance et celles qui sont mises en opacité. Des données qui étaient auparavant opaques deviennent visibles, d’autres repartent dans l’ombre, certaines sont rendues très visibles afin d’en obscurcir d’autres</b>. Il faut bien comprendre que dans ce contexte la visibilité est aussi une méthode d’opacification. À l’invitation d’un <a href="https://cemti.univ-paris8.fr/?se%CC%81minaire-doctoral-le-visible-et-l-invisible-sur-les-plateformes" rel="noopener noreferrer" target="_blank">séminaire doctoral au CEMTI (Paris 8)</a> j’ai tenté une première description de ces régimes.
</p>

<figure class="img-figure-large"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 65%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-paradoxes-01.svg"></div><figcaption>Diapositive issue d'une intervention au CEMTI Paris 8, à gauche les élements mis en opacité, à droite les éléments mis en visibilité (Crédit : Gauthier Roussilhe)</figcaption></figure>

<p>
L’explication de ce graphique a été l’objet d’une conférence entière donc je ne me permettrai pas de tout reprendre ici sous peine de vous noyer sous l’écrit. Néanmoins, je peux expliquer quelques rouages. En première ligne, j’ai tenté d’expliquer comment la sur-visibilisation sur la consommation d’électricité et les émissions de carbone permettre d’opacifier les discours sur l’ensemble de l’empreinte environnementale (fabrication / usage / fin de vie ; consommation de ressources / d’eau / d’énergie primaire / émissions de gaz à effet de serre). Une partie de cette explication peut être lue dans mon article suivant <a href="territoires-centres-de-donnees.html" rel="noopener noreferrer" target="_blank">sur les centres de données</a>. Avec le recul, il me semble que ces régimes de visibilité et d’opacité s’organisent dans un arsenal de textes publics : les normes, les conférences, les prises de paroles, les comités d’experts, … Il faut donc apprendre à étudier le secteur numérique en négatif, c'est-à-dire s'intéresser bien plus à l'obscurité (ce qui est opaque et ce qui opacifie) qu'à la lumière, sous peine d’amplifier des raisonnements insoutenables à terme.
</p>

<h4>Etudiez les goulots d’étranglements</h4>

<p>
Le secteur numérique étant à la fois concentré et dilué il est très facile de s’éparpiller et de perdre du temps et de l’énergie dans un sujet dans lequel peu de données sont disponibles et peu de recherche de terrain a été accomplie. Mon conseil est de privilégier les goulots d’étranglement du secteur numérique. <b>Ces goulots désignent pour moi des zones géographiques ou des structures matérielles où se resserrent les différents flux du secteur (matières, ressources, production, capitaux, etc.)</b>. C’est à ce titre que j’ai commencé à étudier <a href="https://gauthierroussilhe.com/post/chip-water-taiwan.html" rel="noopener noreferrer" target="_blank">les industries de fabrications de circuits intégrés à Taïwan</a>. 60% des livraisons mondiales de circuits intégrés proviennent de l’île et ces composants (semi-conducteurs inclus) sont un des éléments fondateurs de la numérisation. Sur un espace géographiquement restreint où passe une telle quantité de flux, les conditions matérielles de production et les impacts écologiques et sociaux sont bien plus visibles et le travail de recherche semble plus “facile”. À voir si cette approche est fertile ou nécessaire sur le long terme.
</p>

<h3 id="prospective">Intuitions</h3>

<p>
Ces quelques années d’expérience ne m’ont sûrement pas permis de bien comprendre comment les enjeux environnementaux du secteur numérique vont évoluer. Quelques observations et idées se sont toutefois cristallisées jusqu’à formuler quelques intuitions que je partage ici. J'espère bien évidemment que l'avenir ne me donnera pas raison.
</p>

<h4>L’eau sera plus problématique qu’on l’imagine</h4>

<p>
L’hyper-focalisation sur le carbone et l’électricité cache efficacement les autres grands problèmes environnementaux. De tous ces problèmes, il me semble que <b>la consommation d’eau du numérique peut devenir très problématique dans un futur proche et dans des zones très concentrés</b> : les lieux d’extraction minière (approvisionnement en eau pour le nettoyage et la purification du minerai) ; la fabrication de circuits intégrés (eau ultra-pure, rinçage des wafers, etc.) ; le refroidissement des centres de données en zones désertiques (par évaporation d’eau) ; et la pollution des eaux (rejets miniers et industriels, décharges, etc.).
</p>

<h4>Numérique vs Agriculture</h4>

<p>
Les besoins en eau de certains acteurs du numérique pourraient se confronter avec le plus consommateur d’eau sur le globe : le secteur agricole. Plus précisément, <b>certains acteurs du numérique pourraient rentrer en concurrence avec les acteurs agricoles pour pomper les eaux souterraines en zones de stress hydrique et pour la captation des eaux de surface (réservoirs, etc.)</b>. Par exemple, en avril 2021, le gouvernement taïwanais a demandé l’arrêt subventionné de l’irrigation de 74 000 hectares de terres agricoles pour maintenir l’approvisionnement en eau d’usines de semi-conducteurs dans le nord de l’île. De plus, les rejets industriels d’usines de fabrication pourraient contaminer plus gravement des rivières et flux qui servent aux activités agricoles. Là encore le cas de Taïwan est intéressant et a été exploré par <a href="https://www.researchgate.net/publication/233466446_The_Dark_Side_of_Silicon_Island_High-Tech_Pollution_and_the_Environmental_Movement_in_Taiwan" rel="noopener noreferrer" target="_blank">Hua-Mei Chiu</a>. De façon générale les activités industrielles, tous secteurs confondus (alimentaire, chimie, métallurgie, etc.) ont presque toujours créé ce genre de situations donc il n’y aurait rien d’étonnant à ce que le phénomène se répète. Malheureusement, il sera bien difficile à des petits fermes et exploitations agricoles de se battre contre des géants du numérique sur l’accès à l’eau. Au niveau global, le fait que Huawei s’intéresse aujourd’hui de plus en plus au secteur agricole et aux <i>Smart Farming Technologies</i> (SFT) n’est pas anodin. Cela permettra d’arbitrer à terme en interne les usages concurrentiels tout en s’assurant l’obtention des capacités productives agricoles, un champ dans lequel les grands acteurs du numérique se sont rarement aventurés mais qui va se révéler de plus ou plus décisif dans les années à venir.
</p>

<!-- <h4>Futurs sans matérialité</h4>
<p>
Au fur et à mesure que les questions environnementales vont devenir pressantes et être visibles dans des territoires bien définis, les grands acteurs du numérique vont diluer ces problèmes dans une "matérialité de façade". <b>Nous aurons de plus en plus de rapports RSE aux résultats emphatiques mais avec des données agrégées et invérifiables, et cela au fur et à mesure que ces acteurs garantissent leurs propres conditions matérielles (poste source d'électricité privé, station de pompage privé, etc.)</b>. La matérialité communiquée sera focalisée sur des facteurs environnementaux qui peuvent être comptablement maitrisables (électricité, "neutralité carbone") et opacifiera le reste des grands facteurs environnementaux. Nous aurons face à nous de plus en plus de promesses de futurs numériques soutenables (non vérifiées et vérifiables) où les conditions matérielles sont de plus en plus opacifiées et montrées au compte-goutte dans une sorte de <i>Sustainability-as-Usual</i>.
</p>
-->

