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- title: C’est pratique
- url: http://blog.ecologie-politique.eu/post/C-est-pratique
- hash_url: ce546b9ff3f6bce409c075b19c65d968
-
- <p>Tous ces services se déploient dans une société de plus en plus
- inégalitaire : d'un côté des gens qui méritent de bien bouffer après leur
- journée de boulot ou une réunion exigeante (voir les pubs qui mettent en scène
- le réconfort après l'effort), de l'autre des galériens qui sont payés une
- misère pour leur livrer un <em>pad thai</em> ou un kit apéro (ici le témoignage
- d'un livreur chez <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/livreurs-le-droit-du-travail-en-roue-libre">
- Frichti</a>). C'est surtout parce que le chômage reste massif et l'armée de
- réserve importante, parce que les emplois ont été délibérément déqualifiés en
- auto-entreprise que ces entreprises prolifèrent. Si les galériens en ont marre
- de risquer leur vie et la vôtre en conduisant comme des dingues, ils trouveront
- <a href="https://www.courrierinternational.com/article/vu-des-etats-unis-en-france-les-migrants-exploites-par-uber-eats-et-deliveroo">
- un migrant à qui faire faire le boulot</a>. Mais le tout s'appuie sur un
- mélange de paresse et de sens de ce qui lui est dû qui saisit l'individu en
- régime libéral au moment de faire à bouffer ou de s'occuper de la dimension
- matérielle de sa vie. Certes nous devons encore être quelques-un·es à cuire des
- nouilles quand nous avons la flemme de cuisiner et qui apprécions de sortir au
- restaurant pour nous changer les idées, découvrir un autre monde, des odeurs,
- une ambiance (et je n'oublie pas que ces lieux aussi sont propices à
- l'exploitation du travail). Mais la compétition économique pousse au cul tout
- le monde pour inventer des services innovants – c'est à dire dont personne
- n'avait vraiment besoin, qui étaient des rêves d'enfants gâtés mais qui,
- intelligemment marketés, nous laissent imaginer que nos vies sont vachement
- mieux avec. Ils constituent une <a href="http://cqfd-journal.org/Le-tourisme-est-une-industrie-de"><em>industrie de la
- compensation</em></a> sur laquelle il faudra mettre le doigt un jour et qui en
- attendant offre aux winners des vies de merde pleines de gratifications.</p>
- <p>C'est pratique aussi, quand votre smartphone pense à votre place, que le
- logiciel va chercher vos mots de passe sur une autre bécane, recueille et
- transfère vos données à votre insu… Pratique, mais un peu inquiétant.
- Qu'importe, c'est surtout bien pratique ! Je suis la première à ne pas
- faire en matière de sécurité tous les efforts que me proposent des camarades
- plus cultivés que moi sur ces questions. Mais malgré cette désinvolture, je
- flippe quand je vois le niveau d'indépendance acquis par mon smartphone. Après
- des années de résistance et bien qu'il soit encore possible d'acheter neufs des
- téléphones bien conçus qui permettent de téléphoner (et d'avoir l'heure), j'ai
- cédé pour le côté pratique (1) : plus besoin de m'inquiéter d'avoir une
- connexion Internet régulière, de préparer mes déplacements et ma vie sociale
- comme je le faisais, avec capture d'écran de plans, schémas dessinés dans
- l'agenda, infos importantes notées sur papier, etc. Mais je me sens sous
- tutelle, dépossédée, comme une gamine gâtée sauf que je sais ce que c'est que
- l'autonomie et je regrette celle que j'avais avant.</p>
- <p>Car c'est pratique mais c'est une dépossession : plus la peine de se
- soucier de la dimension matérielle de sa vie (et de savoir cuire des nouilles),
- pas besoin de garder la maîtrise de ses outils… Jusqu'ici, tout va bien, tant
- qu'on fait encore partie de la petite bourgeoisie qui peut se payer tout ça,
- tant que des pans entiers du macro-système technicien ne s'effondrent pas. Mais
- tout cela nous déqualifie humainement et il est des menaces plus immédiates
