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123456789101112131415161718192021222324252627282930313233343536373839404142434445464748495051525354555657585960616263646566676869707172737475767778798081828384858687888990919293949596979899100101102103104105106107108109110111112113114115116117118119120121122123124125126127128129130131132133134135136137138139140141142143144145146147148149150151152153154155156157158159160161162163164165166167168169170171172173174175176177178179180181182183184185186187188189190191192193194195196197198199200201202203204205206207208209210211212213214215216217218219220221222223224225226227228229230231232233234235236237238239240241242243244245246247248249250251252253254255256257258259260261262263264265266267268269270271272273274275276277278279280281282283284285286287288289290291292293294295296297298299300301302303304305306307308309310311312313314315316317318319320321322323324325326327328329330331332333334335336337338339340341342343344345346347348349350351352353354355356357358359360361362363364365366367368369370371372373374375376377378379380381382383384385386387388389390391392393394395396397398399400401402403404405406407408409410411412413414415416417418419420421422423424425426427428429430431432433434435436437438439440441442443444445446447448449450451452453454455456457458459460461462463464465466467468469470471472473474475476477478479480481482483484485486487488489490491492493494495 |
- title: À l'aube du monde commun : la tolérance, mise en latence de conflits continués
- url: https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2008-2-page-191.htm
- hash_url: 20075d939adbab58588b6e1e067afa2f
-
- <section class="section1"><h1 class="text-center">
- <a id="s1n2"/>LE CONFLIT, RAISON D’ÊTRE DE LA TOLÉRANCE
- </h1>
- <div id="pa2" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa2">2</a><p class="alinea">D’une manière générale, le principe de tolérance, la valeur de tolérance ou
- la vertu de tolérance sont tenus pour des notions sinon équivalentes, du moins
- aisément interchangeables. Dans la tradition libérale par exemple, on s’est beaucoup interrogé sur la question de savoir si la <em class="marquage italique">valeur</em> suprême devait en être
- l’<em class="marquage italique">autonomie</em> ou la <em class="marquage italique">tolérance</em>; si, en d’autres termes, le libéralisme devait, du
- point de vue de ses valeurs, se fonder prioritairement sur l’autonomie individuelle ou sur le respect de l’altérité d’autrui. Cette question est au demeurant
- loin d’être purement spéculative, puisque, comme l’a montré Will Kymlicka
- dans <em class="marquage italique">La Citoyenneté multiculturelle</em>, décider de cette préséance décide de l’attitude face aux minorités culturelles, notamment traditionalistes, qui, pour les
- raisons qui sont les leurs, refusent, à l’interne, l’autonomie individuelle de leurs
- membres : un libéral membre de la communauté majoritaire, s’il est « autonomiste », refusera qu’une communauté culturelle restreigne tels droits fondamentaux de ses membres, au nom de l’autonomie de chacun d’eux, précisément,
- alors que s’il est « tolérant », il acceptera une telle communauté non libérale
- minoritaire, pour peu qu’elle n’entrave en rien, à l’externe, les droits des non-membres de cette communauté. En décrivant la tolérance de la sorte, Kymlicka
- se place clairement au niveau institutionnel de la gestion des groupes culturels,
- et la comprend comme une <em class="marquage italique">valeur</em> qui, traduite au plan des institutions précisément, deviendrait un <em class="marquage italique">principe</em> gouvernant celles-ci.</p>
- </div>
- <div id="pa3" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa3">3</a><p class="alinea">Fidèle en cela à son maître Rawls, qui comprend toujours la tolérance libérale
- à partir de la tolérance religieuse considérée comme faisant désormais partie de
- notre patrimoine politique commun, Kymlicka envisage donc la tolérance, comprise comme principe de régulation, sous l’égide de la justice. En cela, tous
- deux entérinent en le renouvelant le geste fondateur de Locke : soustraire la
- question de la diversité (religieuse pour Locke, religieuse et culturelle pour
- Rawls et ses disciples) à la question de la <em class="marquage italique">vérité</em> pour en faire une question de
- <em class="marquage italique">justice</em>, c’est-à-dire une question où s’arbitrent des aspirations rivales à l’obtention de certains droits. L’autorité n’émet plus de jugement en conformité
- d’orthodoxie, mais en légitimité de prétentions. C’est là une performance, à la
- fois historique et philosophique, considérable, dont on doit, comme on le sait,
- la première formulation systématique à la fameuse <em class="marquage italique">Lettre sur la tolérance</em> (<em class="marquage italique">Epistola de tolerantia</em>, 1689) de John Locke. Certes, il eut quelques prédécesseurs
- sur la question (Thomas More, Érasme, Hugo Grotius), mais lui le premier a
- mis en évidence la nécessité systématique de séparer l’État de la société religieuse (constituée de différentes Églises), en distinguant radicalement deux
- sortes de biens, les <em class="marquage italique">biens civils</em> (<em class="marquage italique">bona civilia</em>, tels « la liberté, l’intégrité du corps
- et sa protection contre la douleur, la possession de biens extérieurs tels que sont
- les terres, l’argent, les meubles, etc. »), qui sont garantis par la force mise à
- disposition du magistrat, et les <em class="marquage italique">biens spirituels</em>, qui concernent le soin de l’âme
- (le salut) et qui sont du ressort de la conscience individuelle de chacun au sein
- d’une Église à laquelle il s’est librement associé, sans que le magistrat n’y
- puisse exercer aucune interférence d’aucune sorte. La division du travail est
- donc particulièrement tranchée : au magistrat ne revient que la tâche séculière
- d’assurer le juste ordonnancement des biens civils, alors qu’en matière de salut
- chacun est libre de suivre sa conscience : « Le soin des âmes n’appartient pas
- au magistrat <a id="re1no1" class=" renvoi note" href="#no1">[1]</a><a id="amorce_re1no1" href="#no1" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[1]</span> John LOCKE, Lettre sur la tolérance, trad. de Raymond...</a>. » Notons toutefois que l’argumentation de Locke n’est pas libérale au sens où il défendrait – comme le fera pour la première fois John Stuart