<h3 id="mettrefin">Mettre fin au régime d'exception</h3>

<p>
Le présent exposé permet d’actualiser l’objectif à moyen et long terme des acteurs qui travaillent sur la question environnementale du numérique et au-delà. <b>La question stratégique aujourd’hui me semble être la suivante : comment mettre fin au régime d’exception du secteur numérique ?</b> Tout ce que j’ai décrit plus haut n’est finalement que quelques pièces du puzzle qui décrivent ce régime. Cet exceptionnalisme empêche aujourd’hui de contester l’axe de développement du secteur numérique et ralentit considérablement la prise en compte sérieuse des enjeux environnementaux de celui-ci. Pourtant, en regardant de près l’histoire des techniques à partir du XVIIIème siècle et l’histoire du développement industriel, le secteur numérique apparaît tout à fait traditionnel. Il transforme, certes, plus ou moins rapidement les modes de vie de nombreuses sociétés sur Terre mais ses conditions matérielles de déploiement et de production sont semblables à bien d’autres industries d’avant qui, elles, ont été régulées.
</p>

<p>
Le secteur entretient son exceptionnalisme en maintenant un effet d’annonces permanent : telle application technologique numérisée va révolutionner telle ou telle chose. Cet effet est aussi nécessaire pour maintenir les flux de capitaux nécessaires au développement du secteur. De même, le secteur s’est associé aux discours qui associent progrès technologique au progrès social, transformant symboliquement, par un sophisme bien connu, toute contestation envers le secteur numérique en une volonté de régression sociale. Les promesses d’emplois et de retombées économiques permettent aussi d’accéder à de nombreuses facilités au niveau local. Je décris plus en détail certains facteurs qui rendent le débat laborieux dans <a href="limites-debat.html" rel="noopener noreferrer" target="_blank">l’article suivant</a>. En conclusion, je pense que mon travail de matérialisation et de territorialisation du secteur numérique vise très modestement à participer à un effort de “dé-exceptionnalisation” afin de faire rentrer le processus de numérisation en débat.
</p>
</article>


<hr>

<footer>
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<p>
Cela fait un peu moins de 4 ans que j’ai commencé à travailler sur la question des impacts environnementaux du secteur numérique. Durant ces quelques années, j’ai pu contribuer de façon très modeste à la recherche et au discours public. J’ai assisté ou participé à des réunions entre différents acteurs privés et publics (comité d’experts, ateliers internes, commissions, etc..) où j’ai pu observé un jeu complexe autour du rapprochement entre numérique et écologie. Alors que le sujet est en train de finir une nouvelle phase législative avec le projet de loi étudié en Parlement, il me semble intéressant de partager quelques observations et perspectives. Ce point d’étape est d’autant plus nécessaire que la fin de cette phase législative indique une nouvelle appropriation du sujet par des acteurs économiques plus ou moins importants, prêts à se partager les budgets débloqués et les nouvelles “opportunités d’affaire”. Cette appropriation peut déformer durablement le sujet initial, il est donc important de bien définir où se situent les valeurs et les frontières de ce champ. Cette rétrospective s’organisera en plusieurs articles afin d’aller traiter des grandes thématiques : une vision globale sur les paradoxes et les enjeux du sujet (ici), <a href="limites-debat.html" rel="noopener noreferrer" target="_blank">les limites du débat</a>, une critique et <a href="ecoconception-critique.html" rel="noopener noreferrer" target="_blank">des conseils sur l’éco-conception numérique</a>, et finalement <a href="territoires-centres-de-donnees.html" rel="noopener noreferrer" target="_blank">des perspectives de recherche possiblement plus fertiles</a>.
</p>

<h3>Table des matières</h3>
<a href="#paradoxe">Curieux paradoxes</a><br/>
<a href="#conseil">Quelques conseils de recherche</a><br/>
<a href="#prospective">Intuitions</a><br/>
<a href="#mettrefin">Mettre fin au régime d'exception</a><br/>
<br/>

<h3 id="paradoxe">Curieux paradoxes</h3>

<p>
Mon travail consiste en partie à comprendre et décrire la structuration matérielle du secteur numérique dans le cadre de la transition écologique. À ce titre, j’ai pu relever plusieurs paradoxes qui me semblent important de partager. Ces paradoxes ne sont pas forcément solvables dans la situation actuelle. Cependant, l’absence de solution n’empêche pas de reconnaître leur présence et déterminer des stratégies de contournement pour les désamorcer à long-terme.
</p>

<p>
Lorsqu’on “hérite” du secteur numérique d’un point de vue environnemental, il me semble qu’il y a deux grands mouvements à opérer : déconstruire le discours de la dématérialisation qui accompagne ce secteur depuis 30 ans – cela implique de bien décrire les conditions matérielles des infrastructures et des services numériques ; contre les hypothèses “anti-géographiques” comme le concept de village global emprunté à Marshall McLuhan qui impliquerait que les réseaux de communication nous permettraient de faire disparaitre les distances et de créer un espace unique et indifférencié, sans histoire et sans géographie – cela implique alors de “territorialiser” la matérialité du numérique : les infrastructures numériques ne sont pas également réparties sur Terre et agissent dans des territoires précis où elles concentrent leurs impacts.
</p>

<h4>Empreinte globale et territorialisation</h4>
<p>
Avec le temps j’en suis venu à estimer que <b>l’estimation globale de l’empreinte environnementale du secteur numérique ne vise pas tant à contrer les discours de dématérialisation et antigéographiques du secteur, mais d’une certaine façon les poursuit</b>. Je m’explique : les estimations globales produites portent généralement sur des tiers techniques (<i>data centers</i>, réseaux de transmission, équipements utilisateurs) et des facteurs d’impact (consommation d’énergie primaire ou d’électricité, émissions de gaz à effet de serre, consommation d’eau et de ressources). Toutefois, quand on dit, par exemple, que les <i>data centers</i> représentent 1% de la consommation d’électricité mondiale ou que le secteur numérique émet 2 à 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre on ne dit pas grand chose finalement car on ne dit pas où et de quelle façon. N’importe quel chiffre global présuppose que la pression s’exerce de façon uniforme sur un globe où se perpétue alors une vision éthérée et non-géographique des activités numériques. En fait, les 1% de consommation d’électricité des <i>data centers</i> sont peu au niveau global mais sont très concentrés dans certaines zones. Si on préfère approcher la question via un méthode territoriale on peut enfin comprendre que la demande d’énergie des <i>data centers</i> est très concentrée et pose de réelles questions d’aménagement urbain pour de nombreuses villes en Europe ou aux États-Unis : schéma de distribution électrique, réseaux d'eau, artifilisation des sols, etc. Dans un monde idéal, une estimation globale devrait toujours être accompagnée d’une mise en situation territoriale (donc des données qualitatives) afin de comprendre concrètement les enjeux face à nous. C’est un changement de méthode que je précise dans <a href="territoires-centres-de-donnees.html" rel="noopener noreferrer" target="_blank">le quatrième article de cette série</a>.

