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title: La leçon de bonheur d’Alain Badiou
url: http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/08/14/comment-vivre-sa-vie_4724566_3232.html
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<img width="534" data-lazyload="false" src="http://s2.lemde.fr/image/2015/08/14/534x0/4724565_6_a342_2015-08-13-6e2c943-21305-zvsf5f_49de25a768b9694435d0149340923ee1.jpg" title="SEVERIN MILLET" class="lazy-retina" alt=" "/>   <figcaption class="legende" data-caption=""><span class="source_image" data-copyright="SEVERIN MILLET"/></figcaption>
</figure>
<h2 class="taille_courante"><em>Alain Badiou est philosophe et professeur à l’Ecole normale supérieure. Son dernier ouvrage en date est </em>Le Second <a class="lien_interne rub" href="http://www.lemonde.fr/proces/" title="Toute l’actualité Procès">Procès</a> de Socrate<em> (Actes Sud, 2015).</em></h2><p class="question">Quelles ont été les rencontres déterminantes pour l’orientation de votre vie ?</p><p><strong>Alain Badiou : </strong>Avant le théâtre et la philosophie, il y a eu une phrase de mon père. Pendant la seconde guerre mondiale, en effet, s’est constitué un <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/souvenir/" title="Conjugaison du verbe souvenir">souvenir</a> écran, déterminant pour la suite de mon existence. A l’époque, j’avais 6 ans. Mon père, qui était dans la Résistance – il a été nommé à ce <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/titre/" title="Conjugaison du verbe titre">titre</a> maire de <a class="lien_interne rub" href="http://www.lemonde.fr/toulouse/" title="Toute l’actualité Toulouse">Toulouse</a> à la Libération –, affichait sur le mur une grande carte des opérations militaires et notamment de l’évolution du front russe. La ligne de ce front était marquée sur la carte par une fine ficelle tenue par des punaises. J’avais plusieurs fois observé le déplacement des punaises et de la ficelle, sans trop <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/poser/" title="Conjugaison du verbe poser">poser</a> de questions : homme de la clandestinité, mon père restait évasif, devant les enfants, quant à tout ce qui concernait la situation <a class="lien_interne rub" href="http://www.lemonde.fr/politique/" title="Toute l’actualité politique">politique</a> et la guerre.</p><p class="lire">Lire aussi :
    <a href="/idees/article/2015/09/01/comment-vivre-sa-vie_4742673_3232.html">Comment vivre sa vie ?</a>
</p>
<p>Nous étions au printemps 1944. Un jour, c’était au moment de l’offensive soviétique en Crimée, je vois mon père <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/d%C3%A9placer/" title="Conjugaison du verbe déplacer">déplacer</a> la ficelle vers la gauche, dans un sens qui indiquait nettement que les Allemands refluaient vers l’Ouest. Non seulement leur avance conquérante était stoppée, mais c’est eux qui désormais perdaient de larges portions de territoire. Dans un éclair de compréhension, je lui dis : <em>« <em>Mais alors, nous allons peut-être <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/gagner/" title="Conjugaison du verbe gagner">gagner</a> la guerre ?</em> »</em>, et, pour une fois, sa réponse est d’une grande netteté : <em>« <em>Mais bien sûr, Alain ! Il suffit de le <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/vouloir/" title="Conjugaison du verbe vouloir">vouloir</a>. </em>»</em></p><p class="question">Cette phrase est-elle devenue votre maxime ?</p><p>Cette réponse est une véritable inscription paternelle. J’en ai hérité la conviction que quelles que soient les circonstances, ce que l’on a voulu et décidé a une importance capitale. Depuis, j’ai presque toujours été rebelle aux opinions dominantes, parce qu’elles sont presque toujours conservatrices, et je n’ai jamais renoncé à une conviction uniquement parce qu’elle n’était plus à la <a class="lien_interne rub" href="http://www.lemonde.fr/m-mode/" title="Toute l’actualité mode">mode</a>.