- Mill dans <em class="marquage italique">On Liberty</em> (1859) – le pluralisme religieux <em class="marquage italique">pour</em> le pluralisme religieux, fondé sur un inaliénable droit de la conscience individuelle : il le défend
- plutôt <em class="marquage italique">par défaut</em>, en raison de l’<em class="marquage italique">impuissance</em> du magistrat à agir efficacement
- sur les convictions de chacun : « Aucun chemin sur lequel j’avance contre ma
- conscience ne me conduira jamais au séjour des bienheureux <a id="re2no2" class=" renvoi note" href="#no2">[2]</a><a id="amorce_re2no2" href="#no2" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[2]</span> Ibid., p. 47.</a>. » La valeur
- suprême n’est pas ici le pluralisme, mais la sincérité intérieure : le pluralisme
- religieux en est l’inévitable conséquence.</p>
- </div>
- <div id="pa4" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa4">4</a><p class="alinea">Il n’en reste pas moins que, historiquement, la tolérance est née comme un
- principe <em class="marquage italique">politique</em> devant permettre la coexistence pacifique de conceptions
- <em class="marquage italique">religieuses</em> divergentes. Depuis Locke, notamment à travers les divers édits de
- tolérance, celle-ci s’est trouvée pour ainsi dire constitutionnalisée. Or, il est
- probable qu’en imposant une solution politique à un problème religieux, la
- constitutionnalisation du principe de tolérance a grandement contribué à la
- « privatisation » de la religion – comme le souhaitait Locke, la religion s’est
- retirée dans la sphère privée. Mais, en retour, cette privatisation a rendu la
- tolérance pour ainsi dire sans objet : la tolérance lockéenne est devenue inutile
- parce que, privatisée, la religion est devenue entre-temps indifférente. Confinée
- au champ privé des pratiques et convictions individuelles, la religion a, dans
- les démocraties modernes, perdu de sa puissance conflictuelle. La coexistence
- y est devenue le mode de vie politique standard, dont l’expression théorique la
- plus haute a sans doute été consignée par John Rawls et sa notion de « consensus
- par recoupement » (« <em class="marquage italique">overlapping consensus</em> »). L’idée principale en est que,
- moyennant un certain accord sur quelques valeurs politiques fondamentales, les
- cosociétaires peuvent légitimement diverger quant à la « doctrine compréhensive » (entendons : les visions du monde morales, philosophiques, religieuses)
- qu’ils épousent par ailleurs. Libéraux en tant qu’individus publics, les citoyens
- peuvent fort bien être communautariens dans leur sphère privée – une position
- qui, au demeurant, ne va pas sans tensions, comme l’a souligné à juste titre
- Kymlicka.</p>
- </div>
- <div id="pa5" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa5">5</a><p class="alinea">Mais à vrai dire, dans une coexistence publique ainsi pacifiée, la tolérance
- historique (celle taillée à la mesure des guerres de religion) flirte désormais
- ouvertement avec l’<em class="marquage italique">indifférence</em> : peu (m’) importent les pratiques et convictions
- des autres, tant qu’elles n’empêchent pas les miennes. Le principe de tolérance
- intériorisé depuis en vertu quotidienne équivaut en fait au respect mutuel des
- libertés <em class="marquage italique">négatives</em> de chacun <em class="marquage italique">de ne pas être entravé</em> dans l’exercice de son projet
- de vie. Mais cette tolérance indifférente est plus indifférence que tolérance,
- comme le montre suffisamment le fait que l’indifférence rend la tolérance
- inutile. Si quelqu’un m’indiffère, je n’ai pas besoin de le tolérer, puisque je ne
- lui suis même pas opposé. D’où il appert qu’une condition constitutive de la
- tolérance est le <em class="marquage italique">conflit</em> : la tolérance présuppose le conflit, exactement comme
- le courage présuppose la peur. Elle le présuppose, et en est donc indissociable.
- Que ce soit au plan d’un principe institutionnel ou d’une vertu personnelle,
- qu’elle soit une valeur proclamée ou une pratique affirmée, la tolérance a fondamentalement le conflit pour raison d’être.</p>
- </div>
- </section>
- <section class="section1"><h1 class="text-center">
- <a id="s1n3"/>LA CONFLICTUALITÉ DU MONDE COMMUN
- </h1>
- <div id="pa6" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa6">6</a><p class="alinea">Mais qu’est-ce qu’un conflit ? Comme le dit joliment l’<em class="marquage italique">Encyclopédie</em> de
- Diderot et d’Alembert, à l’article « Tolérance » précisément <a id="re3no3" class=" renvoi note" href="#no3">[3]</a><a id="amorce_re3no3" href="#no3" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[3]</span> Article rédigé par « M. Romilli le fils ».</a> : « On peut compter sans doute plusieurs sources de nos discordes. Nous ne sommes que trop
- féconds en ce genre. » De cet excès de belliquosité, si l’on peut dire, qui menace
- en permanence les relations humaines sous toutes ses facettes, on peut rendre
- compte si l’on donne à la notion de conflit une extension maximale, en le
- définissant comme <em class="marquage italique">divergence manifestée</em>. Dans la perspective qui est la nôtre,
- une telle extension est heuristiquement intéressante, précisément en ce qu’elle
- ne préjuge pas du type, de la nature ou de l’objet de la divergence considérée ;
- il importe en revanche à celle-ci d’être <em class="marquage italique">manifestée</em>, puisque cette manifestation
- est l’émergence même du conflit – sa manifestation est son être même –, et
- appelle, en tant que telle, une réponse – belliqueuse ou pacifiante, pacifiante ou
- <em class="marquage italique">tolérante</em>, nul ne peut le dire à l’avance.</p>
- </div>
- <div id="pa7" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa7">7</a><p class="alinea">Si l’on part de la prémisse selon laquelle la tolérance présuppose le conflit
- comme sa raison d’être, et si l’on se propose d’élucider la notion de tolérance
- sur la voie méthodique de son rapport au conflit, alors on ne peut se contenter
- de définir la tolérance par ce qu’elle est chargée de contenir (au sens de maintenir