</p>

<h4>Obtenir des données environnementales</h4>
<p>
Un des plus gros problèmes lorsqu’on essaye de modéliser l’empreinte environnementale du secteur numérique c’est la disponibilité et l’existence des données sur le sujet. <b>Les chaines de production, d’approvisionnement et de distribution, et les infrastructures du numérique sont structurellement opaques</b> et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, la complexité des appareils fabriqués augmente largement le nombre de fournisseurs impliqués. Là où certaines infrastructures demandent peu de matériaux différents mais en grande quantité, le fabrication de systèmes numériques demande de nombreux métaux différents mais dans des quantités relativement moyennes (sauf pour les grands métaux). 50 métaux dans un smartphone c’est presque autant de fournisseurs qui sous-traitent à d’autres personnes qui sous-traitent à d'autres personnes, etc… Depuis 2013, Fairphone a difficilement réussi à remonter les chaines d'approvisionnement de 10 métaux utilisés pour leur smartphone. Deuxièmement, la sous-traitance mentionnée plus haut est le résultat d’une course au moins-disant imposée par les géants du secteur qui souhaitent réduire et maitriser leur coûts au maximum. Dans un iPhone 6, les matières premières représentent un coût de 1,03 $ <a href="https://www.statista.com/chart/10719/materials-used-in-iphone-6/" rel="noopener noreferrer" target="_blank">d'après 911 Metallurgist</a>. On peut donc difficilement imaginer que leur extraction puisse se faire avec un grand soin et en toute considération des limites planétaires. Troisièmement, c’est un secteur hyper-concurrentiel où les grands acteurs placent la plupart de leurs données sous clause de confidentialité. <b>L'agrégation des données reste aussi un bon moyen de rendre les données inexploitables car ce n’est pas tant la somme de l’addition qui est intéressante dans notre domaine mais les éléments additionnés et leur détermination individuelle</b>.
</p>

<!-- <p>
Quel serait alors le prix de la transparence et de la remontée des données ? Jusqu’à présent j’ai rencontré peu d’acteurs qui étaient optimistes sur l’ouverture à court terme des données environnementales du secteur. À défaut d'ouverture réelle des données, il s’agirait alors de réduire la taille des chaines de production et d’approvisionnement et donc d’augmenter le coût unitaire des matériaux et, <i>in fine</i>, des composants. Voici notre seconde paradoxe, <b>des chaines d’approvisionnement opaques et mondialisées sont le résultat de modèles économiques agressifs. Le prix de l’obtention et de la transparence des données sera des chaines d’approvisionnement moins étendues et plus chères, des garanties nationales d’achat, et un rapatriement des impacts environnementaux plus près de chez nous (crassiers, pollutions des milieux, etc.)</b>. Guillaume Pitron évoquait déjà ce constat il y a quelques années dans "La Guerre des métaux rares". Néanmoins, les technologies numériques, telles qu’elles ont été historiquement structurées, restent résolument globales. Rendre local la chaine opératoire (au sens anthropologique) d’un système numérique demande un effort conséquent et donc des contraintes originales (ruptures d’approvisionnement, nouvelle donne sociale et/ou écologique, etc.) difficiles à imaginer aujourd’hui. C’est le constat que nous rappelle Ulrich Brand dans son dernier livre “The Imperial Way of Living” : le mode de vie “moderne” (abondance matérielle, etc.) requiert plus d’espace que celui définit par nos frontières et nécessite donc l’exploitation de ressources et d’humains à l’extérieur de l’espace national : un empire. En ce sens, le développement actuel du numérique et son opacité structurelle perpétue nos modes de vie “impériaux”.
</p>
-->

<h4>Numérique jetable et durable</h4>
<p>
Si l’on s’intéresse à réduire l’empreinte écologique du secteur numérique on comprend assez rapidement qu’il faut produire moins d’équipements et les faire durer le plus longtemps possible. Il faut donc favoriser la standardisation des composants, la réparabilité des appareils et la distribution des savoirs techniques. Pour le dire différemment, on déduit qu’il faut prendre soin des systèmes numériques et que cela est finalement proche d’autres pratiques dans l’informatique (logiciel libre, réseaux auto-gérés, etc.). <b>Ce “prendre soin” implique, me semble t-il, deux choses : un relatif abandon de la course à la puissance (informatique et/ou managériale), les systèmes durables s’accommodent rarement de systèmes uniquement taillés pour la puissance et la, toujours éphèmère, performance maximum ; et une certaine technophilie, dans le sens où on apprécie ces systèmes non pas pour les discours majoritaires aujourd’hui (progrès technique, contrôle et puissance) mais pour les outils fragiles qu’ils sont</b>. Cette connaissance de leur fragilité devrait amener à ne pas forcer l’adoption de ces systèmes dans tous les contextes, surtout ceux dans lesquels ils n’ont pas de pertinence concrète. <b>“Prendre soin” des systèmes numériques pourrait potentiellement s’opposer au projet de tout-numérisation (forcer la numérisation de toutes les activités dans tous les contextes)</b>.
</p>

<figure class="img-figure-large"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 65%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-paradoxes-02.jpg"></div><figcaption>Nouveaux possesseurs d'un iPhone XS à Sydney (Crédit : The Sun)</figcaption></figure>

<p>
De nombreuses personnes se réclament technophiles car elles s’équipent régulièrement des dernières générations d’appareils numériques (smartphones, montres, enceintes, téléviseurs, etc.). Il ne me semble pas que ces actions témoignent d’une certaine affection des systèmes numériques mais plutôt d’une affection pour la praticité qu’apportent ces systèmes et parfois sur ce que la possession de ces appareils disent sur leur possesseur (statut social, etc.). Dans ce cas leur renouvellement est banal et leur “jetabilité” inscrite dans leur usage. Voilà, un paradoxe intéressant : <b>ceux qui pourraient réclamer une certaine forme de technophilie, une technophilie de consommation et de puissance, sont potentiellement ceux qui participent à perpétuer un numérique “jetable”, contribuant ainsi à la mise à mort prématurée des systèmes numériques, bien loin de leur amour annoncé</b>.
</p>

<h4>Droits numériques des non-numérisés</h4>
<p>
Je souhaiterais terminer cette première liste avec un dernier paradoxe qui reprend ce qui a été dit plus haut. On parle souvent de “droit numérique” ou <i>digital rights</i> pour garantir un accès égal aux réseaux et aux services numériques, le respect de la vie privée des internautes, la lutte contre la censure, etc. Cependant, est-ce que le droit numérique ne devrait pas en creux défendre les droits de ceux qui ne souhaitent pas utiliser des moyens numériques ? Si un service public essentiel est entièrement numérisé (absence d’espaces physiques de médiation et d'accès), qui défend les droits de ceux qui veulent accéder au service par un moyen conventionnel ? Qui garantit que la numérisation d’un service n’amène pas à sa disparition physique et donc à sa disparition pour tous ceux qui n’ont pas les moyens pratiques de connexion, les moyens socio-économiques et culturels, ou parce que des conditions locales ne le permettent pas ? Les récentes inondations à Zhengzhou en Chine a fait tombé une partie du réseau internet locale, <a href="https://gnews.org/1416347/" rel="noopener noreferrer" target="_blank">bloquant les paiements quotidiens via Alipay, l'accès à des vélos via QR</a>, etc. <b>Donc, est-ce le droit numérique sert aussi à assurer que des citoyens ont toujours une alternative crédible à tout service ou produit entièrement numérisé ?</b> En même titre que le code de la route régit les règles de circulation et la relation entre véhicules de tout type (vélo, voiture,…) sur des routes variées, est-ce que le droit numérique devrait régir l’accès de plein droit à ceux qui ont choisi de naviguer différemment ?
</p>


<h3 id="conseil">Quelques conseils de recherche</h3>

<p>
Au-delà de dessiner les contours de certains paradoxes du secteur numérique, il est important de donner quelques conseils sur la façon d’approcher la recherche sur ce sujet, que l’on fasse par curiosité ou passion ou dans le cas d’une recherche académique.
</p>