</p><p class="question">Vous faites grand cas de la volonté. <a class="lien_interne bourse" href="http://www.lemonde.fr/bourse/forex-data-lite/gold-united-states-dollar/">Or</a> une grande tradition philosophique, le stoïcisme, conseille aux hommes de vouloir ce qui arrive pour <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/auxiliaire/%C3%AAtre/" title="Conjugaison du verbe être">être</a> heureux. N’y a-t-il pas plus de sagesse à <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/accepter/" title="Conjugaison du verbe accepter">accepter</a> <a class="lien_interne rub" href="http://www.lemonde.fr/le-monde/" title="Toute l’actualité le monde">le monde</a> tel qu’il est plutôt que vouloir le changer ?</p><p>Notre destin, dans les années 1940, était d’avoir perdu la guerre. Un stoïcien allait-il alors <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/dire/" title="Conjugaison du verbe dire">dire</a> qu’il était raisonnable d’être tous pétainistes ? Pétain faisait un triomphe lors de <a class="lien_interne bourse" href="http://www.lemonde.fr/bourse/nyse-euronext-paris-equities/ses/">ses</a> visites en province, on pouvait <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/penser/" title="Conjugaison du verbe penser">penser</a> qu’il avait épargné au pays le plus dur de la guerre. Fallait-il accepter ? Je me méfie du stoïcisme, de Sénèque qui, richissime et du fond de sa baignoire en or, prônait l’acceptation du destin.</p><p>Il y a aussi des matérialistes rigoureux, les épicuriens, qui considéraient comme absurde de se <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/lever/" title="Conjugaison du verbe lever">lever</a> contre les lois du <a class="lien_interne rub" href="http://www.lemonde.fr/afrique-monde/" title="Toute l’actualité monde">monde</a> et de <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/risquer/" title="Conjugaison du verbe risquer">risquer</a> ainsi inutilement sa vie. Mais à quoi aboutit cette doctrine ? A <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/deuxieme-groupe/jouir/" title="Conjugaison du verbe jouir">jouir</a> du jour qui passe, au fameux <em>Carpe diem</em> d’Horace ? Ce n’est pas sensationnel. Il y a dans ces sagesses antiques un élément d’égoïsme foncier : le sujet doit <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/trouver/" title="Conjugaison du verbe trouver">trouver</a> une place tranquille dans le monde tel qu’il est, sans se <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/soucier/" title="Conjugaison du verbe soucier">soucier</a> que ce monde puisse <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/ravager/" title="Conjugaison du verbe ravager">ravager</a> la vie des autres.</p><p class="question">Quelle est l’origine de ces éthiques égoïstes ?</p><p>Ces sagesses ont prospéré dans l’Empire romain, dont la situation historique ressemble beaucoup à la nôtre : une hégémonie mondiale offrant peu de chance de <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/deuxieme-groupe/d%C3%A9finir/" title="Conjugaison du verbe définir">définir</a> et de <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/pratiquer/" title="Conjugaison du verbe pratiquer">pratiquer</a> une orientation absolument contraire à celle qu’exige le système économique et <a class="lien_interne rub" href="http://www.lemonde.fr/afrique-politique/" title="Toute l’actualité politique">politique</a>. Ce genre de situation favorise partout l’idée que ce qu’il faut, c’est s’adapter à ce système pour y trouver la meilleure place possible.</p><p>Alors, le philosophe « réaliste » devrait dire : <em>«</em> <em>Renonçons à toute perspective de changement du monde. Installons-nous »</em> ? Ou, dans la version que donne Pascal Bruckner de ce conservatisme buté : <em>«</em> <em>Le mode de vie occidental est non négociable »</em> ? Je ne m’y résous pas. Je veux autre chose. C’est ma fidélité à la maxime paternelle.</p><p class="question">Après la guerre, il y a eu un professeur qui <a class="lien_interne rub" href="http://www.lemonde.fr/vous/" title="Toute l’actualité vous">vous</a> a fait <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/rencontrer/" title="Conjugaison du verbe rencontrer">rencontrer</a> le théâtre. Pourquoi cette rencontre a-t-elle été déterminante ? Comment le théâtre est-il devenu un guide de vie ?