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  1. title: À l'aube du monde commun : la tolérance, mise en latence de conflits continués
  2. url: https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2008-2-page-191.htm
  3. hash_url: 20075d939adbab58588b6e1e067afa2f
  4. <section class="section1"><h1 class="text-center">
  5. <a id="s1n2"/>LE CONFLIT, RAISON D’ÊTRE DE LA TOLÉRANCE
  6. </h1>
  7. <div id="pa2" class="para">
  8. <a class="no_para" href="#pa2">2</a><p class="alinea">D’une manière générale, le principe de tolérance, la valeur de tolérance ou
  9. la vertu de tolérance sont tenus pour des notions sinon équivalentes, du moins
  10. aisément interchangeables. Dans la tradition libérale par exemple, on s’est beaucoup interrogé sur la question de savoir si la <em class="marquage italique">valeur</em> suprême devait en être
  11. l’<em class="marquage italique">autonomie</em> ou la <em class="marquage italique">tolérance</em>; si, en d’autres termes, le libéralisme devait, du
  12. point de vue de ses valeurs, se fonder prioritairement sur l’autonomie individuelle ou sur le respect de l’altérité d’autrui. Cette question est au demeurant
  13. loin d’être purement spéculative, puisque, comme l’a montré Will Kymlicka
  14. dans <em class="marquage italique">La Citoyenneté multiculturelle</em>, décider de cette préséance décide de l’attitude face aux minorités culturelles, notamment traditionalistes, qui, pour les
  15. raisons qui sont les leurs, refusent, à l’interne, l’autonomie individuelle de leurs
  16. membres : un libéral membre de la communauté majoritaire, s’il est « autonomiste », refusera qu’une communauté culturelle restreigne tels droits fondamentaux de ses membres, au nom de l’autonomie de chacun d’eux, précisément,
  17. alors que s’il est « tolérant », il acceptera une telle communauté non libérale
  18. minoritaire, pour peu qu’elle n’entrave en rien, à l’externe, les droits des non-membres de cette communauté. En décrivant la tolérance de la sorte, Kymlicka
  19. se place clairement au niveau institutionnel de la gestion des groupes culturels,
  20. et la comprend comme une <em class="marquage italique">valeur</em> qui, traduite au plan des institutions précisément, deviendrait un <em class="marquage italique">principe</em> gouvernant celles-ci.</p>
  21. </div>
  22. <div id="pa3" class="para">
  23. <a class="no_para" href="#pa3">3</a><p class="alinea">Fidèle en cela à son maître Rawls, qui comprend toujours la tolérance libérale
  24. à partir de la tolérance religieuse considérée comme faisant désormais partie de
  25. notre patrimoine politique commun, Kymlicka envisage donc la tolérance, comprise comme principe de régulation, sous l’égide de la justice. En cela, tous
  26. deux entérinent en le renouvelant le geste fondateur de Locke : soustraire la
  27. question de la diversité (religieuse pour Locke, religieuse et culturelle pour
  28. Rawls et ses disciples) à la question de la <em class="marquage italique">vérité</em> pour en faire une question de
  29. <em class="marquage italique">justice</em>, c’est-à-dire une question où s’arbitrent des aspirations rivales à l’obtention de certains droits. L’autorité n’émet plus de jugement en conformité
  30. d’orthodoxie, mais en légitimité de prétentions. C’est là une performance, à la
  31. fois historique et philosophique, considérable, dont on doit, comme on le sait,
  32. la première formulation systématique à la fameuse <em class="marquage italique">Lettre sur la tolérance</em> (<em class="marquage italique">Epistola de tolerantia</em>, 1689) de John Locke. Certes, il eut quelques prédécesseurs
  33. sur la question (Thomas More, Érasme, Hugo Grotius), mais lui le premier a
  34. mis en évidence la nécessité systématique de séparer l’État de la société religieuse (constituée de différentes Églises), en distinguant radicalement deux
  35. sortes de biens, les <em class="marquage italique">biens civils</em> (<em class="marquage italique">bona civilia</em>, tels « la liberté, l’intégrité du corps
  36. et sa protection contre la douleur, la possession de biens extérieurs tels que sont
  37. les terres, l’argent, les meubles, etc. »), qui sont garantis par la force mise à
  38. disposition du magistrat, et les <em class="marquage italique">biens spirituels</em>, qui concernent le soin de l’âme
  39. (le salut) et qui sont du ressort de la conscience individuelle de chacun au sein
  40. d’une Église à laquelle il s’est librement associé, sans que le magistrat n’y
  41. puisse exercer aucune interférence d’aucune sorte. La division du travail est
  42. donc particulièrement tranchée : au magistrat ne revient que la tâche séculière
  43. d’assurer le juste ordonnancement des biens civils, alors qu’en matière de salut
  44. chacun est libre de suivre sa conscience : « Le soin des âmes n’appartient pas
  45. au magistrat <a id="re1no1" class="&#10; renvoi note" href="#no1">[1]</a><a id="amorce_re1no1" href="#no1" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[1]</span> John LOCKE, Lettre sur la tolérance, trad. de Raymond...</a>. » Notons toutefois que l’argumentation de Locke n’est pas libérale au sens où il défendrait – comme le fera pour la première fois John Stuart
  46. Mill dans <em class="marquage italique">On Liberty</em> (1859) – le pluralisme religieux <em class="marquage italique">pour</em> le pluralisme religieux, fondé sur un inaliénable droit de la conscience individuelle : il le défend
  47. plutôt <em class="marquage italique">par défaut</em>, en raison de l’<em class="marquage italique">impuissance</em> du magistrat à agir efficacement
  48. sur les convictions de chacun : « Aucun chemin sur lequel j’avance contre ma
  49. conscience ne me conduira jamais au séjour des bienheureux <a id="re2no2" class="&#10; renvoi note" href="#no2">[2]</a><a id="amorce_re2no2" href="#no2" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[2]</span> Ibid., p. 47.</a>. » La valeur
  50. suprême n’est pas ici le pluralisme, mais la sincérité intérieure : le pluralisme
  51. religieux en est l’inévitable conséquence.</p>
  52. </div>
  53. <div id="pa4" class="para">
  54. <a class="no_para" href="#pa4">4</a><p class="alinea">Il n’en reste pas moins que, historiquement, la tolérance est née comme un