- encore que l'effondrement écologique ou une vraie crise de l'énergie : nos
- libertés, individuelles et collectives.</p>
- <p>Je côtoie beaucoup de personnes engagées, qui n'ont pas de mots assez durs
- pour stigmatiser le capitalisme et le productivisme, qui éteignent la lumière
- dans les pièces qu'elles n'utilisent pas et qui pourtant maintiennent des
- comptes dans des réseaux sociaux devenus <a href="https://www.lecho.be/entreprises/technologie/quand-facebook-devient-un-etat/10139091.html">
- plus gros que des États</a>, qui consomment un paquet de ressources et
- d'énergie pour calculer ce qu'elles aiment et vendre le résultats à d'autres
- boîtes, <a href="https://www.theguardian.com/technology/2019/jun/03/facebook-nude-nipple-protest-wethenipple">
- censurent leurs images</a>, détournent leurs « ami·es » d'elles ou
- réciproquement sur base algorithmique, <a href="https://www.numerama.com/tech/508425-pourquoi-facebook-naime-pas-le-mot-lesbienne.html">
- censurent les noms de groupes pas assez familiaux</a>, gèrent leur
- environnement social comme un pensionnat dans les années 1950 en attendant de
- purement et simplement censurer leurs propos (2). Et ces personnes, parfois ces
- collectifs et associations, restent parce que c'est « pratique »
- (3).</p>
- <p>J'ai toujours reçu un minimum d'écho dans des groupes anti-capitalistes,
- écologistes ou féministes, quand j'ai suggéré que Facebook, Twitter, Google
- Drive et autres n'étaient pas nos amis et proposé d'utiliser les outils créés
- et maintenus par des groupes politiques plus proches de nous et soucieux de nos
- libertés : les outils <a href="https://framasoft.org/fr/">Framasoft</a>
- (qui vont du pad à l'agenda en ligne, en passant par l'interface de sondages et
- la feuille de calcul), le Crabgrass de <a href="https://riseup.net/">Riseup</a>
- qui offre des fonctionnalités magiques et je me désole de ne faire partie
- d'aucun groupe qui l'utilise, etc. Et j'ai régulièrement mis en cause chez mes
- correspondant·es l'idée saugrenue d'avoir un compte Gmail qui vous pousse à
- garder dix ans de données en ligne plutôt que de ranger dans des fichiers
- dédiés et régulièrement sauvegardés les images qui vous tiennent à cœur. Et
- chaque fois, ce que j'entends, c'est que ce serait sympa de sauver la banquise
- mais… quand même, c'est pratique. Et j'ai vu des bonnes volontés s'arrêter au
- fait que Framacalc ne propose pas de mettre en couleur les cases, même quand
- cette couleur contribue à la lisibilité de la feuille sans rajouter aucune
- information digne d'intérêt. Aucune. Ces outils sont parfois moins bien que
- leur concurrence commerciale mais ne peut-on arbitrer sur d'autres critères
- ?</p>
- <p>Nous n'allons pas nous flageller, non : si ces entreprises prolifèrent,
- de la start-up aux GAFA, c'est bien parce que les États leur laissent la bride
- sur le col. Ils démontent le droit du travail au profit de la micro-entreprise,
- ils votent des législations liberticides et laissent passer des <a href="https://gizmodo.com/apple-cofounder-steve-wozniak-says-most-people-should-g-1836178238">
- pratiques intrusives</a> et des concentrations industrielles qui devraient
- normalement tomber sous le coup de lois anti-trust (Messenger + <a href="https://seenthis.net/tag/facebook">Facebook</a> + WhatsApp + Instagram, what
- else?). C'est bien simple : les <a href="https://www.theguardian.com/commentisfree/2019/jul/02/facebook-google-data-change-our-behaviour-democracy">
- appels au contrôle des GAFA</a> viennent aujourd'hui <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/05/30/le-grand-pouvoir-de-mark-zuckerberg-conteste-a-l-assemblee-generale-de-facebook_5469563_3234.html">
- du sein des dits GAFA</a> (et pas forcément des concurrents !) autant que
- des politiques. Visiblement, ça nous touche moins que la dernière vidéo de
- pandas mignons qui fait le buzz. Mais ça devrait. Et bien que notre marge de