<h4>Une étude de cas n’est pas de la recherche empirique</h4>
<p>
Le secteur numérique comprend une multitude d’acteurs avec d’importants moyens et notamment les moyens de relayer leur propre recherche académique, ou non-académique, ou leurs publications. Face à l’absence de données ouvertes on peut être tenté d’utiliser les études de cas fournies par des équipementiers, des entreprises de conseil ou autres. <b>Il faut toutefois rappeler que les études de cas professionnelles ne sont pas de la recherche empirique et ne sont pas soumis au processus de publication scientifique</b>. De plus, ces études de cas ont aussi pour objet de mettre en valeur le déploiement de tel ou tel système dans une optique de promotion. Les aspects plus opaques du déploiement, la maintenance ou même l’usage dans le temps du système en question sont rarement remontés. Finalement, une étude de cas ne peut pas être utilisée pour extrapoler les conséquences du déploiement d’un système car chaque contexte de déploiement est trop particulier (culture, langue, ressources, management, etc.) pour être standardisé au niveau global.
</p>

<h4>Ne croyez pas (trop) les annonces dans le secteur</h4>
<p>
Le secteur du numérique et des nouvelles technologies est perpétuellement remué à grands coups d’articles promettant la révolution d’une chose ou de l’autre. De telles affirmations emphatiques font parfois l’objet de rapports pour soutenir ces annonces. Ce mécanisme d'agitation de l’espace médiatique permet d’attirer les capitaux nécessaires à ces entreprises mais n’est pas là pour tracer une quelconque feuille de route ou rendre compte des faits avec précision. Certains technologies sensées révolutionner le monde ne sortiront jamais des laboratoires pour x raisons ou seront utilisés pour un projet beaucoup moins glorieux que celui annoncé. L’intégration concrète de nouvelles technologies numériques semble plutôt regrouper des processus laborieux, lents et bien plus ennuyeux qu’on l’imagine. <b>Bref, si l’entreprise multinationale X affirme qu’elle va révolutionner le secteur ou le service Y grâce à la technologie Z dans N années, il y a de fortes chances qu’elle cherche juste plus de capitaux pour se financer ou à créer un marché</b>.
</p>

<h4>Soyez attentifs aux régimes de visibilité et d’opacité dans le secteur</h4>
<p>
Tous les spécialistes le répètent à chaque fois, le secteur est très opaque. Il est dur d’obtenir des informations pertinentes et des données utilisables pour la recherche. <b>Un jeu de clair-obscur est observable entre les informations et données qui sont mises en visibilité à outrance et celles qui sont mises en opacité. Des données qui étaient auparavant opaques deviennent visibles, d’autres repartent dans l’ombre, certaines sont rendues très visibles afin d’en obscurcir d’autres</b>. Il faut bien comprendre que dans ce contexte la visibilité est aussi une méthode d’opacification. À l’invitation d’un <a href="https://cemti.univ-paris8.fr/?se%CC%81minaire-doctoral-le-visible-et-l-invisible-sur-les-plateformes" rel="noopener noreferrer" target="_blank">séminaire doctoral au CEMTI (Paris 8)</a> j’ai tenté une première description de ces régimes.
</p>

<figure class="img-figure-large"><div class="img-wrapper" style="padding-bottom: 65%"><img alt="" class="img" loading="lazy" srcset="https://gauthierroussilhe.com/img/blog-paradoxes-01.svg"></div><figcaption>Diapositive issue d'une intervention au CEMTI Paris 8, à gauche les élements mis en opacité, à droite les éléments mis en visibilité (Crédit : Gauthier Roussilhe)</figcaption></figure>

<p>
L’explication de ce graphique a été l’objet d’une conférence entière donc je ne me permettrai pas de tout reprendre ici sous peine de vous noyer sous l’écrit. Néanmoins, je peux expliquer quelques rouages. En première ligne, j’ai tenté d’expliquer comment la sur-visibilisation sur la consommation d’électricité et les émissions de carbone permettre d’opacifier les discours sur l’ensemble de l’empreinte environnementale (fabrication / usage / fin de vie ; consommation de ressources / d’eau / d’énergie primaire / émissions de gaz à effet de serre). Une partie de cette explication peut être lue dans mon article suivant <a href="territoires-centres-de-donnees.html" rel="noopener noreferrer" target="_blank">sur les centres de données</a>. Avec le recul, il me semble que ces régimes de visibilité et d’opacité s’organisent dans un arsenal de textes publics : les normes, les conférences, les prises de paroles, les comités d’experts, … Il faut donc apprendre à étudier le secteur numérique en négatif, c'est-à-dire s'intéresser bien plus à l'obscurité (ce qui est opaque et ce qui opacifie) qu'à la lumière, sous peine d’amplifier des raisonnements insoutenables à terme.
</p>

<h4>Etudiez les goulots d’étranglements</h4>
<p>
Le secteur numérique étant à la fois concentré et dilué il est très facile de s’éparpiller et de perdre du temps et de l’énergie dans un sujet dans lequel peu de données sont disponibles et peu de recherche de terrain a été accomplie. Mon conseil est de privilégier les goulots d’étranglement du secteur numérique. <b>Ces goulots désignent pour moi des zones géographiques ou des structures matérielles où se resserrent les différents flux du secteur (matières, ressources, production, capitaux, etc.)</b>. C’est à ce titre que j’ai commencé à étudier <a href="https://gauthierroussilhe.com/post/chip-water-taiwan.html" rel="noopener noreferrer" target="_blank">les industries de fabrications de circuits intégrés à Taïwan</a>. 60% des livraisons mondiales de circuits intégrés proviennent de l’île et ces composants (semi-conducteurs inclus) sont un des éléments fondateurs de la numérisation. Sur un espace géographiquement restreint où passe une telle quantité de flux, les conditions matérielles de production et les impacts écologiques et sociaux sont bien plus visibles et le travail de recherche semble plus “facile”. À voir si cette approche est fertile ou nécessaire sur le long terme.
</p>

<h3 id="prospective">Intuitions</h3>
<p>
Ces quelques années d’expérience ne m’ont sûrement pas permis de bien comprendre comment les enjeux environnementaux du secteur numérique vont évoluer. Quelques observations et idées se sont toutefois cristallisées jusqu’à formuler quelques intuitions que je partage ici. J'espère bien évidemment que l'avenir ne me donnera pas raison.
</p>

<h4>L’eau sera plus problématique qu’on l’imagine</h4>
<p>
L’hyper-focalisation sur le carbone et l’électricité cache efficacement les autres grands problèmes environnementaux. De tous ces problèmes, il me semble que <b>la consommation d’eau du numérique peut devenir très problématique dans un futur proche et dans des zones très concentrés</b> : les lieux d’extraction minière (approvisionnement en eau pour le nettoyage et la purification du minerai) ; la fabrication de circuits intégrés (eau ultra-pure, rinçage des wafers, etc.) ; le refroidissement des centres de données en zones désertiques (par évaporation d’eau) ; et la pollution des eaux (rejets miniers et industriels, décharges, etc.).
</p>