</p><p>Lorsque j’ai fait mes études, quiconque arrivait au collège commençait immédiatement par Racine, Corneille et Molière. Que ça nous plaise ou non, nous devions les <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/%C3%A9tudier/" title="Conjugaison du verbe étudier">étudier</a> minutieusement, jusqu’en première, à raison d’une pièce de chacun d’eux par an : c’était le programme. Mais on rencontre plus facilement une personne qu’un programme. Et c’est ce qui m’est arrivé : en 4<sup>e</sup>, j’ai rencontré un professeur de français qui a traité le théâtre comme une merveille à laquelle nous pouvions <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/prendre/" title="Conjugaison du verbe prendre">prendre</a> part, parce que l’essentiel n’était pas de l’étudier, mais de le <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/jouer/" title="Conjugaison du verbe jouer">jouer</a>.</p><p>Il a créé une troupe dans laquelle chaque volontaire pouvait trouver sa place. Et c’est ainsi que, progressivement, <a class="lien_interne rub" href="http://www.lemonde.fr/m-moi/" title="Toute l’actualité moi">moi</a> et d’autres sommes devenus acteurs. Quelle rencontre ! C’était une sorte d’interruption dans nos vies ordinaires de potaches. Nous montions sur scène, face à un public, seuls responsables de ce qui alors arrivait. Cela aussi, comme le disait mon père, il fallait le vouloir ! J’ai joué le rôle-titre des <em>Fourberies de Scapin</em>, ce qui m’a dressé à la ruse et à la répartie. Je me souviens de l’émotion tremblante au moment où je me jetais dans la lumière de la scène, de ma première réplique, <em>« Qu’est-ce, Seigneur Octave, qu’avez-vous, qu’y a-t-il, quel désordre est-ce là ? » </em>que, bondissant sur scène, je devais <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/projeter/" title="Conjugaison du verbe projeter">projeter</a> vers un parterre d’inconnus. Oui, pour <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/faire/" title="Conjugaison du verbe faire">faire</a> du théâtre, il faut le vouloir et <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/passer/" title="Conjugaison du verbe passer">passer</a> outre l’extrême difficulté d’être là, seul en pleine lumière devant tous, avec le trac, qui est en vous ce quelque chose qui se révolte contre le risque.</p><p class="question">Y a-t-il un conservatisme subjectif, une disposition humaine à la conservation de soi et du monde tel qu’il va ?</p><p>Oui, il y a quelque chose dans l’esprit humain de profondément conservateur et qui vient de la vie elle-même. Avant toute chose, il faut <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/continuer/" title="Conjugaison du verbe continuer">continuer</a> à <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/vivre/" title="Conjugaison du verbe vivre">vivre</a>. Il faut se <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/prot%C3%A9ger/" title="Conjugaison du verbe protéger">protéger</a>, afin, comme l’écrit Spinoza, de <em>« persévérer dans son être »</em>. Lorsque mon père m’expliquait que la volonté peut <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/suffire/" title="Conjugaison du verbe suffire">suffire</a>, il sous-entendait qu’il faut parfois <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/mater/" title="Conjugaison du verbe mater">mater</a> en soi cette disposition conservatrice.</p><p>Le théâtre, c’est aussi ce moment où le corps vivant sert une fiction. Quelque chose entre alors en contradiction avec le pur et simple instinct de survie. Dans l’acte du comédien, il y a la décision miraculeuse d’assumer le risque d’une exposition intégrale de soi. Grâce à mon professeur de 4<sup>e</sup>, j’ai rencontré tout cela. Le théâtre a été ma vocation première. Et j’y reviens toujours.</p><p class="question">Au théâtre, vous avez donc rencontré la rencontre tout comme la décision…</p><p>J’ai en effet, avant tout, rencontré quelqu’un : mon professeur de français. Il a été la médiation vivante de la rencontre du théâtre. C’est exactement ce qu’explique Platon dans <em>Le Banquet,</em> où il expose que la philosophie elle-même dépend toujours de la rencontre de quelqu’un. Tel est le sens du merveilleux récit que fait Alcibiade de sa rencontre avec Socrate. A travers cette rencontre de quelqu’un sont posées les questions du vouloir, de la décision, de l’exposition et du rapport à l’autre. Tout cela vous met dans une situation vitale magnifique et périlleuse.</p><figure class="illustration_haut   ">