  55. principe <em class="marquage italique">politique</em> devant permettre la coexistence pacifique de conceptions
  56. <em class="marquage italique">religieuses</em> divergentes. Depuis Locke, notamment à travers les divers édits de
  57. tolérance, celle-ci s’est trouvée pour ainsi dire constitutionnalisée. Or, il est
  58. probable qu’en imposant une solution politique à un problème religieux, la
  59. constitutionnalisation du principe de tolérance a grandement contribué à la
  60. « privatisation » de la religion – comme le souhaitait Locke, la religion s’est
  61. retirée dans la sphère privée. Mais, en retour, cette privatisation a rendu la
  62. tolérance pour ainsi dire sans objet : la tolérance lockéenne est devenue inutile
  63. parce que, privatisée, la religion est devenue entre-temps indifférente. Confinée
  64. au champ privé des pratiques et convictions individuelles, la religion a, dans
  65. les démocraties modernes, perdu de sa puissance conflictuelle. La coexistence
  66. y est devenue le mode de vie politique standard, dont l’expression théorique la
  67. plus haute a sans doute été consignée par John Rawls et sa notion de « consensus
  68. par recoupement » (« <em class="marquage italique">overlapping consensus</em> »). L’idée principale en est que,
  69. moyennant un certain accord sur quelques valeurs politiques fondamentales, les
  70. cosociétaires peuvent légitimement diverger quant à la « doctrine compréhensive » (entendons : les visions du monde morales, philosophiques, religieuses)
  71. qu’ils épousent par ailleurs. Libéraux en tant qu’individus publics, les citoyens
  72. peuvent fort bien être communautariens dans leur sphère privée – une position
  73. qui, au demeurant, ne va pas sans tensions, comme l’a souligné à juste titre
  74. Kymlicka.</p>
  75. </div>
  76. <div id="pa5" class="para">
  77. <a class="no_para" href="#pa5">5</a><p class="alinea">Mais à vrai dire, dans une coexistence publique ainsi pacifiée, la tolérance
  78. historique (celle taillée à la mesure des guerres de religion) flirte désormais
  79. ouvertement avec l’<em class="marquage italique">indifférence</em> : peu (m’) importent les pratiques et convictions
  80. des autres, tant qu’elles n’empêchent pas les miennes. Le principe de tolérance
  81. intériorisé depuis en vertu quotidienne équivaut en fait au respect mutuel des
  82. libertés <em class="marquage italique">négatives</em> de chacun <em class="marquage italique">de ne pas être entravé</em> dans l’exercice de son projet
  83. de vie. Mais cette tolérance indifférente est plus indifférence que tolérance,
  84. comme le montre suffisamment le fait que l’indifférence rend la tolérance
  85. inutile. Si quelqu’un m’indiffère, je n’ai pas besoin de le tolérer, puisque je ne
  86. lui suis même pas opposé. D’où il appert qu’une condition constitutive de la
  87. tolérance est le <em class="marquage italique">conflit</em> : la tolérance présuppose le conflit, exactement comme
  88. le courage présuppose la peur. Elle le présuppose, et en est donc indissociable.
  89. Que ce soit au plan d’un principe institutionnel ou d’une vertu personnelle,
  90. qu’elle soit une valeur proclamée ou une pratique affirmée, la tolérance a fondamentalement le conflit pour raison d’être.</p>
  91. </div>
  92. </section>
  93. <section class="section1"><h1 class="text-center">
  94. <a id="s1n3"/>LA CONFLICTUALITÉ DU MONDE COMMUN
  95. </h1>
  96. <div id="pa6" class="para">
  97. <a class="no_para" href="#pa6">6</a><p class="alinea">Mais qu’est-ce qu’un conflit ? Comme le dit joliment l’<em class="marquage italique">Encyclopédie</em> de
  98. Diderot et d’Alembert, à l’article « Tolérance » précisément <a id="re3no3" class="&#10; renvoi note" href="#no3">[3]</a><a id="amorce_re3no3" href="#no3" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[3]</span> Article rédigé par « M. Romilli le fils ».</a> : « On peut compter sans doute plusieurs sources de nos discordes. Nous ne sommes que trop
  99. féconds en ce genre. » De cet excès de belliquosité, si l’on peut dire, qui menace
  100. en permanence les relations humaines sous toutes ses facettes, on peut rendre
  101. compte si l’on donne à la notion de conflit une extension maximale, en le
  102. définissant comme <em class="marquage italique">divergence manifestée</em>. Dans la perspective qui est la nôtre,
  103. une telle extension est heuristiquement intéressante, précisément en ce qu’elle
  104. ne préjuge pas du type, de la nature ou de l’objet de la divergence considérée ;
  105. il importe en revanche à celle-ci d’être <em class="marquage italique">manifestée</em>, puisque cette manifestation
  106. est l’émergence même du conflit – sa manifestation est son être même –, et
  107. appelle, en tant que telle, une réponse – belliqueuse ou pacifiante, pacifiante ou
  108. <em class="marquage italique">tolérante</em>, nul ne peut le dire à l’avance.</p>
  109. </div>
  110. <div id="pa7" class="para">
  111. <a class="no_para" href="#pa7">7</a><p class="alinea">Si l’on part de la prémisse selon laquelle la tolérance présuppose le conflit
  112. comme sa raison d’être, et si l’on se propose d’élucider la notion de tolérance
  113. sur la voie méthodique de son rapport au conflit, alors on ne peut se contenter
  114. de définir la tolérance par ce qu’elle est chargée de contenir (au sens de maintenir
  115. dans des limites). Car cette détermination par sa négation reste indéterminée
  116. précisément sur le point qui importe : la tolérance s’oppose au conflit, c’est une
  117. chose entendue; mais de quelle nature est la relation qui les oppose ? Concrètement, à quel degré de conflit doit-on parvenir pour que la tolérance soit
  118. requise ? De quels types doivent être les conflits, à quelles conditions doivent-ils
  119. répondre pour qu’ils requièrent la tolérance ? Et à l’égard de quoi requiert-on
  120. la tolérance ? Bref : que doit être un conflit, pour que son autre soit la tolérance ?</p>
  121. </div>
  122. <div id="pa8" class="para">
  123. <a class="no_para" href="#pa8">8</a><p class="alinea">Nous avons vu que sur la question religieuse d’origine, le <em class="marquage italique">principe</em> de tolérance, désormais constitutionnalisé sous nos régimes démocratiques, et conquis
  124. au prix d’une mise entre parenthèses de la question de la vérité, s’est quasiment