- dans des limites). Car cette détermination par sa négation reste indéterminée
- précisément sur le point qui importe : la tolérance s’oppose au conflit, c’est une
- chose entendue; mais de quelle nature est la relation qui les oppose ? Concrètement, à quel degré de conflit doit-on parvenir pour que la tolérance soit
- requise ? De quels types doivent être les conflits, à quelles conditions doivent-ils
- répondre pour qu’ils requièrent la tolérance ? Et à l’égard de quoi requiert-on
- la tolérance ? Bref : que doit être un conflit, pour que son autre soit la tolérance ?</p>
- </div>
- <div id="pa8" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa8">8</a><p class="alinea">Nous avons vu que sur la question religieuse d’origine, le <em class="marquage italique">principe</em> de tolérance, désormais constitutionnalisé sous nos régimes démocratiques, et conquis
- au prix d’une mise entre parenthèses de la question de la vérité, s’est quasiment
- mué en indifférence. Mais aujourd’hui, dans nos sociétés culturellement complexes, la question de la différence religieuse et de son rapport à la loi civile se
- trouve débordée par la question de la différence culturelle, précisément, tout en
- l’englobant. Pour Locke, la tolérance était requise à l’égard des convictions de
- chacun quant au salut de son âme, ce qui entraînait la liberté cultuelle; une
- obéissance civile sans faille en était la contrepartie. Aujourd’hui, sous la pression
- du multiculturalisme, cette division du travail s’est brouillée. Il vaut la peine de
- citer ici cette saisissante liste d’exemples énumérés par le journaliste allemand
- Dieter Grimm, qui rend poreuse la frontière lockéenne entre le dicastère du
- magistrat et le règne de la conscience individuelle :</p>
- </div>
- <div id="pa9" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa9">9</a><blockquote class="bloccitation"><p class="alinea">Un sikh à moto peut-il réclamer, en invoquant son devoir religieux de porter un turban,
- d’être exempté du devoir général de porter un casque ? Un prisonnier juif peut-il
- exiger qu’on lui serve une alimentation casher ? Un employé musulman a-t-il le droit
- de suspendre son travail pour de brèves prières ? A-t-on le droit de licencier un
- employé, parce qu’il s’est absenté pendant les fêtes sacrées de sa communauté religieuse ? Un employé licencié pour de telles raisons peut-il prétendre à une allocation
- chômage ? Faut-il autoriser les commerçants juifs à ouvrir leur commerce le dimanche,
- parce qu’ils n’ont pas le droit de l’ouvrir le samedi ? Une élève musulmane peut-elle
- être exemptée de l’éducation physique, parce qu’il lui est interdit de se montrer aux
- autres élèves en tenue de sport ? Les élèves musulmanes ont-elles le droit de porter
- le foulard à l’école ? Qu’en est-il quand il s’agit d’enseignantes dans les écoles
- publiques ? Une règle différente s’applique-t-elle aux sœurs en habit et aux enseignantes musulmanes ? […] Faut-il tolérer, dans les villes allemandes, à la fois l’appel
- du muezzin transmis par haut-parleur et le carillon des églises ? Faut-il autoriser les
- étrangers à égorger des bêtes, bien que cela contredise les règles de protection du
- pays ? […] Faut-il autoriser les mormons à pratiquer la polygamie chez nous, dans
- la mesure où cette pratique est autorisée dans leur pays d’origine <a id="re4no4" class=" renvoi note" href="#no4">[4]</a><a id="amorce_re4no4" href="#no4" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[4]</span> Cité par Jürgen HABERMAS, Zwischen Naturalismus und...</a> ?</p></blockquote>
- </div>
- <div id="pa10" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa10">10</a><p class="alinea">Multipliés à l’envi, ou, pire : dramatisés en conflits d’identités, les exemples de
- ce type peuvent facilement alimenter les motifs nostalgiques de la perte de
- communauté et de l’anomie sociale : ils menacent la société de la transformer
- en kaléidoscope de communautés. Une tout autre analyse est pourtant possible,
- qui révèle la tolérance sous un jour nouveau, et manifeste, pour ainsi dire, ses
- potentialités communautaires. On voit par exemple que si ces conflits déterminés
- doivent à chaque fois être régulés, un simple principe de civilité, compris comme
- une forme de respect consigné dans l’idée des bonnes manières, n’y suffit pas.
- Si l’on en croit la reconstruction qu’opère Jean-Marc Ferry de la « constitution
- profonde » de la « moralité du monde moderne <a id="re5no5" class=" renvoi note" href="#no5">[5]</a><a id="amorce_re5no5" href="#no5" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[5]</span> Jean-Marc FERRY, De la civilisation, Paris, Cerf, 2001,...</a> » – une reconstruction, au
- demeurant, d’où est totalement absente l’idée de tolérance, ce qui ne laisse pas
- d’être problématique –, la civilité se comprend comme « un principe de socialisation médiatisée par la reconnaissance des différences de sensibilités individuelles, c’est-à-dire par une forme généralisée du respect <a id="re6no6" class=" renvoi note" href="#no6">[6]</a><a id="amorce_re6no6" href="#no6" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[6]</span> Ibid., p. 66.</a> ». Elle est un principe
- d’ouverture à autrui, contraire à l’esprit solipsiste; avec les principes plus tardifs
- de légalité (consécration des droits individuels) puis de publicité (espace public
- de communication), il constituerait la grammaire fondamentale de la vie éthique
- occidentale – une grammaire, notons-le bien, <em class="marquage italique">communautaire</em>, tout en étant
- parallèle au développement de l’individualisme moderne, et congruent avec lui.
- Comme Hegel, Jean-Marc Ferry veut résoudre dans une entité de niveau supérieur (l’État pour Hegel, un espace métanational de communication publique
- pour lui) l’équation complexe qui, en apparence, oppose l’individu à la communauté.</p>
- </div>
- <div id="pa11" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa11">11</a><p class="alinea">Mais, dans les exemples de Grimm, la civilité ne suffit pas à aplanir les
- conflits. Car c’est précisément de <em class="marquage italique">conflits</em> qu’il s’agit; non pas simplement de
- sensibilités ou d’opinions à respecter dans un espace par ailleurs commun, mais
- de divergences manifestées sous forme de pratiques incompatibles entre elles.