<img width="534" data-lazyload="false" src="http://s1.lemde.fr/image/2015/08/14/534x0/4724564_6_f551_alain-badiou-a-paris-en-janvier-2008_9a6d8131956a2da941a6c9660addd026.jpg" alt="Alain Badiou à Paris en janvier 2008." title="AFP / PATRICK HERTZOG" class="lazy-retina"/>   <figcaption class="legende" data-caption="Alain Badiou à Paris en janvier 2008."></figcaption>
</figure>
<p class="question">Votre autre rencontre a été la philosophie et la lecture de Jean-Paul Sartre. Pourquoi <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/auxiliaire/avoir/" title="Conjugaison du verbe avoir">avoir</a> choisi la philosophie comme orientation de la vie ?</p><p>La philosophie, telle que je l’ai rencontrée dans la médiation de Sartre, prolonge elle aussi la maxime paternelle. Je reste fidèle à Sartre sur un point essentiel : on ne peut pas <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/arguer/" title="Conjugaison du verbe arguer">arguer</a> de la situation pour ne rien faire. C’est un point central de sa philosophie. La situation n’est jamais telle qu’il soit juste de <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/cesser/" title="Conjugaison du verbe cesser">cesser</a> de vouloir, de <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/d%C3%A9cider/" title="Conjugaison du verbe décider">décider</a>, d’agir. Pour Sartre, c’est la conscience libre et elle seule qui donne sens à une situation, et dès lors on ne peut pas se <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/d%C3%A9barrasser/" title="Conjugaison du verbe débarrasser">débarrasser</a> de sa responsabilité propre, quelles que soient les circonstances. Si même la situation semble <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/rendre/" title="Conjugaison du verbe rendre">rendre</a> impossible ce que notre volonté veut, eh bien il faudra vouloir le changement radical de cette situation. Voilà la leçon sartrienne.</p><p class="question">En quoi la philosophie pourrait-elle nous <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/aider/" title="Conjugaison du verbe aider">aider</a> à être heureux ?</p><p>Le bonheur, c’est lorsque l’on découvre que l’on est capable de quelque chose dont on ne se savait pas capable. Par exemple, dans la rencontre amoureuse, vous découvrez quelque chose qui va <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/mettre/" title="Conjugaison du verbe mettre">mettre</a> à mal votre égoïsme conservateur fondamental : vous allez accepter que votre existence dépende intégralement d’une autre personne. Avant de l’expérimenter, vous n’en avez pas la moindre idée.</p><p>Vous acceptez soudainement que votre propre existence soit dans la <a class="lien_interne rub" href="http://www.lemonde.fr/dependance/" title="Toute l’actualité dépendance">dépendance</a> de l’autre. Et les précautions que vous prenez habituellement pour vous protéger sont mises à mal par cet autre qui s’est installé dans votre existence. Ensuite, il faudra <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/chercher/" title="Conjugaison du verbe chercher">chercher</a> à <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/tirer/" title="Conjugaison du verbe tirer">tirer</a> les conséquences de ce bonheur, <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/essayer/" title="Conjugaison du verbe essayer">essayer</a> de le <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/maintenir/" title="Conjugaison du verbe maintenir">maintenir</a> à son apogée, ou <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/tenter/" title="Conjugaison du verbe tenter">tenter</a> de le <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/retrouver/" title="Conjugaison du verbe retrouver">retrouver</a>, de le <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/reconstituer/" title="Conjugaison du verbe reconstituer">reconstituer</a>, pour vivre sous le signe de cette nouveauté primordiale. Il faut alors accepter que ce bonheur travaille parfois contre la satisfaction.