  125. mué en indifférence. Mais aujourd’hui, dans nos sociétés culturellement complexes, la question de la différence religieuse et de son rapport à la loi civile se
  126. trouve débordée par la question de la différence culturelle, précisément, tout en
  127. l’englobant. Pour Locke, la tolérance était requise à l’égard des convictions de
  128. chacun quant au salut de son âme, ce qui entraînait la liberté cultuelle; une
  129. obéissance civile sans faille en était la contrepartie. Aujourd’hui, sous la pression
  130. du multiculturalisme, cette division du travail s’est brouillée. Il vaut la peine de
  131. citer ici cette saisissante liste d’exemples énumérés par le journaliste allemand
  132. Dieter Grimm, qui rend poreuse la frontière lockéenne entre le dicastère du
  133. magistrat et le règne de la conscience individuelle :</p>
  134. </div>
  135. <div id="pa9" class="para">
  136. <a class="no_para" href="#pa9">9</a><blockquote class="bloccitation"><p class="alinea">Un sikh à moto peut-il réclamer, en invoquant son devoir religieux de porter un turban,
  137. d’être exempté du devoir général de porter un casque ? Un prisonnier juif peut-il
  138. exiger qu’on lui serve une alimentation casher ? Un employé musulman a-t-il le droit
  139. de suspendre son travail pour de brèves prières ? A-t-on le droit de licencier un
  140. employé, parce qu’il s’est absenté pendant les fêtes sacrées de sa communauté religieuse ? Un employé licencié pour de telles raisons peut-il prétendre à une allocation
  141. chômage ? Faut-il autoriser les commerçants juifs à ouvrir leur commerce le dimanche,
  142. parce qu’ils n’ont pas le droit de l’ouvrir le samedi ? Une élève musulmane peut-elle
  143. être exemptée de l’éducation physique, parce qu’il lui est interdit de se montrer aux
  144. autres élèves en tenue de sport ? Les élèves musulmanes ont-elles le droit de porter
  145. le foulard à l’école ? Qu’en est-il quand il s’agit d’enseignantes dans les écoles
  146. publiques ? Une règle différente s’applique-t-elle aux sœurs en habit et aux enseignantes musulmanes ? […] Faut-il tolérer, dans les villes allemandes, à la fois l’appel
  147. du muezzin transmis par haut-parleur et le carillon des églises ? Faut-il autoriser les
  148. étrangers à égorger des bêtes, bien que cela contredise les règles de protection du
  149. pays ? […] Faut-il autoriser les mormons à pratiquer la polygamie chez nous, dans
  150. la mesure où cette pratique est autorisée dans leur pays d’origine <a id="re4no4" class="&#10; renvoi note" href="#no4">[4]</a><a id="amorce_re4no4" href="#no4" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[4]</span> Cité par Jürgen HABERMAS, Zwischen Naturalismus und...</a> ?</p></blockquote>
  151. </div>
  152. <div id="pa10" class="para">
  153. <a class="no_para" href="#pa10">10</a><p class="alinea">Multipliés à l’envi, ou, pire : dramatisés en conflits d’identités, les exemples de
  154. ce type peuvent facilement alimenter les motifs nostalgiques de la perte de
  155. communauté et de l’anomie sociale : ils menacent la société de la transformer
  156. en kaléidoscope de communautés. Une tout autre analyse est pourtant possible,
  157. qui révèle la tolérance sous un jour nouveau, et manifeste, pour ainsi dire, ses
  158. potentialités communautaires. On voit par exemple que si ces conflits déterminés
  159. doivent à chaque fois être régulés, un simple principe de civilité, compris comme
  160. une forme de respect consigné dans l’idée des bonnes manières, n’y suffit pas.
  161. Si l’on en croit la reconstruction qu’opère Jean-Marc Ferry de la « constitution
  162. profonde » de la « moralité du monde moderne <a id="re5no5" class="&#10; renvoi note" href="#no5">[5]</a><a id="amorce_re5no5" href="#no5" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[5]</span> Jean-Marc FERRY, De la civilisation, Paris, Cerf, 2001,...</a> » – une reconstruction, au
  163. demeurant, d’où est totalement absente l’idée de tolérance, ce qui ne laisse pas
  164. d’être problématique –, la civilité se comprend comme « un principe de socialisation médiatisée par la reconnaissance des différences de sensibilités individuelles, c’est-à-dire par une forme généralisée du respect <a id="re6no6" class="&#10; renvoi note" href="#no6">[6]</a><a id="amorce_re6no6" href="#no6" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[6]</span> Ibid., p. 66.</a> ». Elle est un principe
  165. d’ouverture à autrui, contraire à l’esprit solipsiste; avec les principes plus tardifs
  166. de légalité (consécration des droits individuels) puis de publicité (espace public
  167. de communication), il constituerait la grammaire fondamentale de la vie éthique
  168. occidentale – une grammaire, notons-le bien, <em class="marquage italique">communautaire</em>, tout en étant
  169. parallèle au développement de l’individualisme moderne, et congruent avec lui.
  170. Comme Hegel, Jean-Marc Ferry veut résoudre dans une entité de niveau supérieur (l’État pour Hegel, un espace métanational de communication publique
  171. pour lui) l’équation complexe qui, en apparence, oppose l’individu à la communauté.</p>
  172. </div>
  173. <div id="pa11" class="para">
  174. <a class="no_para" href="#pa11">11</a><p class="alinea">Mais, dans les exemples de Grimm, la civilité ne suffit pas à aplanir les
  175. conflits. Car c’est précisément de <em class="marquage italique">conflits</em> qu’il s’agit; non pas simplement de
  176. sensibilités ou d’opinions à respecter dans un espace par ailleurs commun, mais
  177. de divergences manifestées sous forme de pratiques incompatibles entre elles.
  178. Si la civilité est bien porteuse d’une performance éthique spécifique en ouvrant
  179. la communauté d’abord immédiate à une « plus grande pluralité de styles et de
  180. caractères <a id="re7no7" class="&#10; renvoi note" href="#no7">[7]</a><a id="amorce_re7no7" href="#no7" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[7]</span> Ibid., p. 21.</a> », elle n’est néanmoins pas taillée à la mesure de la conflictualité
  181. qui menace la socialité de l’intérieur, et dont les exemples de Grimm ne sont
  182. que la pointe multiculturelle : il faudrait leur ajouter tous ceux relevant des
  183. luttes sociales et politiques qui sont le tissu de notre monde commun quotidien.