- Si la civilité est bien porteuse d’une performance éthique spécifique en ouvrant
- la communauté d’abord immédiate à une « plus grande pluralité de styles et de
- caractères <a id="re7no7" class=" renvoi note" href="#no7">[7]</a><a id="amorce_re7no7" href="#no7" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[7]</span> Ibid., p. 21.</a> », elle n’est néanmoins pas taillée à la mesure de la conflictualité
- qui menace la socialité de l’intérieur, et dont les exemples de Grimm ne sont
- que la pointe multiculturelle : il faudrait leur ajouter tous ceux relevant des
- luttes sociales et politiques qui sont le tissu de notre monde commun quotidien.
- Car, bien que commun, ce monde est conflictuel ; et c’est même l’une des vertus
- du conflit que d’obliger à chaque fois à la redéfinition du monde commun, en
- tout cas dans sa parcelle litigieuse concernée <a id="re8no8" class=" renvoi note" href="#no8">[8]</a><a id="amorce_re8no8" href="#no8" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[8]</span> J’ai développé ce thème au fil d’une théorie de la...</a>. Or, la civilité n’opère pas cela.
- Forme encore embryonnaire ou inchoative de la raison communicationnelle, elle
- préfigure ce qu’une « nécessité strictement inhérente à la logique du développement moral » nous oblige à postuler, à savoir une « ouverture à une reconnaissance universelle des êtres capables en général de souffrir, d’aimer, de
- penser <a id="re9no9" class=" renvoi note" href="#no9">[9]</a><a id="amorce_re9no9" href="#no9" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[9]</span> Jean-Marc FERRY, De la civilisation, op. cit., pp....</a> »; civilité, légalité puis publicité sont entièrement déclinées sur l’arc
- de la moralité communicationnelle. Ce faisant, ces principes livrent assurément
- quelque chose d’essentiel de la substance <em class="marquage italique">morale</em> de l’identité européenne ;
- mais, simultanément, ils occultent la substance du <em class="marquage italique">monde</em> dans lequel se meuvent
- les acteurs moraux, monde commun qui, pour pouvoir être commun malgré
- l’irréductible pluralité des personnes, requiert de leur part une compétence
- éthique spécifique capable d’endiguer la conflictualité qui lui est inhérente.
- Comme nous venons de le voir, il faut pour cela plus que la civilité, laquelle
- est marquée par « l’acquisition progressive de médiations éthiques telles que la
- réserve, l’attention, la prévenance, la politesse, la délicatesse <a id="re10no10" class=" renvoi note" href="#no10">[10]</a><a id="amorce_re10no10" href="#no10" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[10]</span> Ibid., p. 21.</a> » – des qualités
- civilisatrices certes importantes mais qui, déjà grosses de la raison communicationnelle qu’elles anticipent, ne font pas droit à la conflictualité inhérente au
- monde commun, liée au fait même de la pluralité des personnes. La civilité est
- déjà une forme de communication qui en tant que telle <em class="marquage italique">présuppose</em> un monde
- commun. Mais si ce monde commun est fait de conflictualité, au moins au titre
- de <em class="marquage italique">possibilité</em> permanente, il reste encore à expliquer comment il est simplement
- possible de maintenir, en deçà de la civilité en quelque sorte, un monde commun.
- C’est ici qu’intervient la notion, encore à définir, de tolérance.</p>
- </div>
- <div id="pa12" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa12">12</a><p class="alinea">Si, comme nous l’avons montré, la tolérance a partie liée avec le conflit
- comme sa raison d’être, il n’en reste pas moins que, sur le fond de cette
- caractéristique générale, plusieurs pratiques de tolérance peuvent être distinguées. J’en ai déjà mentionné une, la tolérance comme indifférence, qui n’est
- en vérité même pas, ou plus, tolérance. Michael Walzer distingue cinq attitudes
- de tolérance <a id="re11no11" class=" renvoi note" href="#no11">[11]</a><a id="amorce_re11no11" href="#no11" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[11]</span> Je cite ici Michael WALZER, Traité sur la tolérance,...</a> : 1) l’acceptation résignée de la différence, dans l’intérêt de la
- coexistence pacifique, comme lorsque la paix s’installe de guerre lasse, comme
- l’on dit en français ; 2) une bienveillante indifférence à la différence, comme
- lorsque l’on dit : « Il faut de tout pour faire un monde »; 3) une tolérance
- d’inspiration stoïcienne, qui se présente comme reconnaissance de principe du
- fait que les « autres » ont des droits, même s’ils les exercent de manière peu
- plaisante; 4) une certaine ouverture à l’autre, une curiosité, qui se manifeste
- dans une volonté d’écouter ou d’apprendre ; 5) une adhésion enthousiaste à la
- différence, « adhésion de type esthétique, si la différence est considérée comme
- l’expression, sous la forme culturelle, de la richesse et de la diversité de la
- Création divine ou du monde naturel; adhésion de type fonctionnel, si la différence est perçue (voir le discours libéral multiculturaliste) comme la condition
- nécessaire du développement harmonieux de l’homme, et, par les choix qu’elle
- offre aux individus, celle de leur autonomie véritable <a id="re12no12" class=" renvoi note" href="#no12">[12]</a><a id="amorce_re12no12" href="#no12" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[12]</span> Ibid., p. 27.</a> ». En réalité, contrairement à ce qu’affirme Walzer, cette dernière attitude n’a plus rien à voir, elle
- non plus, avec la tolérance : s’il y a adhésion enthousiaste, il n’y a plus conflit,
- mais adhésion précisément, c’est-à-dire une forme d’absorption de la différence
- et donc d’élimination de la conflictualité qu’elle pourrait générer. Sur ce point,
- Habermas a incontestablement raison : « La tolérance n’est requise que lorsque,
- sur une base raisonnable, les parties prenantes ni ne cherchent l’accord sur les
- convictions litigieuses ni ne les considèrent possibles <a id="re13no13" class=" renvoi note" href="#no13">[13]</a><a id="amorce_re13no13" href="#no13" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[13]</span> Jürgen HABERMAS, Zwischen Naturalismus und Religion,...</a>. » Ni chercher l’accord,
- ni le considérer comme possible : voilà une condition supplémentaire de la
- tolérance, qui s’ajoute à et complète celle que nous notions plus haut, à savoir
- qu’il y ait conflit.</p>
- </div>
- </section>
- <section class="section1"><h1 class="text-center">
- <a id="s1n4"/>LA TOLÉRANCE COMME « AGIR PASSIF » :
- LA MISE EN LATENCE DE CONFLITS CONTINUÉS
- </h1>
- <div id="pa13" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa13">13</a><p class="alinea">Nous voyons ainsi la notion de tolérance cadrée de deux côtés ; d’un côté, il
- faut qu’il y ait <em class="marquage italique">plus</em> qu’indifférence pour qu’il y ait tolérance : c’est précisément
- l’indifférence qui doit être ébranlée pour que puisse prendre place la tolérance.