<h4>Numérique vs Agriculture</h4>
<p>
Les besoins en eau de certains acteurs du numérique pourraient se confronter avec le plus consommateur d’eau sur le globe : le secteur agricole. Plus précisément, <b>certains acteurs du numérique pourraient rentrer en concurrence avec les acteurs agricoles pour pomper les eaux souterraines en zones de stress hydrique et pour la captation des eaux de surface (réservoirs, etc.)</b>. Par exemple, en avril 2021, le gouvernement taïwanais a demandé l’arrêt subventionné de l’irrigation de 74 000 hectares de terres agricoles pour maintenir l’approvisionnement en eau d’usines de semi-conducteurs dans le nord de l’île. De plus, les rejets industriels d’usines de fabrication pourraient contaminer plus gravement des rivières et flux qui servent aux activités agricoles. Là encore le cas de Taïwan est intéressant et a été exploré par <a href="https://www.researchgate.net/publication/233466446_The_Dark_Side_of_Silicon_Island_High-Tech_Pollution_and_the_Environmental_Movement_in_Taiwan" rel="noopener noreferrer" target="_blank">Hua-Mei Chiu</a>. De façon générale les activités industrielles, tous secteurs confondus (alimentaire, chimie, métallurgie, etc.) ont presque toujours créé ce genre de situations donc il n’y aurait rien d’étonnant à ce que le phénomène se répète. Malheureusement, il sera bien difficile à des petits fermes et exploitations agricoles de se battre contre des géants du numérique sur l’accès à l’eau. Au niveau global, le fait que Huawei s’intéresse aujourd’hui de plus en plus au secteur agricole et aux <i>Smart Farming Technologies</i> (SFT) n’est pas anodin. Cela permettra d’arbitrer à terme en interne les usages concurrentiels tout en s’assurant l’obtention des capacités productives agricoles, un champ dans lequel les grands acteurs du numérique se sont rarement aventurés mais qui va se révéler de plus ou plus décisif dans les années à venir.
</p>

<!-- <h4>Futurs sans matérialité</h4>
<p>
Au fur et à mesure que les questions environnementales vont devenir pressantes et être visibles dans des territoires bien définis, les grands acteurs du numérique vont diluer ces problèmes dans une "matérialité de façade". <b>Nous aurons de plus en plus de rapports RSE aux résultats emphatiques mais avec des données agrégées et invérifiables, et cela au fur et à mesure que ces acteurs garantissent leurs propres conditions matérielles (poste source d'électricité privé, station de pompage privé, etc.)</b>. La matérialité communiquée sera focalisée sur des facteurs environnementaux qui peuvent être comptablement maitrisables (électricité, "neutralité carbone") et opacifiera le reste des grands facteurs environnementaux. Nous aurons face à nous de plus en plus de promesses de futurs numériques soutenables (non vérifiées et vérifiables) où les conditions matérielles sont de plus en plus opacifiées et montrées au compte-goutte dans une sorte de <i>Sustainability-as-Usual</i>.
</p>
-->
<h3 id="mettrefin">Mettre fin au régime d'exception</h3>
<p>
Le présent exposé permet d’actualiser l’objectif à moyen et long terme des acteurs qui travaillent sur la question environnementale du numérique et au-delà. <b>La question stratégique aujourd’hui me semble être la suivante : comment mettre fin au régime d’exception du secteur numérique ?</b> Tout ce que j’ai décrit plus haut n’est finalement que quelques pièces du puzzle qui décrivent ce régime. Cet exceptionnalisme empêche aujourd’hui de contester l’axe de développement du secteur numérique et ralentit considérablement la prise en compte sérieuse des enjeux environnementaux de celui-ci. Pourtant, en regardant de près l’histoire des techniques à partir du XVIIIème siècle et l’histoire du développement industriel, le secteur numérique apparaît tout à fait traditionnel. Il transforme, certes, plus ou moins rapidement les modes de vie de nombreuses sociétés sur Terre mais ses conditions matérielles de déploiement et de production sont semblables à bien d’autres industries d’avant qui, elles, ont été régulées.
</p>

<p>
Le secteur entretient son exceptionnalisme en maintenant un effet d’annonces permanent : telle application technologique numérisée va révolutionner telle ou telle chose. Cet effet est aussi nécessaire pour maintenir les flux de capitaux nécessaires au développement du secteur. De même, le secteur s’est associé aux discours qui associent progrès technologique au progrès social, transformant symboliquement, par un sophisme bien connu, toute contestation envers le secteur numérique en une volonté de régression sociale. Les promesses d’emplois et de retombées économiques permettent aussi d’accéder à de nombreuses facilités au niveau local. Je décris plus en détail certains facteurs qui rendent le débat laborieux dans <a href="limites-debat.html" rel="noopener noreferrer" target="_blank">l’article suivant</a>. En conclusion, je pense que mon travail de matérialisation et de territorialisation du secteur numérique vise très modestement à participer à un effort de “dé-exceptionnalisation” afin de faire rentrer le processus de numérisation en débat.
</p>


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<title>Les limites pour débattre de numérisation (archive) — David Larlet</title>
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<article>
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<h1>Les limites pour débattre de numérisation</h1>
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</p>
</nav>
<hr>
<p>
S’intéresser aux impacts environnementaux du numérique crée une friction importante avec différents acteurs du secteur numérique et des nouvelles technologies, friction qui rend l’émergence d’un débat assez laborieux. Je n’arrive pas forcément à trouver tous les acteurs, enjeux et croyances qui rendent compliqué la possibilité d’un débat sur le développement du secteur. J’aimerais cependant lister quelques éléments encombrants que j’ai noté au fur et à mesure des années, sans qu’ils soient nouveaux ou hors du commun.
</p>

<h3>Table des matières</h3>

<p><a href="#posture">Un problème de posture</a><br/>
<a href="#decrire">Décrire d’autres numériques</a><br/>
<a href="#valorisation">Sur-valorisation de la numérisation</a><br/>
<a href="#phagocytage">Phagocytage des usages</a><br/>
<a href="#donnees">Sur-valorisation des données numérisées</a><br/>
<a href="#exception">L'exception du débat</a><br/>
<br/></p>
<h3 id="posture">Un problème de posture</h3>

<p>
Un des premiers éléments qui rend le dialogue compliqué est que certains professionnels du secteur numérique ont tendance à opérer, me semble t-il, plusieurs amalgames vis à vis de leurs connaissances et de leur transposabilité. <b>Le premier amalgame consiste à supposer que des connaissances en informatique implique par défaut une “culture scientifique”</b>. La “culture scientifique” est un terme chapeau complexe qui décrit des méthodes d’expérimentation normées, des revues par les pairs, des incertitudes sur l’état de ses connaissances, une actualisation récurrente des savoirs. De même, chaque discipline dispose de ses propres méthodologies, héritages, lignées de recherche. Faire de la recherche en anthropologie n’implique pas la même culture scientifique que faire des recherches en physique théorique. En somme, une certaine capacité à la logique acquise par l’apprentissage de la programmation ne garantit en rien une certaine culture scientifique.
</p>

<p>
Dans la même lignée, avoir des connaissances en informatique ne signifie pas que l’on dispose automatiquement de connaissances en “sciences environnementales” du secteur numérique. S’intéresser aux enjeux environnementaux de ce secteur mobilise des méthodes et des normes propres aux sciences environnementales et qui demandent une certaine expérience pour être comprises et utilisées. De même, la perspective environnementale s’intéresse à l’adéquation matérielle des systèmes numériques dans un milieu contraint. Se demander si telle ou telle chose est soutenable implique de définir par rapport à quoi. En l'occurrence, ce "quoi" désigne les capacités des systèmes terrestres à absorder les dégâts liés aux activités humaines et malgré cela à maintenir un état d'équilibre pour un grand ensemble d'espèces. Ce "quoi" est donc une cible mouvante car on est toujours en train de comprendre comment fonctionnent ces systèmes terrestres, de même pour les effets négatifs des activités humaines dans ces milieux. De plus, ce champ de recherche implique d’aller sur le terrain pour décrire le fonctionnement des systèmes numériques, notamment sur leur aspect matériel et écologique (consommation de ressources naturelles, pollutions, etc.). La plupart de ces éléments sont généralement hors de l’apprentissage reçu en informatique. <b>Que cela soit sur les objets d’étude ou sur les milieux de référence, avoir des connaissances en informatique n’absout en rien d'un apprentissage en sciences environnementales</b>.
</p>