  184. Car, bien que commun, ce monde est conflictuel ; et c’est même l’une des vertus
  185. du conflit que d’obliger à chaque fois à la redéfinition du monde commun, en
  186. tout cas dans sa parcelle litigieuse concernée <a id="re8no8" class="&#10; renvoi note" href="#no8">[8]</a><a id="amorce_re8no8" href="#no8" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[8]</span> J’ai développé ce thème au fil d’une théorie de la...</a>. Or, la civilité n’opère pas cela.
  187. Forme encore embryonnaire ou inchoative de la raison communicationnelle, elle
  188. préfigure ce qu’une « nécessité strictement inhérente à la logique du développement moral » nous oblige à postuler, à savoir une « ouverture à une reconnaissance universelle des êtres capables en général de souffrir, d’aimer, de
  189. penser <a id="re9no9" class="&#10; renvoi note" href="#no9">[9]</a><a id="amorce_re9no9" href="#no9" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[9]</span> Jean-Marc FERRY, De la civilisation, op. cit., pp....</a> »; civilité, légalité puis publicité sont entièrement déclinées sur l’arc
  190. de la moralité communicationnelle. Ce faisant, ces principes livrent assurément
  191. quelque chose d’essentiel de la substance <em class="marquage italique">morale</em> de l’identité européenne ;
  192. mais, simultanément, ils occultent la substance du <em class="marquage italique">monde</em> dans lequel se meuvent
  193. les acteurs moraux, monde commun qui, pour pouvoir être commun malgré
  194. l’irréductible pluralité des personnes, requiert de leur part une compétence
  195. éthique spécifique capable d’endiguer la conflictualité qui lui est inhérente.
  196. Comme nous venons de le voir, il faut pour cela plus que la civilité, laquelle
  197. est marquée par « l’acquisition progressive de médiations éthiques telles que la
  198. réserve, l’attention, la prévenance, la politesse, la délicatesse <a id="re10no10" class="&#10; renvoi note" href="#no10">[10]</a><a id="amorce_re10no10" href="#no10" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[10]</span> Ibid., p. 21.</a> » – des qualités
  199. civilisatrices certes importantes mais qui, déjà grosses de la raison communicationnelle qu’elles anticipent, ne font pas droit à la conflictualité inhérente au
  200. monde commun, liée au fait même de la pluralité des personnes. La civilité est
  201. déjà une forme de communication qui en tant que telle <em class="marquage italique">présuppose</em> un monde
  202. commun. Mais si ce monde commun est fait de conflictualité, au moins au titre
  203. de <em class="marquage italique">possibilité</em> permanente, il reste encore à expliquer comment il est simplement
  204. possible de maintenir, en deçà de la civilité en quelque sorte, un monde commun.
  205. C’est ici qu’intervient la notion, encore à définir, de tolérance.</p>
  206. </div>
  207. <div id="pa12" class="para">
  208. <a class="no_para" href="#pa12">12</a><p class="alinea">Si, comme nous l’avons montré, la tolérance a partie liée avec le conflit
  209. comme sa raison d’être, il n’en reste pas moins que, sur le fond de cette
  210. caractéristique générale, plusieurs pratiques de tolérance peuvent être distinguées. J’en ai déjà mentionné une, la tolérance comme indifférence, qui n’est
  211. en vérité même pas, ou plus, tolérance. Michael Walzer distingue cinq attitudes
  212. de tolérance <a id="re11no11" class="&#10; renvoi note" href="#no11">[11]</a><a id="amorce_re11no11" href="#no11" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[11]</span> Je cite ici Michael WALZER, Traité sur la tolérance,...</a> : 1) l’acceptation résignée de la différence, dans l’intérêt de la
  213. coexistence pacifique, comme lorsque la paix s’installe de guerre lasse, comme
  214. l’on dit en français ; 2) une bienveillante indifférence à la différence, comme
  215. lorsque l’on dit : « Il faut de tout pour faire un monde »; 3) une tolérance
  216. d’inspiration stoïcienne, qui se présente comme reconnaissance de principe du
  217. fait que les « autres » ont des droits, même s’ils les exercent de manière peu
  218. plaisante; 4) une certaine ouverture à l’autre, une curiosité, qui se manifeste
  219. dans une volonté d’écouter ou d’apprendre ; 5) une adhésion enthousiaste à la
  220. différence, « adhésion de type esthétique, si la différence est considérée comme
  221. l’expression, sous la forme culturelle, de la richesse et de la diversité de la
  222. Création divine ou du monde naturel; adhésion de type fonctionnel, si la différence est perçue (voir le discours libéral multiculturaliste) comme la condition
  223. nécessaire du développement harmonieux de l’homme, et, par les choix qu’elle
  224. offre aux individus, celle de leur autonomie véritable <a id="re12no12" class="&#10; renvoi note" href="#no12">[12]</a><a id="amorce_re12no12" href="#no12" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[12]</span> Ibid., p. 27.</a> ». En réalité, contrairement à ce qu’affirme Walzer, cette dernière attitude n’a plus rien à voir, elle
  225. non plus, avec la tolérance : s’il y a adhésion enthousiaste, il n’y a plus conflit,
  226. mais adhésion précisément, c’est-à-dire une forme d’absorption de la différence
  227. et donc d’élimination de la conflictualité qu’elle pourrait générer. Sur ce point,
  228. Habermas a incontestablement raison : « La tolérance n’est requise que lorsque,
  229. sur une base raisonnable, les parties prenantes ni ne cherchent l’accord sur les
  230. convictions litigieuses ni ne les considèrent possibles <a id="re13no13" class="&#10; renvoi note" href="#no13">[13]</a><a id="amorce_re13no13" href="#no13" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[13]</span> Jürgen HABERMAS, Zwischen Naturalismus und Religion,...</a>. » Ni chercher l’accord,
  231. ni le considérer comme possible : voilà une condition supplémentaire de la
  232. tolérance, qui s’ajoute à et complète celle que nous notions plus haut, à savoir
  233. qu’il y ait conflit.</p>
  234. </div>
  235. </section>
  236. <section class="section1"><h1 class="text-center">
  237. <a id="s1n4"/>LA TOLÉRANCE COMME « AGIR PASSIF » :
  238. LA MISE EN LATENCE DE CONFLITS CONTINUÉS
  239. </h1>
  240. <div id="pa13" class="para">
  241. <a class="no_para" href="#pa13">13</a><p class="alinea">Nous voyons ainsi la notion de tolérance cadrée de deux côtés ; d’un côté, il
  242. faut qu’il y ait <em class="marquage italique">plus</em> qu’indifférence pour qu’il y ait tolérance : c’est précisément
  243. l’indifférence qui doit être ébranlée pour que puisse prendre place la tolérance.