</p><p class="question">Pourquoi <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/opposer/" title="Conjugaison du verbe opposer">opposer</a> bonheur et satisfaction ?</p><p>Tout d’abord, le bonheur est fondamentalement égalitaire, il intègre la question de l’autre, alors que la satisfaction, liée à l’égoïsme de la survie, ignore l’égalité. Ensuite, la satisfaction n’est pas dépendante de la rencontre ou de la décision. Elle survient quand on a trouvé dans le monde une bonne place, un bon travail, une jolie <a class="lien_interne rub" href="http://www.lemonde.fr/m-voiture/" title="Toute l’actualité voiture">voiture</a> et de belles vacances à l’étranger. La satisfaction, c’est la <a class="lien_interne rub" href="http://www.lemonde.fr/consommation/" title="Toute l’actualité consommation">consommation</a> des choses pour l’obtention desquelles on a lutté. Après tout, c’est pour jouir de ses bienfaits que nous avons essayé d’occuper une place convenable dans le monde tel qu’il est. Donc la satisfaction c’est, par rapport au bonheur, une figure restreinte de la subjectivité, la figure de la réussite <em>selon les normes du monde</em>.</p><p>Le stoïcien peut dire : <em>« <em>Soyez satisfait d’être satisfait. </em>» </em>C’est une position ordinaire que tout le monde, y compris moi, partage plus ou moins. Pourtant, en tant que philosophe, je suis sommé de dire qu’il y a quelque chose de différent que j’appelle le bonheur. Et la philosophie a toujours cherché à <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/orienter/" title="Conjugaison du verbe orienter">orienter</a> l’humanité du côté de ce bonheur réel, y compris lorsque celui-ci ne s’obtient qu’au détriment de la satisfaction.</p><p class="question">Si le bonheur consiste à jouir de l’existence puissante et créatrice d’une chose qui semblait impossible, faut-il <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/changer/" title="Conjugaison du verbe changer">changer</a> le monde pour être heureux ?</p><p>Le rapport normal au monde est régi par la dialectique entre satisfaction et insatisfaction. Au fond, c’est une dialectique de la revendication, on pourrait l’appeler « la vision syndicale du monde ». Mais le bonheur réel n’est pas une catégorie normale de la vie sociale. Lorsque vous faites une demande de bonheur à laquelle on vous répond non, vous avez deux possibilités. La première consiste à vous changer vous-même et à cesser de <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/demander/" title="Conjugaison du verbe demander">demander</a> cette chose impossible. On vous interdit le bonheur et on vous enjoint de vous <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/contenter/" title="Conjugaison du verbe contenter">contenter</a> de la satisfaction. Vous obéissez. Telle est la racine subjective du conservatisme.</p><p>La deuxième possibilité est, comme le dit Lacan, de ne pas <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/c%C3%A9der/" title="Conjugaison du verbe céder">céder</a> sur votre désir, ou, comme le disait mon père, de ne pas cesser de vouloir ce que vous voulez. Alors, il y a un moment où il faut <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/d%C3%A9sirer/" title="Conjugaison du verbe désirer">désirer</a> changer le monde, pour <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/sauver/" title="Conjugaison du verbe sauver">sauver</a> la figure d’humanité qu’il y a en vous, plutôt que de céder à l’injonction de l’impossible.</p><p class="question">C’est donc en étant heureux que l’on peut changer le monde ?</p><p>Oui ! En étant fidèle à l’idée d’être heureux, et en défendant le fait que le bonheur n’est pas semblable à la satisfaction. Les maîtres du monde n’aiment pas le changement, donc si vous choisissez de maintenir contre vents et marées que quelque chose d’autre est possible, on va vous faire <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/savoir/" title="Conjugaison du verbe savoir">savoir</a> par tous les moyens que c’est faux. C’est exactement le problème de la <a class="lien_interne rub" href="http://www.lemonde.fr/grece/" title="Toute l’actualité Grèce">Grèce</a> aujourd’hui : le peuple grec a dit : <em>« <em>Nous ne voulons pas de votre tyrannie financière. Nous voulons vivre autrement.