- Mais, de l’autre côté, la tolérance doit être <em class="marquage italique">moins</em> qu’une adhésion enthousiaste,
- parce que alors non plus, il n’y a, à strictement parler, plus rien à tolérer : on
- ne gère plus la différence, on l’épouse. La tolérance – et la multitude d’attitudes
- sur lesquelles elle se décline – se situe sur la palette qui s’étend entre ces deux
- extrêmes qui, chacune à sa manière, la suspendent. Elles la suspendent chacune
- à sa manière, certes, mais pour la même raison : l’indifférence comme l’adhésion
- éteignent le conflit de différence. De là découle que la tolérance présuppose
- comme sa condition de possibilité un conflit <em class="marquage italique">continué</em> mais <em class="marquage italique">latent</em> : il est continué
- au sens où la tolérance ne fait pas disparaître la source du conflit, puisque l’objet
- de la divergence demeure; mais il est dans un état de latence, car si la cause
- du conflit demeure, sa puissance déclenchante est en quelque sorte désamorcée.
- Si la source du conflit disparaît, la tolérance est inutile; si le conflit éclate, la
- tolérance n’est plus. On pourrait dire aussi que la tolérance met le conflit dans
- un état de latence : le conflit perdure, mais à l’état latent, précisément, qui fait
- qu’il ne se manifeste plus. Mais il est là, toujours possible : c’est la raison pour
- laquelle les solutions multiculturelles sont si fragiles, et celles qui existent, si
- rares.</p>
- </div>
- <div id="pa14" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa14">14</a><p class="alinea">La tolérance apparaît ainsi comme la <em class="marquage italique">mise en latence de conflits continués</em>,
- ce qui veut dire : dont la raison d’être perdure, dans l’actualité même des
- relations de coexistence, voire de coopération. À ce titre, <em class="marquage italique">elle est le réquisit
- indispensable de l’existence d’un monde commun marqué par la pluralité des
- êtres</em>, et par le pluralisme des pratiques et opinions qui en résulte. Il faut parler
- ici en toute rigueur d’un <em class="marquage italique">présupposé pratique</em> indispensable au partage et au
- maintien d’un monde commun, voire d’un présupposé <em class="marquage italique">praxique</em>, au sens où
- c’est un agir spécifique qui est demandé aux acteurs sociaux : celui de mettre
- en latence, précisément, ce qui pourrait tout aussi bien donner lieu à un conflit
- ouvert. Il faut inconditionnellement de la tolérance pour constituer un monde
- commun.</p>
- </div>
- <div id="pa15" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa15">15</a><p class="alinea">Insistons sur ce caractère pratique ou praxique de la tolérance, pour bien
- marquer sa spécificité quant à l’existence d’un monde commun. À la différence
- en effet des approches phénoménologiques du monde commun, il s’agit ici de
- mettre en évidence non pas tant la <em class="marquage italique">communauté</em> de pratiques et de croyances
- des acteurs sociaux, c’est-à-dire l’ensemble des « synthétisations passives qui
- s’effectuent avant toute conceptualisation du second degré, c’est-à-dire par
- l’acteur social lui-même <a id="re14no14" class=" renvoi note" href="#no14">[14]</a><a id="amorce_re14no14" href="#no14" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[14]</span> Bruce BÉGOUT, L’Enfance du monde, Chatou, Éd. de la...</a> », que cette dimension spécifique d’un « <em class="marquage italique">agir passif</em> »
- où les acteurs <em class="marquage italique">renoncent</em> à conflictualiser ce qui inévitablement les sépare, étant
- entendu que cet agir doit lui-même être aussi continué que les conflits qu’il doit
- mettre en latence. Le point de départ est non l’<em class="marquage italique">identité</em> des vérités pratiques
- irréfléchies, mais la <em class="marquage italique">pluralité</em> potentiellement conflictuelle des êtres. Autrement
- dit, le simple partage de contenus objectifs communs ne suffit pas à assurer
- l’existence et le maintien d’un monde commun, entre autres parce que l’existence de croyances communes n’efface pas la pluralité des êtres. Or, si un monde
- commun doit être possible, c’est cette pluralité même qui ne doit <em class="marquage italique">pas</em> devenir
- objet de conflit, lequel ne saurait être étouffé par un simple partage cognitif
- entre cosociétaires. À cette pluralité sans fin des êtres correspondent des conflits
- eux-mêmes potentiellement in-finis ; ce sont eux qu’il faut mettre entre parenthèses pour assurer la possibilité d’un vivre-ensemble. La thèse est ici que c’est
- précisément la tolérance, comprise dans ce sens fondamental, qui effectue cette
- mise entre parenthèses, plus précisément caractérisée comme <em class="marquage italique">mise en latence</em>,
- assurant par là même au monde commun un <em class="marquage italique">a priori</em> de non-conflictualité
- nécessaire à son maintien.</p>
- </div>
- <div id="pa16" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa16">16</a><p class="alinea">Mais la tolérance ainsi comprise se distingue aussi de ce qui, dans un modèle
- cohérentiste à la Rawls cette fois, est requis au titre d’un consensus par recoupement. L’idée n’est plus ici celle d’un arrière-plan partagé de convictions
- communes, mais au contraire celle d’un minimum de normes explicites (les
- principes de justice) devant permettre la coopération (plus que la simple coexistence) entre des cosociétaires dont les convictions sont par ailleurs, tant qu’elles
- restent dans les limites du « raisonnable », parfaitement privatisées. Outre
- l’accord, motivé par des raisons à chaque fois tirées de l’intérieur des convictions
- privées divergentes, sur ces principes de coopération, qu’est-ce qui assure alors
- chez les cosociétaires de Rawls la communauté de leur monde commun ? Le
- fait qu’ils soient tous dotés, en plus de leurs capacités <em class="marquage italique">rationnelles</em> (la capacité
- de poursuivre leurs propres fins), de la même faculté du <em class="marquage italique">raisonnable</em>, autrement
- dit du même sens de la justice. La pluralité des cosociétaires rationnels ne peut
- donc se penser que s’ils sont par ailleurs conçus comme des clones en « raisonnabilité ». En réalité, les deux aspects de la démarche normative de Rawls :
- l’accord sur les principes, acquis dans la position originelle, et les facultés dont
- sont dotés les individus sous le voile d’ignorance, sont une manière non de
- penser ou d’aménager la conflictualité sociale, mais de se <em class="marquage italique">prémunir</em> contre elle.