<h3 id="decrire">Décrire d’autres numériques</h3>

<p>
D’un point de vue matériel le projet de numérisation porté en Europe et en Amérique n’est pas tant différent que le projet porté en Asie : augmentation des flux de données, augmentation de la puissance de calcul et de la connectivité (bande passante et latence des réseaux fixes et mobiles). Ce projet suppose que ces augmentations permettront un développement positif et émancipateur des sociétés humaines, l'émergence d'une sorte de monde numérique humaniste. Cette narration est mobilisée par les grands acteurs du numériques (GAFAM, BATU, etc.), différentes entités industrielles et économiques, et les États avec qui ils font commerce. Toutefois, <b>cela serait être idéaliste de croire que la puissance de calcul et la connectivité sont et seront également distribués dans le monde</b>. Des régimes autoritaires et parfois démocratiques ont et auront recours à des restrictions de connectivité, les centres de données sont loin d’être également répartis sur le globe, et des acteurs privés peuvent tout à fait changer les conditions d’accès aux réseaux ou en contraindre l’accès (prix, accès restreint ou privilégié). Sous prétexte d'une distribution égale de la capacité de connexion le déploiement de réseaux satellitaires en basse-orbite pose précisément les bases de ce dernier point.
</p>

<p>
De même, il serait naïf de croire que le projet de numérisation et sa progression porte en soi un projet d’émancipation. <b>Il y a et aura des écosystèmes numériques de contrôle pour régimes autoritaires et démocratiques, loin de toute perspective émancipatrice. Il y a et aura des écosystèmes numériques “de classe” qui exacerberont les disparités socio-économiques et l’accès aux services publics comme privés. Il y a et aura des écosystèmes numériques communautaires et/ou distribués pour gérer de façon collective l’infrastructure et l’accès à l’information</b>. L’écosystème numérique des années 90 en Europe ne ressemblent en rien à l’écosystème numérique actuel. C’est bien là la difficulté : tout le monde parle du “numérique” alors qu’il y a “des numériques”, il n’y a donc pas qu’un seul projet de société et ils n’ont pas tous la même puissance. Débattre “du numérique” n’a que peu de sens si on n’a pas défini “le numérique” dont on parle. L’écosystème numérique de la recherche en France (Renater, etc.) n’a peu de choses à voir avec l’écosystème d’un GAFAM alors pourquoi les mettre dans le même panier. Il n’y aura pas de débat sérieux sur la place des infrastructures et des services dans nos sociétés tant que l’on aura pas pluralisé le terme de “numérique” quand on décrit les projets de numérisation que l’on soutient ou que l’on oppose..
</p>

<h3 id="valorisation">Sur-valorisation de la numérisation</h3>

<p>
Un premier élément est la sur-valorisation de la numérisation. Les nouveaux systèmes et usages numériques amènent un praticité apparente qui nous font douter de notre capacité à accomplir quoi que ce soit sans numérisation. <b>C’est cette sur-valorisation qui nous fait dire parfois : “je vois pas comment ils faisaient avant”. À mon sens, ce genre d’affirmations témoigne plutôt d’une méconnaissance et d’une opacification des dispositifs antécédents, et d’un changement de référence d’évaluation</b>. Lors du premier confinement on a souvent mis en avant la nécessaire utilité des outils numériques pour continuer à travailler et apprendre à distance. Aurions-nous pu organiser un enseignement à distance sans une numérisation globalisée ? Il est fort à parier que oui mais pas de la même façon. Le CNED fait de l’enseignement à distance depuis 1939, cet organisme s’est d’ailleurs créé pour palier au dysfonctionnement de l’enseignement lié à la seconde guerre mondiale. Ironiquement, le CNED a connu une panne de ses services numériques liée à un sous-dimensionnement de ses serveurs. Dans un autre registre, a t-on besoin d’outils numériques pour découvrir le réchauffement climatique ? Non, dans la lignée d’Eugène Huzar, Svante Arrhenius publie sa théorie de l’effet de serre en 1896 suite à l’observation de la lune à l’infrarouge.
</p>

<p>
Est-ce que ces exemples m’amèneraient à dire que c’était mieux avant ou sans numérique, pas du tout. Les systèmes numériques existent et nous en héritons, que nous le voulions ou non. Ce que je cherche à montrer ici est que nous pouvons faire et nous avons fait bien des choses sans numérisation et qu’il s’agit de ne pas l’oublier. <b>Le champ de possibles ne se réduit pas sans numérisation, il est juste redirigé</b>. De même, la numérisation d’un usage le modifie en soi. Une classe à distance a peu de choses à voir avec une classe en présentiel. L’une comme l’autre a des avantages et inconvénients qui s’expriment différemment en fonction des contextes d’application. Il s’agit alors de poser un but (la qualité de la pédagogie), un public et ses caractéristiques, des contraintes immédiates, une orientation stratégique, et un champ de réponses possibles afin de définir les différentes façons de faire (non-numérisées et numérisées).
</p>

<h3 id="phagocytage">Phagocytage des usages</h3>

<p>
Pour aller plus loin sur cette question il me semble que cette sur-valorisation de la numérisation amène à un second phénomène : le phagocytage des usages. La numérisation a cette incroyable capacité à aborder les usages non-numériques jusqu’à rendre leur idée obsolète et donc à les faire disparaitre. Cela n’a pas que le seul fait de la numérisation mais des dynamiques qui la déploie. Par exemple, dans le cadre de la politique de réduction des coûts d’un état néo-libéral, la numérisation peut servir de levier pour faire disparaitre des services publics physiques dans des zones rurales ou péri-urbaines sous prétexte qu’on maintient un usage ou une fonction grâce à son équivalent numérique. C’est porté peu d’attention sur la façon dont la numérisation modifie les usages ou créer une injonction à la capacité “numérique” des citoyens. <b>Pour pousser le raisonnement à l’absurde le phagocytage du numérique on pourrait tout à fait imaginer que le jour où une société est majoritairement équipée de smartphones avec navigation GPS et d’une couverture stable alors la signalétique publique (panneaux, plaques de rues, directions) peut disparaître. Ainsi, toute orientation dans l’espace dépendra d’un ensemble complexe de logiciels, dépendances, de serveurs, de fibres et d’antennes qui sort de la sphère publique et dont la panne aurait des conséquences beaucoup plus importantes qu’aujourd’hui</b>.
</p>

<p>
Cet exemple extrême permet de pousser les limites du raisonnement pour poser une question essentielle : pour quelles raisons et quand faut-il empêcher le phagocytage des usages par la numérisation ? <b>Il est aussi important de rappeler que l’État n’est pas un acteur du numérique à part entière (en tant qu’éditeur de logiciels, ou fournisseurs de solutions/infra) et qu’un phénomène de numérisation amène généralement à un transfert partiel de régime de propriété du public vers la privé</b>. La signalétique publique était en partie à la responsabilité d’acteurs publics (collectivités, équipes de maintenance, etc), les systèmes numériques de navigation (apps, logiciels, etc.) tend globalement vers la privatisation des moyens nécessaires à l’orientation dans l’espace (sauf dans le cas d'OpenStreetMaps).
</p>