  244. Mais, de l’autre côté, la tolérance doit être <em class="marquage italique">moins</em> qu’une adhésion enthousiaste,
  245. parce que alors non plus, il n’y a, à strictement parler, plus rien à tolérer : on
  246. ne gère plus la différence, on l’épouse. La tolérance – et la multitude d’attitudes
  247. sur lesquelles elle se décline – se situe sur la palette qui s’étend entre ces deux
  248. extrêmes qui, chacune à sa manière, la suspendent. Elles la suspendent chacune
  249. à sa manière, certes, mais pour la même raison : l’indifférence comme l’adhésion
  250. éteignent le conflit de différence. De là découle que la tolérance présuppose
  251. comme sa condition de possibilité un conflit <em class="marquage italique">continué</em> mais <em class="marquage italique">latent</em> : il est continué
  252. au sens où la tolérance ne fait pas disparaître la source du conflit, puisque l’objet
  253. de la divergence demeure; mais il est dans un état de latence, car si la cause
  254. du conflit demeure, sa puissance déclenchante est en quelque sorte désamorcée.
  255. Si la source du conflit disparaît, la tolérance est inutile; si le conflit éclate, la
  256. tolérance n’est plus. On pourrait dire aussi que la tolérance met le conflit dans
  257. un état de latence : le conflit perdure, mais à l’état latent, précisément, qui fait
  258. qu’il ne se manifeste plus. Mais il est là, toujours possible : c’est la raison pour
  259. laquelle les solutions multiculturelles sont si fragiles, et celles qui existent, si
  260. rares.</p>
  261. </div>
  262. <div id="pa14" class="para">
  263. <a class="no_para" href="#pa14">14</a><p class="alinea">La tolérance apparaît ainsi comme la <em class="marquage italique">mise en latence de conflits continués</em>,
  264. ce qui veut dire : dont la raison d’être perdure, dans l’actualité même des
  265. relations de coexistence, voire de coopération. À ce titre, <em class="marquage italique">elle est le réquisit
  266. indispensable de l’existence d’un monde commun marqué par la pluralité des
  267. êtres</em>, et par le pluralisme des pratiques et opinions qui en résulte. Il faut parler
  268. ici en toute rigueur d’un <em class="marquage italique">présupposé pratique</em> indispensable au partage et au
  269. maintien d’un monde commun, voire d’un présupposé <em class="marquage italique">praxique</em>, au sens où
  270. c’est un agir spécifique qui est demandé aux acteurs sociaux : celui de mettre
  271. en latence, précisément, ce qui pourrait tout aussi bien donner lieu à un conflit
  272. ouvert. Il faut inconditionnellement de la tolérance pour constituer un monde
  273. commun.</p>
  274. </div>
  275. <div id="pa15" class="para">
  276. <a class="no_para" href="#pa15">15</a><p class="alinea">Insistons sur ce caractère pratique ou praxique de la tolérance, pour bien
  277. marquer sa spécificité quant à l’existence d’un monde commun. À la différence
  278. en effet des approches phénoménologiques du monde commun, il s’agit ici de
  279. mettre en évidence non pas tant la <em class="marquage italique">communauté</em> de pratiques et de croyances
  280. des acteurs sociaux, c’est-à-dire l’ensemble des « synthétisations passives qui
  281. s’effectuent avant toute conceptualisation du second degré, c’est-à-dire par
  282. l’acteur social lui-même <a id="re14no14" class="&#10; renvoi note" href="#no14">[14]</a><a id="amorce_re14no14" href="#no14" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[14]</span> Bruce BÉGOUT, L’Enfance du monde, Chatou, Éd. de la...</a> », que cette dimension spécifique d’un « <em class="marquage italique">agir passif</em> »
  283. où les acteurs <em class="marquage italique">renoncent</em> à conflictualiser ce qui inévitablement les sépare, étant
  284. entendu que cet agir doit lui-même être aussi continué que les conflits qu’il doit
  285. mettre en latence. Le point de départ est non l’<em class="marquage italique">identité</em> des vérités pratiques
  286. irréfléchies, mais la <em class="marquage italique">pluralité</em> potentiellement conflictuelle des êtres. Autrement
  287. dit, le simple partage de contenus objectifs communs ne suffit pas à assurer
  288. l’existence et le maintien d’un monde commun, entre autres parce que l’existence de croyances communes n’efface pas la pluralité des êtres. Or, si un monde
  289. commun doit être possible, c’est cette pluralité même qui ne doit <em class="marquage italique">pas</em> devenir
  290. objet de conflit, lequel ne saurait être étouffé par un simple partage cognitif
  291. entre cosociétaires. À cette pluralité sans fin des êtres correspondent des conflits
  292. eux-mêmes potentiellement in-finis ; ce sont eux qu’il faut mettre entre parenthèses pour assurer la possibilité d’un vivre-ensemble. La thèse est ici que c’est
  293. précisément la tolérance, comprise dans ce sens fondamental, qui effectue cette
  294. mise entre parenthèses, plus précisément caractérisée comme <em class="marquage italique">mise en latence</em>,
  295. assurant par là même au monde commun un <em class="marquage italique">a priori</em> de non-conflictualité
  296. nécessaire à son maintien.</p>
  297. </div>
  298. <div id="pa16" class="para">
  299. <a class="no_para" href="#pa16">16</a><p class="alinea">Mais la tolérance ainsi comprise se distingue aussi de ce qui, dans un modèle
  300. cohérentiste à la Rawls cette fois, est requis au titre d’un consensus par recoupement. L’idée n’est plus ici celle d’un arrière-plan partagé de convictions
  301. communes, mais au contraire celle d’un minimum de normes explicites (les
  302. principes de justice) devant permettre la coopération (plus que la simple coexistence) entre des cosociétaires dont les convictions sont par ailleurs, tant qu’elles
  303. restent dans les limites du « raisonnable », parfaitement privatisées. Outre
  304. l’accord, motivé par des raisons à chaque fois tirées de l’intérieur des convictions
  305. privées divergentes, sur ces principes de coopération, qu’est-ce qui assure alors
  306. chez les cosociétaires de Rawls la communauté de leur monde commun ? Le
  307. fait qu’ils soient tous dotés, en plus de leurs capacités <em class="marquage italique">rationnelles</em> (la capacité
  308. de poursuivre leurs propres fins), de la même faculté du <em class="marquage italique">raisonnable</em>, autrement
  309. dit du même sens de la justice. La pluralité des cosociétaires rationnels ne peut
  310. donc se penser que s’ils sont par ailleurs conçus comme des clones en « raisonnabilité ». En réalité, les deux aspects de la démarche normative de Rawls :
  311. l’accord sur les principes, acquis dans la position originelle, et les facultés dont
  312. sont dotés les individus sous le voile d’ignorance, sont une manière non de
  313. penser ou d’aménager la conflictualité sociale, mais de se <em class="marquage italique">prémunir</em> contre elle.