- manœuvre soit limitée, bien qu'une défection individuelle ne signifie pas
- grand-chose numériquement, même si c'est dur de se passer des centaines de
- likes qui saluent vos traits d'esprit et vos indignations sur Twitter, même si
- votre organisation a fait son trou sur Facebook, il me semble que la première
- chose à faire, dans cette situation, c'est de quitter ces réseaux pour en faire
- vivre de plus démocratiques, sobres et décentralisés. Votre engagement
- anti-capitaliste, écologiste et anti-autoritaire le mérite bien…</p>
- <p>Mauvaise nouvelle : il va falloir réapprendre à se faire un peu chier,
- dans la vie.</p>
- <p><strong>PS : Ceci est mon 300e billet sur ce blog, ouvert il y a exactement
- dix ans.</strong> 300 billets, ça ne veut pas dire 300 textes, il y a quelques
- annonces sur le lot. Mais oui, cela fait deux textes par mois en moyenne. Les
- meilleurs ont été publiés ailleurs (notamment dans les journaux papier <em>L'An
- 02</em>, <em>CQFD</em>, <em>L'Âge de faire</em>, <em>Moins !</em> et d'autres
- encore) ou reformulés dans le cadre des livres <em>Égologie</em> (Le Monde à
- l'envers, 2007) et <em>La Conjuration des ego</em> (Syllepse, 2019). Je prépare
- aussi la réédition de ma brochure sur le revenu garanti (aux éditions du Monde
- à l'envers cet hiver). C'est un blog qui m'a aidée à écrire dans des formats
- courts puis un peu plus longs (mais toujours pas très longs !) et à faire œuvre
- malgré le chômage de longue durée et le manque de sollicitations. Je me fais
- chier à payer le nom de domaine chaque année, ce qui permet de bénéficier d'un
- hébergement offert par <a href="https://www.gandi.net/fr">Gandi.net</a> et de
- ne pas livrer votre cerveau à la publicité.</p>
- <p>(1) À vrai dire j'ai cédé dans la perspective d'un travail de terrain à
- l'étranger, où les seuls accès à Internet se faisaient par mobile et où mes
- informateurs utilisaient WhatsApp plus volontiers que des sms hors de prix. Et
- j'y ai gagné un dictaphone de bien meilleure qualité. Mais au quotidien, en
- France, je me laisse convaincre par le smartphone alors que j'ai encore le
- choix tous les matins de mettre plutôt mon vieux Nokia dans ma poche.</p>
- <p>(2) Ces réseaux sociaux hébergent vos propos, vous permettent de mettre en
- ligne vos textes, images, fichiers vidéo et audio. Vous restez responsable de
- vos publications. Tout va bien. Sauf que <a href="https://www.laquadrature.net/2019/07/09/lassemblee-nationale-adopte-et-aggrave-la-loi-haine/">
- les dernières innovations en matière de libertés civiles</a> (qui
- s'accompagnent de la remise en cause d'un droit de la presse qui fonctionne
- très bien depuis 1881) font de ces réseaux vos éditeurs, lesquels partagent
- avec vous la responsabilité pénale de vos publications. Devinez la peine que
- vont prendre ces gros acteurs capitalistes à faire vérifier par des petites
- mains rémunérées que vos propos sont en effet contraires à la loi,
- diffamatoires, insultants ou appelant à la haine ? C'est moins cher de le
- mettre à la poubelle dès qu'une personne qui ne vous aime pas les signale,
- d'autant plus que vous ne représentez rien (à moins que vous ne soyez Donald
- Trump, dans ce cas <a href="https://www.liberation.fr/planete/2019/07/17/pourquoi-twitter-ne-censure-pas-les-tweets-racistes-de-trump_1740327">
- l'appel à la haine est acceptable</a>). Les organisations qui pourraient se
- saisir de ce cas de censure pour le rendre public sont elles aussi sur ces
- réseaux (qui contrôlent leur audience) ou ailleurs et plus personne ne les
- entend crier parce que tout le monde est sur Facebook. Monde de rêve,
- hein ?</p>
- <p>(3) Moi aussi, je reste, tentant de limiter ma participation et préférant
- socialiser dans des lieux plus proches de mes valeurs, <a href="http://seenthis.net/people/aude_v">Seenthis.net</a> ou <a href="https://mastodon.acc.sunet.se/@aude_v">Mastodon</a>.</p>
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