</em> »</em> Les institutions européennes leur ont répondu : <em>« <em>Il faut vouloir ce que nous voulons, même contre votre propre vouloir, et si vous continuez à ne pas vouloir ce que vous ne voulez pas, vous allez <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/voir/" title="Conjugaison du verbe voir">voir</a> ce qui va vous arriver !</em> »</em></p><p>Quand les gens sont dans le refus de la servitude volontaire, on les menace. Donc, les Grecs ne sont pas en train de demander que l’on reste dans la dialectique satisfaction/insatisfaction. Ils expliquent qu’ils aimeraient <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/pouvoir/" title="Conjugaison du verbe pouvoir">pouvoir</a> décider que quelque chose d’autre est possible que ce qui leur est imposé. D’autant que nous ne sommes pas dans le registre de l’utopie : quantité d’économistes parfaitement conservateurs expliquent que l’on peut <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/restructurer/" title="Conjugaison du verbe restructurer">restructurer</a> la dette grecque, ce qui revient à la <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/supprimer/" title="Conjugaison du verbe supprimer">supprimer</a> sans le dire. En réalité, ce que les dirigeants européens considèrent comme impossible, c’est de <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/laisser/" title="Conjugaison du verbe laisser">laisser</a> un peuple décider sur ce point. Ce n’est donc pas une sanction économique rationnelle, mais une punition politique. C’est un châtiment du désir de bonheur, au nom de la satisfaction insatisfaite.</p><p class="question">« Nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais », écrit Pascal. Un véritable bonheur doit-il être désespéré ?</p><p>C’est une phrase sinistre ! Mais si Pascal l’a écrite, c’est précisément parce qu’il pense qu’un salut dans l’autre monde l’attend. Tous ceux qui arguent de l’impossibilité du bonheur en philosophie en promettent un autre, ils savent que l’on ne peut pas <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/enthousiasmer/" title="Conjugaison du verbe enthousiasmer">enthousiasmer</a> le lecteur en lui exposant l’impossibilité au bonheur. Ils sortent ensuite de leur chapeau un bonheur transcendant.</p><p>Je suis absolument contre cette thèse du bonheur toujours rêvé auquel on n’accède jamais. C’est faux, le bonheur est absolument possible, mais pas dans la forme d’une satisfaction conservatrice. Il est possible sous la condition des risques pris dans des rencontres et des décisions, lesquelles sont proposées, en définitive, à un moment ou à un autre, à toute vie humaine.</p><p class="question">Mais que faites-vous des malheurs : la maladie, les accidents de la vie, les drames, les ruptures et les séparations conflictuelles ?</p><p>Le fait qu’il y ait une différence entre bonheur et satisfaction entraîne une division du mot malheur. Il y a des malheurs qui se contentent d’être de profondes insatisfactions. Mais, même dans les situations les plus abîmées, la piste du bonheur est rarement entièrement fermée, parce que la zone et l’importance du possible se déplacent. Pour quelqu’un qui a deux jambes en bon état, faire trois pas, ce n’est rien ; pour un paralysé en rééducation, c’est un bonheur immense.</p><p>Il ne faut donc jamais <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/d%C3%A9clarer/" title="Conjugaison du verbe déclarer">déclarer</a> que le bonheur est supprimé : il existe en modifiant, dans une situation déterminée, la limite entre le possible et l’impossible. Il consiste à ne pas se laisser imposer des impossibilités abstraites et générales.</p><p class="question">Qu’est-ce que le malheur, alors ?</p><p>On pourrait <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/donner/" title="Conjugaison du verbe donner">donner</a> comme première définition du malheur un état d’insatisfaction grave et d’extension extrême de l’impossible. Mais le malheur peut également être un échec du bonheur. La norme de fidélité que j’introduis, et qui est toujours liée à une rencontre, et donc au bonheur, propose comme impératif la permanence de cette recherche du bonheur. La fidélité est le seul impératif éthique, mais cet impératif n’est pas une assurance tous risques.