  314. Le saut dans l’originaire que représente le dispositif normatif d’égalité dans la
  315. position originelle, ainsi que la théorie de l’oligo-rationalité que représente la
  316. théorie du choix rationnel pour des personnes ayant une conception de leur bien
  317. (le rationnel) et dotées d’un sens de la justice (le raisonnable) servent en réalité
  318. la reconstruction qu’opère le philosophe de notre savoir moral intuitif, tel que
  319. nous en disposons maintenant, sous les conditions des démocraties constitutionnelles modernes. Alors que la tolérance, telle qu’elle est comprise ici, est
  320. taillée à la mesure d’une conflictualité sociale résorbée par les acteurs sociaux
  321. eux-mêmes, toute la démarche de Rawls est menée <em class="marquage italique">dans le dos</em> de ceux-ci :
  322. considérés comme de simples clones en rationalité, ils ne sont jamais en position
  323. de faire l’épreuve du frottement social, de la pluralité des individus et de la
  324. conflictualité qui la suit comme son ombre. C’est exactement la raison pour
  325. laquelle Rawls n’a aucun besoin, à ce niveau fondamental de la constitution
  326. même du social, d’une théorie de la tolérance : ce qui serait à tolérer est dès
  327. l’origine pudiquement voilé. La tolérance n’est mobilisée qu’après coup, lorsque, la normativité sociale étant acquise et établie, se pose la question classique
  328. de la tolérance (constitutionnelle) à l’égard des intolérants. Mais hors cette
  329. contestation venue de l’extérieur de la sphère de raisonnabilité telle qu’elle est
  330. circonscrite par la Constitution, aucune place réelle n’est ménagée à la conflictualité sociale réelle ni, <em class="marquage italique">a fortiori</em>, pour la tolérance, sans aucun objet sous de
  331. telles prémisses normatives.</p>
  332. </div>
  333. <div id="pa17" class="para">
  334. <a class="no_para" href="#pa17">17</a><p class="alinea">À la différence donc de la phénoménologie qui caractérise la communauté
  335. du monde commun par le partage de vérités irréfléchies, la tolérance ici définie
  336. met l’accent sur la dimension d’<em class="marquage italique">agir passif</em> qu’elle contient, en suspendant dans
  337. un effort continué la conflictualité inhérente à la pluralité des êtres appelés à
  338. constituer un lien social; et, à la différence du cohérentisme de Rawls, elle
  339. montre en quoi la tolérance est un réquisit pratique <em class="marquage italique">du point de vue effectif des
  340. premières personnes</em>, c’est-à-dire des acteurs sociaux eux-mêmes, en tant qu’ils
  341. sont engagés dans le maintien d’un monde commun et confrontés, ce faisant,
  342. aux frottements de la pluralité sociale. Que le point de vue soit <em class="marquage italique">effectif</em> veut dire
  343. que cet agir passif que constitue la tolérance doit être factuellement mis en
  344. œuvre dans le lien social, et non pas simplement postulé à titre contrefactuel
  345. comme lorsque l’on exalte en général la valeur de tolérance. En tout état de
  346. cause, il s’agit par cette approche de rendre raison ou de faire droit à la fondamentale conflictualité sociale qui toujours sourd dans les nervures du monde
  347. commun. C’est, croyons-nous, à l’agir passif de la tolérance que revient la
  348. performance spécifique de suspendre cette conflictualité, étant entendu que cet
  349. agir suspensif continué peut lui-même être à tout moment suspendu : alors le
  350. conflit devient <em class="marquage italique">vivant</em>, et appelle sa résolution.</p>
  351. </div>
  352. <div id="pa18" class="para">
  353. <a class="no_para" href="#pa18">18</a><p class="alinea">Mais, précisément, la tolérance n’est pas une disposition à <em class="marquage italique">résoudre</em> les
  354. conflits, mais à les mettre en latence, ce qui est tout différent. En mettant en
  355. évidence la vertu communautaire de la tolérance (au sens fort de sa capacité à
  356. faire exister un monde commun), on ne postule donc aucun irénisme; on souligne au contraire la vulnérabilité principielle d’un monde commun toujours
  357. menacé, sur chacune de ses parcelles, de déchirure, c’est-à-dire de l’apparition
  358. d’un conflit vivant venant mettre en cause une normativité jusque-là non questionnée. La résolution de conflit fait signe vers l’idée d’un conflit <em class="marquage italique">résorbé</em> : un
  359. conflit qui n’est plus en puissance ou latent, mais <em class="marquage italique">passé</em>, et dont la raison d’être
  360. s’est par conséquent éteinte. La tolérance, elle, ne prend son sens fondamental
  361. que sur le fond de conflits latents, c’est-à-dire dont les raisons demeurent sans
  362. toutefois être activées au point de le déclencher.</p>
  363. </div>
  364. <div id="pa19" class="para">
  365. <a class="no_para" href="#pa19">19</a><p class="alinea">Nous pouvons maintenant répondre à la question initiale : la tolérance est-elle
  366. une vertu, un principe, une attitude, ou autre chose encore ? Ce que notre analyse
  367. a montré, c’est qu’avant d’être l’une ou l’autre de ces choses – avant d’être par
  368. exemple un principe politique comme chez Locke ou Rawls, ou une valeur
  369. comme chez Kymlicka –, elle est, en tant que mise en latence de conflits
  370. continués, un présupposé pratique indispensable à l’existence et au maintien
  371. d’un monde commun. Maintenant, nous pouvons dire que ce présupposé pratique s’actualise sous les différentes formes de la vertu, du principe, etc., selon
  372. le sens qu’on voudra bien lui donner. De la tolérance, on peut ainsi dire analogiquement :</p>
  373. <ul class="tiret">
  374. <li><p class="alinea">en tant que <em class="marquage italique">vertu</em>, c’est-à-dire disposition, elle est un effort ou une tendance
  375. à mettre en latence les conflits ; elle est une <em class="marquage italique">attitude</em> lorsque cette vertu est