- Le saut dans l’originaire que représente le dispositif normatif d’égalité dans la
- position originelle, ainsi que la théorie de l’oligo-rationalité que représente la
- théorie du choix rationnel pour des personnes ayant une conception de leur bien
- (le rationnel) et dotées d’un sens de la justice (le raisonnable) servent en réalité
- la reconstruction qu’opère le philosophe de notre savoir moral intuitif, tel que
- nous en disposons maintenant, sous les conditions des démocraties constitutionnelles modernes. Alors que la tolérance, telle qu’elle est comprise ici, est
- taillée à la mesure d’une conflictualité sociale résorbée par les acteurs sociaux
- eux-mêmes, toute la démarche de Rawls est menée <em class="marquage italique">dans le dos</em> de ceux-ci :
- considérés comme de simples clones en rationalité, ils ne sont jamais en position
- de faire l’épreuve du frottement social, de la pluralité des individus et de la
- conflictualité qui la suit comme son ombre. C’est exactement la raison pour
- laquelle Rawls n’a aucun besoin, à ce niveau fondamental de la constitution
- même du social, d’une théorie de la tolérance : ce qui serait à tolérer est dès
- l’origine pudiquement voilé. La tolérance n’est mobilisée qu’après coup, lorsque, la normativité sociale étant acquise et établie, se pose la question classique
- de la tolérance (constitutionnelle) à l’égard des intolérants. Mais hors cette
- contestation venue de l’extérieur de la sphère de raisonnabilité telle qu’elle est
- circonscrite par la Constitution, aucune place réelle n’est ménagée à la conflictualité sociale réelle ni, <em class="marquage italique">a fortiori</em>, pour la tolérance, sans aucun objet sous de
- telles prémisses normatives.</p>
- </div>
- <div id="pa17" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa17">17</a><p class="alinea">À la différence donc de la phénoménologie qui caractérise la communauté
- du monde commun par le partage de vérités irréfléchies, la tolérance ici définie
- met l’accent sur la dimension d’<em class="marquage italique">agir passif</em> qu’elle contient, en suspendant dans
- un effort continué la conflictualité inhérente à la pluralité des êtres appelés à
- constituer un lien social; et, à la différence du cohérentisme de Rawls, elle
- montre en quoi la tolérance est un réquisit pratique <em class="marquage italique">du point de vue effectif des
- premières personnes</em>, c’est-à-dire des acteurs sociaux eux-mêmes, en tant qu’ils
- sont engagés dans le maintien d’un monde commun et confrontés, ce faisant,
- aux frottements de la pluralité sociale. Que le point de vue soit <em class="marquage italique">effectif</em> veut dire
- que cet agir passif que constitue la tolérance doit être factuellement mis en
- œuvre dans le lien social, et non pas simplement postulé à titre contrefactuel
- comme lorsque l’on exalte en général la valeur de tolérance. En tout état de
- cause, il s’agit par cette approche de rendre raison ou de faire droit à la fondamentale conflictualité sociale qui toujours sourd dans les nervures du monde
- commun. C’est, croyons-nous, à l’agir passif de la tolérance que revient la
- performance spécifique de suspendre cette conflictualité, étant entendu que cet
- agir suspensif continué peut lui-même être à tout moment suspendu : alors le
- conflit devient <em class="marquage italique">vivant</em>, et appelle sa résolution.</p>
- </div>
- <div id="pa18" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa18">18</a><p class="alinea">Mais, précisément, la tolérance n’est pas une disposition à <em class="marquage italique">résoudre</em> les
- conflits, mais à les mettre en latence, ce qui est tout différent. En mettant en
- évidence la vertu communautaire de la tolérance (au sens fort de sa capacité à
- faire exister un monde commun), on ne postule donc aucun irénisme; on souligne au contraire la vulnérabilité principielle d’un monde commun toujours
- menacé, sur chacune de ses parcelles, de déchirure, c’est-à-dire de l’apparition
- d’un conflit vivant venant mettre en cause une normativité jusque-là non questionnée. La résolution de conflit fait signe vers l’idée d’un conflit <em class="marquage italique">résorbé</em> : un
- conflit qui n’est plus en puissance ou latent, mais <em class="marquage italique">passé</em>, et dont la raison d’être
- s’est par conséquent éteinte. La tolérance, elle, ne prend son sens fondamental
- que sur le fond de conflits latents, c’est-à-dire dont les raisons demeurent sans
- toutefois être activées au point de le déclencher.</p>
- </div>
- <div id="pa19" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa19">19</a><p class="alinea">Nous pouvons maintenant répondre à la question initiale : la tolérance est-elle
- une vertu, un principe, une attitude, ou autre chose encore ? Ce que notre analyse
- a montré, c’est qu’avant d’être l’une ou l’autre de ces choses – avant d’être par
- exemple un principe politique comme chez Locke ou Rawls, ou une valeur
- comme chez Kymlicka –, elle est, en tant que mise en latence de conflits
- continués, un présupposé pratique indispensable à l’existence et au maintien
- d’un monde commun. Maintenant, nous pouvons dire que ce présupposé pratique s’actualise sous les différentes formes de la vertu, du principe, etc., selon
- le sens qu’on voudra bien lui donner. De la tolérance, on peut ainsi dire analogiquement :</p>
- <ul class="tiret">
- <li><p class="alinea">en tant que <em class="marquage italique">vertu</em>, c’est-à-dire disposition, elle est un effort ou une tendance
- à mettre en latence les conflits ; elle est une <em class="marquage italique">attitude</em> lorsque cette vertu est