<h3 id="donnees">Sur-valorisation des données numérisées</h3>

<p>
La numérisation semble aussi avoir un charme puissant envers différents acteurs politiques grâce à une idée qui je n’ai relevé que récemment. Largement inspiré par la théorie de l’information de Shannon, <b>les décideurs de la sphère publique ont été influencées par l’idée que plus de données mènent à de meilleures décisions politiques</b>. C’est un faisceau notamment mobilisé pour justifier par exemple le déploiement de la “smart city” : on assume que plus de capteurs et de connectivité augmente le flux de données dont le croisement révèlerait des meilleures façons de “gérer” la ville et ceux qui l’habitent. Pourtant c’est faire peu de cas de la façon dont sont produites les données, les outils et les acteurs qui les produisent, leur interprétation, etc. La gestion de la crise sanitaire montre bien l’impasse d’une interprétation réductrice de Shannon : confronté aux mêmes courbes et indicateurs (Facteur R, etc.) chaque gouvernement a déployé des stratégies largement différentes, propres aux conditions de leur territoire mais aussi liées à l’interprétation faite des données et à la capacité de certains acteurs de défendre leurs intérêts mieux que d’autres. Produire des données ne garantit rien et sûrement pas des décisions politiques cohérentes avec l’intérêt collectif.
</p>

<h3 id="exception">L'exception du débat</h3>

<p>
Voilà quelques briques pour peut-être mieux comprendre comment se construit le régime d'exception du secteur numérique. Ce régime va bien au-delà des enjeux environnementaux et se construit aussi dans les questions politiques, économiques, sociales et foncières. La force de cet exceptionnalisme aujourd'hui est un élément bloquant majeur à l'émergence de tout débat sur le développement du secteur numérique et sur la possibilité d'autres numériques. <b>Pourtant il faudra bien se rappeler un jour que le secteur numérique et un secteur comme les autres et qu'il ne pourra pas gagner éternellement une grande partie des arbitrages. D'autant plus que les arbitrages gagnés vont majoritairement à la faveur d'acteurs américains, notamment en France. Il s'agit bien là d'une double peine, climatique et géopolitique</b>.
</p>
</article>


<hr>

<footer>
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title: Les limites pour débattre de numérisation
url: https://gauthierroussilhe.com/post/limites-debat.html
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<p>
S’intéresser aux impacts environnementaux du numérique crée une friction importante avec différents acteurs du secteur numérique et des nouvelles technologies, friction qui rend l’émergence d’un débat assez laborieux. Je n’arrive pas forcément à trouver tous les acteurs, enjeux et croyances qui rendent compliqué la possibilité d’un débat sur le développement du secteur. J’aimerais cependant lister quelques éléments encombrants que j’ai noté au fur et à mesure des années, sans qu’ils soient nouveaux ou hors du commun.
</p>

<h3>Table des matières</h3>
<a href="#posture">Un problème de posture</a><br/>
<a href="#decrire">Décrire d’autres numériques</a><br/>
<a href="#valorisation">Sur-valorisation de la numérisation</a><br/>
<a href="#phagocytage">Phagocytage des usages</a><br/>
<a href="#donnees">Sur-valorisation des données numérisées</a><br/>
<a href="#exception">L'exception du débat</a><br/>
<br/>

<h3 id="posture">Un problème de posture</h3>
<p>
Un des premiers éléments qui rend le dialogue compliqué est que certains professionnels du secteur numérique ont tendance à opérer, me semble t-il, plusieurs amalgames vis à vis de leurs connaissances et de leur transposabilité. <b>Le premier amalgame consiste à supposer que des connaissances en informatique implique par défaut une “culture scientifique”</b>. La “culture scientifique” est un terme chapeau complexe qui décrit des méthodes d’expérimentation normées, des revues par les pairs, des incertitudes sur l’état de ses connaissances, une actualisation récurrente des savoirs. De même, chaque discipline dispose de ses propres méthodologies, héritages, lignées de recherche. Faire de la recherche en anthropologie n’implique pas la même culture scientifique que faire des recherches en physique théorique. En somme, une certaine capacité à la logique acquise par l’apprentissage de la programmation ne garantit en rien une certaine culture scientifique.
</p>

<p>
Dans la même lignée, avoir des connaissances en informatique ne signifie pas que l’on dispose automatiquement de connaissances en “sciences environnementales” du secteur numérique. S’intéresser aux enjeux environnementaux de ce secteur mobilise des méthodes et des normes propres aux sciences environnementales et qui demandent une certaine expérience pour être comprises et utilisées. De même, la perspective environnementale s’intéresse à l’adéquation matérielle des systèmes numériques dans un milieu contraint. Se demander si telle ou telle chose est soutenable implique de définir par rapport à quoi. En l'occurrence, ce "quoi" désigne les capacités des systèmes terrestres à absorder les dégâts liés aux activités humaines et malgré cela à maintenir un état d'équilibre pour un grand ensemble d'espèces. Ce "quoi" est donc une cible mouvante car on est toujours en train de comprendre comment fonctionnent ces systèmes terrestres, de même pour les effets négatifs des activités humaines dans ces milieux. De plus, ce champ de recherche implique d’aller sur le terrain pour décrire le fonctionnement des systèmes numériques, notamment sur leur aspect matériel et écologique (consommation de ressources naturelles, pollutions, etc.). La plupart de ces éléments sont généralement hors de l’apprentissage reçu en informatique. <b>Que cela soit sur les objets d’étude ou sur les milieux de référence, avoir des connaissances en informatique n’absout en rien d'un apprentissage en sciences environnementales</b>.
</p>


<h3 id="decrire">Décrire d’autres numériques</h3>
<p>
D’un point de vue matériel le projet de numérisation porté en Europe et en Amérique n’est pas tant différent que le projet porté en Asie : augmentation des flux de données, augmentation de la puissance de calcul et de la connectivité (bande passante et latence des réseaux fixes et mobiles). Ce projet suppose que ces augmentations permettront un développement positif et émancipateur des sociétés humaines, l'émergence d'une sorte de monde numérique humaniste. Cette narration est mobilisée par les grands acteurs du numériques (GAFAM, BATU, etc.), différentes entités industrielles et économiques, et les États avec qui ils font commerce. Toutefois, <b>cela serait être idéaliste de croire que la puissance de calcul et la connectivité sont et seront également distribués dans le monde</b>. Des régimes autoritaires et parfois démocratiques ont et auront recours à des restrictions de connectivité, les centres de données sont loin d’être également répartis sur le globe, et des acteurs privés peuvent tout à fait changer les conditions d’accès aux réseaux ou en contraindre l’accès (prix, accès restreint ou privilégié). Sous prétexte d'une distribution égale de la capacité de connexion le déploiement de réseaux satellitaires en basse-orbite pose précisément les bases de ce dernier point.
</p>