  376. effectivement mise en œuvre;</p></li>
  377. <li><p class="alinea">en tant que <em class="marquage italique">principe</em>, elle est une règle d’action générale commandant la
  378. mise en latence des conflits ;</p></li>
  379. <li><p class="alinea">en tant que <em class="marquage italique">valeur</em>, elle est un idéal contrefactuel de mise en latence des
  380. conflits, auquel s’oriente la régulation des conflits vivants ;</p></li>
  381. <li><p class="alinea">en tant qu’<em class="marquage italique">habitus</em>, elle est cette pratique continuée de mise en latence des
  382. conflits ;</p></li>
  383. <li><p class="alinea">en tant que <em class="marquage italique">politique institutionnelle</em>, elle est un ensemble de règles ordonnant, sous peine de sanctions, la mise en latence de conflits portant sur des
  384. objets déterminés (pratiques religieuses, différences culturelles, préférences
  385. sexuelles par exemple).</p></li>
  386. </ul>
  387. </div>
  388. </section>
  389. <section class="section1"><h1 class="text-center">
  390. <a id="s1n5"/>HABERMAS ET LE PARADOXE DE GOETHE
  391. </h1>
  392. <div id="pa20" class="para">
  393. <a class="no_para" href="#pa20">20</a><p class="alinea">Une fois déterminée en son principe, puis déclinée analogiquement selon ses
  394. différents usages, la tolérance ainsi restituée dans son sens constitutif d’un
  395. monde commun permet d’avancer dans la résolution des paradoxes persistants
  396. que son concept traditionnel charrie, et que résume le problème de la tolérance
  397. à l’égard des intolérants. En effet, le paradoxe traditionnel est celui, pourrait-on
  398. dire, de l’inclusion exclusive, un paradoxe dont, selon Habermas, nous devons
  399. la formulation à Goethe <a id="re15no15" class="&#10; renvoi note" href="#no15">[15]</a><a id="amorce_re15no15" href="#no15" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[15]</span> Jürgen HABERMAS, Zwischen Naturalismus und Religion,...</a> : en déterminant le champ de ce qui, au regard de la
  400. tolérance, doit être acceptable, elle trace simultanément les frontières de l’inacceptable, déterminant elle-même ce qui est à exclure. Principe d’inclusion, la
  401. tolérance apparaît simultanément et paradoxalement comme un principe
  402. d’exclusion.</p>
  403. </div>
  404. <div id="pa21" class="para">
  405. <a class="no_para" href="#pa21">21</a><p class="alinea">Habermas entend lever le paradoxe en supprimant l’hypothèque autoritaire
  406. ou monologique qui pèse sur la conception goethéenne de la tolérance : la
  407. tolérance ne reste paradoxale, dit-il, que pour autant qu’elle trace les limites du
  408. tolérable <em class="marquage italique">unilatéralement</em> : « Seule la conception de libertés égales pour tous
  409. ainsi qu’une fixation d’un domaine de tolérance convainquant de manière égale
  410. tous les concernés peut ôter à la tolérance le dard de l’intolérance <a id="re16no16" class="&#10; renvoi note" href="#no16">[16]</a><a id="amorce_re16no16" href="#no16" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[16]</span> Ibid.</a> » : ainsi,
  411. les membres de communautés religieuses différentes peuvent-ils s’entendre sur
  412. les normes communes de la coexistence libérale, lesquelles « surclassent <a id="re17no17" class="&#10; renvoi note" href="#no17">[17]</a><a id="amorce_re17no17" href="#no17" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[17]</span> À la suite de Rainer Forst (dans son article « Toleranz,...</a> »
  413. alors les raisons subjectives de leur rejet mutuel. Si la tolérance ainsi constitutionnalisée parvient à s’étendre aux principes constitutionnels eux-mêmes, en
  414. laissant s’exprimer des interprétations divergentes desdits principes et ce jusqu’à
  415. reconnaître un droit dûment qualifié à la désobéissance civile, alors la Constitution sera conforme au projet démocratique d’instauration de droits civils
  416. authentiquement égaux. De ce point de vue, Habermas considère que la tolérance
  417. religieuse a non seulement eu un rôle moteur dans l’avènement de la démocratie
  418. en tant que telle, mais qu’elle a un rôle exemplaire à jouer, à l’intérieur de
  419. celle-ci, dans l’introduction d’autres droits culturels en vue du déploiement
  420. d’une véritable « citoyenneté multiculturelle » (il emprunte l’expression à
  421. Kymlicka) au sein d’une <em class="marquage italique">même</em> culture politique d’égale inclusion.</p>
  422. </div>
  423. <div id="pa22" class="para">
  424. <a class="no_para" href="#pa22">22</a><p class="alinea">Suivant en cela encore Forst, Habermas analyse la dimension de réprobation
  425. qui est inhérente à la tolérance. Son idée est que ce qui motive la réprobation,
  426. et en conséquence appelle la tolérance, ne doit pas seulement être tenu pour
  427. subjectivement valable, mais doit pouvoir publiquement valoir comme légitime;
  428. en d’autres termes, « on ne peut parler de tolérance que lorsque les concernés
  429. peuvent étayer leur réprobation sur un non-accord persistant <em class="marquage italique">de manière raisonnable</em> <a id="re18no18" class="&#10; renvoi note" href="#no18">[18]</a><a id="amorce_re18no18" href="#no18" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[18]</span> Ibid., p. 265 : « Von Toleranz darf nur dann die Rede...</a> ». Ainsi, on ne se comporte pas de manière tolérante à l’égard de
  430. théories scientifiques en concurrence, mais de manière critique – un exemple
  431. qui illustre au demeurant aux yeux de Habermas une deuxième composante de
  432. la tolérance (après celle du dissensus raisonnable), celle selon laquelle la chose
  433. tolérée doit avoir un lien interne à la praxis, comme c’est le cas par exemple
  434. pour les religions du salut, ou aujourd’hui pour les positions naturalistes ou