</p><p>Il faut <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/reconna%C3%AEtre/" title="Conjugaison du verbe reconnaître">reconnaître</a> qu’il existe des catastrophes du bonheur. Ces dernières sont de différents ordres : certaines surviennent par lassitude, par abandon, d’autres par infidélité ou par trahison. Dans ma philosophie, le mal, c’est le fait d’être subjectivement responsable d’une catastrophe du bonheur. J’appelle cela un désastre. C’est une expérience aussi terrible que celle du bonheur est intense. Les conservateurs aiment beaucoup les désastres, parce qu’ils y puisent leur argument principal pour <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/appeler/" title="Conjugaison du verbe appeler">appeler</a> à se contenter de la satisfaction.</p><p class="question">Pourtant, vous dites qu’« il vaut mieux un désastre qu’un “désêtre” »…</p><p>Ah oui ! Mieux vaut <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/courir/" title="Conjugaison du verbe courir">courir</a> le risque d’un désastre, mais donc aussi du bonheur réel, que de se l’interdire d’emblée. J’appelle “désêtre” cette disposition conservatrice du sujet humain qui le ramène à sa survie animale, à sa seule satisfaction et à sa place sociale. Le “désêtre” est ce qui interdit à un sujet d’expérimenter ce dont il est véritablement capable.</p><p class="question">Les liens d’amour et d’amitié sont-ils altérés par ce règne de la satisfaction des besoins immédiats ?</p><p>Le monde d’aujourd’hui a un modèle fondamental de l’altérité et de l’échange, qui est le paradigme commercial. Nous sommes tentés de <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/ramener/" title="Conjugaison du verbe ramener">ramener</a> tous les rapports à l’autre à une dimension contractuelle d’intérêts réciproques bien compris. C’est la raison pour laquelle la séparation est aujourd’hui bien plus menaçante qu’elle ne l’était auparavant. Nous avons très rapidement le sentiment prématuré de l’obsolescence de quelque chose, sur le modèle de l’obsolescence des produits. Le conservatisme d’aujourd’hui est rongé par la question de la marchandise, qui exige que vous achetiez toujours le nouveau modèle et suppose donc cette obsolescence rapide des produits.</p><p>Le consommateur est la figure objective dominante, celle qui fait <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/tourner/" title="Conjugaison du verbe tourner">tourner</a> le monde. Nos maîtres suivent avec angoisse le niveau d’achat de marchandises par les gens. Si, tout à coup, plus personne n’achetait, le système s’effondrerait comme un jeu de quilles. Donc nous sommes enchaînés à la nécessité d’acheter les choses dans leur surgissement, leur nouveauté, leur inutilité foncière ou leur laideur criminelle. Or je pense que ce n’est pas sans <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/contaminer/" title="Conjugaison du verbe contaminer">contaminer</a> la figure générique des rapports entre les hommes, rapports qui valorisent désormais officiellement la concurrence.</p><p class="question">Faites-vous un éloge de la fidélité ?</p><p>En quelque sorte, car cette obsession de la nouveauté marchande, souvent déguisée en mode, est un phénomène qui porte atteinte au bonheur : la fidélité sous toutes ses formes est désormais une valeur menacée. On n’a pas le droit d’être indéfiniment fidèle à sa vieille voiture, il faut en <a target="_blank" class="lien_interne conjug" href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/premier-groupe/acheter/" title="Conjugaison du verbe acheter">acheter</a> une autre, sinon le système économique est menacé !</p><p>Cet impératif pénètre l’univers collectif ou personnel et crée beaucoup de séparations. A cette logique, il faut opposer la maxime héritée de mon père : <em>« Tu peux vouloir continuer ce que tu as désiré, ce que tu as voulu, et ce dont tu te sais capable. Tu peux, donc tu dois. »</em></p>