- effectivement mise en œuvre;</p></li>
- <li><p class="alinea">en tant que <em class="marquage italique">principe</em>, elle est une règle d’action générale commandant la
- mise en latence des conflits ;</p></li>
- <li><p class="alinea">en tant que <em class="marquage italique">valeur</em>, elle est un idéal contrefactuel de mise en latence des
- conflits, auquel s’oriente la régulation des conflits vivants ;</p></li>
- <li><p class="alinea">en tant qu’<em class="marquage italique">habitus</em>, elle est cette pratique continuée de mise en latence des
- conflits ;</p></li>
- <li><p class="alinea">en tant que <em class="marquage italique">politique institutionnelle</em>, elle est un ensemble de règles ordonnant, sous peine de sanctions, la mise en latence de conflits portant sur des
- objets déterminés (pratiques religieuses, différences culturelles, préférences
- sexuelles par exemple).</p></li>
- </ul>
- </div>
- </section>
- <section class="section1"><h1 class="text-center">
- <a id="s1n5"/>HABERMAS ET LE PARADOXE DE GOETHE
- </h1>
- <div id="pa20" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa20">20</a><p class="alinea">Une fois déterminée en son principe, puis déclinée analogiquement selon ses
- différents usages, la tolérance ainsi restituée dans son sens constitutif d’un
- monde commun permet d’avancer dans la résolution des paradoxes persistants
- que son concept traditionnel charrie, et que résume le problème de la tolérance
- à l’égard des intolérants. En effet, le paradoxe traditionnel est celui, pourrait-on
- dire, de l’inclusion exclusive, un paradoxe dont, selon Habermas, nous devons
- la formulation à Goethe <a id="re15no15" class=" renvoi note" href="#no15">[15]</a><a id="amorce_re15no15" href="#no15" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[15]</span> Jürgen HABERMAS, Zwischen Naturalismus und Religion,...</a> : en déterminant le champ de ce qui, au regard de la
- tolérance, doit être acceptable, elle trace simultanément les frontières de l’inacceptable, déterminant elle-même ce qui est à exclure. Principe d’inclusion, la
- tolérance apparaît simultanément et paradoxalement comme un principe
- d’exclusion.</p>
- </div>
- <div id="pa21" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa21">21</a><p class="alinea">Habermas entend lever le paradoxe en supprimant l’hypothèque autoritaire
- ou monologique qui pèse sur la conception goethéenne de la tolérance : la
- tolérance ne reste paradoxale, dit-il, que pour autant qu’elle trace les limites du
- tolérable <em class="marquage italique">unilatéralement</em> : « Seule la conception de libertés égales pour tous
- ainsi qu’une fixation d’un domaine de tolérance convainquant de manière égale
- tous les concernés peut ôter à la tolérance le dard de l’intolérance <a id="re16no16" class=" renvoi note" href="#no16">[16]</a><a id="amorce_re16no16" href="#no16" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[16]</span> Ibid.</a> » : ainsi,
- les membres de communautés religieuses différentes peuvent-ils s’entendre sur
- les normes communes de la coexistence libérale, lesquelles « surclassent <a id="re17no17" class=" renvoi note" href="#no17">[17]</a><a id="amorce_re17no17" href="#no17" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[17]</span> À la suite de Rainer Forst (dans son article « Toleranz,...</a> »
- alors les raisons subjectives de leur rejet mutuel. Si la tolérance ainsi constitutionnalisée parvient à s’étendre aux principes constitutionnels eux-mêmes, en
- laissant s’exprimer des interprétations divergentes desdits principes et ce jusqu’à
- reconnaître un droit dûment qualifié à la désobéissance civile, alors la Constitution sera conforme au projet démocratique d’instauration de droits civils
- authentiquement égaux. De ce point de vue, Habermas considère que la tolérance
- religieuse a non seulement eu un rôle moteur dans l’avènement de la démocratie
- en tant que telle, mais qu’elle a un rôle exemplaire à jouer, à l’intérieur de
- celle-ci, dans l’introduction d’autres droits culturels en vue du déploiement
- d’une véritable « citoyenneté multiculturelle » (il emprunte l’expression à
- Kymlicka) au sein d’une <em class="marquage italique">même</em> culture politique d’égale inclusion.</p>
- </div>
- <div id="pa22" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa22">22</a><p class="alinea">Suivant en cela encore Forst, Habermas analyse la dimension de réprobation
- qui est inhérente à la tolérance. Son idée est que ce qui motive la réprobation,
- et en conséquence appelle la tolérance, ne doit pas seulement être tenu pour
- subjectivement valable, mais doit pouvoir publiquement valoir comme légitime;
- en d’autres termes, « on ne peut parler de tolérance que lorsque les concernés
- peuvent étayer leur réprobation sur un non-accord persistant <em class="marquage italique">de manière raisonnable</em> <a id="re18no18" class=" renvoi note" href="#no18">[18]</a><a id="amorce_re18no18" href="#no18" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[18]</span> Ibid., p. 265 : « Von Toleranz darf nur dann die Rede...</a> ». Ainsi, on ne se comporte pas de manière tolérante à l’égard de
- théories scientifiques en concurrence, mais de manière critique – un exemple
- qui illustre au demeurant aux yeux de Habermas une deuxième composante de
- la tolérance (après celle du dissensus raisonnable), celle selon laquelle la chose
- tolérée doit avoir un lien interne à la praxis, comme c’est le cas par exemple
- pour les religions du salut, ou aujourd’hui pour les positions naturalistes ou