<p>
De même, il serait naïf de croire que le projet de numérisation et sa progression porte en soi un projet d’émancipation. <b>Il y a et aura des écosystèmes numériques de contrôle pour régimes autoritaires et démocratiques, loin de toute perspective émancipatrice. Il y a et aura des écosystèmes numériques “de classe” qui exacerberont les disparités socio-économiques et l’accès aux services publics comme privés. Il y a et aura des écosystèmes numériques communautaires et/ou distribués pour gérer de façon collective l’infrastructure et l’accès à l’information</b>. L’écosystème numérique des années 90 en Europe ne ressemblent en rien à l’écosystème numérique actuel. C’est bien là la difficulté : tout le monde parle du “numérique” alors qu’il y a “des numériques”, il n’y a donc pas qu’un seul projet de société et ils n’ont pas tous la même puissance. Débattre “du numérique” n’a que peu de sens si on n’a pas défini “le numérique” dont on parle. L’écosystème numérique de la recherche en France (Renater, etc.) n’a peu de choses à voir avec l’écosystème d’un GAFAM alors pourquoi les mettre dans le même panier. Il n’y aura pas de débat sérieux sur la place des infrastructures et des services dans nos sociétés tant que l’on aura pas pluralisé le terme de “numérique” quand on décrit les projets de numérisation que l’on soutient ou que l’on oppose..
</p>

<h3 id="valorisation">Sur-valorisation de la numérisation</h3>
<p>
Un premier élément est la sur-valorisation de la numérisation. Les nouveaux systèmes et usages numériques amènent un praticité apparente qui nous font douter de notre capacité à accomplir quoi que ce soit sans numérisation. <b>C’est cette sur-valorisation qui nous fait dire parfois : “je vois pas comment ils faisaient avant”. À mon sens, ce genre d’affirmations témoigne plutôt d’une méconnaissance et d’une opacification des dispositifs antécédents, et d’un changement de référence d’évaluation</b>. Lors du premier confinement on a souvent mis en avant la nécessaire utilité des outils numériques pour continuer à travailler et apprendre à distance. Aurions-nous pu organiser un enseignement à distance sans une numérisation globalisée ? Il est fort à parier que oui mais pas de la même façon. Le CNED fait de l’enseignement à distance depuis 1939, cet organisme s’est d’ailleurs créé pour palier au dysfonctionnement de l’enseignement lié à la seconde guerre mondiale. Ironiquement, le CNED a connu une panne de ses services numériques liée à un sous-dimensionnement de ses serveurs. Dans un autre registre, a t-on besoin d’outils numériques pour découvrir le réchauffement climatique ? Non, dans la lignée d’Eugène Huzar, Svante Arrhenius publie sa théorie de l’effet de serre en 1896 suite à l’observation de la lune à l’infrarouge.
</p>

<p>
Est-ce que ces exemples m’amèneraient à dire que c’était mieux avant ou sans numérique, pas du tout. Les systèmes numériques existent et nous en héritons, que nous le voulions ou non. Ce que je cherche à montrer ici est que nous pouvons faire et nous avons fait bien des choses sans numérisation et qu’il s’agit de ne pas l’oublier. <b>Le champ de possibles ne se réduit pas sans numérisation, il est juste redirigé</b>. De même, la numérisation d’un usage le modifie en soi. Une classe à distance a peu de choses à voir avec une classe en présentiel. L’une comme l’autre a des avantages et inconvénients qui s’expriment différemment en fonction des contextes d’application. Il s’agit alors de poser un but (la qualité de la pédagogie), un public et ses caractéristiques, des contraintes immédiates, une orientation stratégique, et un champ de réponses possibles afin de définir les différentes façons de faire (non-numérisées et numérisées).
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<h3 id="phagocytage">Phagocytage des usages</h3>
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Pour aller plus loin sur cette question il me semble que cette sur-valorisation de la numérisation amène à un second phénomène : le phagocytage des usages. La numérisation a cette incroyable capacité à aborder les usages non-numériques jusqu’à rendre leur idée obsolète et donc à les faire disparaitre. Cela n’a pas que le seul fait de la numérisation mais des dynamiques qui la déploie. Par exemple, dans le cadre de la politique de réduction des coûts d’un état néo-libéral, la numérisation peut servir de levier pour faire disparaitre des services publics physiques dans des zones rurales ou péri-urbaines sous prétexte qu’on maintient un usage ou une fonction grâce à son équivalent numérique. C’est porté peu d’attention sur la façon dont la numérisation modifie les usages ou créer une injonction à la capacité “numérique” des citoyens. <b>Pour pousser le raisonnement à l’absurde le phagocytage du numérique on pourrait tout à fait imaginer que le jour où une société est majoritairement équipée de smartphones avec navigation GPS et d’une couverture stable alors la signalétique publique (panneaux, plaques de rues, directions) peut disparaître. Ainsi, toute orientation dans l’espace dépendra d’un ensemble complexe de logiciels, dépendances, de serveurs, de fibres et d’antennes qui sort de la sphère publique et dont la panne aurait des conséquences beaucoup plus importantes qu’aujourd’hui</b>.
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<p>
Cet exemple extrême permet de pousser les limites du raisonnement pour poser une question essentielle : pour quelles raisons et quand faut-il empêcher le phagocytage des usages par la numérisation ? <b>Il est aussi important de rappeler que l’État n’est pas un acteur du numérique à part entière (en tant qu’éditeur de logiciels, ou fournisseurs de solutions/infra) et qu’un phénomène de numérisation amène généralement à un transfert partiel de régime de propriété du public vers la privé</b>. La signalétique publique était en partie à la responsabilité d’acteurs publics (collectivités, équipes de maintenance, etc), les systèmes numériques de navigation (apps, logiciels, etc.) tend globalement vers la privatisation des moyens nécessaires à l’orientation dans l’espace (sauf dans le cas d'OpenStreetMaps).
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<h3 id="donnees">Sur-valorisation des données numérisées</h3>

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La numérisation semble aussi avoir un charme puissant envers différents acteurs politiques grâce à une idée qui je n’ai relevé que récemment. Largement inspiré par la théorie de l’information de Shannon, <b>les décideurs de la sphère publique ont été influencées par l’idée que plus de données mènent à de meilleures décisions politiques</b>. C’est un faisceau notamment mobilisé pour justifier par exemple le déploiement de la “smart city” : on assume que plus de capteurs et de connectivité augmente le flux de données dont le croisement révèlerait des meilleures façons de “gérer” la ville et ceux qui l’habitent. Pourtant c’est faire peu de cas de la façon dont sont produites les données, les outils et les acteurs qui les produisent, leur interprétation, etc. La gestion de la crise sanitaire montre bien l’impasse d’une interprétation réductrice de Shannon : confronté aux mêmes courbes et indicateurs (Facteur R, etc.) chaque gouvernement a déployé des stratégies largement différentes, propres aux conditions de leur territoire mais aussi liées à l’interprétation faite des données et à la capacité de certains acteurs de défendre leurs intérêts mieux que d’autres. Produire des données ne garantit rien et sûrement pas des décisions politiques cohérentes avec l’intérêt collectif.
</p>

<h3 id="exception">L'exception du débat</h3>
<p>
Voilà quelques briques pour peut-être mieux comprendre comment se construit le régime d'exception du secteur numérique. Ce régime va bien au-delà des enjeux environnementaux et se construit aussi dans les questions politiques, économiques, sociales et foncières. La force de cet exceptionnalisme aujourd'hui est un élément bloquant majeur à l'émergence de tout débat sur le développement du secteur numérique et sur la possibilité d'autres numériques. <b>Pourtant il faudra bien se rappeler un jour que le secteur numérique et un secteur comme les autres et qu'il ne pourra pas gagner éternellement une grande partie des arbitrages. D'autant plus que les arbitrages gagnés vont majoritairement à la faveur d'acteurs américains, notamment en France. Il s'agit bien là d'une double peine, climatique et géopolitique</b>.
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