  435. naturalisantes en bioéthique qui ont des conséquences très directes sur la compréhension éthique que nous avons de nous-mêmes. Autrement dit, on a affaire
  436. ici à quelque chose comme un « cognitivisme négatif » de la tolérance : ce ne
  437. sont que les questions litigieuses qui ne sont <em class="marquage italique">pas</em> susceptibles de vérité – sans
  438. être toutefois l’expression de préjugés irrationnels comme le racisme, qui contre-vient au respect pour l’<em class="marquage italique">être</em>-autre : c’est ce que veut dire le « <em class="marquage italique">vernünftigerweise</em> » – qui appellent la tolérance. Il reste que celle-ci est pensée par Habermas
  439. au fil d’une théorie imprégnée de cognitivisme, où le recours à la tolérance est
  440. motivé par l’<em class="marquage italique">indécidabilité</em>, en termes de vérité, d’une question litigieuse. Si la
  441. question est réputée soluble par les concernés eux-mêmes, alors leur civilité
  442. réciproque suffit. Reconnaître l’indécidabilité d’une question religieuse par
  443. exemple fait partie des charges cognitives qu’impose la tolérance aux croyants,
  444. telle qu’elle a émergé en Europe depuis la Réforme : les croyances sont donc
  445. alors légitimement « surclassées » par les raisons qui obligent au respect mutuel
  446. de l’éthos d’autrui et, bien sûr, des croyances associées.</p>
  447. </div>
  448. <div id="pa23" class="para">
  449. <a class="no_para" href="#pa23">23</a><p class="alinea">Dans cette construction cognitiviste, la question cruciale est donc celle de la
  450. raisonnabilité du dissensus. En deçà du dissensus raisonnable se trouve le préjugé injustifiable parce que irrationnel ; au-delà, l’entente rationnellement motivée, ou à tout le moins la reconnaissance de sa possibilité. C’est entre les deux
  451. que s’étend la tolérance, avec ses charges cognitives et pratiques spécifiques,
  452. obligeant à l’adaptation et à la retenue. C’est pourquoi, d’un point de vue
  453. fonctionnel, la tolérance est en charge de contrer « la destructivité sociale d’un
  454. dissensus irréconciliable persistant <a id="re19no19" class="&#10; renvoi note" href="#no19">[19]</a><a id="amorce_re19no19" href="#no19" class="amorce note"><span class="renvoi_fake_no">[19]</span> Ibid., p. 269.</a> ». Dans cette perspective, la tolérance
  455. apparaît, comme chez Rawls, comme relativement tardive dans la constitution
  456. de l’ordre social : elle intervient sur fond de monde commun déjà constitué,
  457. entre des individus s’étant déjà attribué les droits libéraux fondamentaux, et
  458. soucieux de faire le départ entre les questions susceptibles d’entente et celles
  459. qui ne le sont pas ; et ce n’est qu’à la mesure de ces dernières, pour autant
  460. encore que le désaccord soit justifié par des raisons pouvant être publiquement
  461. reconnues, qu’est taillée la tolérance, à laquelle n’incombe finalement que la
  462. modeste tâche de pallier les désaccords cognitifs durables. Si le paradoxe de
  463. Goethe se trouve résolu, c’est parce que toutes les autres questions le sont déjà :
  464. si le monde commun est déjà structuré par l’attribution réciproque des droits
  465. fondamentaux, excluant d’emblée les pratiques discriminatoires, si l’espace
  466. public est déjà considéré comme un espace de délibération où l’on trie entre le
  467. préjugé et l’ivraie, alors on comprend que la seule question qui préside à
  468. l’intervention de la tolérance soit celle de savoir s’il y a ou non de bonnes
  469. raisons au dissensus cognitif constaté. Ultimement, tout revient à savoir si l’on
  470. a de bonnes raisons ou non de ne pas être d’accord avec autrui.</p>
  471. </div>
  472. <div id="pa24" class="para">
  473. <a class="no_para" href="#pa24">24</a><p class="alinea">De notre définition découle au contraire que la question de la tolérance n’est
  474. pas tant celle de savoir si l’on a des raisons de ne pas être d’accord, que celle
  475. de savoir <em class="marquage italique">avec qui l’on veut constituer un monde commun</em>. Cela place la tolérance dans une situation très originaire dans la constitution de l’ordre social;
  476. plus originaire que celle où la place Kymlicka par exemple dans son débat
  477. axiologique interne au libéralisme, plus originaire que l’étage politique où la
  478. situe Rawls, plus originaire encore que la strate cognitiviste où la maintient
  479. Habermas. Ce n’est qu’une fois le monde commun constitué et maintenu de
  480. manière continuée à l’image de la conflictualité qu’elle met entre parenthèses,
  481. qu’elle pourra <em class="marquage italique">aussi</em>, dans ses usages analogiques, intervenir aux niveaux ultérieurs du commerce social. Le paradoxe de Goethe ne se résout donc pas parce
  482. que toutes les autres questions sont par ailleurs déjà résolues ; mais il se déplace
  483. et perd de sa pertinence, parce que la tolérance intervient au seuil même de la
  484. question de la constitution de l’ordre social, lorsque se pose la question : avec
  485. qui voulons-nous constituer un monde commun ? La question n’est plus alors
  486. prioritairement de savoir s’il faut être tolérant avec les ennemis de la tolérance,
  487. mais de savoir avec qui nous voulons définir les règles de la coexistence commune; avec qui nous voulons suspendre les conflits inévitablement liés à la
  488. pluralité des personnes, de manière à ce que la coexistence soit simplement
  489. possible. Le paradoxe de la tolérance s’efface au profit de la détermination de
  490. la communauté du monde commun. Il ne s’agit plus de savoir <em class="marquage italique">ce qui</em> doit être
  491. acceptable, mais de savoir <em class="marquage italique">qui</em> nous voulons accepter à l’aube de la constitution
  492. du monde commun.</p>
  493. </div>
  494. </section>