- naturalisantes en bioéthique qui ont des conséquences très directes sur la compréhension éthique que nous avons de nous-mêmes. Autrement dit, on a affaire
- ici à quelque chose comme un « cognitivisme négatif » de la tolérance : ce ne
- sont que les questions litigieuses qui ne sont <em class="marquage italique">pas</em> susceptibles de vérité – sans
- être toutefois l’expression de préjugés irrationnels comme le racisme, qui contre-vient au respect pour l’<em class="marquage italique">être</em>-autre : c’est ce que veut dire le « <em class="marquage italique">vernünftigerweise</em> » – qui appellent la tolérance. Il reste que celle-ci est pensée par Habermas
- au fil d’une théorie imprégnée de cognitivisme, où le recours à la tolérance est
- motivé par l’<em class="marquage italique">indécidabilité</em>, en termes de vérité, d’une question litigieuse. Si la
- question est réputée soluble par les concernés eux-mêmes, alors leur civilité
- réciproque suffit. Reconnaître l’indécidabilité d’une question religieuse par
- exemple fait partie des charges cognitives qu’impose la tolérance aux croyants,
- telle qu’elle a émergé en Europe depuis la Réforme : les croyances sont donc
- alors légitimement « surclassées » par les raisons qui obligent au respect mutuel
- de l’éthos d’autrui et, bien sûr, des croyances associées.</p>
- </div>
- <div id="pa23" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa23">23</a><p class="alinea">Dans cette construction cognitiviste, la question cruciale est donc celle de la
- raisonnabilité du dissensus. En deçà du dissensus raisonnable se trouve le préjugé injustifiable parce que irrationnel ; au-delà, l’entente rationnellement motivée, ou à tout le moins la reconnaissance de sa possibilité. C’est entre les deux
- que s’étend la tolérance, avec ses charges cognitives et pratiques spécifiques,
- obligeant à l’adaptation et à la retenue. C’est pourquoi, d’un point de vue
- fonctionnel, la tolérance est en charge de contrer « la destructivité sociale d’un
- dissensus irréconciliable persistant <a id="re19no19" class=" renvoi note" href="#no19">[19]</a><a id="amorce_re19no19" href="#no19" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[19]</span> Ibid., p. 269.</a> ». Dans cette perspective, la tolérance
- apparaît, comme chez Rawls, comme relativement tardive dans la constitution
- de l’ordre social : elle intervient sur fond de monde commun déjà constitué,
- entre des individus s’étant déjà attribué les droits libéraux fondamentaux, et
- soucieux de faire le départ entre les questions susceptibles d’entente et celles
- qui ne le sont pas ; et ce n’est qu’à la mesure de ces dernières, pour autant
- encore que le désaccord soit justifié par des raisons pouvant être publiquement
- reconnues, qu’est taillée la tolérance, à laquelle n’incombe finalement que la
- modeste tâche de pallier les désaccords cognitifs durables. Si le paradoxe de
- Goethe se trouve résolu, c’est parce que toutes les autres questions le sont déjà :
- si le monde commun est déjà structuré par l’attribution réciproque des droits
- fondamentaux, excluant d’emblée les pratiques discriminatoires, si l’espace
- public est déjà considéré comme un espace de délibération où l’on trie entre le
- préjugé et l’ivraie, alors on comprend que la seule question qui préside à
- l’intervention de la tolérance soit celle de savoir s’il y a ou non de bonnes
- raisons au dissensus cognitif constaté. Ultimement, tout revient à savoir si l’on
- a de bonnes raisons ou non de ne pas être d’accord avec autrui.</p>
- </div>
- <div id="pa24" class="para">
- <a class="no_para" href="#pa24">24</a><p class="alinea">De notre définition découle au contraire que la question de la tolérance n’est
- pas tant celle de savoir si l’on a des raisons de ne pas être d’accord, que celle
- de savoir <em class="marquage italique">avec qui l’on veut constituer un monde commun</em>. Cela place la tolérance dans une situation très originaire dans la constitution de l’ordre social;
- plus originaire que celle où la place Kymlicka par exemple dans son débat
- axiologique interne au libéralisme, plus originaire que l’étage politique où la
- situe Rawls, plus originaire encore que la strate cognitiviste où la maintient
- Habermas. Ce n’est qu’une fois le monde commun constitué et maintenu de
- manière continuée à l’image de la conflictualité qu’elle met entre parenthèses,
- qu’elle pourra <em class="marquage italique">aussi</em>, dans ses usages analogiques, intervenir aux niveaux ultérieurs du commerce social. Le paradoxe de Goethe ne se résout donc pas parce
- que toutes les autres questions sont par ailleurs déjà résolues ; mais il se déplace
- et perd de sa pertinence, parce que la tolérance intervient au seuil même de la
- question de la constitution de l’ordre social, lorsque se pose la question : avec
- qui voulons-nous constituer un monde commun ? La question n’est plus alors
- prioritairement de savoir s’il faut être tolérant avec les ennemis de la tolérance,
- mais de savoir avec qui nous voulons définir les règles de la coexistence commune; avec qui nous voulons suspendre les conflits inévitablement liés à la
- pluralité des personnes, de manière à ce que la coexistence soit simplement
- possible. Le paradoxe de la tolérance s’efface au profit de la détermination de
- la communauté du monde commun. Il ne s’agit plus de savoir <em class="marquage italique">ce qui</em> doit être
- acceptable, mais de savoir <em class="marquage italique">qui</em> nous voulons accepter à l’aube de la constitution
- du monde commun.</p>
- </div>
- </section>
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